Une école démocratique et des familles libérées ?

Constructions télévisuelles d’un imaginaire métapolitique du Nord en France (1960-1980)

  • Democratic Schooling and Liberated Families? Televisual Constructions of a Metapolitical Imaginary of the North in France (1960-1980)

p. 141-160

Résumés

La construction imaginaire de la société suédoise en tant que « modèle » est un processus à multiples facettes, qui apparaît dans son ambivalence dès lors qu’on l’examine en des termes dynamiques, sur la longue durée. Il est également nécessaire de mettre l’accent sur les singularités des réceptions de ces modèles à l’échelle nationale et sur l’interaction qui s’y matérialise entre une « offre » et une « demande » d’exemplarité. Cet article aborde cette problématique en se concentrant sur un segment temporel et sur un vecteur : les documentaires télévisés sur l’actualité sociale suédoise, produits en France à partir de 1960, que l’auteur a recensés de manière exhaustive en s’appuyant sur les archives historiques de l’Institut national de l’audiovisuel. La construction de ces émissions témoigne d’une focalisation rapide sur le thème des valeurs éducatives et du nouveau statut des jeunes à l’école et dans les familles : un champ qui devient le test de l’idée régulatrice qui fait de la Suède le laboratoire de la société horizontale, égalitaire et inclusive de demain.  La trajectoire de ce récit prophétique est analysée à partir de l’action croisée de plusieurs projets : en particulier, la rencontre entre des attentes françaises, sédimentées dans les agendas réformateurs des gouvernements de la seconde moitié des années 1960, et une campagne de promotion du modèle suédois (Nation Branding), qui connaît, durant la même époque, un processus de professionnalisation et une focalisation sur la France. L’image idéalisée qui se cristallise dans les années 1960 se situe au croisement de ces deux stratégies – mais aussi des malentendus qu’elles suscitent, sur les deux versants. L’éclipse du mythe éducatif suédois dans les années 1970 coïncide avec l’atténuation du rayonnement du projet social-démocrate, en relation avec la crise socio-économique et l’aggravation du conflit social dans les pays avancés de l’Occident. Cependant, les nouveaux pics d’attention que le thème du « modèle éducatif » suédois a suscités, comme il apparaît de la production ultérieure, attestent de la persistance de certains tropes (éducation non-violente, absence de sélection, égalité des sexes) qui en font une source permanente d’étonnement pour le public français. Un « modèle » appréhendé en termes naturalistes, comme une condition objective, immanente et imperméable au changement social.

The imaginary construction of Swedish society as a ‘model’ is a multifaceted process, which reveals its ambivalence when examined in dynamic terms, in a long-term perspective. It is also necessary to highlight the singularities of the reception of these models on a national scale—and the interaction that materializes between a ‘supply’ and a ‘demand’ for exemplarity. From this perspective, this article focuses on a specific time segment and a specific medium: namely, television documentaries on Swedish social issues produced in France from 1960 onwards. Using the historical archives of the National Board of Audiovisual productions, the author has made an exhaustive inventory of information reportings about Sweden. The construction of these programs shows a rapid focus of the content on the theme of educational values and the changing status of young people in schools and families: a field that soon becomes a test of the regulatory idea of Sweden as a laboratory of tomorrow’s horizontal, egalitarian and inclusive society. The trajectory of this prophetic narrative is analysed through the cross-analysis of various projects: in particular, the encounter between French social expectations, sedimented in the reformist agendas of the governments of the second half of the 1960s, and a campaign for the promotion of the Swedish model (Nation Branding), which, precisely in this period, underwent a process of professionalization and a focus on France. The idealized image that crystallizes in the 1960s is the meeting of these two strategies—but also the result of the misunderstandings it triggers, on both sides of the screen. The exhaustion of the Swedish educational myth in the 1970s coincided with the weakening of the social democratic project in relation to the socio-economic crisis and the deepening of social conflict in the advanced countries of the West. However, the new peaks of attention that the theme of the Swedish ‘educational model’ has attracted, in the light of later output, attest to the persistence of certain tropes (non-violent education, absence of selection, gender equality) that make it a permanent source of astonishment for the French public. A “model” apprehended in naturalistic terms, as an objective condition, immanent and impermeable to social change.

Plan

Texte

L’article que voici dresse la synthèse d’une série d’enquêtes qui portent sur les dynamiques de l’idéalisation et de l’iconisation1 des réalisations sociales et sociétales de la Suède contemporaine dans l’espace télévisuel français. Cet engouement émerge au début des années 1960 pour se retourner, au bout d’une dizaine d’années, en une désidéalisation tout aussi fulgurante2. Au-delà des fluctuations que cette fascination a connues ultérieurement – entre des vagues successives de réenchantement et de désenchantement – le regard semble s’être figé, à partir de l’époque considérée, autour d’un nombre restreint de clichés narratifs, mobilisés tour à tour comme un réservoir de pronostics et d’enseignements pour la société française, ou au contraire comme un objet de scandale : l’image reflétée de ses craintes, dans un domaine aussi chargé d’inquiétudes que l’éducation des enfants.

Parmi les différents composants de cette forme d’exotisme « prêt à l’emploi », un objet d’attention privilégié s’impose à l’attention : l’ensemble de pratiques, normes et chantiers de réforme, que la télévision française va regrouper sous une étiquette, le « modèle éducatif » suédois, formule réitérée comme une évidence dans les reportages des dernières années3. Aux fins de cette analyse, la notion de « modèle » est prise dans son acception la plus large : elle s’applique autant au niveau des normes qui régissent le fonctionnement des institutions scolaires et la relation maître/élève, qu’au niveau du lien familial et de la relation parents/enfants, dans l’espace privé. Je me suis efforcé d’élucider les ressorts et les appropriations successives de cette icône à l’aide d’une série de micro-enquêtes que j’ai menées à partir d’une perspective d’histoire croisée (Werner & Zimmermann 2003). Cette option méthodologique doit être entendue dans différentes acceptions. En premier lieu, elle vise les interférences qui se produisent entre différents cadres de la production d’un stéréotype national : de l’argumentaire politique à la circulation dans l’espace savant ; des spéculations littéraires, aux stratégies des médias, aux relations culturelles et diplomatiques entre institutions et entre États.

