Est-il possible de faire de la politique en utilisant les points cardinaux ? Nord, Sud, Est, Ouest… Cela semblerait impossible, car les points cardinaux devraient exprimer seulement des concepts géographiques. Ou bien, ils pourraient être considérés comme porteurs d’expressions poétiques. La rose des vents est en elle-même une expression poétique. Pensons à l’Orient, qui est enchanté de toute la tradition des contes de fées ; ou à la Nostalgie du Sud – Sehnsucht nach Süden – typique de la poésie romantique allemande. Ou encore, pensons au splendide concept de Westering, aller vers l’Ouest, que l’on retrouve dans une poésie de Seamus Heaney (1972). Et, naturellement, pensons à l’idée du Nord, également un lieu d’une beauté pure et candide.
Cependant, il est vrai que les points cardinaux occupent une place dominante dans les représentations politiques. Le Nord, disons-le sans crainte, est aussi une idée politique. Mieux encore, c’est un agglomérat de représentations idéalisées, comme le sont, de façons différentes, tous les autres points cardinaux. On se réfère à un point spécifique indiqué par la boussole et on lui attribue une signification idéologique. Cette signification dépend du point de vue, qui peut être interne ou externe. Si le point de vue est interne, j’aurai une représentation identitaire : moi, homme du Nord, ou bien du Sud, ou encore de l’Occident ou de l’Orient. Moi, qui affirme mon appartenance à partir de cette représentation géographique. Si le point de vue est externe, alors j’aurai l’observation de l’autre. Il peut être exotique, ennemi, en tout cas différent : il est différent de moi, différent parce qu’oriental, ou méridional. Ou bien parce qu’il vient du Nord, comme dans Game of Thrones, où le danger, voire la terreur, vient précisément du Nord : « Winter is coming ».
Appartenir et observer : l’auto-appellation et l’hétéro-appellation sont les deux grandes formes des concepts politiques référés à la géographie. La conceptualisation des points cardinaux dans la politique connaît une longue tradition et s’est affiné au cours du temps. On la retrouve surtout dans la pensée tournée vers l’Est, l’orientalisme, et dans la pensée tournée vers le Nord, que nous pouvons appeler aussi le boréalisme, du nom du vent froid boréal. En ce qui concerne le premier concept, qui fait référence à toutes les façons dont l’Occident construit une représentation de l’Orient, je ne peux manquer de citer la fameuse étude d’Edward Said (1978). L’Occident colonial a forgé un imaginaire de ce qui est autre que lui-même et a créé stéréotypes après stéréotyes : les orientaux paresseux, ineptes, cruels, la tête dans les nuages, incapables de s’organiser… Depuis les années 1970 et le livre de Said, beaucoup de choses ont été réalisées, notamment dans les études concernant le post-colonialisme, mais le concept est resté en place. Concernant l’observation du Nord, que depuis quelques années on appelle le boréalisme (Briens 2018), nous ne manquons pas non plus de références. Les recherches sont nombreuses et à plusieurs facettes, et elles sont également mises à jour continuellement. Il en est ainsi, par exemple, de l’étude des appartenances appliquées aux peuples du Nord, le rapport à l’arianisme, avec la construction de l’idée de pureté de la race, qui, rappelons-le, ne se réfère pas uniquement au Nord (pensons au concept de limpieza de sangre des Espagnols), mais qui très souvent trouve dans l’idée de l’homme du Nord, blanc et blond, son expression archétypique.
