Malgré leur brève existence (1920-1925), les Ballets suédois ont marqué profondément le monde de la danse par leurs innovations non seulement chorégraphiques mais aussi poétiques, picturales et musicales. En effet, leur chorégraphe Jean Börlin souhaite donner au ballet une morphologie nouvelle en attribuant la même importance à chacun des arts qui le composent. Avant de se lancer dans cette aventure chorégraphique, son créateur et mécène Rolf de Maré (1888-1964) a déjà constaté en tant que collectionneur, l’esprit conservateur de ses contemporains suédois. Il déclare d’ailleurs dans Les Ballets suédois dans l’art contemporain :
Je connaissais trop bien l’état d’esprit de mes compatriotes […] pour savoir que débuter en Suède équivalait à un suicide. […] Pour forcer l’estime des Suédois, il fallait d’abord la consécration de l’étranger. (de Maré 1931 : 21)
Rolf de Maré choisit donc Paris, capitale de la danse et des révolutions artistiques pour propulser sa troupe qui rassemble une partie des danseurs de l’opéra royal de Stockholm dont son chorégraphe, Jean Börlin.
Rolf de Maré achète, pour sept ans, le bail du Théâtre des Champs-Élysées, considéré comme « le plus beau théâtre du monde » (Norman 1920). Ce lieu devient le centre des créations modernes et les Ballets suédois en sont le pivot :
Le Théâtre des Champs-Elysées est devenu un laboratoire d’expériences artistiques. On y fait d’audacieux mélanges d’éléments esthétiques inattendus (Vuillermoz 1922 : 4).
Considérés par les critiques comme concurrents des Russes, les Suédois attirent les forces vives de la jeunesse artistique parisienne en quête de nouvelles valeurs depuis le désastre de la Première Guerre mondiale. Corrélativement, ils manifestent ouvertement leur volonté de mettre en valeur le patrimoine de leur pays mais de manière plus contemporaine : « l’avenir du ballet et de la danse se trouve en grande partie dans le régionalisme et dans les arts populaires » (de Maré 1937). Lors de leurs pérégrinations dans le monde, Rolf de Maré et Jean Börlin ont toujours été attirés par « l’art populaire sous toutes ses formes » (de Maré 1931 : 20). En faisant écho à celui de son pays, de Maré raconte :
Je songeais au puissant intérêt que présentaient les danses que j’avais vues dans nos provinces et au « Skansen », – sorte d’exposition permanente de folklore et de maisons historiques, – et combien il eut été captivant d’adapter ces danses à la scène et de les présenter dans des décors, non pas réalistes, mais d’une interprétation artistique… (de Maré 1931 : 21)
Quelle est la place du folklore dans la programmation de la compagnie ? De quelle manière Börlin et de Maré transfèrent et interprètent-ils ce patrimoine suédois dans leurs ballets ?
Comme l’illustre le tableau 1, Rolf de Maré et Jean Börlin proposent une variété de créations originales. Les choix musicaux, littéraires et picturaux sont puisés dans l’avant-garde du moment mais également dans la tradition populaire suédoise.