Dans ces différents champs n’interviennent pas les mêmes acteurs, les mêmes « entrepreneurs » du mythe suédois. Cependant, lorsqu’ils s’engagent dans la promotion d’une singularité présumée (dans le cas d’espèce : une culture pédagogique d’excellence), la condition de la réussite semble consister à transcender leur inscription dans un champ professionnel bien circonscrit. C’est en circulant entre réseaux et codes différents que le reporter et le réformateur, l’écrivain ou le diplomate parviennent à « inventer » un stéréotype efficace – étant entendu que c’est de l’usage et du marketing d’un projet, plutôt que de son contenu ou de son efficacité intrinsèques, qu’il est question ici. Le journaliste se change alors en philosophe, le pédagogue en prophète, l’homme politique en « passeur » d’une utopie sociale. Au final, le stéréotype excède toujours un domaine, un champ de savoir déterminé – pour façonner (selon les termes utilisés par Nikolas Glover, en faisant allusion à un acteur majeur de la diplomatie culturelle suédoise, Svenska Institutet) une image « totale » du pays (Glover 2015).

En même temps, la notion de croisement des généalogies des représentations concerne le sens subjectif dont les programmes politiques et des laboratoires de réforme sont investis, et donc la possibilité de les réactiver – comme une référence ou comme un repoussoir – dans un autre contexte : elle sert, dans ce sens, à nous restituer une image du transfert culturel qui englobe la projection inconsciente, le malentendu intéressé, l’appropriation sélective. Ainsi, lorsque l’image d’un pays d’utopie atteint le public français, les emprunts et les amalgames se succèdent entre des enjeux de réforme de plus en plus hétérogènes et diversifiés. Ces enjeux vont de l’introduction en Suède, au cours des années 1960, d’une école obligatoire indifférenciée (grundskola) aux politiques de participation des travailleurs à la gestion des entreprises ; de la redéfinition des rôles dans le couple, à celle de l’autorité parentale et du statut de l’enfant, échafaudées à partir de cette époque. L’étude de cette image est donc, aussi, celle des étapes d’une ingénierie narrative, d’une stratification d’icônes et d’expériences. Les éléments des corpus empiriques que j’ai dépouillés de la manière la plus exhaustive – les archives des émissions produites par la RTF, puis de l’ORTF et des sociétés qui en ont repris l’héritage – opèrent en tant qu’indices du moment où la synthèse mythique se manifeste au grand jour. Dans une forme narrative figée, allant parfois jusqu’à la stylisation, ironique ou caricaturale, du projet initial.

Le troisième élément de contamination, finalement, concerne l’interaction entre idéalisation et objet de réforme – entre xénostéréotype et autostéréotype, pour reprendre les définitions de Kazimierz Musiał (1998). Je me suis donc appliqué à sonder le croisement des regards et des projets, entre, respectivement, un sujet et un objet d’exemplarité. Caractériser l’école ou le statut de l’enfance en Suède comme un espace rêvé, n’est ni une affaire des « Suédois », ni des « Français » exclusivement, mais une modalité de la relation qu’ils tissent (à une époque – l’avant et l’après-Mai 68 – de production accélérée d’utopies centrées sur la jeunesse) entre leurs deux mondes. C’est cette hypothèse de départ qui m’a appelé à mobiliser des sources primaires suédoises et françaises – en m’intéressant à la manière dont un processus d’iconisation est stimulé par des mobiles tout à fait autonomes : du côté « français », conforter le chemin vers le collège unique (introduit en deux étapes, entre 1963 et la loi Haby de 1975) et vers l’entrée des méthodes actives dans les pratiques d’enseignement ; du côté « suédois », favoriser le tourisme ou l’édition suédois, ou l’image internationale du projet politique incarné par le SAP (« Parti social-démocrate des travailleurs ») d’Olof Palme. Ces stratégies suscitent finalement un jeu de miroir, où le regard sur l’altérité prend la forme d’un retour critique sur des représentations plus anciennes, le regard sur son propre regard.

Au cœur de ce processus, chaque société est amenée à contempler sa fascination pour l’autre : « qu’est-ce que cette Suède que nous admirons ? » « qui sont ces Français qui nous idéalisent » ? À se regarder, en d’autres termes, à travers le miroir que l’autre lui renvoie. Comme cela a été relevé par des chercheurs tels que Kazimierz Musiał ou Carl Marklund4, le Sverigebild – soit l’image de soi que la Suède propage à l’étranger, par des démarches de diplomatie culturelle de plus en plus sophistiquées, a conditionné depuis les années 1930 l’autoreprésentation nationale, mais aussi la teneur des débats de politique intérieure sur les transformations sociales que le pays a engagées5. Une dynamique circulaire entre les idées que la société suédoise produit à son propre usage et la « vocation » que les autres lui prêtent – en puisant dans un gisement de représentations normatives qui s’avère à la fois très ancien et étonnamment stable.