Orientalisme et boréalisme… ajoutons maintenant un autre ingrédient, un autre -isme, qu’est le « médiévalisme ». En sept mots, le médiévalisme est « le Moyen Âge après le Moyen Âge » : il s’agit d’un concept et d’un domaine d’études en plein essort, transversal et multidisciplinaire (Carpegna Falconieri et al. 2021). Le Moyen Âge est lié à tout autre concept et représentation politique. Par exemple, en 2021 à Rome, l’Institut historique allemand a organisé une conférence sur le rapport entre médiévalisme et fascisme (« Il medioevo e l’Italia fascista : al di là della ‘romanità’ – The Middle Ages and Fascist Italy : Beyond ‘Romanità’ », 9-11 juin 2021). Nous pourrions faire de même – et nous l’avons fait – si nous étudions par exemple la relation entre médiévalisme et colonialisme (Davis et Altschul 2009) ou entre médiévalisme et nationalisme (Grévin 2021, Carpegna Falconieri 2022). Or, on peut bien lier le médiévalisme à l’Orient (Ganim 2005, Blanc 2022) et avec le Midi européen et la Méditerranée (Bowes and Tronzo 2017, Campos et al., à paraître). Pourquoi fait-on désormais, et surtout, le lien entre le Moyen Âge et le Nord ? La réponse est simple, je dirais même immédiate : parce que les représentations politiques du Nord dans le monde contemporain sont majoritairement médiévales. Le Nord est médiéval, le Moyen Âge est nordique. Il suffit de penser aux Vikings, qui condensent à eux seuls un pourcentage significatif de nos représentations stéréotypées du Nord, et qui sont tout à fait médiévaux.
Beaucoup a été réalisé sur la relation entre le médiévalisme et les représentations du Nord. Parmi les études qui existent déjà, il me tient à coeur de rappeler le huitième chapitre de mon livre Médiéval et militant, qui s’intitulait précisément « Guerriers du Walhalla : un Moyen Âge du Grand Nord » (Carpegna Falconieri 2015 : 159-168). Il existe diverses études sur le médiévalisme « pop », par exemple celles sur le rapport entre le Nord viking et les séries télévisées (Stahl 2018 ; Facchini et Iacono 2020 ; Facchini 2021), tout comme il est d’autres études sur ces bandes dessinées qui ont comme protagonistes les dieux et les hommes du Nord : pensez à Astérix et les Normands, mais aussi à Hägar Dünor, à Thor et aux Avengers de Marvel, et même à l’une des premières bandes dessinées, Prince Valiant, qui remonte aux années 1930 et fait le récit des exploits d’un prince viking (Blanc 2014, Carpegna Falconieri 2021).
J’aime surtout me souvenir de la série de neuf rencontres qui a été organisée de 2015 à 2017 par les collègues Alban Gautier, Alexis Wilkin, Odile Parsis-Barubé et Alain Dierkens dans différentes universités de Belgique et du Nord de la France. Dans leur essai qui résume ces rencontres, intitulé « Winter is Medieval » et publié en 2021 dans la même revue Deshima qui accueille nos articles, ces collègues se penchent en détail sur « l’idée que la culture de langue française [et pas uniquement française, mais occidentale] s’est faite des ‘hommes du Nord’ – en latin Normanni, le terme qui désigne le plus souvent les Vikings dans les sources franques du ixe siècle » (p. 119). Cette « idée est très souvent passée par un regard porté sur les croyances et les mythes que la Scandinavie et l’Islande médiévales nous ont transmis. Les Normands sont d’abord des ‘païens’ qui jurent ‘par Thor et par Odin’ et meurent au combat dans un grand éclat de rire solaire » (p. 120). Ce compte rendu des séminaires, qui peut être considéré comme une sorte d’introduction à ce numéro, propose une périodisation et une localisation précises des Nords médiévaux : le Nord barbare des Germains, Francs, Anglo-Saxons, Celtes, Slaves et surtout des « inévitables » Vikings, le Nord sauvage des univers du froid extrême, du nomadisme, du chamanisme et des troupeaux de rennes, et celui, beaucoup plus civilisé, des « villes des mers du Nord », de Dantzig à Southampton. Je ne poursuis pas l’analyse de l’essai, mais je tiens à rappeler que celui-ci fait un point sur l’état actuel des réflexions et des études sur le rapport entre les différents Nords et le médiévalisme, rapport qui est appréhendé sous plusieurs perspectives.
