Pour saisir les enjeux linguistiques et culturels liés à l’immigration dans la France du 21e siècle, il n’est pas inutile de revenir un peu en arrière pour voir comment ils se sont noués dans un mode spécifique de traitement de la différence culturelle expérimenté en métropole depuis la Révolution française, et dans les colonies depuis le 19e siècle. Cette spécificité est celle qu’on a pris l’habitude de désigner comme le « modèle républicain d’intégration » qui, en opposition au modèle ethnique allemand, défendrait une vision contractuelle et individualiste de la citoyenneté. En fait, si l’on regarde moins le modèle que les politiques qui l’ont mis en œuvre, on peut voir que s’y manifeste une tension permanente entre une volonté d’inclusion et d’homogénéisation, et des processus de minorisation de groupes ou de maintien de segments de populations dans l’extranéité nationale et culturelle.
1. Le « modèle républicain » : un credo assimilationniste en métropole et dans les colonies
La doctrine française en matière de traitement de la différence culturelle est assimilationniste. Au nom du pacte républicain fondé sur des valeurs laïques et universalistes, elle invite les individus-citoyens à se détacher de leurs liens pré-nationaux, à renoncer à l’expression publique de leurs attachements à des communautés locale, ethnique ou religieuse et, en contrepartie, elle leur promet l’égalité des droits et des opportunités.
Ce qui exprime le mieux cette doctrine française assimilationniste, c’est la célèbre phrase du député Clermont-Tonnerre à l’Assemblée nationale en 1789 : « Il faut tout refuser aux Juifs comme Nation, et accorder tout aux Juifs comme individus » (Poliakov, 1968 : 234).
L’idée-force du modèle républicain est d’instaurer une réciprocité entre d’une part l’interdit que se fait à lui-même l’État de discriminer les citoyens sur la base de l’appartenance à un groupe et, d’autre part, l’interdit fait aux citoyens de revendiquer une appartenance de groupe. Cette doctrine va être successivement appliquée aux Juifs, aux minorités régionales et aux immigrés et on en retrouve la trace aujourd’hui dans les deux questions saillantes de la pensée politique sur l’immigration que sont la question des discriminations (Eberhard, 2010) et l’obsession du communautarisme (Dhume, 2013).
La citoyenneté du type « contrat social » qui découle de ce modèle repose sur l’adhésion, le libre choix de son appartenance à la Nation sans référence à l’origine ou à l’ethnie. Elle prend pleinement son sens dans le moment révolutionnaire (1789‑1791) lorsque l’engagement dans la défense de la patrie, la volonté de l’individu de vivre sous les lois de la république et l’adhésion à la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen étaient les éléments fondateurs de la citoyenneté. Pendant une courte période, il n’apparaissait pas contradictoire que des individus étrangers accèdent à la qualité de citoyen français, au point que l’on pouvait alors constituer une association de « patriotes étrangers » ou élire des étrangers comme Thomas Paine et Anarchasis Cloots comme représentants du « peuple français ». C’est cette même conception de la citoyenneté comme contrat que Renan réaffirmera un siècle plus tard. Dans son texte « Qu’est-ce qu’une Nation ? », il soutient que c’est le désir clairement exprimé de vivre ensemble (le « plébiscite de tous les jours ») qui rassemble les individus dans la Nation, sans qu’y interviennent ce qu’il appelle des considérations « ethnographiques », c’est-à-dire la similarité raciale, religieuse ou linguistique, pas plus que l’intérêt économique ou les frontières naturelles (Renan, 1887).
Il est très significatif qu’à la même époque, la fin du 19e siècle, c’est le même homme (Jules Ferry) qui met en œuvre politiquement cette doctrine assimilationniste à la fois dans le projet volontariste d’homogénéisation et d’unification culturelle de la Nation et dans l’entreprise impériale de la colonisation.