Tableau 1 : création des Ballets suédois par ordre chronologique
| Ballet | Date de création | Musique | Livret Argument |
Décors et costumes | Caractéristiques |
| Iberia | 25/10/1920 | Isaac Albeniz sur orchestration de D.E. Inghelbrecht | 3 tableaux espagnols par Jean Börlin | Alexandre Steinlen | « Le théâtre réaliste dansé »** |
| Jeux | 25/10/1920 | Claude Debussy | Claude Debussy | Pierre Bonnard Jeanne Lanvin |
Une lecture humaniste du livret |
| Nuit de Saint-Jean | 25/10/1920 | HugoAlfven | Jean Börlin | Nils de Dardel | Chorégraphie folklorique stylisée (suédois) |
| Maison de fous | 08/11/1920 | Viking Dahk | Jean Börlin | Nils de Dardel | Premier ballet expressionniste |
| Le Tombeau de Couperin | 08/11/1920 | Maurice Ravel | Pas d’action dramatique. Danse pure | Pierre Laprade | Danse traditionnelle française |
| El Greco | 18/11/1920 | D.E. Inghelbrecht | Scènes mimées de Jean Börlin |
Décors d’après tableaux de Greco exécutés par Georges Mouveau Costumes de Jean Börlin |
Ballet expressionniste Ballet plastique |
| Chopiniana | 18/11/1920 | Chopin orchestré par Eugène Bigot | Pas de deux dans l’héritage classique | Dans l’esprit des Sylphides | |
| Les Vierges folles | 18/11/1920 | Kurt Atterberg | Kurt Atterberg | Einar Nerman | Ballet-pantomime (folklore suédois) |
| Derviches | 18/11/1920 | Alexandre Glazounov | Danse | Décors de Mouveau Costumes de Börlin |
Danse folklorique pure |
| La Boîte à joujoux | 15/02/1921 | Claude Debussy | André Hellé | André Hellé | Ballet cubiste |
| L’Homme et son désir | 06/06/1921 | Darius Milhaud | Paul Claudel | Audrey Parr | Poème plastique |
| Les Mariés de la Tour Eiffel | 18/06/1921 | Groupe des Six (sans Durey) | Jean Cocteau | Irène Lagut Jean Hugo |
Spectacle |
| Dansgille | 20/11/1921 | Airs populaires suédois arrangés par Eugène Bigot | Danse folklorique | Décors d’après un tableau du Musée nordique de Stockholm Costumes nationaux suédois |
Danses folkloriques pures |
| Skating Rink | 20/01/1922 | Arthur Honegger | Poème de Riciotto Canudo | Fernand Léger | « Ballet aux patins »* |
| Marchand d’oiseaux | 25/05/1923 | Germaine Tailleferre | Hélène Pédriat | Hélène Pédriat | Ballet populaire |
| Offerlunden | 25/05/1923 | Algot Haquinius | Jean Börlin | Gunnar Hallström | « Ballet-pantomime »* sur fond folklorique |
| La Création du monde | 25/10/1923 | Darius Milhaud | Blaise Cendrars | Fernand Léger |
Ballet nègre Ballet plastique |
| Within the quota | 25/10/1923 | Cole Porter | Gérald Murphy | Gérald Murphy | « Ballet-sketch »* |
| Le Roseau | 19/11/1924 | Daniel Lazarus | Conte Persan | Alexandre Alexeiff d’après des miniatures persanes | Influence de l’Inde |
| Le Porcher | 19/11/1924 | Airs suédois arrangés par Pierre-Octave Ferroud | Conte de Hans-Christian Andersen | Alexandre Alexeiff | Folklore suédois |
| Le Tournoi singulier | 19/11/1924 | Roland Manuel | Louise Labé | Foujita | Mélange styles japonais et européens |
| La Jarre | 19/11/1924 | Alfredo Casella | Luigi Pirandello | Giorgio de Chirico | Fresque réaliste sur la vie populaire sicilienne |
| Relâche | 04/12/1924 | Erik Satie | Francis Picabia | Francis Picabia | Ballet instantanéiste et un entracte cinématographique |
Sont surlignés en gris foncé les ballets auxquels les compositeurs suédois ont collaboré et sont surlignés en gris clair les ballets auxquels les artistes français ont collaboré. *Sous-titre du ballet. **Häger, Bengt, Ballets suédois, op. cit., p. 15.
Parmi les vingt-quatre créations originales, cinq sont ouvertement rattachées à la culture suédoise (cf.tableau 1 : surlignées en gris foncé). En effet, la chorégraphie et la musique de Dansgille (1921) et Porcher (1924) reposent sur des airs folkloriques suédois respectivement arrangés pour l’orchestre par E. Bigot et P-O Ferroud. Nuit de Saint Jean (1920) et Les Vierges folles (1920) dont la musique (H. Alfvèn, K. Atterberg), les décors et les costumes (N. Dardel, E. Nerman) sont réalisés par des Suédois prennent, leurs sources dans les traditions populaires de Dalécarlie et du Värmland. Enfin, Offerlunden (Rite du printemps, 1923) est présenté comme un ballet-pantomime suédois évoquant les rites du culte Viking à l’âge du bronze mais le manque de cohésion entre les différents arts au moment de l’élaboration du ballet oblige de Maré à le retirer de l’affiche après cinq représentations.