Parmi ces thèmes, on retrouve naturellement les usages et les abus de la politique d’aujourd’hui. Pour attirer votre attention sur la centralité et l’actualité de cette question, je ne mentionnerai que presque en passant que le Nord médiéval entre en grande partie dans la guerre de propagande qui oppose depuis des années la Russie et l’Ukraine et qui est devenue aujourd’hui une guerre ouverte. Je me souviens, par exemple, que dans le climat hostile entre la Russie et l’Ukraine, en décembre 2016 est sorti le colossal russe Викинг (Viking). À y regarder de plus près, sous l’appropriation par les Russes du prince varègue Vladimir de Kiev (dit « le Grand », 958-1015) – protagoniste du film et considéré par les Ukrainiens comme le fondateur de leur État – se cache une justification russe de l’occupation de la Crimée. Malgré les protestations du gouvernement ukrainien, en novembre de la même année a eu lieu l’inauguration, en présence des plus hautes autorités politiques et religieuses russes, d’une gigantesque statue dans le centre de Moscou représentant le prince Vladimir (Facchini 2021 : 134). Les russes sont-ils d’origine nordique ou slave ? Les Varègues sont-ils les ancêtres des Russes, des Ukrainiens ou des Biélorusses ? Qui sont les véritables héritiers de la Rus’ de Kiev, les Ukrainiens ou les Moscovites ? L’Ukraine a-t-elle sa propre histoire indépendante ou a-t-elle toujours fait partie de l’Empire russe ? C’est à ce niveau que se joue une grande partie de l’instrumentalisation de l’histoire dans ces trois pays (Snyder 2003, Ivanišević 2003, Bak et al. 2009, Brusa 2017, Putin 2021, Snyder 2022).
Dans mon livre Médiéval et militant, j’ai raisonné sur le rapport entre le Nord et le médiévalisme. À cette occasion, j’ai surtout traité du concept de barbare compris en termes positifs et lié au mythe du Grand Nord comme mythe originaire, anticlassique, guerrier et victorieux. Ainsi, à cette occasion, j’ai principalement traité des dérives d’extrême droite et, soyons clairs, nazies, de ce type d’interprétation. Dans le même chapitre, j’ai également traité le renouveau viking, qui va de pair avec le renouveau celtique, traité dans une autre partie du livre. Mais Médiéval et militant date maintenant de 2015 ; au cours des années suivantes, j’ai poursuivi ma réflexion sur ces thèmes, car ils ne perdent en rien de leur importance. Je voudrais alors vous proposer trois clés de lecture personnelles concernant le rapport du Moyen Âge au Nord : la première clé découle du fait que je ne suis pas un homme du Nord, et j’ai été invité à raisonner précisément sur la relation entre les trois concepts de « Moyen Âge », « Nord » et « Sud ». Je parle donc en termes d’une « hétéro-appellation », d’un point de vue provenant de l’extérieur. La deuxième clé découle du fait que je traite avec grand intérêt des faux – tant médiévaux que contemporains mais se référant au Moyen Âge – et que je me suis donc intéressé à une imagerie médiévale typique se rapportant au Nord, à savoir le casque viking. Enfin, la troisième clé de lecture découle du problème qui se pose à tous les historiens aujourd’hui, à savoir, comprendre quelle peut être la validité des études historiques dans un monde qui semble avoir perdu tout intérêt pour l’histoire et qui s’est replié sur une sorte d’éternel présent : d’où le concept d’actualisme, c’est-à-dire l’instrumentalisation et la relecture du passé pour l’usage du présent. Dans ce cas encore, le Nord et le Moyen Âge font bon ménage.
Examinons donc le premier sujet, sur lequel je suis intervenu lors du séminaire précédemment cité organisé par Alban Gautier et ces collègues : je vous parle du Nord médiéval vu par le Sud européen, en vous présentant quelques réflexions concernant les modalités selon lesquelles quelques pays du Sud de l’Europe – particulièrement l’Italie, l’Espagne et le Portugal – entrent en relation avec le « Nord médiéval », ce dernier entendu dans un sens très large.
Le rapport entre Nord et Sud est habituellement présenté comme réciproquement dialectique. L’opposition géographique n’est qu’une simplification de relations culturelles bien plus développées, qui se fonde sur des lieux communs et a un impact immédiat, parce qu’on utilise des messages de propagande qui se comprennent instantanément. Ceux-ci visent habituellement à dénoncer l’inimitié congénitale et l’incapacité à communiquer entre les ressortissants des deux aires territoriales. La propagande se transforme ensuite en une réalité historique effective quand les stéréotypes se traduisent en comportements et actions politiques de réaction et d’antagonisme. L’opposition fonctionne dans les deux sens, comme un mépris réciproque. Les exemples de cette « invention de l’ennemi » déterminé géographiquement, ont été nombreux de tous temps et sont toujours présents dans le monde d’aujourd’hui ; on peut en trouver aussi bien dans la perception des actuels flux migratoires en Méditerranée (Sud déprécié par le Nord) que – comme je l’ai déjà observé – dans la série Game of Thrones (les habitants épouvantables des terres situées au-delà du Mur de Westeros, à l’extrême Nord).