Dans les deux cas (celui de la construction nationale et de l’expansionnisme impérial), l’assimilation est pensée comme une tâche dévolue à l’État, elle manifeste sa puissance (on parle du génie assimilateur de la France), sa capacité à ranger sous son ordre juridique et social des populations qui lui étaient étrangères par les coutumes, la langue ou la religion.
Il y a toutefois une différence : l’assimilation dans les colonies se dit dans le langage de la race, que ce soit d’abord, au temps de la conquête, dans la fusion des races (chère aux Saint-Simoniens), ou dans le langage racialiste de Ferry : « les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures parce qu’elles ont un devoir : celui de les civiliser » (Ferry, 1885). Ce lien entre droit et devoirs, associé à la hiérarchie raciale, n’est pas propre au modèle français. Il a été généralement utilisé comme justification de la colonisation et affirmation de la supériorité de l’Occident : on le retrouve notamment dans l’espace colonial britannique, sous la forme du fardeau de l’homme blanc (Kipling, 1899). Il est fondamental pour comprendre la différence radicale que faisaient les hommes politiques (de droite) de l’époque, entre colonisation et esclavage. Jules Ferry condamne l’esclavage comme un manquement du devoir des races supérieures, alors que la colonisation remplit un devoir de civilisation, apporter les lumières.
En métropole, l’assimilation se dit non pas en termes de hiérarchie, de lien vertical entre supérieurs et inférieurs, mais dans l’horizontalité du territoire national, dans l’unification et l’homogénéisation de la Nation (Weber, 1983). L’instrument privilégié de cette unification nationale est l’école républicaine qui remplit avec efficacité sous la troisième République sa fonction d’arasement des différences culturelles, religieuses, linguistiques1. L’imposition du français comme langue unique va de pair avec une idéologie du mérite qui offre des opportunités de mobilité sociale aux enfants des classes populaires, encore en majorité rurales. Mais l’idéal monolingue de la république française (jusqu’à la généralisation de l’anglais comme véhiculaire mondialisé) s’était déjà fortement affirmé dès la Révolution française : le rapport de l’abbé Grégoire en 1794 sur « les moyens et la nécessité d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française » (Certeau et al., 2002 : 331‑351) fait écho aux propos tenus quelques mois plus tôt par Barère à la Convention : « Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton, l’émigration et la haine de la république parlent allemand, la contre-révolution parle italien et le fanatisme parle basque » (Certeau et al., p. 326). Faire la guerre aux idiomes, c’est donc faire œuvre révolutionnaire en luttant à la fois contre la contre-révolution, contre l’ignorance et contre l’Église. Et imposer, de façon parfois brutale, le français, c’est préserver l’intégrité de la République et promouvoir, à travers la langue commune ses valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité (Perrot, 1997). En congruence avec le credo assimilationniste, le monolinguisme a été pensé comme un élément essentiel dans la construction de l’État nation moderne et il va être inscrit dans la Constitution de 19582.
Si l’assimilation se dit dans des langages différents en métropole et aux colonies, la différence doit toutefois être nuancée : le statut de l’Indigénat en Algérie coloniale est autant basé sur la race biologique que sur des différences culturelles (la tribu, le traditionalisme) hiérarchisées sur une échelle de civilisation (comme en témoigne la catégorie d’« évolué »). Et, inversement, l’idée de civiliser les paysans se retrouve dans la lutte contre les superstitions associées aux coutumes locales, et le devoir de faire accéder à la langue civilisée qu’est le français standard, des gens qui ne disposent que de ces « jargons barbares et ces idiomes grossiers » (Barère) que sont les patois.
Une fois achevée l’identification entre langue et peuple, dans la première moitié du 20e siècle, les langues minoritaires régionales stigmatisées comme patois vont pouvoir être patrimonialisées, remises à l’honneur pour protéger la mémoire d’un passé national, intégrées dans l’histoire de la France, comme en témoigne la loi Deixonne de 1951 sur l’enseignement des langues et dialectes locaux. Mais à condition qu’elles restent justement cantonnées dans un passé révolu, folklorisées, ce qui explique que la France n’a toujours pas ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, supposée contraire à la République une et indivisible.