L’espace éducatif : un révélateur

C’est donc en me concentrant sur la synergie entre pourvoyeurs et demandeurs d’exemplarité, que j’ai examiné les conditions de l’« invention » du thème d’une éducation idéale, inclusive et émancipatrice, dans l’espace médiatique français. Dans la programmation télévisuelle, ce thème s’impose sur fond d’un processus plus vaste de consécration de la Suède en tant que référence politique, dont l’histoire a été abondamment retracée6. La production intensifiée de reportages et flashes d’information (une douzaine, sur deux chaînes de télévision, entre 1964 et 1971) en est une preuve, qui s’accompagne d’une densification des sujets autour du contexte de l’école (graphique 1). Ce tropisme scolaire est apparemment spécifique à la France, et est resté d’actualité jusqu’à nos jours, au point de connaître un regain d’actualité au cours des derniers 10-15 ans (graphique 2).

Graphique 1 : Occurence des références à l'école en Suède dans la programmation TV (1960-1972)

Graphique 1 : Occurence des références à l'école en Suède dans la programmation TV (1960-1972)

Graphique 2 : Reportage sur la Suède évoquant les enjeux de la réforme scolaire (1960-2020)

Graphique 2 : Reportage sur la Suède évoquant les enjeux de la réforme scolaire (1960-2020)

Tout en essayant d’objectiver ce processus en le chiffrant, j’ai analysé sa concomitance avec deux facteurs multiplicateurs majeurs : d’une part, l’émergence d’une spécialisation suédoise dans le domaine de l’expertise éducative – avec l’entrée en force des psychopédagogues responsables du succès du lancement expérimental (entre 1950 et 1961) de la grundskola, dans les organismes internationaux de comparaison des performances éducatives7 – et, d’autre part, l’émergence, toujours au milieu des années 1960, d’un appareil professionnalisé de diplomatie culturelle8.

Outre qu’ils coïncident en termes temporels, les deux phénomènes sont entremêlés, et se renforcent réciproquement. En effet, l’appareil de diplomatie culturelle (services de presse des ambassades, instituts culturels, voyages d’étude destinés aux médias…) offre à la réforme éducative une caisse de résonance, et lui prête des outils et des médiateurs qualifiés. L’évolution de la programmation télévisuelle livre des preuves tangibles de la professionnalisation du transfert des expériences dans ce secteur. D’une part, les journalistes français peuvent accéder à une offre croissante de matériel d’information traduit en français (textes de curricula, synthèses des objectifs des réformes…), qui oriente l’attention sur certains enjeux. D’autre part, entre 1964 et 1969, un peloton nourri de spécialistes suédois, souvent francophones, fait son apparition sur les écrans français : ils sont les détenteurs d’outils de divulgation appropriés d’une image, didactique et séduisante, d’une école-« modèle ».

Un médium propice au stéréotype

En plaçant dans une progression chronologique les reportages et documentaires consacrés à la société suédoise, nous constatons en premier lieu une accélération du nombre des productions (quatre entre l’été et l’automne 1969, en correspondance de l’alternance au pouvoir entre de Gaulle et Pompidou), qui cède la place au début des années 1970 à un ralentissement, aussi bien en termes quantitatifs qu’au niveau de l’intensité de l’idéalisation (cf. graphiques 1 et 2). Mettre en série les émissions permet de scruter les étapes du processus et la cristallisation d’un prisme : la société suédoise semble être appréhendée et jugée, en premier lieu, à travers le statut qu’elle accorde aux enfants, aux futures générations, à la relation parentale.

La nature de notre document-source, le documentaire d’actualité, est propice à la condensation de messages synthétiques, qui encouragent certains raccourcis logiques : de la notion de démocratie à l’école à la démocratie au foyer – et de l’ordre social, à l’organisation des tâches dans une cantine scolaire, ou dans un voyage éducatif. Le premier tableau scolaire du documentaire La Suède9 présente une classe de français à Stockholm entonnant une chanson « pop » (de Françoise Hardy) du fait de la volonté du « parlement des élèves » (sic), maître apparent des méthodes d’enseignement. Par ailleurs, ce système scolaire avant-gardiste fonctionne tout naturellement comme un outil d’éducation civique : le journaliste relève, amusé, que les enfants qui profitent des services gratuits de cantine n’y voient que la conséquence naturelle de la politique fiscale rédistributrice du gouvernement ! Cette focalisation, voire ce court-circuit entre l’espace du sentiment, des relations primaires, et le jugement sur les valeurs politiques d’une société, n’intervient pas dans un terrain vierge. Elle procède de la fécondation réciproque entre deux matrices : un mythe français des vertus intégratrices de l’éducation dans les pays du Nord (in primis dans sa dimension pratique, professionnalisante) ; et l’investissement sur l’enfance, à l’œuvre en Suède dans les années 1960 et 1970, en tant que métaphore d’un réaménagement des relations sociales.

La greffe de ces motifs s’exprime, dans un premier temps, dans des productions dont l’enjeu semble se limiter à satisfaire une vague curiosité pour un laboratoire social suédois déjà en hausse de popularité10. Le changement prend la forme d’un déplacement narratif de l’image du Nord vers des centres d’intérêt – les relations parents/enfants, l’école et les circuits de socialisation, la sphère de l’intimité et du couple… – qui ressortent de manière de plus en plus exclusive dans les reportages, comme un résumé exhaustif des valeurs de la société qui les exprime. Comparée aux précédentes apparitions, sporadiques, de la Suède sur le petit écran, la structure des nouveaux documentaires de société transfère ainsi le centre de gravité d’une dimension folklorique – des paysages, des traditions ancestrales – vers les changements en cours dans la Suède contemporaine, sous l’impulsion des sociaux-démocrates au pouvoir.

