« Ainsi, ma mère était seule, même quand j’étais là »

Sur le travail poétique autobiographique de Tove Ditlevsen

  • “Thus, my mother was alone, even when I was there”. On the Autobiographical Poetics in Tove Ditlevsen’s Work

p. 201-221

Zusammenfassungen

Longtemps négligée par la critique et les institutions littéraires, l’œuvre de la poétesse et romancière danoise Tove Ditlevsen (1917-1976) est aujourd’hui considérée comme l’une des plus significatives de la littérature scandinave contemporaine, entre autres en tant que précurseur du courant d’autofiction qui se répand dans la littérature du Nord depuis le début du siècle. Dans mon article, j’étudierai la trajectoire autobiographique de Ditlevsen, en me concentrant sur les réflexions – implicites et explicites – que propose l’auteure elle-même au sujet de son parcours artistique tout au long de son œuvre tardive, et particulièrement à travers les mémoires de son Enfance, de sa Jeunesse et de sa Dépendance, publiés vers 1970 et aujourd’hui connus sous le titre de Trilogie de Copenhague. Au cours de ces mémoires, l’auteure présente son entrée dans l’écriture littéraire comme un mouvement ambigu de libération, de protection et d’isolement vis-à-vis de son milieu prolétarien d’origine. Avant d’entrer dans l’univers de la Trilogie de Copenhague, je m’arrêterai par conséquent sur les implications et l’impact de son point de départ, à savoir la voie de l’enfance qu’est le quartier ouvrier de Vesterbro à Copenhague. Comme nous le verrons également, l’acceptation tardive de l’auteure par la critique est un phénomène intimement lié à son enfance vécue en bas de l’échelle sociale.

For a long time neglected by critics and literary institutions, the work of the Danish poet and novelist Tove Ditlevsen (1917-1976) is today considered one of the most decisive in contemporary Scandinavian literature. Among other things, the author is seen as an important precursor of the trend of autofiction that has been spreading through the literature of the North since the turn of the century. In my article, I will study the autobiographical trajectory of Ditlevsen, focusing on the reflections—implicit and explicit—offered by the author herself throughout her late work. More specifically, I will propose a reading of Ditlevsen’s memoirs Childhood, Youth and Dependency, written and published around 1970, and posthumously gathered under the title The Copenhagen Trilogy. In this work, the author presents her engagement in literary writing as an ambiguous movement of liberation, protection, and isolation from her initial proletarian environment. Before entering the world of the The Copenhagen Trilogy, I will therefore consider the fundamental importance of its starting point —that is, the childhood of Tove Ditlevsen in the working-class district of Vesterbro, Copenhagen. As we will likewise see, the author’s belated acceptance by critics is a phenomenon intimately linked to her social status, namely her childhood spent at the bottom of the ladder.

Gliederung

Text

Quand la Grande-Bretagne déclare la guerre à l’Allemagne nazie en septembre 1939, une jeune femme s’inquiète à Copenhague : âgée de 21 ans, Tove Ditlevsen (1917-1976) se trouve à ce moment-là sur le point de faire ses grands débuts en tant qu’auteure grâce à la publication de son premier recueil de poésie, Pigesind, Conscience de fille, titre qui compte aujourd’hui parmi les plus populaires de la littérature danoise moderne1. Les événements du vaste monde ne risqueraient-ils pas de détourner l’attention de l’univers particulier et intimiste que l’auteure en devenir s’apprête à présenter ? Tove Ditlevsen fait part de cette crainte juvénile une trentaine d’années plus tard, dans le second tome de sa trilogie de mémoires, constituée de Barndom, Enfance, et Ungdom, Jeunesse – parus en 1967 – et de Gift, Dépendance, publié en 1971 : « Mon recueil de poésie, paraîtra-t-il maintenant ? », demande-t-elle tout à la fin de Jeunesse, apparemment plus angoissée par le destin de ses poèmes et de ses mots que par la catastrophe mondiale qui s’annonce2. « Écrivaine merveilleusement déstabilisante, elle fait l’aveu de quelque chose qu’un auteur de mémoires plus timide n’admettrait jamais : un niveau monstrueux d’intérêt personnel », note à ce sujet le critique Hilton Als dans son excellent compte rendu de la récente édition américaine des mémoires de l’auteure danoise, compte rendu qui témoigne de la reconnaissance posthume grandissante dont jouit ces jours-ci Tove Ditlevsen en tant que l’une des plus remarquables voix de la littérature scandinave de la deuxième moitié du xxe siècle3.