Si l’on se réfère plus particulièrement aux pays de l’Europe sud-occidentale et à leurs « régimes d’historicité » (selon l’expression de François Hartog, 2003), l’idée d’un ennemi qui vient du Nord est extrêmement forte. Elle est en partie identique, mais pas tout à fait, à une idéalisation, à son tour présentée comme en opposition, de la latinité et du germanisme. Il suffit d’évoquer en ce sens le mot « gothique » qui tire son origine de la critique d’art du Cinquecento et désigne négativement la totalité de l’art médiéval comme « allemand », confondant les barbares du ve siècle et les bâtisseurs de cathédrales du xiie siècle. On connaît le célèbre jugement de Giorgio Vasari à ce propos : « I lavori che si chiamano tedeschi sono mostruosi e barbari […] sono maledizione di fabbriche » [Les travaux que l’on appelle allemands sont monstrueux et barbares […] c’est une maudite manière de construire] (Vasari 1568, I, p. 67). Un autre exemple présenté à l’occasion de la table ronde est, inversement, celui relatif à l’idée de barbarie véhiculée durant la Grande Guerre (Carpegna Falconieri 2015a).
En simplifiant à l’extrême, et en se référant plus particulièrement à l’historiographie et aux imaginaires sur l’âge médiéval et sur le premier âge moderne, les principales notions présentées en termes d’opposition entre Sud (positif) et Nord (négatif) peuvent être les suivantes :
| Rome/civilisation/ordre social/justice | Barbarie/anarchie/individualisme/arbitraire |
| Cité | Terre inculte, forêt |
| Classique/roman/néoclassique | Gothique/néo-gothique |
| Renaissance italienne | Moyen Âge allemand |
| Catholicisme | Paganisme/protestantisme |
Une confrontation similaire peut aussi concerner l’Angleterre (voir le concept né au xviiie siècle aussi bien en France qu’en Italie, de la perfide Albion), mais on peut évidemment la retourner, et elle peut certainement fonctionner aussi bien, dans certaines aires géographiques et culturelles, en comparant l’Est à l’Ouest. Si nous restons dans le champ du médiévalisme, entre la fin du xixe siècle et le xxe siècle commençant, l’interprétation du style gothique (et par conséquent néo-gothique), qui donne lieu en France et en Allemagne à une véritable guerre des cathédrales pour établir lequel des deux pays l’a inventé, s’avère particulièrement intéressante (Passini 2012). Dans l’Angleterre du xixe siècle, ce style est considéré comme national, si bien qu’il est appelé à donner son facies au parlement de Westminster (Pugin 1841). Ruskin, en particulier, débat sur le fond de la nature et de l’origine septentrionale de ce style architectural et artistique, le rattachant au caractère des populations nordiques, libres et guerrières, tout le contraire de celles méridionales, soumises et faibles, assimilant involontairement (peut-être) le Nord au stéréotype de la masculinité et le Sud à celui de la féminité (Ruskin 1853). En revanche, au Portugal, l’historien Alexandre Herculano, en train de bâtir une histoire nationale, nie l’origine anglaise de l’architecte du complexe gothique de Batalha (Redol, à paraître).
Néanmoins, tout ce qui suit est à approfondir, car nous ne sommes qu’au point de départ de l’enquête. On peut se demander si cette caractérisation du gothique comme style purement septentrional n’aurait pas également fait l’objet d’une lecture idéologique dans l’utilisation du style néo-gothique au cours du xixe siècle et des premières décennies du xxe, lecture qui aurait distingué les nations septentrionales des nations méridionales. Symétriquement, on peut se demander si le néo-roman n’aurait pas été parfois considéré comme un style apte à identifier principalement le Sud comme l’illustre bien l’arrière-plan du célèbre tableau allégorique Italia e Germania, peint par Friedrich Overbeck en 1828. D’autre part, même la conceptualisation d’un style roman originel, celui du Moyen Âge, est une invention qui remonte au xixe siècle, continue dans la première moitié du siècle suivant et possède une forte connotation nationaliste, surtout en France, Espagne, Catalogne et Italie (Barral i Altet 2006, p. 31 ss. de l’édition italienne du 2009).