La curiosité, le ton impertinent, s’y mêlent à l’urgence d’en extraire des enseignements pour la France. L’évolution va donc de la Suède comme univers exotique, à la Suède comme univers didactique. Dans le titre du premier reportage (réalisé par Roger Louis en 1964) il est encore question de La Suède sans autre précision ; en quittant doucement cette représentation intemporelle, des éléments sociaux montent au premier plan, où le voyage vers le Nord est censé fournir un avant-goût de mutations culturelles en œuvre à l’échelle globale, avec un zoom de plus en plus évident sur des « différences » par lesquelles l’exotisme se mute en une prophétie. Dès lors, il n’est pas étonnant que la condition de la jeunesse soit à la une. La progression des sujets des reportages nous le montre assez clairement :

  • L’unisex ou les conséquences des cheveux longs11 (sur l’estompement des différences entre filles et garçons).
  • La Suède s’enterre12 (sur la prolifération des abris antiatomiques).
  • Suède école nouvelle13 (premier reportage thématique consacré à la réforme de l’enseignement et à la culture éducative en Suède).

Le mélange entre transition et permanence (et entre diagnostic sociologique et essentialisation culturelle) est la dimension qui m’a le plus intrigué : si la Suède devient intéressante, c’est par la ligne d’évolution qu’elle incarne – par la vertu présumée de penchants, de qualités sociales dont elle semble détenir tout naturellement le secret. Dans le contexte de la révolution des mœurs des années 1960, la politique de la jeunesse de l’État-providence catalyse chez le public français, en crescendo, un mélange d’intérêt et d’appréhension.

Au passage, les auteurs de plusieurs des reportages cités sont loin d’être indifférents aux ferments de Mai 68. On les retrouve parmi les auteurs de reportages tournés à la Sorbonne occupée14, alors que certains d’entre eux (comme Roger Louis) feront les frais de la « normalisation » imposée par le gouvernement à l’ORTF après le reflux de la vague révolutionnaire. Il n’est pas étonnant, ceci étant, que tous les reportages examinés commencent leur périple par la jeunesse et se terminent par une discussion avec elle. La visite d’une « maison de jeunes », qui met à la disposition des adolescents toutes sortes de conforts, ouvre le documentaire de Roger Louis. Le paradis suédois s’attarde sur la condition privilégiée d’étudiants qui disposent d’un logement entièrement subventionné par l’État et de la possibilité d’anticiper et d’aménager leur projet de vie en toute assurance, sans crainte pour l’avenir. Ces jeunes sont interpellés personnellement, sur leurs craintes les plus intimes, mais en même temps apparaissent comme un sujet impersonnel – ce qui renvoie de manière transparente à une critique de l’aliénation et de l’anomie, dans une société opulente, centrée sur la consommation.

Les scènes de groupe (sorties d’école, intérieurs de boîtes de nuit) sont omniprésentes – mais aussi les premiers plans sur des visages, avec un lyrisme du corps et de ses mouvements qui n’est pas sans rappeler les codes de la cinématographie nordique de l’époque. Ce tropisme est au service d’une démonstration : la fascination pour la condition de la jeunesse concerne une nouvelle relation de l’individu au collectif, à une organisation de plus en plus impersonnelle de la société, aux libertés qui fleurissent dans une société centrée sur les besoins de l’individu. Une société qui semble entretenir ses citoyens dans un état d’apathie et d’indifférence, tout en les encourageant à s’émanciper et à se comporter en adultes (« les filles – note l’auteur – apprennent très tôt à se maquiller… »). Le protagonisme de la jeunesse suédoise est épinglé comme l’annonce la transformation qui attend la France, mais dans un contexte d’irréalité qui la met hors d’atteinte (« à quoi pensent-ils ? – s’interroge la voix hors-champ). Ce, à cause, encore une fois, de sa relation à des valeurs « nordiques » immuables : la stabilité, l’ordre, la paix des sentiments.

En revenant à nos documents, tous les indices sont là pour montrer qu’en Suède une jeunesse ambitieuse, choyée par l’État – trouve parfaitement sa place dans le processus de modernisation, d’évolution technique, de transition civilisationnelle. « Les étudiants suédois – expliquent les auteurs du Paradis suédois – préparent dans le calme et dans l’ordre les tâches futures qu’ils devront assumer dans la société de demain ». Nous allons encore rencontrer – avec son ambivalence – cette notion de « tranquillité » suédoise, une caractéristique centrale de l’ethnotype scandinave forgé par les voyageurs français dès la fin du xixe siècle15 – qui est le pendant de la propension à la modération, au compromis, au niveau social, mais qui prend vite la valeur d’un diagnostic psychosocial, voire anthropologique. Pour attester comment la Suède prépare et « apprivoise » le citoyen de demain (éclairé, flexible, moderne) l’école représente un terrain de preuve naturel. C’est pourquoi, les décors par lesquels nous l’apercevons sont très stables : par leur exotisme et leur décalage criant avec l’imaginaire français de l’école (maître, cours, livres, copies d’examen), ils en incarnent l’antithèse.

L’« école suédoise » apparaît presque exclusivement en tant qu’espace d’éducation politique et de socialisation : la question des savoirs, du contrôle des connaissances, est absente du décor. Les adultes ne semblent intervenir que de loin, dans ce modèle d’auto-éducation : professeurs et experts ne sont interpellés qu’a posteriori, pour tester les impressions des journalistes. C’est une représentation naturaliste de l’école, illustrée essentiellement à travers sa fonction civique et sociale. Les lieux privilégiés de tournage, les objets des séquences, sont la représentation palpable de cette fonction. Il est facile de les énumérer, d’autant qu’ils se réduisent à trois ou quatre contextes : la cuisine ou le réfectoire scolaire – où les élèves participent aux repas, rangent leurs plateaux – l’atelier de mécanique – où l’on s’initie, filles et garçons, aux mêmes métiers – la salle de sport – où l’indulgence de la caméra sur la gymnastique synchronisée semble signifier une harmonie naturelle, métaphysique. Tout se passe comme si la primauté de cette fonction allait de soi. La situation concrète de cette école – le fait qu’elle se trouve impliquée dans une métamorphose, la transformation qui amènera à l’institution d’une grundskola universelle16 – reste en arrière-plan. L’historicité des phénomènes observés demeure (du moins dans un premier temps) comme une face cachée d’une réalité surinvestie de projections et d’attentes.