Ce qui justifie ce long détour avant d’en venir à la question migratoire, c’est que lorsque la France accueille dès la fin du 19e siècle ses premières grandes vagues migratoires, le traitement des immigrés s’inscrit en droite ligne de la doctrine de l’assimilation dans ces deux versions domestique et impériale. Mais avec une spécificité forte, c’est sa fonction de triage.
2. Immigrés assimilables et non assimilables
Dans le cas des immigrés, la même notion (l’assimilation) qui affirme en théorie l’accès de tout individu à l’universel est utilisée en pratique comme un outil de sélection et de tri entre des populations inégalement dotées de capacités à s’assimiler. Avec la vague d’immigration qui suit la première guerre mondiale, le langage de la race est employé pour distinguer parmi les immigrés « inassimilables » les races « inférieures » (les indigènes des colonies) des races « antagonistes » que sont les anciens ennemis allemands et italiens (Noiriel, 2007). Les spécialistes de l’immigration prônent une rigoureuse sélection selon l’origine, la préférence allant aux Européens, supposés s’assimiler plus facilement que les Africains ou les Asiatiques du fait de leur proximité « raciale » (Schor, 1996). L’idée de prédispositions plus ou moins grandes à l’assimilation s’est maintenue dans la période suivante à travers la notion de « distance culturelle », relayée et confortée par les instances scientifiques. Elle constitue l’arrière-plan des grandes enquêtes sur l’assimilation des immigrés menées depuis les années cinquante jusqu’à nos jours. Commentant les résultats de l’enquête menée en Belgique par l’équipe de René Clémens, Alain Girard souligne que « la capacité d’assimilation des Polonais apparaît moins vive que celles des Italiens parce que la « distance culturelle » qui les sépare des Belges est beaucoup plus grande » (Girard, 1954 : 148).
Avec les migrations post-coloniales, il n’est tout d’abord pas question d’assimilation. La politique consiste plutôt à maintenir ces immigrés et leurs enfants dans leur culture d’origine pour préparer leur retour dans leurs pays : enseignement des langues et des cultures d’origine dans l’école publique, émissions de télévision spécifiques, financement de lieux de culte religieux en liaison avec les États d’origine… Ce n’est qu’au début des années 1980, après l’échec de la tentative de retour forcé des immigrés3 qu’il devient évident que ces populations resteront en France et y feront souche.
S’ouvre alors toute une période (les années 1980 et 1990) au cours de laquelle la question de l’immigration comme problème public va changer de sens. L’enjeu en termes de positionnement idéologique et de gestion politique n’est plus de discuter de l’utilité des immigrés, de leur contribution à l’économie, mais de savoir comment gérer la présence d’une altérité au sein de la Nation. L’apparition des Beurs, la marche pour l’égalité, vont placer la question de l’intégration au-devant de la scène sous l’égide du Haut Conseil à l’Intégration4.
Dans les débats idéologiques, le traitement de la différence culturelle fait l’objet d’une multitude de positionnements qui rendent compte de la dimension charnière de cette période : depuis l’apologie du mélange (« La France est comme une mobylette, il lui faut du mélange », « vivre ensemble avec nos différences »), jusqu’à la défense d’une pureté nationale avec la mise en cause du jus solis et de l’attribution automatique de la nationalité aux deuxièmes générations, en passant par la découverte du racisme et des discriminations avec la création de l’association SOS racisme en 1984.