Au cours du xixe siècle, le style néo-gothique paraît être généralement celui de prédilection de l’architecture ecclésiastique (Pugin 1841), aussi bien de l’Église catholique que des Églises réformées. Dans les pays du Sud de l’Europe, le néo-gothique connaît des applications discontinues et ne présente pas de caractéristiques homogènes : il est sporadique, rattaché à des édifices singuliers, même quand on tente de lui conférer une unité stylistique (proposée en Italie par Camillo Boito). Bien que, dans le courant du xixe siècle et dans certains pays, le style néo-gothique – adopté pour les édifices publics et privés – l’ait été également pour les églises catholiques (il suffit de penser à la façade de la cathédrale de Milan), en réalité, une identification du gothique comme style typiquement nordique semblerait elle aussi présente ; en effet, il est très répandu dans l’architecture des temples protestants depuis que ceux-ci commencent à être construits dans les terres habitées par des populations presque entièrement catholiques (comme précisément les péninsules italienne et ibérique). Le gothique, style austère et sans clinquant, représenterait bien, au xixe siècle, le style de la réforme protestante qui était effectivement ressentie comme septentrionale dans les pays catholiques méridionaux, notamment par le fait que de nombreux résidents appartenant à cette confession étaient des étrangers. On retrouve des exemples d’utilisation du néo-gothique dans de nombreux temples protestants (et beaucoup restent encore à recenser), par exemple à Rome, Naples, Palerme, Livourne, Trieste, Lisbonne, Madrid.
La réaction – s’il s’est bien agi de cela – qui s’est produite pendant les trente premières années du xxe siècle où le langage architectural préféré de l’Église catholique pour ses édifices sacrés devint le néo-roman dont les lignes sobres s’opposent à tous les autres styles alors en vogue, est également intéressante. Le choix de ce style néo-médiéval se comprend bien au sein de la culture catholique alors dominante, qui considère le Moyen Âge comme une période de perfection et d’unité opposée à la décadence de l’âge moderne (que l’on pense à la diffusion du néo-Thomisme, à l’anti-modernisme du pape Pie X, au medioevalismo soutenu par le père Agostino Gemelli). Ce phénomène est répandu dans tous les pays catholiques et évidemment au Portugal où certains architectes considèrent le roman comme l’archétype de l’architecture lusitanienne alors que le gothique est perçu comme un style étranger (Guerreiro Martins 2016 : 352). Enfin, le néo-roman est particulièrement présent dans la ville de Rome, dans de nombreuses églises édifiées dans les aires d’expansion urbaine de la première moitié du xxe siècle.
Toutefois, on le rappelle, ce discours est encore à peine ébauché : ces symétries supposées devront être mieux étayées. Nonobstant les oppositions évoquées, les pays méridionaux sont en relation positive avec l’imaginaire nordique au moins depuis la fin du xvie siècle ; en Italie par exemple, l’influence du romantisme anglais et allemand a été absolument déterminante et durable. Par contre, pour des auteurs comme Pugin, un protestant converti au catholicisme, le style gothique est évidemment celui qui exprime la plénitude de la vraie religion ; parallèlement, dans l’Amérique fin de siècle « on évitait la construction des flèches, parce qu’elles étaient considérées comme papistes » (Montesano 2016 : 289), et, par ailleurs, les styles médiévaux provenant d’Italie – par exemple l’architecture polychrome – furent très diffusés dans l’Angleterre victorienne.