École et Nation branding

Le processus d’idéalisation et de stylisation, qui semble se produire, sur les écrans français, en réponses à des facteurs endogènes (la nécessité de concrétiser l’image de la jeunesse « de demain »), résonne en effet – dès que l’on déplace le regard – avec d’autres contextes de circulation culturelle, où la production d’un mythe suédois répond à une démarche intentionnelle, pilotée par des institutions et des agents professionnels. Le choix de hisser une démocratie lointaine, entourée de curiosité et de mystère (sentiments confirmés autant par l’atmosphère féérique des reportages les plus anciens que par la réitération des mêmes poncifs), en parangon de démocratie coïncide notamment avec la visite du roi Gustav Adolf et de Tage Erlander en France, en 1963 et d’une campagne d’information ad hoc visant la France. C’est exactement à ce moment que des canaux de soft power déjà existants se recentrent progressivement en outils de promotion d’une image bienveillante, émancipatrice des politiques publiques du pays, qui ressort bien dans l’ouvrage de Andreas Mørkved Hellenes (2019), Fabricating Sweden, la seule étude qui se focalise sur l’action de diplomatie culturelle orientée vers la France. Une « action » orientée vers la France (Sverigeaktionen i Frankrike), placée sous la responsabilité de la Commission du Ministère des Affaires étrangères pour l’information sur la Suède (Upplysningsberedningen), se préoccupe, de coordonner l’activité des représentations diplomatiques suédoises avec celle des entreprises et des institutions culturelles. Il s’agit moins de créer l’intérêt pour l’expérience sociale condensée dans l’expression « modèle suédois » (qui sera forgée en France, à la fin de la décennie), que d’accompagner ce passage, de fournir à la curiosité des journalistes des sources, des éléments de décodage – et parfois une assistance technique sur place.

Le développement de cette synergie apparaît par différents éléments : la diversification des sources, la multiplication d’experts locaux, souvent parlant français, puis l’apparition dans les émissions d’un dialogue direct. Les équipes de tournage de certains reportages de la fin des années 1969 sont encadrés dans des séances de formation aménagées par Svenska institutet ; les auteurs des premières monographies également. À la fin de la décennie, les autorités consulaires participent à la mise en scène des émissions. Au début des années 1970, Svenska Institutet est derrière la promotion d’une collection « connaissance de la Suède », qui contient, entre autres, le premier ouvrage publié sur l’éducation en Suède (Richard, 1971).

Cette évolution de l’approche, vers une exploration plus systématique – coïncide avec la focalisation du regard sur l’école, signifiée par la diffusion à l’automne 1969 d’une émission-débat thématique, intitulée Suède école nouvelle, beaucoup plus longue que les documents précédents. Le document s’articule en trois dossiers, consacrés respectivement à l’éducation à l’autonomie au niveau de l’école primaire, à la formation professionnelle, et à l’intégration entre fonctions de l’école et communauté locale. L’école du futur, donc un idéal absolu, est abordée par le prisme suédois. L’approche de l’éducation suédoise – que l’on n’identifie pas encore comme un « modèle » – s’inscrit dès lors dans une démarche narrative spécifique et figée, reconnaissable encore de nos jours : elle consiste à identifier un « problème » dont l’actualité suédoise offrirait l’exemple paradigmatique, et à en faire le prétexte d’une réflexion sur la distance culturelle qui sépare les deux mondes. Dans ce processus d’emprunt, c’est l’incompréhension – l’impossibilité apparente de la communication – qui tient la part du lion. Les stéréotypes qui avaient déjà apparu, se stabilisent, ainsi que les icônes, les récits qui les résument. Parmi ces derniers, l’exemple le plus récurrent est l’éducation sexuelle, symbole de la reconnaissance de l’enfant comme un citoyen autonome. Depuis les premiers reportages, elle est commentée comme un élément fascinant mais indiscernable et exotique : « J’aimerais aborder un problème qui nous surprend, nous, Français » – c’est ainsi que Roger Louis introduit la question dans son émission de 1964.

Au fil des reportages, on découvre que promouvoir l’individualisme s’apparente pour cette école à un engagement absolu, cultivé dans des établissements fonctionnels qui mettent leurs ressources techniques au service de cet objectif. L’écolier-type suédois apparaît ainsi comme un petit adulte qui fait ses preuves, sans encadrement apparent, dans des laboratoires de mécanique ; qui effectue des interviews, anime les sorties pédagogiques de la classe, s’initie au code de la route. Une source plus fondamentale de dépaysement et d’interrogations est l’antiautoritarisme, sondé comme un outil pédagogique, et comme un gage d’authenticité. Le reporter le confirme, dans Suède école nouvelle, en donnant lecture intégralement des questions sur des sujets tabous, que les élèves ont la possibilité de poser à leur enseignant d’éducation sexuelle de manière anonyme. Dans le même contexte le journaliste demande aux lycéens s’il leur arrive d’écouter un cours magistral : l’hilarité que la question déchaîne auprès des élèves devient l’emblème d’une diversité radicale.