Dans les textes émanant de l’administration publique et des experts de la question migratoire, la notion d’assimilation est de plus en plus discutée. Sa valeur descriptive pour rendre compte des modalités selon lesquelles les immigrés de l’époque antérieure sont devenus français paraît incontestable : on entend alors par assimilation le processus qui a conduit les Italiens, les Belges, les Polonais à adopter progressivement les pratiques culturelles et les valeurs de la société d’accueil jusqu’à la disparition progressive des traits culturels d’origine. Mais en tant que visée normative, on lui reproche le caractère asymétrique des rapports qu’elle instaure entre les immigrés et la société française (Costa-Lascoux, 1991). On lui préfère désormais dans les discours politiques et les textes administratifs, le terme d’intégration, perçu comme plus neutre, et en réalité plus polysémique : tantôt il fait référence à ce que les auteurs américains désignaient comme l’assimilation structurelle des immigrants (le rapprochement de leurs positions avec celle des natifs en termes d’emploi, de logement, de droits sociaux) en opposition à l’assimilation culturelle (leur adhésion à la culture et aux valeurs mainstream) (Gordon, 1964) ; tantôt on pense l’intégration comme une alternative à l’assimilation qui en tempère le caractère unilatéral. La juriste Jacqueline Costa-Lascoux, membre du Haut Conseil à l’Intégration (HCI) la définit comme un processus à double sens au cours duquel « chacun accepte de se constituer partie du tout et s’engage à respecter l’intégrité de l’ensemble » (Costa-Lascoux, 1991 : 7). Les définitions qu’en donne le HCI se situent dans cette optique. Le processus d’intégration est défini dans son premier rapport comme « la participation active à la société nationale d’éléments variés et différents, tout en acceptant la subsistance de spécificités culturelles, sociales et morales et en tenant pour vrai que l’ensemble s’enrichit de cette variété, de cette complexité » (Haut Conseil à l’intégration, 1991 : 18).
Dans son rapport annuel de 1992, le HCI expose la façon dont il envisage le lien entre l’intégration et les spécificités culturelles. Celles supposées « enrichir l’ensemble » restent toutefois non explicitées5 tandis que sont détaillées celles qui « remettent en cause les principes fondateurs de la société française » (Haut Conseil à l’intégration, 1992 : 23). Remis deux ans après les débats suscités dans l’arène publique par « l’affaire de Creil »6, le rapport consacre un long développement à la question de l’islam et fait l’inventaire des pratiques, attribuées aux populations originaires de pays musulmans, que les immigrés sont invités à abandonner, comme l’enfermement des femmes, les mariages forcés et la polygamie7. En dépit de leur démarche qui se veut respectueuse de la diversité et souhaitant « mettre l’accent sur les ressemblances et les convergences » (Haut Conseil à l’intégration, 1991 : 18), les premiers rapports du HCI n’en contribuent pas moins à durcir le contraste entre les pratiques des immigrés et les normes sociales, juridiques et culturelles de la société française et à diffuser l’idée d’une immigration particulièrement problématique.
3. Entre reconnaissance des discriminations et injonction à l’assimilation
L’année 1998 marque un renversement de tendance avec un rapport du HCI qui établit la réalité des discriminations raciales en vigueur dans le logement, l’emploi, les loisirs. Un an plus tard, la ministre socialiste du travail Martine Aubry convoque des Assises de la citoyenneté et de la lutte contre les discriminations. Elle y affirme officiellement le passage de la question de l’intégration (« car les personnes dont nous parlons sont intégrées culturellement depuis longtemps ») à celle de la lutte contre les discriminations et de l’égalité des droits.
Et c’est à ce point que la doctrine de Clermont Tonnerre va retrouver toute son actualité. Ce qui surgit avec « l’invention française de la discrimination » à la fin des années 1990 (Fassin, 2002) et les lamentos sur la « crise » du modèle républicain (Streiff-Fénart, 2002), c’est le constat d’un décalage entre la promesse de l’égalité de droit et d’accès aux ressources des individus et la réalité des différences de traitement selon leur origine.