Avec cette programmation d’origine suédoise, la compagnie semble se distinguer de l’orientalisme russe dans lequel le public parisien était plongé depuis le début du xxe siècle. Comme le souligne Roland Huesca à propos de Schéhérazade, Les Orientales, Prince Igor ou encore Le Dieu bleu créés par les Ballets russes,
peu importe les anachronismes, les trahisons historiques ou encore l’inexactitude de ces « ailleurs » ; entre imaginaire et réel, la compagnie de Serge Diaghilev fait miroiter un exotisme dont la cartographie, souvent incertaine, attise le désir. Russie, Égypte, Asie, Inde, la troupe impose sa géographie, redessine ces mondes mythiques. (Huesca 2001 : 23).
Si imaginaire et réel se confondent chez les Russes, la démarche des Suédois est-elle semblable ? Parmi les ballets cités dans la programmation purement suédoise, Nuit de Saint Jean et Les Vierges folles sont les plus représentés. Cette étude musicologique et interdisciplinaire tentera de déterminer, à travers quelques exemples, la manière dont Jean Börlin associé aux compositeurs et peintres s’approprie et transcende ce patrimoine culturel pour créer des ballets hybrides.
De la fête populaire à la parabole biblique
Au stade de nos recherches, les sources primaires concernant ces deux ballets restent pour l’instant limitées mais le retour de Jérôme Hardy dans le numéro de la revue La Danse de novembre 1920 donne des détails précieux :
Les musiciens et les danses sont celles que l’on joue et que l’on danse encore dans les provinces que Selma Lagerlöf a décrites avec un charme qui n’échappe même pas à des esprits étrangers.
La Dalécarlie (en suédois Dalarna qui signifie vallée) est un comté situé au centre-ouest de la Suède garant encore actuellement des traditions ancestrales du pays. Cette région abrite deux des symboles les plus mythiques de Suède : le « dalahäst » (cheval de Dala) à la décoration sophistiquée et la célèbre teinte du « Falu Rödfärg » (rouge de Falun), peinture fabriquée localement à partir de la fin du Moyen-Âge pour protéger et colorer les maisons de bois. Elle est également un des hauts lieux de célébration de la veillée de la Saint-Jean, sujet que Börlin choisit de traiter pour la première saison des Ballets suédois.
Nuit de Saint-Jean, une fête traditionnelle suédoise
La soirée d’ouverture du 25 octobre 1920 inaugure la direction artistique des Ballets suédois avec un programme cosmopolite débutant par Ibéria (musique d’I. Albéniz, décors de A. Steinlen), suivi de Jeux (musique de C. Debussy, décors de P. Bonard et costumes de J. Lanvin) et clôturé par Nuit de Saint-Jean.
Au Moyen-Âge, le solstice d’été était fêté en lien avec le culte du soleil. Après avoir tenté d’empêcher cette fête païenne, l’Église catholique l’a christianisée en la dédiant à Saint-Jean, mais sans participer aux rituels. Pour les paysans suédois, la nuit de la Midsommar (la Saint-Jean) était considérée comme une période magique et mystérieuse durant laquelle les plantes avaient des pouvoirs de guérison et étaient utilisées pour prédire l’avenir. Jean Börlin ne chorégraphie pas ces légendes mais la fête traditionnelle de la veillée de la Saint-Jean en reproduisant l’ossature des danses populaires de Dalécarlie. Il transpose subtilement sur scène les danses folkloriques qui, par leur origine, sont destinées à être exécutées plutôt que regardées. Börlin est le premier à fonder l’ensemble d’un ballet sur des danses populaires authentiques. Pour la première fois dans le monde de la danse, il met en place des normes esthétiques de ce que Bengt Häger appelle « une chorégraphie abstraite folklorique ». Il constate : « cent ans plus tôt, un maître de ballet de l’Opéra royal de Stockholm avait consacré sa vie à chorégraphier les danses populaires suédoises ; reprenant la tradition, Börlin radicalise ce parti pris » (Häger 1989 : 15). Pour confirmer ces propos, Rolf de Maré avait au départ l’ambition de créer dans son pays une troupe de ballets « capable non seulement d’exécuter nos danses nationales, mais, poussant plus loin sa science […] de traduire plastiquement les émotions des artistes » (de Maré 1931 : 21).