En l’espace de quelques années, autour de 1968, le reportage ethnographique, aux relents lyriques, est devenu l’occasion d’une comparaison contrastée entre deux visions de la jeunesse. Il y a là l’ombre d’une stratégie invisible, de légitimation de priorités officielles de réforme, qui devient explicite lorsque le reportage prend la forme du dialogue entre un parterre français et des experts suédois. Dès lors, la Suède sera construite comme un avant-goût de la « nouvelle société », du « contrat de progrès » préconisé – sur la scène politique française – par Chaban et Pompidou. Le programme est posé d’emblée : il consiste à scruter le pays « que notre gouvernement veut copier »17. Dans ce contexte, l’école n’incarne plus seulement une métaphore : elle est devenue le test d’une réussite. Dans Le Paradis suédois18, il s’agit par exemple de mettre à l’épreuve, par le biais des politiques scolaires, le pays « que nos hommes politiques montrent en exemple ». Cela amène à un double résultat : un chevauchement total de rhétoriques (entre l’appréciation de la Suède en tant que référence politique, et de son école), et un transfert de jugements – qui va se préciser lorsque l’école sera utilisée pour entretenir la critique d’un « modèle » dont la crise des années 1970 a dévoilé les limites. On voit en même temps se dégager, de manière de plus en plus palpable, une contradiction entre l’exemplarité assignée à l’objet, et son caractère irréel ou utopique : l’accumulation d’exemples extraits de la vie scolaire amènent à la production d’un exotisme fabriqué, où la comparaison n’aboutit qu’à exacerber l’impression de la différence. C’est un aspect qui est assez caractéristique des documentaires réalisés après 1968, où l’intention des programmes oscille entre la vérification et le démenti d’un préjugé positif. L’espace social de l’enfance devient en somme un champ d’exercice ethnographique, à la disposition des journalistes pour y tester des idées reçues. Parmi celles-ci, la notion que derrière la facilité des relations entre générations se cache la manipulation. Derrière l’absence des hiérarchies, l’anesthésie du politique, la tentative du pouvoir de mettre la sourdine à la contestation. Depuis le début, en effet, l’école qui ressort des reportages était apparue comme un épitomé de la prévisibilité. Tout y est prévu et programmé, des choix existentiels les plus fondamentaux, en passant par les handicaps ou les questions face à la sexualité, jusqu’au destin le plus tragique : la guerre. La vision des abris antiatomiques aménagés dans les établissements scolaires illustre bien l’affirmation d’une raison pragmatique et calculatrice, face à une angoisse sans nom19.

Le souci du bien-être et de l’inclusion, au bout du périple, rejoint la ruse, la volonté de neutraliser l’altérité et la protestation. Ce soupçon (qui alimente la contradiction avec le statut de « laboratoire démocratique » assigné à la Suède) est véhiculé à travers une icône qui fascine les envoyés français (on la repère dans trois des reportages examinés) : la référence aux grandes pancartes, où la possibilité est offerte aux « jeunes » d’exprimer leur révolte avec les mots les plus agressifs, sans crainte ou danger pour eux, mais (souligne le commentaire) sans aucun impact politique notable. On peut élargir la remarque au thème de l’« ennui suédois » qui (on retrouve la remarque dans plusieurs reportages) pousserait la jeunesse suédoise à trouver son bonheur en se mariant avec des étrangers. C’est un autre cas de transfert : la critique du réformisme, du compromis entre les classes, déborde sur le plan de la manipulation des sentiments, de la retenue, de l’inhibition. Déjà identifié par Vincent Fournier dans ses analyses de récits de voyageurs du xixe siècle – le thème de la tranquillité de l’esprit réapparaît ainsi dans la forme de la critique civilisationnelle, que les reporters se forcent, presque, à articuler. Dans La Suède (1964), lorsque le reporter demande à un groupe d’élèves quelle est la valeur qu’elles chérissent par-dessus tout (l’amour, la richesse…), la réponse est justement : la « tranquillité ». Un constat ou plutôt une thèse – l’anesthésie du désir, la monotonie du bien-être – qui va bientôt s’élargir à la condition de la jeunesse, puis du couple ; il s’agit en effet d’une manière de dévier le regard d’une perspective émancipatrice et politique, en laissant surgir, derrière l’admiration, une ambivalence qui frôle l’incrédulité.

Transfigurée de la sorte, la rencontre avec l’émancipation devient l’expression d’une crainte : la peur du contrôle total. Un excès de prise en charge qui finirait, dans une société qui ne laisserait plus de place à l’initiative et à la créativité, par tuer dans l’œuf la possibilité du bonheur. Même l’ouvrier (d’après le commentaire hors-champ dans Le paradis suédois) n’a plus rien à attendre du progrès social, si ce n’est « plus de loisirs, plus de pique-niques, davantage de biens de consommation ». Dans les reportages transmis à la fin des années 1960, les Suédois interrogés sont confrontés constamment à la question « êtes-vous heureux ? » ; et, ce qui est le plus intéressant, ils tendent souvent à abonder dans le sens des journalistes. L’analyse des réformes scolaires devient souvent prétexte à ce type de généralisation : la suppression du bac, dans l’aveu d’une jeune universitaire, a marqué la fin de l’émotion, des attentes heureuses liées au studentexamen.

La démocratisation dans la famille : entre admiration et inquiétude

Le phénomène que je voudrais évoquer en dernier est le déplacement de l’invention du « modèle scolaire » vers un objet d’investigation spéculaire : la famille « suédoise », représentée avec des traits idéaltypiques qui recoupent en tout point la représentation éthique de l’école : démocratie, égalité, modernisation sans réserves, horizontalités des rapports. Ce passage est emblématique : l’image de la Suède est apparemment réabsorbée dans le registre du mythe, du jugement de valeur. Bien qu’il ne s’agisse plus d’évaluer des réformes, mais de scruter un ethos – les revers de l’autonomie et de la chute des tabous –, les exemples et les objets qui le nourrissent restent assez stables.