De l’architecture néo médiévale, signal d’appartenance aux mondes du Nord ou du Sud, passons au discours des constructions de stéréotypes et des clichés relatifs aux formes imaginaires tirées de thèmes médiévaux, et abordons une forme d’imagerie liée aux Vikings. En particulier, il convient de s’attarder sur leurs casques à cornes, car l’histoire de cette invention est longue, fait appel à l’archéologie et implique des formes d’exploitation idéologique plus larges que ne laisserait penser un simple artefact (Frank 2000 ; Boyer 2018 ; Carpegna Falconieri 2020 : 24-30). L’idée selon laquelle les Vikings portaient des casques à cornes est universellement diffusée : il suffit de penser, par exemple, à Hägar Dünor (Hägar the Horrible), la bande dessinée créée en 1973, dont le protagoniste est un petit individu au cœur clérical et à la famille insupportable, qui chaque jour fait des raids avec son drakkar, tout en payant des impôts (Sanfilippo 1993 : 36-38, 148 ; Carpegna Falconieri 2021 : 146-149). Née d’une incompréhension de découvertes archéologiques et de graffitis de l’âge du bronze et du fer, mélangée aux lectures développées dans des cercles savants du xviie siècle qui traitent des origines des allemands et au fait que l’on retrouve des blasons à cornes dans l’héraldique bas-médiévale allemande, l’image du casque de cette nature est attestée à partir de la seconde moitié du xixe siècle. Elle s’impose ensuite avec les costumes du cycle de l’Anneau du Nibelung de Richard Wagner conçus par Carl Emil Doepler et entre dans la culture de masse dans les deux dernières décennies du xixe siècle, devenant une sorte de synthèse iconique de la culture de la « race » nordique. Le casque à cornes relie les Vikings aux Celtes et aux Germains dans un temps mythique, ancestral, qui permet de réunir également les druides, bardes et dragons et qui se passe volontiers de Rome et du classicisme (Frank 2000 : 199 ; Carpegna Falconieri 2015 : 171-173). Toutefois, les casques vikings étaient fabriqués d’une autre manière. La réalité des sources entre en collision avec l’image idéalisée, parce que les Vikings n’ont jamais porté le casque à cornes, un type de couvre-chef probablement rituel qui pourrait remonter au début de notre ère, environ huit cents ans avant le premier Viking. Le seul exemplaire d’un casque viking (mieux : norrois) complet est celui qui a été trouvé en 1943 à Gjermundbu, une ferme de Ringerike, en Norvège, et qui date du xe siècle. Le casque typique serait un casque avec un protège-nez et un masque autour des yeux semblable aux lunettes de motard ; nous le retrouvons dans la tapisserie de Bayeux, dans les sources iconographiques russes et, pour passer à la réception contemporaine, dans le casque du prince Alexandre Newskj dans le film du même nom de 1938 et dans ceux des chevaliers de Rohan dans le film Le Seigneur des Anneaux de 2001-2003.
Que se passe-t-il aujourd’hui ? Je ne sais pas depuis quand les historiens ont corrigé cette erreur. D’après ce que j’ai pu reconstituer jusqu’à présent – mais l’enquête devrait être plus approfondie – la précision remonte aux recherches de la professeure américaine Roberta Frank, philologue germanique spécialisée dans le vieil anglais et le norrois, qui a tenté de reconstituer la genèse du mythe contemporain (Frank 2000). Qu’elle provienne d’elle ou d’autres avant elle, la correction s’est en tout cas montrée efficace. Tout en reconnaissant qu’il s’agissait d’une erreur historique, le casque à cornes a pris une signification propre dans la culture populaire ; mais la persistance du stéréotype a été accompagnée d’une réfutation tout aussi forte : aujourd’hui, l’expression « le casque viking était sans cornes » prend la forme d’une fake news démystifiée, debunked, à tel point que le web en regorge. Il existe des vidéos expliquant pourquoi il n’est pas approprié de partir au combat avec un casque équipé de tels oripeaux, et « même dans Norsemen (2016-2017), une série télévisée qui parodie les aventures d’un village viking du viiie siècle, le faux historique peut-être le plus célèbre concernant les Vikings est ironiquement stigmatisé : le casque équipé de cornes » (Facchini 2021 : 122).