Assurément, le « self-interest », l’intérêt personnel, traverse l’œuvre de Ditlevsen de bout en bout, dépassant le cadre de ses mémoires. Elle s’intéresse à elle-même dès ses débuts, en s’interrogeant sur son propre parcours de femme (de lettres) d’origine prolétaire. Cet intérêt est en effet si profond et omniprésent qu’il pourrait être qualifié de « monstrueux ». Mais s’il est ainsi, c’est parce que l’auteure Tove Ditlevsen – et donc la fille, l’adolescente, la femme, l’épouse, la mère, la femme divorcée… – a dû franchir de nombreux obstacles afin de pouvoir se trouver elle-même, c’est-à-dire se trouver elle-même en tant que quelqu’un d’autre que celle qu’elle était censée être selon les contraintes et les codes sociaux de son milieu ouvrier copenhaguois de la première moitié du xxe siècle. Parmi ces obstacles, on trouve notamment l’interdiction de se dire en tant qu’individu doté de désirs et d’espoirs non conformes aux origines prolétaires. Comment faire la seule chose qui compte, la seule chose qui fait vivre – à savoir écrire, selon Ditlevsen – quand une fille née dans le quartier ouvrier de Vesterbro à Copenhague à la fin des années 1910 ne peut pas devenir auteur ?

Dans ce qui suit, j’étudierai la trajectoire littéraire autobiographique de Tove Ditlevsen en me concentrant sur les réflexions – implicites et explicites – que propose l’auteure elle-même au sujet de son parcours artistique tout au long de son œuvre tardive, et particulièrement à travers les mémoires de son Enfance, de sa Jeunesse et de sa Dépendance. Pour ce faire, je considérerai d’abord les implications et l’impact de son point de départ – la voie de l’enfance qu’est le quartier ouvrier de Vesterbro à Copenhague –, puis les raisons de son acceptation tardive par la critique, phénomène intimement lié à son enfance vécue en bas de l’échelle sociale.

La reconnaissance des prolétaires : l’enfance, la critique et les « classiques »

Dans le travail littéraire de Tove Ditlevsen, il est question du désir et du besoin de reconnaissance. Ce désir et ce besoin sont individuels. Mais en tant que tels – en tant qu’individuels – ils sont indissociablement liés à ce qui peut en ce sens être accordé par une classe sociale donnée dans un contexte historique spécifique. Puis, ce qui au niveau de la reconnaissance peut être accordé par une classe sociale est de son côté étroitement lié à ce qui peut être accordé à cette classe dans le contexte en question. La reconnaissance est ici à entendre dans les sens d’amour, de respect et de considération – ou de prise en compte – sociale4.

Dans le milieu ouvrier de Hedebygade – la rue de Hedeby – à Vesterbro au centre de la capitale danoise, la taille moyenne des appartements familiaux était dans les années 1920-1930 d’environ trente mètres carrés, toilettes sur le palier incluses5. Peu de place, donc, littéralement, pour la reconnaissance de l’individu en tant qu’individu. Cela dit, un prolétaire n’est de toute façon pas censé être reconnu – considéré et pris en compte – en tant qu’individu. Le prolétaire est à l’origine celui qui est si pauvre qu’il n’a de valeur – pour l’État – que par la progéniture, les enfants, qu’il peut avoir, dans un espace physique et social depuis toujours restreint : le prolétaire, proletarius, est placé dans la sixième et dernière des classes sociales romaines. Il est exempt d’impôts, puisque sa contribution durable à l’État ne peut être que sa propre reproduction : « prolétaire » est dérivé de proles, « descendance »6.