La transition apparaît dans une série des documentaires où la dimension intime – la solitude des enfants, l’incommunicabilité dans le couple – se trouve au centre. Cet engouement apparaît au début des années 1970, dans le ressac du sursaut révolutionnaire de Mai 68, lorsque l’intérêt des milieux gaullistes et libéraux français pour l’unification des réseaux d’éducation et pour des expériences de participation dans l’entreprise, s’estompe sous l’effet de la contestation estudiantine et de la radicalisation du débat de société. Dans ce contexte, l’idéalisation du compromis « à la suédoise » laisse la place à une vision plus dubitative et sombre. Le choix des productions entretient ce désenchantement, en déplaçant le terrain des enquêtes du « bonheur scolaire » au « bonheur » familial, et plus tard vers le registre le plus intime des relations du couple. L’évolution vers une vision à la fois utopique et extrême apparaît dans le documentaire Stockholm : la peur de la solitude (1969)20 – où l’individualisme et la libération de la parole sur la sexualité sont analysés principalement dans le mode de l’angoisse et de la perte de sens. C’est le début d’un nouveau genre. La production est suivie en 1974 de La Suède : les enfants de la Bible et le bonheur21, par le même réalisateur de Suède école nouvelle.

Le premier reportage analyse la révolution des mœurs en Suède comme une expression, à la fois, de modernité et de tradition : un nouvel élément de l’« éternel suédois ». La cause de son accélération est associée à un enjeu dont aucun reportage ne semble pouvoir faire abstraction : l’introduction de l’éducation sexuelle à l’école. Une occasion pour orienter les réflecteurs, encore une fois, sur ce sujet – en l’associant à la description d’un foyer où une adolescente vit en concubinage avec un homme adulte, au sein de la maison parentale, dans un cadre communautaire où le ménage… est le fait des hommes ! Au cours du reportage, une jeune femme divorcée avouera que la cause de la rupture de son mariage avait été l’impossibilité d’un échange sincère dans le couple : « ce n’est qu’en France que j’ai appris à parler de mes sentiments – confie-t-elle amèrement au journaliste – sur fond d’un commentaire musical profondément mélancolique. Au nom de la transparence et du franc-parler, le langage des sentiments et de la sexualité, dans la Suède contemporaine, est devenu « fade », explique-t-elle.

Le changement d’accent, du rêve vers la dystopie, est amorcé, et ne fera que s’approfondir à mesure du déclin du blason du « modèle suédois » sur le plan politique. La métamorphose va s’aggraver dès lors qu’au début des années 1980 – en France comme ailleurs – la question des soustractions d’enfants par les services sociaux contribue à noircir l’image du modèle22. Enfants arrachés, le documentaire diffusé en 1987 et présenté par le futur leader du parti des Verts, Noël Mamère, est un exemple assez extrême de ce nouvel état d’esprit23.

À partir de ce tournant, mon recensement des émissions télévisées ne fait que confirmer la stabilité des registres et des amalgames, par-delà les hauts et les bas de la popularité des sujets « suédois », et jusqu’au sursaut d’attention des années 2010. Le nouvel « antimodèle » scolaire suédois (dont la télévision s’est faite le relais, comme le montrent les titres des émissions reproduits ci-dessous – ill. 1) coexiste avec un « antimodèle » sociétal (pointé de jugements critiques, de commentaires ironiques ou critiques) construit autour de deux poncifs : le vieux thème du relâchement des liens familiaux, de la connexion intime entre individus et entre générations24 et un nouveau sujet de prédilection : la « confusion des genres »25.

Illustration 1 : Titres des émissions télévisées

Illustration 1 : Titres des émissions télévisées

Au terme du périple, une question surgit : cette narration envahissante de l’« échec » éducatif n’est-elle pas l’énième métamorphose de l’image qui, déjà au début des années 1960, épinglait la Suède comme le champ d’expérimentation du pouvoir de la jeunesse, et son école « nouvelle » comme le laboratoire d’un homme régénéré26 ? Malgré sa popularité, cette icône n’est pas une « invention », au sens d’un produit d’un imaginaire déconnecté du réel ; elle s’alimente de la politisation de la vie privée, qui a scandé les orientations de politique sociale et de diplomatie culturelle suédoise, dans la seconde moitié du xxe siècle et jusqu’à nos jours. Le dialogue, et l’usage stratégique des mythes d’autrui, se poursuivent encore : mais leur première activation dans les années 1960 semble avoir laissé des traces tenaces. Que même le discours médiatique contemporain, globalisé et axé sur le croisement des regards, a du mal à dépasser – ou à reconsidérer avec une certaine distance critique.

Bibliographie

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Werner, M. & Zimmermann, B., 2003, « Penser l’histoire croisée. Entre empirie et réflexivité », Annales. Histoire, Sciences sociales, 1, p. 7-36.

Notes

1 Ce programme s’inscrit dans le recensement des images fétiches de la démocratie suédoise au xxe siècle, dont un ouvrage récent (Byrkjeflot et al. 2022) offre un exemple. Conventionnellement utilisé dans l’approche sémiotique du marketing industriel (Mazzalovo 2015), le terme « icône » se prête à mon avis à être généralisé au domaine du branding (ou « stratégie de marque ») culturel et national. Il qualifiera, dès lors, non seulement une image ou un individu, mais un concept fétiche (« la crèche suédoise », « l’école », « l’État-providence »…), renvoyant à un conglomérat de pratiques et de valeurs cohérentes. Pour une approche systématique et originale des valeurs du « modèle suédois » en termes de gestion de la réputation, voir Marklund & Petersen (2013).

2 Sur les métamorphoses de la représentation des réalisations sociétales suédoises chez les responsables politiques et le public français, le lecteur trouvera des références éclairantes chez Vergnon (2015) et Aucante (2015).

3 L’expression revient dans huit des dix reportages consacrés à l’école en Suède (toutes chaînes confondues), réalisés entre 2010 et 2018.

