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Le présent dossier est consacré au Nord conçu sur le plan artistique comme un espace de projection de conceptions plus ou moins fantasmées. Dans un contexte globalisé, une approche géographique des arts tend à mettre en valeur des particularismes locaux conçus comme des îlots d’authenticités dans un océan standardisé. Or, cette quête d’une culture autochtone authentique peut s’avérer contre-productive et impliquer des formes de réinvention nostalgique relevant d’une psychogéographie (Coverley 2006). Cette observation s’applique éloquemment au cas de la zone nordique, qui est couramment abordée dans les arts, les légendes et la littérature depuis l’Antiquité selon un axe dont les deux pôles antithétiques vont d’une approche utopique (les communautés peuplant ces territoires étant considérées comme des modèles de vertu et de courage en symbiose avec une nature laissée à l’abri de l’exploitation) à une conception qui place des communautés barbares à l’écart des progrès de la civilisation dans un environnement menaçant où règnent la mort et la désolation. Qu’il soit associé à la blancheur, à l’infini, à la lumière ou à l’obscurité, au froid, à la neige, l’espace boréal est toujours lié à une idée d’extrême – qu’il soit climatique, botanique, géologique, ou autre. Et cet extrême est le plus souvent vécu en négatif, comme le miroir inversé du Sud : le Nord est ainsi souvent lié à l’idée d’absence (absence de chaleur, absence de bruit, absence de vie humaine, absence de faune, absence de couleurs, absence de lumière…). Il se présente alors comme une page blanche sur laquelle vient s’imprimer tout un imaginaire fertile. Plaqué sur une zone géographique et les habitants qui la peuplent, celui-ci peut s’inspirer de faits, notions et symboles liés à l’identité, la culture ou le paysage et se place sur le point de jonction « entre le factuel et le fictif, l’objectif et le subjectif, le réel et le représentationnel » (Daniels 2011 : 182). Cette activité de création de représentation est même si intense concernant la zone arctique qu’elle s’est parée ces dernières décennies d’un terme nouveau destiné à la caractériser : le boréalisme, qui met en évidence l’altérité, la spécularité du Nord, conçu comme un espace discursif produit par et pour le Sud (Briens 2016). D’autres notions sont également utilisées pour penser le Nord, comme la nordicité (Hamelin 1996), essentiellement liée à l’hiver et au froid, ou les mythèmes de Lévi-Strauss (Lévi-Strauss 1958) appliqués au Nord notamment par Thomas Mohnike, qui s’intéresse aux éléments narratifs récurrents liés au Nord (Mohnike 2020). L’imaginaire du Nord est lui-même un concept mis en avant par Daniel Chartier (Chartier 2018), et qui couvre à la fois des conceptions liées à la géographie (le Nord comme territoire à conquérir), au climat (le froid, l’hiver) ou à la culture (les conditions sociales, culturelles, la psychologie du Nord).

Les arts sont un terrain privilégié de l’élaboration, la performance et la diffusion de cette forme d’exotisme qui touche la zone nordique. Ainsi, sans oublier que les représentations du Nord ont nourri l’imaginaire artistique au cours des siècles (de l’Antique Thulé aux romans de Jack London en passant par la Tétralogie de Wagner, ou bien le documentaire romancé Nanook of the North de Robert Flaherty), on observe dans les dernières décennies une résurgence de cette thématique sous différentes formes d’art ; citons par exemple la mythologie nordique revisitée par Hollywood autour du personnage de Thor, la représentation des Vikings dans les séries (Game of Thrones, Vikings, The Last Kingdom…) ou la musique (viking metal), la mise en scène d’une nature vierge et inhospitalière dans Into the Wild et Arctic ou encore dans les albums conçus en Islande par l’Américain Low Roar ou les Français Keren Ann et Yann Tiersen… Tous ces exemples contribuent à forger une image du Nord, dont il résulte que la construction de l’identité nordique provient en grande partie de l’extérieur, comme si les communautés concernées se trouvaient dépossédées de leur capacité d’autodétermination.