C’est dans ce quartier de la rue de Hedeby – dans un appartement d’arrière-cour – que naît et grandit Tove Ditlevsen : c’est cela Barndommens gade, La rue de l’enfance, comme l’indique le titre de son roman le plus populaire, publié en 1943. Tout au long de sa vie d’auteure elle sera hantée par ce génitif : la rue de l’enfance, barndommens gade. L’enfance a un lieu, et le temps de l’enfance est un espace qui persiste, et dont on ne sortira pas vivant. En fait, dans l’enfance on est enterré vivant : « L’enfance est longue et étroite comme un cercueil, et on n’en sortira pas par ses propres moyens », écrit-elle dans le premier tome de sa trilogie de mémoires, au début d’Enfance7.

Tove Ditlevsen se suicide au printemps 1976, à l’âge de 58 ans. Sur les photographies prises lors de ses funérailles on voit un grand nombre de femmes quinquagénaires parmi les milliers de gens qui suivaient le corbillard sur son chemin vers Vestre kirkegård, le cimetière de l’Ouest, situé un peu à l’extérieur du centre de Copenhague. Des femmes du même âge que l’auteure, et probablement en grande partie originaires du même quartier populaire qu’elle, c’est-à-dire de Vesterbro, quartier qu’incarnait Ditlevsen dans la conscience du public depuis des décennies. Il y a des hommes, aussi, des hommes du même âge et du même milieu social. Mais il y a sensiblement moins de jeunes présents, surtout de jeunes femmes8.

À ce moment-là, l’avenir de la reconnaissance publique de Tove Ditlevsen semblait réellement derrière elle. Cet avenir était d’un certain âge déjà : quinquagénaire, en effet, s’approchant de la soixantaine. Pour la génération de 68, Ditlevsen paraissait surannée, rétrograde, voire réactionnaire, après un itinéraire littéraire de presque quarante ans, itinéraire pendant longtemps constitué de quatrains romantiquement rimés et de romans en prose sociale limpide9. Certes, elle était encore populaire – très populaire, peut-être trop – et elle l’avait toujours été, surtout, justement, parmi les classes du même genre. « [J]’ai pris la fuite aussi vite que possible », écrit par exemple la critique universitaire Jette Lundbo Levy en 1976, l’année de la mort de Tove Ditlevsen, au sujet de sa première rencontre avec l’écriture de l’auteure au milieu des années 1960, quand elle avait elle-même 15-16 ans : « je refusais de me voir dans ce rôle limité de la femme et de cultiver la forme de sensibilité que représentait selon moi cette œuvre »10.

Ensuite, la reconnaissance officielle tarde effectivement pour l’auteure. Jusqu’à la fin des années 1960, elle reste « la pianiste de bar de la poésie », selon l’épithète que lui assigne tôt l’écrivain suédois Erik Lindegren et que la poète concernée prend soin de citer à plusieurs reprises, entre autres dans son Tove Ditlevsen par elle-même11. Une « pianiste de bar de la poésie » travaille son instrument, peut-on supposer, de manière traditionnaliste et néo-romantique, en l’accordant à quelques sonorités symbolistes maintes fois entendues : « Jeg er din barndoms gade,/jeg er dit væsens rod,/jeg er den bankende rytme/i alt hvad du længes mod », entend-on en ce sens dans un de ses poèmes les plus incontournables pour le public danois, « Barndommens gade », « La rue de l’enfance », paru dans le recueil Lille verden, Petit monde, en 1942, un an avant le roman portant ce même titre, Barndommens gade : « Je suis la rue de ton enfance, / je suis la racine de ton être, / je suis le rythme d’effervescence / dans tout ce que tu espères connaître »12.

Autour de 1970, il est déjà trop tard. Autour de 1970, quand paraissent les mémoires de Ditlevsen, accompagnées des romans Les visages (1968) et La chambre de Guillaume (1975) – marqués par les voix d’une conscience méticuleusement déchirée – et du recueil de poésie en vers libres La chambre ronde (1973), Tove Ditlevsen est depuis trop longtemps Tove Ditlevsen aux yeux de l’institution littéraire, notamment celle masculine, académique et universitaire. Venue de nulle part, elle reste un(e) sans-part vis-à-vis de cette institution : sans formation, sans titre, sans véritable droit, et sans pudeur esthétique moderniste13.

