| Havet | La mer |
| Jag står framför havet. Där är det. Där är havet. Jag tittar på det. Havet. Jaha. Det är som på Louvren. |
Je suis devant la mer. Elle est là. La mer est là. Je la regarde. La mer. Mais oui. C’est comme au Louvre. |
| (Göran Palm,1964) |
Dans ce court poème, Göran Palm brosse un tableau bref et saisissant de notre relation avec la mer. En affirmant presque sans paroles (« jaha ») sa puissance mystérieuse, le poème traite avec humour de la tentation d’attacher des significations profondes aux profondeurs aquatiques, transformant la mer en notre propre œuvre d’art intérieure. Regarder la mer est une confrontation avec les profondeurs de soi-même. En même temps, la référence au Louvre nous rappelle que ce moi intérieur ne peut se passer ni de références à la culture incorporée par les pratiques sociales, ni de références extérieures au moi : la mer n’est compréhensible que par les savoirs d’interprétation acquis par la contemplation de l’art. Nos « moi » se réfèrent toujours aux schémas de perception et de compréhension que nous avons assimilés par le biais d’interactions culturelles.
Quelques années plus tard, Lacan propose une exploration parallèle en face d’une autre mer. Dans une anecdote décrivant une expérience avec un groupe de pêcheurs en Bretagne, un pêcheur lui montre une boîte de sardines flottant à la surface : « Tu vois, cette boîte ? Tu la vois ? Eh bien, elle, elle te voit pas ! » (Lacan 1973 : 110). Se sentant soudain mal à l’aise, car cette histoire n’était pas aussi drôle pour lui que pour le pêcheur, il prit conscience de la distance existant entre son propre monde et celui des pêcheurs : « Pour tout dire, je faisais tant soit peu tâche dans le tableau » (Lacan 1973 : 110). Lacan saisit cette occasion pour réfléchir sur le regard en tant que double processus : lorsque nous regardons le monde, il nous regarde aussi puisqu’il reflète notre point de vue, il nous engage, parce que nous l’interprétons ainsi. Cependant, le monde ne nous voit pas, il nous laisse seuls, il nous regarde uniquement à travers l’image que nous en faisons. L’anecdote de pêche de Lacan devient ainsi un récit sur l’identité individuelle en tension avec des pratiques culturelles et un monde fondamentalement désintéressé. Le tableau que je peins est dans mon œil et par ce fait, je suis dans le tableau. Ce « je », ce sujet, se construit ainsi dans la tension entre les tableaux que le sujet crée à partir de ses observations du monde désintéressé, et les tableaux qui sont faits par d’autres de ce même monde, en espérant que celui-ci nous regarde.
La mer est une œuvre d’art dynamique qui nous renvoie à nos identités et nos perceptions. En abordant les aspects intermédiaux des représentations des eaux septentrionales, les articles de ce dossier traitent de la manière dont la mer nous regarde, d’un point de vue culturel, psychologique et esthétique. Les analyses interrogent le rôle de la mer en tant que miroir de soi et de l’autre, participant à la construction de la nation et à la dynamique coloniale, en tant que « zone de contact », zone de malentendu structurel (Pratt 1991) dans la dynamique interculturelle, ou en tant que lieu de liberté individuelle et de découverte de soi.
Les articles explorent les représentations des mers du Nord, en se concentrant sur le contexte européen, avec des textes décrivant la mer du Nord, la mer Baltique, l’Atlantique et l’Arctique. Ils se concentrent sur la façon dont la mer est représentée dans des textes suédois et irlandais, du xixe siècle à nos jours, interrogeant la manière dont des espaces à la fois liminaux et sans limites contribuent paradoxalement à la définition de soi. Ainsi, Roger Marmus montre comment la littérature et la culture suédoises peuvent être liées à la mer afin d’affirmer l’identité nationale. L’article étudie la manière dont un manuel scolaire suédois de 1868 utilise des poèmes et des peintures du canon suédois pour dresser le portrait d’une nation maritime. Marmus montre comment le livre, qui vise à inculquer un sentiment d’appartenance nationale aux enfants dès l’école primaire, glorifie l’image de l’aventurier nordique, à travers le poème Vikingen de Geijer, tout en cherchant à domestiquer la mer, en la présentant comme quelque chose de non menaçant, de maîtrisable.