On retrouve dans le discours de la ministre Martine Aubry la balance entre l’obligation d’assurer l’égalité des individus (qui se dit aujourd’hui : lutte contre la discrimination) et le refus des prérogatives de groupe (ce que Clermont Tonnerre appelait « la Nation » et qu’on appelle maintenant « le communautarisme »). Le contrat républicain que la ministre vise à rétablir, c’est celui d’un donnant-donnant où la part qui incombe à l’État est d’assurer l’égalité des individus citoyens, et la part qui incombe à l’individu est d’épouser les valeurs de la Nation : « Être citoyen suppose que la société à laquelle on appartient et dont on épouse les valeurs vous reconnaisse. Ce sentiment d’appartenance se fonde sur l’égalité des chances et des droits. Or, dans notre pays, ce principe républicain d’égalité est trop souvent bafoué » (Aubry, 1999).
La reconnaissance officielle de la discrimination va donc de pair avec l’émergence de la question des valeurs qui va occuper une place centrale dans les débats ultérieurs sur l’intégration. Les années 2000 sont en effet ponctuées par une série d’évènements et de controverses publiques8 qui focalisent la question migratoire sur la place de l’islam dans la société française et sur la laïcité. À travers ces thèmes de débat, s’amorce un déplacement des questions relatives aux normes régissant la vie en commun et aux règles de droit, vers celles des valeurs et de l’identité.
L’adhésion aux valeurs était déjà l’un des critères de l’assimilation exigée du candidat dans les procédures de naturalisation. Elle en constitue même la spécificité. Dans la plupart des pays, les procédures de naturalisation comprennent une exigence de connaissance de la langue, des institutions, de la culture et de l’histoire du pays, et un engagement à en respecter les lois et la constitution9. En France, la naturalisation est plus exigeante : elle ne demande pas seulement à l’étranger de se conformer au droit en vigueur et de connaître les us et coutumes du pays, mais de les intérioriser comme des valeurs personnelles10.
Le rapport que le HCI remet en 2009 s’intitule « Faire connaître les valeurs de la République ». Les rédacteurs prennent soin de préciser la différence entre l’adhésion aux valeurs demandée aux candidats à la naturalisation et leur simple respect qui est demandé aux immigrés :
[…] il est important de distinguer respect et adhésion, le premier étant obligatoire pour s’intégrer et vivre dans la société d’accueil, la seconde résultant d’une longue imprégnation avec les codes de cette société. On doit ainsi expliquer au nouvel immigrant que si l’on exige le premier, son adhésion n’est pas attendue dès son arrivée sinon après un parcours personnel qui le conduit à vouloir devenir pleinement Français par naturalisation (Haut Conseil à l’Intégration, 2009 : 8‑9).
La différence entre adhérer et respecter est toutefois ténue. Dans sa lettre du 11 décembre 2008 sollicitant l’avis du Haut Conseil, Brice Hortefeux, ministre de l’Immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire, lui demande des propositions sur les moyens de « faire partager aux étrangers qui souhaitent s’installer durablement dans notre pays les valeurs et symboles de notre République ». Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de demander aux immigrés de faire à Rome comme font les Romains, mais de les amener à faire leurs les valeurs de la République définies comme universelles (p. 12) et pouvant entrer en contradiction avec leurs propres valeurs, celles qu’ils tiennent de leur culture d’origine. Une telle exigence repose sur une asymétrie et une hiérarchie des cultures dont les rédacteurs sont bien conscients : « Or la difficulté tient au fait que l’idéal républicain est un idéal universaliste inscrit comme une modernité par rapport aux systèmes traditionnels » (p. 20).