Au cours des deux dernières décennies, la critique – universitaire et autre – est revenue à l’œuvre de Tove Ditlevsen, en considérant notamment l’auteure comme une précurseur de l’autofiction danoise, et plus généralement scandinave, actuelle. Par là, l’accent a été mis sur le défi qu’elle posait aux conventions modernistes de son époque, qui exigeaient avant tout la séparation sans failles de la vie et de l’œuvre d’un auteur, exigence qui constituait clairement un non-sens pour Ditlevsen14. « Nous devenons les frontières que nous traversons », écrit Salman Rushdie dans son essai « Franchissez la ligne »15. De manière figurative, Tove Ditlevsen devenait ainsi en tant qu’auteure la frontière même entre « public » et « privé » et ce, dans un paysage littéraire de plus en plus médiatisé où les écrivain·e·s se trouvaient toujours davantage exposé(e)s.

L’année de naissance de Tove Ditlevsen est 1917. Plus tard, vers la fin des années 1930, elle prétendra être née en 1918, afin de n’avoir que vingt ans – et donc rester pour toujours sur le seuil entre deux âges – à l’approche de la sortie de son premier livre, le recueil de poésie Conscience de fille, en 193916. Effectivement, en tant que fille et surtout en tant que fille de prolétaire, elle n’aurait pas dû écrire, et encore moins publier. Ainsi, elle était très loin d’être destinée à produire des futurs classiques. « Qu’est-ce qu’un classique ? » demande Sainte-Beuve dans une des plus célèbres de ses Causeries de lundi. À cette question, le critique peut encore en 1850 répondre par la déclaration suivante : « Un écrivain de valeur, et de marque, classicus assiduusque scriptor, – excusez tout ce latin, – un écrivain qui compte, qui a du bien au soleil et qui n’est pas confondu dans la foule des prolétaires »17. Pour écrire un « classique », il faut avoir une certaine classe, puisqu’il faut être d’une certaine classe : il faut être quelqu’un qui compte grâce à ce qu’il est en lui-même et qui est donc pris en compte par l’État en tant qu’imposable, situé au-dessus de la confusion de la foule anonyme des prolétaires18. Regardons donc la trajectoire de cette prolétaire, l’auteure de mauvaise éducation Tove Ditlevsen, notamment à travers ses mémoires, afin d’y retracer ce qu’on peut nommer sa socio-poétique.

Le spectre de l’enfance, la poétique et la réalité insupportable

À en croire la Trilogie de Copenhague, les enfants de Hedebygade pouvaient espérer deux choses, selon leur sexe : le summum de la réussite sociale consistait pour les garçons à devenir des artisans stables et sobres, et ainsi s’élever – mais pas trop loin – au-dessus du statut de prolétaire. L’idéal pour les filles était de rencontrer un garçon de ce milieu qui avait eu la chance de devenir un artisan stable et non buveur, ou qui était susceptible d’y arriver. « Je pense au spectre de l’enfance », écrit Ditlevsen au début de Jeunesse : « l’artisan stable. Je n’ai rien contre les artisans, c’est le mot “stable” qui fait barrage à tous les rêves lumineux d’avenir. C’est gris comme un ciel de pluie à travers lequel aucun joyeux rayon de soleil ne pointera son nez »19.