La mer peut aussi jouer le rôle inverse, et l’article de Anders Löjdström montre comment elle peut représenter une puissance inquiétante. Son article propose une étude de l’importance des paysages marins dans Herr Arne’s Penningar de Selma Lagerlöf. Il montre comment les mers gelées jouent un rôle essentiel dans le récit, s’éloignant des décors naturels plus fréquemment associés à ses textes, les lacs et les forêts du Värmland. Le cadre maritime, sinistre, reflète les thèmes du meurtre et de la romance contrariés, tout en abolissant les frontières entre le personnage et le décor, les états d’âme internes et externes. Löjdström montre comment ce décor glacé et sans frontières introduit des éléments surnaturels dans le texte et, au-delà d’un simple décor, devient une « partie prenante de l’action ».
C’est notamment à travers l’ekphrasis que les textes étudiés reflètent le mystère et la puissance des mers nordiques. L’article de Maria Hansson examine la mer dans les passages ekphrastiques de Pengar de Victoria Benedictsson. En se concentrant sur la façon dont la protagoniste regarde l’art, elle montre comment les peintures reflètent l’intériorité, l’érotisme et le désir d’émancipation. L’engagement subjectif de la protagoniste avec l’art contient une réflexion plus large sur le statut social des femmes, ainsi qu’une interrogation sur des peurs profondément enfouies, représentées par des créatures marines. L’analyse de Hansson montre comment le traitement intermédial de la mer brouille les frontières entre le sociétal et le psychologique, sondant à la fois les profondeurs inconscientes et les possibilités sociales d’une femme à la fin du dix-neuvième siècle.
L’article de Davide Finco traite également de l’idée de la mer comme défi aux frontières, en se concentrant sur une sélection de romans et d’essais de Björn Larsson. Les textes s’appuient sur l’expérience personnelle de Larsson, qui a navigué sur diverses mers du Nord, les associant dans ses textes à ses idéaux de liberté. Il navigue entre la Baltique, la mer du Nord et l’Atlantique, mêlant des références aux cultures scandinave, celtique, française et espagnole, ses voyages formant selon Finco une « synthèse critique ». La liberté associée au voyage en mer englobe l’ouverture culturelle et spatiale. Finco montre comment Larsson fait ressortir la dualité des espaces maritimes, à la fois limite et connexion. Le caractère illimité de ces espaces met également en évidence le rôle de la mer comme lieu de confrontation avec soi-même ; les espaces vides encouragent la réflexion méditative et la projection de l’identité.
Dans l’article de Christelle Serée-Chaussinand, la réflexion sur la culture maritime s’associe à des questions d’altérité et de notre rapport à la nature. Le recueil de poèmes de Caitríona O’Reilly, The Sea Cabinet, traite de l’histoire maritime et du colonialisme, ainsi que de notre relation à la vie marine. À travers l’image d’un cabinet de curiosités, les poèmes de Caitríona O’Reilly présentent une collection de reliques d’un passé maritime recueillies au musée de la ville de Hull. Ces récits, entre chasse à la baleine et avilissement d’indigènes des régions arctiques, mélangent les sources et les références, ainsi que les thèmes associés à la navigation : héroïsme, cruauté et hubris dans l’exploration et l’exploitation du monde naturel. À travers des changements de perspective, les poèmes interrogent la relation fragile entre les humains et la nature – la nature domine et est dominée – créant une sorte de paysage marin moral.
En nous confrontant à la manière dont la mer reflète nos actes, nos rêves et nos peurs, les textes analysés dans ce dossier permettent ainsi d’explorer ce que Steve Mentz appelle « water’s intimate paradoxes » (Mentz 2024 : xiv). Tout comme Göran Palm identifie dans son poème la qualité mystérieuse, indicible, de la mer, Mentz l’aborde comme une énigme :
Gear-slipping shifts between inside and outside, salt and fresh, liquid, solid, and vaporous represent interpretive puzzles. Making sense of disorienting movements across scales and spaces captures the pleasure and ambition of the blue humanities. (Mentz 2024 : xiv)
Ce dossier se propose de saisir l’invitation de Mentz à explorer le champ des Blue Humanities. Chacun à sa manière, multipliant ainsi les approches et les plaisirs interprétatifs, les cinq articles qui le composent sondent les mystères de la mer.