Cette fidélité à la tradition folklorique apparaît également dans les décors et costumes. Nils de Dardel cherche à la fois à satisfaire la curiosité du public sur la culture populaire suédoise tout en proposant une « imagerie » sophistiquée de son pays. Les dominantes de rouge, de jaune et bleu foncé créent un univers chatoyant provenant directement des costumes folkloriques suédois. De même, le « mat de mai » décoré de fleurs érigé au centre du décor est un élément incontournable de cette fête traditionnelle qui a davantage d’importance que la fête nationale. La conception des fleurs qui encadrent le rideau de fond de scène a été influencée par l’ornementation florale de la peinture « Kurbits » (courge) qui ornait les meubles et les papiers muraux entre 1790 et 1800. Dans le livre de Jonas, dans l’Ancien Testament, cette plante apparaît comme un symbole de la force vitale foisonnante et du dessèchement de la mort (Livre de Jonas, chapitre 4). Cette influence picturale est aussi présente dans Les Vierges folles.
Les Vierges folles, un imaginaire religieux profane
Avec ses 357 reprises sur seulement cinq ans, Les Vierges folles est le cheval de bataille des Ballets suédois. Tout comme Nuit de Saint-Jean, Les Vierges folles sont une création purement suédoise inaugurée le 18 novembre 1920. Les décors et costumes sont d’Einar Nerman (1888-1983). La musique est de Kurt Atterberg (1887-1974), ingénieur civil compositeur autodidacte et chef d’orchestre très actif en Suède.
Ce ballet-pantomime est le fruit de plusieurs concours de circonstances. Durant l’année 1915, tandis que Kurt Atterberg envisage de célébrer dans un ballet les images de Dalécarlie, le peintre Einar Nerman découvre au Musée Nordique de Stockholm une tapisserie murale relatant la parabole biblique des Vierges sages et des Vierges folles avec leur lampe à huile. Il s’agit très certainement de l’œuvre de Nils Svensson réalisée vers 1700 et toujours conservée au Musée Nordique. Cette parabole est relatée dans l’exégèse de l’Évangile selon Saint Matthieu alors que Jésus invite à suivre les principes de la fidélité à sa parole, à la miséricorde et à la charité pour gagner, après la mort, le Royaume de Dieu plutôt que la perdition en enfer.
Adepte de la danse libre, Nerman pense aussitôt à l’adapter pour la scène et contacte le musicien qui lui aussi souhaitait mettre en valeur la musique populaire suédoise. Comme le relate Kurt Atterberg, le peintre a déjà une idée précise de l’argument lors de leur rencontre. En 1916, le compositeur trouve de manière inattendue un vieux manuscrit de danses populaires dont la pièce chorale intitulée Les Vierges folles. Quand Jean Börlin le contacte en 1920 pour composer un ballet en deux actes, le sujet est déjà trouvé. Atterberg conçoit alors sa musique et l’argument pratiquement en parallèle. Il constate que les versets du choral forment une intrigue que Jean Börlin extrapole :
La fiancée s’avance, qu’accompagnent les « vierges sages » et les « vierges folles ».
Si les premières veillent avec attention sur le feu de leur lampe et en protègent soigneusement la flamme, les dernières, insouciantes, ne pense qu’aux jeux et aux plaisirs. Leurs compagnes sages peuvent leur reprocher une dangereuse légèreté, elles ne les écoutent point, rient et continuent.
Le sommeil gagne les jeunes filles qui, l’une après l’autre, s’endorment autour de la fiancée.
La vision s’efface.
La fiancée se réveille radieuse et réveille ses compagnes.