Mais attention : même ces corrections peuvent cacher un paradoxal piège idéologique. Précisément à propos du casque viking, l’archéologue britannique Howard M.R. Williams observe que les récits contemporains de « Vikings sans casque à cornes » peuvent être tout aussi idéologisés que les autres. Ils prétendent reproduire authentiquement la civilisation nordique en utilisant cette attestation (désormais stéréotypée) de rectitude philologique, véhiculant parfois dans l’œuvre un message faisant l’éloge du néonazisme et du suprématisme blanc, qui, par conséquent, peut également prétendre à la vérité (Williams 2016). Ainsi, le contre-stéréotype remplit paradoxalement la même fonction que le stéréotype original : d’abord, le casque a été rendu corné pour illustrer la fière identité germanique ; désormais, le casque qui n’est plus corné, donc qui est authentique, peut servir à exalter le même mythe des races aryennes incontaminées.
Et avec les races aryennes incontaminées, nous en sommes arrivés à ma troisième clé de lecture, avec laquelle je conclurai mon intervention : la lecture que je donne dans mon dernier livre, intitulé Nel labirinto del passato (Dans le labyrinthe du passé), à un phénomène très en vogue dans le monde d’aujourd’hui, que l’on appelle habituellement actualisme ou présentisme (Carpegna Falconieri 2020a). Une forme répandue d’actualisme consiste à condamner certains événements ou personnages du passé à la lumière des sensibilités d’aujourd’hui. Il s’agit d’une véritable « guerre contre le passé, […] une opération conçue pour offrir force, fond, dignité aux contestations d’aujourd’hui. Mais précisément pour cette raison destinée à causer des dommages incalculables » (Mieli 2016 : 7). Tout d’abord, les gens ont commencé à condamner les croisés, les accusant d’être des colonisateurs hostiles : un jugement qui est apparu en même temps que la décolonisation. Puis, c’est Christophe Colomb qui a été mis en culpabilité, étant considéré comme la cause originelle du génocide des Amérindiens et le symbole de la violence colonisatrice de l’homme blanc (Musarra 2018 ; Brusa 2021). Ces dernières années, ses statues – considérées comme des signes d’oppression, de haine et de division raciale – ont été mutilées ou démolies dans les États-Unis, où diverses administrations sont en train d’abolir le Columbus Day.
Et qu’en est-il du Moyen Âge ? Les idées sur cette période, qui ne sont qu’en apparence étrangères à la possibilité de déclencher ce type de problèmes, constituent un réservoir idéologique. Entre février 2017 et octobre 2018, le site internet « The Public Medievalist » a accueilli une série de quarante-trois articles de différents auteurs intitulée Race, Racism and the Middle Ages. Le thème, inauguré par une querelle entre les deux médiévistes américaines Dorothy Kim (asiatique et progressiste) et Rachel Fulton Brown (blanche et conservatrice) et rafraîchi par le rassemblement néonazi de Charlottesville en août 2017, est celui, certes épineux (thorny), du rapport entre le Moyen Âge et le suprématisme blanc (Elliott 2018 ; Kim 2019 ; Schuessler 2019). Les extrêmes droites américaine – réactionnaires, racistes et nationalistes – utilisent souvent des symboles tirés du Moyen Âge nordique : pensez aux Anglo-Saxons et aux Vikings. Dans le même temps, le Moyen Âge, tel qu’il est traditionnellement étudié, se prête à la critique d’être eurocentrique. L’enjeu est de taille ; la discussion parue dans « The Public Medievalist » est louable tant pour l’intention politique qu’elle manifeste, que pour la proposition qu’elle avance de favoriser de nouveaux récits à portée mondiale, et enfin parce que dans la plupart des cas (pas tous, cependant), les articles qu’elle accueille déclarent que le Moyen Âge exhibé par la politique actuelle est un médiévalisme qui ne correspond pas à la réalité de la période historique qu’il prétend prendre pour modèle. Pourtant, la discussion ne semble pas faire mouche, car elle actualise également le Moyen Âge historique, en affirmant qu’il est absolument nécessaire de démolir (tearing down) le « Moyen Âge uniquement blanc ». Et ce discours serait valable même pour l’univers fantastique médiévalisant de Tolkien (Mills 2022).