Pourtant, émergent également des formes d’expression artistique émanant du Nord lui-même et étant amenées à s’exporter et circuler activement dans un environnement mondialisé (Ballotti 2018). Il paraît alors pertinent de réfléchir à la manière dont les orientations plus ou moins fantasmatiques nées de l’extérieur sont intériorisées par les communautés autochtones et nourrissent les cultures et identités nordiques elles-mêmes.

L’objectif de ce dossier est donc de fournir une lecture critique de l’imaginaire nordique dans les arts, en observant non seulement la généalogie, les tendances, les constantes traversant les diverses formes artistiques et ses évolutions à travers différentes époques, mais aussi la manière dont cet imaginaire se trouve réapproprié par les Nordiques à des fins de singularisation. Les quatre articles qui le composent se concentrent sur cette question autour d’un axe qui oppose et relie à la fois la Scandinavie au reste de l’Europe, sur une période qui s’étend de la fin du xviiie siècle à nos jours, et autour de disciplines artistiques variées (littérature, musiques savantes et populaires, ballet).

Par la comparaison des récits de voyage de trois auteurs italiens (Luigi Bossi, Giuseppe Acerbi et Francesco Miniscalchi-Erizzo), Massimo Scandola montre que l’appréhension du territoire inconnu passe ici par la mise en valeur d’une lecture plus ou moins biaisée des dynamiques culturelles et de l’identité sociale des groupes qui le peuplent.

La contribution d’Olivier Class porte sur la représentation musicale d’un phénomène naturel emblématique de l’espace polaire : l’aurore boréale. Cette expérience synesthésique est abordée de manière différente par le Français Edgar Varèse et la Finlandaise Kaija Saariaho : alors que l’un entend l’aurore, l’autre voit ses couleurs dans sa musique.

Stéphane Aubinet aborde la problématique de l’appropriation culturelle à travers la présence du yoik, chant sans accompagnement et sans paroles du peuple Sámi, dans la musique métal de Finntroll, en relation avec un fantasme de paganisme et de primitivisme qui est lui-même à relier à la nostalgie d’un âge d’or perdu.

Pour finir, en analysant les thématiques issues du folklore suédois mises en avant par deux spectacles des Ballets suédois à Paris (Nuit de Sain-Jean et Les Vierges folles) à l’automne 1920, Sabine Terret-Vergnaud met en évidence l’importance stratégique accordée à l’imaginaire nordique par cette compagnie étrangère cherchant à s’implanter en France.

Bibliography

Briens, S., 2016, « Boréalisme. Le Nord comme espace discursif », Études germaniques, n° 282, p. 179-188.

Ballotti, A., 2018, « Analyse des processus d’interaction et de réception du boréalisme », Études germaniques, n° 290, p. 177-191.

Chartier, D., 2018, Qu’est-ce que l’imaginaire du Nord ? Principes éthiques, Harstard, Artic Arts Summit ; Montréal, Imaginaire | Nord, coll. Isberg.

Coverley, M., 2006, Psychogeography. London, Pocket Essentials.

Daniels, S., 2011, « Geographical imagination », Transactions of the Institute of British Geographers, 36/2, p. 182-187.

Hamelin, L.-E., 1996, Écho des pays froids, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval.

Lévi-Strauss, C., 1958, « La structure des mythes », Anthropologie structurale, Paris, Plon.

Mohnike, T., 2020, « Narrating the North. Towards a Theory of Mythemes of Social Knowledge in Cultural Circulation », Deshima, n° 14, p. 9-36.

References

Bibliographical reference

Benjamin Lassauzet, « Avant-propos », Deshima, 16 | 2022, 7-10.

Electronic reference

Benjamin Lassauzet, « Avant-propos », Deshima [Online], 16 | 2022, Online since 04 décembre 2025, connection on 05 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/deshima/index.php?id=426

Author

Benjamin Lassauzet

Université Clermont Auvergne, CHEC / CREAA

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