Mais les vierges folles s’effrayent parce qu’elles n’ont plus d’huile dans leurs lampes. Anxieuses, elles se regardent avec consternation. (La Danse, 1 920)
La parabole est totalement vidée de son sens religieux. Son extrapolation repose avant tout sur les actions des personnages et plus particulièrement sur celles des vierges folles dont le ballet porte le titre :
Vainement elles tentent d’obtenir des vierges sages l’huile qui leur manque. Où trouveront-elles le précieux aliment de leurs lampes ?
Cependant le rêve s’est réalisé, le fiancé est venu. Il a pris la main de la fiancée et tous deux ont pénétré dans l’église conduits par les vierges sages.
Et quand reviennent les vierges folles qui veulent elles aussi rentrer dans le temple ; les anges leur en interdisent l’accès, et elles ne peuvent que regarder les époux et leur cortège qui sortent de l’église. (La Danse, 1920)
En rédigeant l’argument des Vierges folles, Atterberg estime que la tapisserie murale de Svensson reste la principale source d’inspiration dans la réalisation des décors et costumes. Il l’écrit à Börlin le 8 juin 1920 (lettre conservée au Dansmuseet de Stockholm) :
Je crois être parvenu à écrire une musique en parfaite harmonie avec l’intrigue […] J’estime aujourd’hui que les esquisses de Nerman sont pleines de caractère. J’ai revu récemment le tapis mural qui a fait démarrer toute cette idée et je trouve que les projets de costumes s’y inscrivent très joliment.
L’argument, le décor et les costumes s’inspirent de la Dalmålning ou peinture de Dalécarlie. Il s’agit d’une peinture populaire typiquement suédoise exécutée par les peintres autodidactes de Dalécarlie entre 1780 et 1870 notamment pour décorer les mobiliers de leur petite maison. Elle tire ses motifs de la Bible avec tous les petits personnages qui la peuplent. En effet, pour que la majorité de la population du pays, qui à cette époque était analphabète, puisse tout de même « lire » son histoire biblique, un certain nombre d’éditions de Bibles en images avait été publié au cours du xviiie siècle. Les principaux faits étaient représentés tandis que le texte demeurait secondaire. Les différentes esquisses et le décor conservés au Dansmuseet (musée de la Danse) montrent que Nerman reprend la morphologie et les couleurs de ces peintures. Tout comme les peintres de Dalécarlie, Nerman détourne la source religieuse pour créer une œuvre ornementale peuplée de personnages irréels dans la mesure où ils ne possèdent pas une identité propre.
La chorégraphie poursuit cet état d’esprit qu’Atterberg précise dans l’une des lettres destinées à Börlin et conservées au Dansmuseet (Jacobsson 1985 : 167) :
Les airs et les mélodies sont généralement graves, mais, en revanche, tu devrais concevoir une chorégraphie comique, voire burlesque, et souligner le caractère naïf de l’ensemble.
On parle d’une chorégraphie « délicate, ponctuée d’ironie, de malice et d’humour ». Paul Lombard dans L’Homme libéré rapporte : « Le public y mêle des rires que je n’ai jamais entendus si joyeux et si frais ».
Ces deux ballets reposent sur un argument, une chorégraphie, des décors et costumes issus de la culture suédoise. Cette source apparait-elle également dans la musique ?
Une musique aux accents folkloriques suédois
Un compositeur suédois reconnu en Europe : Hugo Alfvén
Soulignons que l’œuvre musicale est bien antérieure à la conception du ballet. Nuit de Saint-Jean (en suédois Midsommarvaka) est l’une des œuvres les plus populaires du compositeur. Elle correspond à la première de ses quatre Rhapsodies suédoises. Composée en 1903, l’œuvre connaît une diffusion internationale sous sa forme originale mais également sous de multiples variantes instrumentales.