Il est clair qu’entre le xviiie et le xxe siècle, la culture – y compris l’historiographie – a utilisé des mythes d’origine ancrés dans les peuples d’Europe du Nord – les Vikings et les Anglo-Saxons – pour construire l’identité nationale américaine comme étant blanche, anglo-saxonne et protestante (WASP : White, anglosaxon, protestant). Si tel n’avait pas été le cas, les racistes actuels, plutôt rustres en termes d’élaboration théorique, ne disposeraient pas de leurs modèles culturels. C’est précisément dans la colonie qui s’est séparée la première de la mère patrie qu’a été très présent l’anglo-saxonism, une idéologie qui utilisait la langue et l’héritage « généalogique » des Anglo-Saxons – un fier peuple nordique – comme base identitaire de la nouvelle nation. Thomas Jefferson a trouvé dans la culture antérieure à la conquête normande de l’Angleterre en 1066 les principes de liberté exprimés dans la Révolution américaine, mais cela ne l’a certainement pas empêché d’être un propriétaire d’esclaves et de prendre des terres aux indigènes (Dockray-Miller 2017). À l’inverse, il est stimulant de noter qu’il existe également une culture afro-américaine qui, depuis le xixe siècle, utilise le médiévalisme en fonction identitaire (Vernon 2018). Certains chercheurs, cependant, confondent le Moyen Âge avec le médiévalisme (c’est-à-dire avec les revivals du Moyen Âge) et ne connaissent pas (ou considèrent qu’il n’est pas utile de connaître) l’histoire médiévale. Il n’est pas surprenant que ce soit le cas aux États-Unis, un pays qui entretient une relation médiate avec le Moyen Âge et où la culture centrée sur les revivals médiévistes a une longue tradition, mais presque uniquement architecturale et littéraire. Le problème « Moyen Âge et racisme » est posé outre-mer, dans l’Amérique divisée entre les WASP et les Black Panthers ; le virus d’un problème social américain est inoculé au passé euro-africain. Alors, le débat progresse dans une grande sarabande entre l’histoire, c’est-à-dire la reconstruction des processus qui se sont déroulés au Moyen Âge, et les interprétations instrumentales qui ont suivi. Voici la culture médiévale anglo-saxonne coupable de n’avoir pas inclus les africains et, d’autre part, la présentation d’un Moyen Âge méditerranéen multiculturel étincelant, dans lequel la « race » – une simple construction culturelle – ne comptait pas. On peut répondre à cette question par le fait que, si la typification somatique peut (peut-être) être perçue comme moins pertinente que d’autres formes de différenciation culturelle (au premier rang desquelles, sans doute, l’appartenance religieuse), elle est néanmoins très présente au Moyen Âge (Heng 2018). Le monde était interprété de manière symbolique : les êtres humains étaient divisés en descendants des trois fils de Noé, pères des peuples du monde, de trois couleurs différentes. Et bien qu’il y ait eu une certaine mobilité territoriale et sociale et un remaniement génétique conséquent (accentué surtout à certaines périodes, comme le haut Moyen Âge, et dans certaines régions, comme la péninsule italienne), les types somatiques dominants étaient néanmoins enracinés dans les différents territoires beaucoup plus que ce n’est le cas aujourd’hui. Ainsi, le Moyen Âge anglo-saxon ou le Moyen Âge viking sont vraiment « blancs », nous ne pouvons rien y faire et nous ne pouvons pas changer ce fait. Le problème – c’est évident – n’est pas de reconnaître la réalité historique, mais de lui attribuer une valeur suprématiste.
En définitive, le débat sur le Moyen Âge et le racisme – qui coïncide largement avec le médiévalisme nordique – est étayé par une forme passionnée de présentisme qui semble se fonder sur des analyses historiques, mais qui fait preuve de peu de respect pour l’histoire. En fait, elle montre parfois qu’elle ne sait plus ce qu’est l’histoire. En fait, ce débat repose sur l’hypothèse erronée selon laquelle le passé doit être rendu pertinent au présent. Ce faisant, cependant, le passé est colonisé, tout comme le font les cultures prévaricatrices que nous condamnons. Des individus et des sociétés très éloignés de nous sont jugés selon nos normes, oubliant que comme le Sud, comme l’Ouest, comme l’Est, comme le Nord, « Le passé est une terre étrangère : on y fait les choses autrement qu’ici » (Hartley 1953 : 1).