4 Je renvoie à son essai de 2013 écrit en coopération avec Klaus Petersen (Marklund & Petersen 2013).

5 Sur la systématisation de la diplomatie culturelle à travers l’activité de Svenska Institutet, cf. Glover 2011. Sur les métamorphoses des usages de l’image de la Suède (Sverigebild) dans l’histoire politique suédoise, cf. Ruth (1995) et Lundberg & Tydén (2008).

6 Musiał 1998 et Seeking for a nordic model, « Scandinavian Review of History » (Seeking for a nordic model, 34, 2009). Dans le cas de l’idéalisation dans l’espace francophone, le corpus de recherches est plus récent et beaucoup moins étoffé (cf. Simoulin 2005, Vergnon 2015, Mørkved 2019).

7 La carrière de Torsten Husén (1916-2009) offre l’exemple le plus représentatif d’une telle trajectoire d’internationalisation. Titulaire de la première chaire de Pédagogie expérimentale en Suède (1956), il fut à la fois responsable scientifique de l’expérimentation à la base de la création de la grundskola en 1962, et l’initiateur, dans la même époque, du premier organisme international pour la comparaison des acquis des élèves, IEA, dont le secrétariat sera plus tard transféré à Stockholm. Cf. Husén 1983.

8 Sur ce concept, cf. Cull 2008. L’origine du dispositif de Nation branding mis en place par le gouvernement suédois, en synergie avec le patronat et différentes branches de l’État-providence, depuis les années 1940 a été analysé par Nikolas Glover dans sa thèse (Glover 2011).

9 La Suède. « Le monde en quarante minutes », Première chaîne, diffusé le 30 janvier 1964 (18' 41").

10 Cf. Vergnon 2015, chapitre III. Le timing international de l’idéalisation des réalisations de l’État-providence scandinave (cf. Seeking for a nordic model, « Scandinavian Review of History », 34, 2009) présente des analogies patentes avec le parcours de l’iconisation en France.

11 Actualités françaises, 11-5-1966.

12 Première chaine, diffusé le 4 mars 1966.

13 « Arguments », Première chaîne, diffusé le 29 octobre 1969 (57’).

14 C’est le cas de Guy Demoy, réalisateur du reportage Le Paradis suédois (1969).

15 Fournier 1980 (section « La précieuse tranquillité de la vie », p. 115-120).

16 Colla 2017.

17 Contrat de progrès : La Suède, « Panorama », Première chaîne, diffusé le 4 décembre 1969 (11' 02"). Déjà quelques années plus tôt, l’exemple de tenue du pacte social que la Suède sociale-démocrate incarne, dans un contexte de compétition internationale accrue et d’exaspération du conflit social, s’était imposé au débat politique français. Les dépêches des représentations diplomatiques constatent l’intérêt que les milieux autour du général De Gaulle portent à la Suède – un pays qui serait indiqué comme référence par quatre des candidats aux présidentielles de 1969.

18  « Régie 4 », Deuxième chaîne, diffusé le 10 juin 1969 (15' 48").

19 La Suède s’enterre, 1966.

20 Stockholm : la peur de la solitude, Deuxième chaîne, diffusé le 18 novembre 1969 (30' 51").

21 Diffusé le 19 mai 1974. Des extraits de cette émission ont été retransmis il y a quelques années dans le cadre d’une émission radiophonique (Suède, les remous du modèle, France Culture, 22 juin 2018).

22 Pour une expression récente de cette source d’indignation récurrente, on rappellera le docufilm Là où les putains n’existent pas (Ovidie, France 2018).

23 C Kimmerlin et M. Thoulouze, Enfants Arrachés, Antenne 2, diffusé le 8 octobre 1987.

24 Reportage sur l’enfant-roi, France 2 (JT du 12 novembre 2013, 4' 32") : un regard ouvertement sceptique, qui s’appuie sur la critique montante qui viserait, dans le débat suédois, les excès de l’émancipation des enfants. Sur la question des châtiment corporels, la référence suédoise est convoquée à plusieurs reprises vers 2018, dans le cadre de la discussion de la loi française sur l’interdiction de la fessée (cf. l’émission Suède. Éducation zéro violence, France 5, diffusée le 29 novembre 2018). Le ton des reportages sur ce thème se caractérise généralement par une certaine ambivalence vis-à-vis de la radicalité du tabou suédois à cet égard.

25 Un bon exemple dans ce sens est l’émission C’est quoi ton genre ? (ARTE Regards, diffusé le 26 février 2019, 30' 12"), centrée sur les expériences de la crèche EGALIA, à Stockholm, où les enfants sont accueillis en prenant soin de ne jamais les exposer à des jouets qui les adosseraient à une identité masculine ou féminine figée. Dans le reportage, une large place est faite à une interview d’un critique de ces innovations, le psychiatre David Eberhard – interrogé dans son appartement en compagnie de son fils, fièrement habillé en jouer de hockey. Le même expert et polémiste avait été interpellé dans Le bilan de la pédagogie neutre (ARTE, 2 avril 2018), alors que le premier reportage de ARTE sur ce type de pédagogie (toujours interrogée dans un décor suédois) datait de 2007 (« Zoom Europa », 14 mars 2007).

26 « Vous êtes en train de créer un nouvel être humain ! » – c’est le commentaire que le journaliste lance à un inspecteur d’académie suédois, après une présentation de la réforme des curricula de 1969 (Suède école nouvelle, 1969).

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Citer cet article

Référence papier

Piero S. Colla, « Une école démocratique et des familles libérées ? », Deshima, 17 | 2023, 141-160.

Référence électronique

Piero S. Colla, « Une école démocratique et des familles libérées ? », Deshima [En ligne], 17 | 2023, mis en ligne le 04 décembre 2025, consulté le 05 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/deshima/index.php?id=334

Auteur

Piero S. Colla

UR 1341 Mondes germaniques et nord-européens – université de Strasbourg et laboratoire AGORA, université de Cergy

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