La composition de Nuit de Saint-Jean est représentative de la société suédoise de la fin du xixe et début du xxe siècle aspirant à la fois à un retour aux racines s’appuyant sur les traditions folkloriques et les textes nationalistes naissants. Comme une grande partie de ses compatriotes musiciens, Alfvén approfondit son éducation musicale en Europe continentale. Jean-Luc Caron rappelle que :
La Suède fut toujours dépendante de la présence de musiciens et d’idées venus du reste de l’Europe occidentale (Angleterre, France, Italie). Mais la source essentielle fut l’Allemagne dont les riches apports s’intégrèrent avec une étonnante rapidité, grâce à un filtre scandinave des plus efficients. (Caron 2019 : 11)
Ses compositions reflètent cette alliance à travers un subtil mélange entre l’impressionnisme français, la luxuriance de l’orchestration à la Richard Strauss et la mise en valeur des mélodies populaires suédoises. Alfvén choisit naturellement le genre de la rhapsodie. Comme le précise André Hodeir :
La rhapsodie, sorte de fantaisie de style très libre composée sur des chants populaires – ou sur des thèmes très simples qui peuvent en tenir lieu – est une forme essentiellement instrumentale. […] Elle est souvent d’allure nettement folklorique. (Hodeir 1951 : 94)
La musique de Nuit de Saint-Jean est construite sur quatre sections contrastées délimitées par des doubles barres qui ont pour seul dessein de mettre en lien la musique avec les moments clés de l’argument : aucune cadence ne délimite ces sections. Cette structure correspond à « l’esprit de la rhapsodie » qu’Hodeir définit comme « une juxtaposition continuelle d’épisodes plus ou moins courts et qui font contraste les uns avec les autres » (Hodeir 1951 : 94). Hormis le thème (D), toutes les mélodies sont basées sur les principes de la plupart des musiques populaires : des carrures de quatre mesures et des motifs répétitifs avec une identification forte d’ordre rythmique ou mélodique.
Tableau 2 : mise en relation des différentes phases de l’argument de Nuit de Saint-Jean avec la structure générale de la composition de H. Alfvén
| Argument du ballet publié dans le numéro spécial de novembre 1920 de La Danse |
Tempo |
| « Garçons et filles, hommes et femmes se réunissent autour d’un mai fleuri pour y mener des danses et des rondes pleines d’entrain et fort gracieuses, sur de vieux airs locaux. Entre deux rondes, les danseurs se groupent et trinquent avant de boire, selon l’antique coutume scandinave ». | Allegro moderato 2/4 |
| « Seule, la nuit de quelques instants arrête leurs ardeurs. C’est un moment de nostalgie très douce et que vient terminer l’apparition du soleil qui se lève ». | Andante 2/4 |
| « Alors, la musique reprend, les danses et les rondes recommencent… | Allegretto 2/4 |
| …et la sarabande se poursuit de village à village ». | Allegro con brio 3/4 Un poco meno mosso |
Alfvén joue à la fois sur l’authenticité en s’appuyant sur les archétypes des chants populaires suédois. L’allegro moderato nous transporte directement dans cet univers avec une mélodie de type antécédent/conséquent dont l’accompagnement en bourdon aux cors contraste avec le balancement léger des cordes divisées en pizzicato :
Ill. 1 : Nuit de Saint-Jean, relevé du thème A à la clarinette en la et son accompagnement aux cordes sur un bourdon aux cors en fa.
Dans cet allegro, Alfvén varie habilement les atmosphères grâce à l’orchestration et un traitement plus « savant » des mélodies populaires. Ainsi, dans la deuxième partie (chiffre 5), il crée des effets de rupture avec une cellule mélodique (C) très rythmique au tutti lorsque la mélodie dansante (B) se développe. Il illustre alors le moment où « entre deux rondes les danseurs se regroupent et trinquent avant de boire selon l’antique coutume scandinave » (programme de Nuit de Saint-Jean, La Danse, novembre 1920).
Ill. 2 : Nuit de Saint-Jean, relevé du thème B suivi du thème C dans l’Allegro
Dans l’andante, Alfvén s’éloigne de l’univers folklorique pour dépeindre le bref instant nocturne avec un thème langoureux au cor anglais sur un accompagnement léger des cordes en pizzicato, ponctué par la harpe tous les quatre temps. Le choix des timbres évoque l’atmosphère magique correspondant à ce moment de l’année si particulier pour les Suédois. Le travail rythmique de chaque strate contribue à effacer la métrique pour suspendre le temps : « Seule, la nuit de quelques instants arrête leurs ardeurs. C’est un moment de nostalgie très douce et que vient terminer l’apparition du soleil qui se lève » (programme, La Danse, 1920)
Le succès de cette rhapsodie ne réside donc pas dans une quête de révolution du langage musical de son époque mais dans l’équilibre entre le populaire et le savant, entre la culture folklorique suédoise et la maîtrise du langage savant d’Europe continentale par le compositeur. Le choix de Jean Börlin de reprendre cette rhapsodie en adaptant l’argument paraît naturel. Il a pu aisément faire coexister le réel et l’irréel, la tradition et la légende, le folklore et la danse néoclassique.