Dans ce rapport le HCI fixe les modalités du Contrat d’Accueil et d’Intégration (CAI) créé en 2006. Ce dispositif est présenté comme « la concrétisation de la volonté du primo-arrivant d’adhérer aux principes républicains »11. L’intégration n’est plus un devoir assigné à l’État, comme la présentait Martine Aubry, mais se trouve à la charge de l’immigré, comme une manifestation de bonne volonté. Elle est testée par une épreuve soumise à évaluation, l’autorisant à demeurer sur le territoire, l’obtention du titre de séjour étant conditionnée par la réussite aux tests. Outre les tests linguistiques, la formation inclut un volet obligatoire « Formation civique », dont le HCI recommande qu’elle soit plus orientée vers les valeurs républicaines et leur explication (p. 34), les valeurs en question étant principalement la laïcité et l’égalité hommes/femmes. Dans la mise en œuvre du contrat, le caractère éminemment contradictoire d’une entreprise consistant à susciter une adhésion aux valeurs, par définition librement consentie, par une formation obligatoire, fonctionnant sur le mode de l’examen (Hachimi Allaoui, 2016), apparaît dans les pratiques des formateur.trice.s. Plusieurs observations des séances de formation civique organisées dans le cadre du CAI (Gourdeau, 2016 ; Hachimi Allaoui, 2016 ; Tahata, 2016) mettent en évidence les difficultés qu’ils-elles ont à surmonter cette contradiction, les efforts pédagogiques qu’ils-elles déploient pour inculquer les « bonnes » relations de genre et la « bonne » pratique de la religion se traduisant souvent par des injonctions moralisatrices qui infantilisent les stagiaires. Elles montrent surtout comment les questions d’égalité entre hommes et femmes et de laïcité, présentées comme des emblèmes culturels de la Nation française, provoquent la mise en altérité des signataires12. Les auteures font état des réactions ironiques ou outragées des stagiaires, souvent depuis longtemps en France13 à qui l’on explique doctement que les maris n’ont pas le droit de battre leur femme ou d’avoir plusieurs épouses. À travers ces questions qui dessinent en creux une image de l’Autre comme violent, prisonnier d’une culture arriérée, s’exprime ce que Eric Fassin a appelé l’impérialisme de la démocratie sexuelle : « l’appropriation, dans un contexte postcolonial, de la liberté et de l’égalité, appliquées au genre et à la sexualité, comme emblèmes de la modernité démocratique » (Fassin, 2006).
Conclusion
Cette mise en perspective historique du traitement français de la différence culturelle montre qu’à part le bref moment révolutionnaire de 1789, la notion de contrat n’affirme l’égalité des individus qu’en reproduisant constamment une image de groupes minoritaires comme étrangers à la Nation.
Dans la France contemporaine, la façon dont s’est construite, depuis l’affaire de Creil, une image des musulmans comme une communauté porteuse d’une différence culturelle problématique et potentiellement incompatible avec les valeurs supposées nationales, est symptomatique de ce processus d’altérisation. Elle témoigne de la perdurance d’une conception de la Nation qui, en liant étroitement l’homogénéité culturelle et la cohésion du corps social, ne peut intégrer certains qu’en stigmatisant d’autres.
La gestion française de l’immigration, avec sa double face d’inclusion et de minorisation, continue à se nourrir de l’opposition rhétorique à un multiculturalisme présenté comme un épouvantail anti-français (le « communautarisme ») alors même qu’il paraît de plus en plus clair que l’injonction à l’assimilation ne pourra plus trouver, dans un monde aussi interconnecté que le nôtre, ni la force morale ni l’efficacité qu’il a eues en d’autres temps.
Pour revenir aux enjeux linguistiques et culturels dans la France du 21e siècle, si enjeu il y a, c’est de dépasser ces versions de l’imaginaire communautaire ancien (Chamoiseau, 2012) pour repenser les relations interculturelles dans la perspective d’un monde globalisé où elles ne peuvent plus être pensées sous l’angle de différences à éradiquer dans la version assimilationniste ou de la célébration de spécificités culturelles à préserver et à juxtaposer dans la version multiculturaliste. Traduire cette perspective en option politique est une autre affaire. Mais nul doute que les questions de l’accueil des migrants et des réfugiés, ces passeurs de frontières non seulement territoriales mais identitaires et culturelles, donneraient une bonne occasion d’y réfléchir si l’on cessait de les envisager dans la seule perspective de la défense obsidionale de la Forteresse Europe.