Les Vierges folles, une musique « en parfaite harmonie avec l’intrigue »
Tout comme Afvén, Atterberg souhaite mettre en valeur musicalement son patrimoine sans artifices novateurs. Il se considère d’ailleurs comme un compositeur « classique nationaliste ». À l’avant-gardisme naissant, il préfère « la musique classique de forme, habillée d’un idiome poétique national où se mêlent des traits venus de Wagner et Strauss » (Caron 2019 : 24).
Comme annoncé dans le programme de la première représentation, la musique de ce ballet-pantomime s’appuie sur huit mélodies populaires suédoises dont la chanson à boire Tomtegubbar entonnée lors des fêtes de Noël. Sa présence coïncide avec le réveil de la fiancée « radieuse » et de ses compagnes. Son accompagnement en batteries aux violoncelles contribue à illustrer l’agitation des vierges folles effrayée car « elles n’ont plus d’huile dans leurs lampes » (La Danse, 1920).
Ill. 3 : Les Vierges folles, relevé du début de la mélodie basée sur la chanson Tomtegubbar.
La composition musicale est structurée autour de deux mélodies populaires qui apparaissent comme des ritournelles tout au long du ballet. Atterberg emprunte également le fameux cantique datant du xviiie siècle découvert en 1916.
Ill. 4 : Les Vierges folles, relevé de la mélodie du cantique qui encadre la composition de Kurt Atterberg
Comme le précise le programme publié dans La Danse (novembre 1920), ce cantique reprend la parabole des vierges sages et des vierges folles. Pour introduire le ballet, Atterberg l’harmonise sous la forme d’un choral interprété par les cordes. Il réapparait au centre de l’œuvre après l’éveil des vierges à la clarinette puis à la flûte de manière plus hésitante et sans la présence de la basse. Il perd son caractère religieux certainement pour souligner la quête des vierges folles afin d’obtenir l’huile auprès des vierges sages. La version solennelle du cantique clôt le ballet pour accompagner le cortège des époux sortant de l’église alors que les vierges folles sont restées dehors. Atterberg allie les traditions populaires et sacrées de son pays dans un langage classique qui instaure une atmosphère d’enchantement.
Les ballets Nuit de Saint-Jean et Les Vierges folles permettent à Rolf de Maré et Jean Börlin de créer une identification suédoise sans qu’elle soit prédominante et identitaire à la compagnie. La culture populaire suédoise nourrit le processus de création de tous les protagonistes mais elle est réinterprétée musicalement, picturalement et chorégraphiquement pour créer de nouveaux types de ballets. Les principes de la danse folklorique deviennent un réservoir de gestes permettant à Börlin de créer des mouvements éloignés du carcan classique. En trois semaines, la première saison affirme le caractère international et la polyvalence de la compagnie, qui passe aisément du ballet classique, au ballet folklorique abstrait jusqu’à l’expression plastique libre. Selon de Maré, cette malléabilité, cette ouverture aux cultures, aux arts sont essentiels pour renouveler les processus de création :
« Qu’arrive-t-il à des ballets ne voulant représenter que l’esthétique de leur propre patrie, sinon qu’une fois leur source d’inspiration tarie, ils se consument et vieillissent ? Tandis qu’expression internationale, une troupe peut puiser dans les pays les plus divers des sujets qui la vivifient, la modernisent, la rendent immortelle » (de Maré : 1923)
Ce sont finalement les croisements des diverses pérégrinations de Börlin, ses rencontres avec les courants esthétiques, stylistiques multiples qui l’ont amené à créer une nouvelle forme d’art dans laquelle le réel, l’imaginaire, le populaire et le savant se mêlent.