À ce moment-là, Tove Ditlevsen a quatorze ans et elle est donc adulte, ayant tout juste fait sa confirmation protestante, signe de son entrée dans « le rang des adultes », « de voksnes rækker »20. En même temps, elle en a cinquante. Dans la situation qu’elle décrit ainsi dans ses mémoires – il s’agit d’un échange tendu avec sa mère au sujet du mariage –, elle pense, au présent grammatical, au spectre de son enfance : l’artisan stable. À ce moment-là, donc, au début des années trente, elle a quatorze ans et ses années d’enfance sont terminées : elle a trouvé une « place », c’est-à-dire un poste de domestique – nous sommes encore à l’époque de la grande bourgeoisie classique danoise où les pauvres ont des « places », pladser, et les riches des « positions », stillinger –, et son père, quant à lui, n’est pas artisan mais machiniste-chauffeur contractuel et sa mère, femme au foyer. Reste encore le ciel lumineux de l’avenir qu’elle espère, avenir seulement défini par la menace qu’y oppose la fiabilité grise d’un époux artisan. Toutefois, dans le même présent grammatical de ce « je pense » – à savoir le temps présent de la rédaction des mémoires, à la fin des années 1960 –, cet avenir espéré est derrière elle : internée dans un hôpital psychiatrique non loin de Copenhague21, Tove Ditlevsen décrit dans Enfance et Jeunesse son devenir-poète, c’est-à-dire la manière dont la poésie s’est construite en elle comme un espace protecteur et ce, dès ses premières années dans un monde social où les filles ne pouvaient pas devenir auteures : « ne te fais pas d’illusions ! Une fille ne peut pas devenir poète », lui signale très tôt son père, qui avait lui-même rêvé d’un avenir d’écrivain22. Ainsi, devenir poète, être poète, demande effectivement à Ditlevsen un effort de création particulier, c’est-à-dire un acte de poíēsis, de production, au sens originel du terme, mais fondamentalement équivoque : être poète, créer de la poésie – écrire tout court – est un travail social à partir du non-être du droit à cette production même23. Pour être auteure, il faut d’abord écrire le droit à la « poésie ».

Il y a une césure entre les deux premiers tomes des mémoires de Tove Ditlevsen – Enfance et Jeunesse, de 1967 – et le troisième, publié quatre ans plus tard, en 1971 : contrairement à Enfance et à Jeunesse, Dépendance ne désigne pas à travers son titre un âge de la vie, mais un état. Cela dit, Dépendance ne rend pas véritablement le titre danois Gift, finalement intraduisible, même si le terme « dépendance » laisse de manière appropriée deviner une profonde ambiguïté : le danois gift est soit un adjectif, soit un substantif. Ainsi, il signifie (at være) gift, « (être) marié(e) », ou bien (en) gift, « (un) poison ».

Dans Gift, Dépendance, Ditlevsen raconte l’histoire entre le début des années 1940 et celui des années soixante. Au cours de cette période, elle devient la poète et romancière la plus populaire et la plus lue de la littérature danoise d’après-guerre. En 1945, elle subit en outre une interruption volontaire de grossesse, pratiquée par le médecin qui l’avait rendue enceinte. Avant l’intervention, qui a lieu dans la maison où cet homme habite encore avec sa mère, il lui injecte une dose de péthidine, un analgésique morphinique. À partir de cet instant, elle sera toxicomane, dépendante d’antalgiques opioïdes et de somnifères, puis, vers la fin de sa vie, de l’alcool. Le médecin, lui, deviendra son troisième mari. « Péthidine », écrit-elle dans Dépendance : « Péthidine, pensé-je, et le nom est comme un chant d’oiseau. Je décide de ne jamais abandonner l’homme qui peut me procurer une jouissance si indescriptible, si salutaire ». Tout se mêle : l’écriture, la dépendance, le mariage, le poison. Son mariage avec le médecin va durer environ quatre ans. Pendant ce temps, à chaque occasion où son mari lui fait une injection de péthidine, il couche avec elle, brutalement. Étant toujours déjà dans sa propre jouissance toxique, elle n’y ressent « rien », comme elle l’écrit quelques pages plus loin dans ses mémoires de Dépendance24.

Oublions donc « l’artisan stable ». Il n’est que l’image de ce qui n’aura jamais été d’actualité. En revanche, la seule stabilité dans la vie de Ditlevsen viendra de l’écriture et ce, à un point tel qu’on pourrait se demander si les deux, la vie et l’écriture, faisaient pour elle réellement partie du même monde : « Je veux vivre encore », dit-elle dans un entretien de mars 1973, un an avant sa première tentative de suicide, « mais je ne survis que grâce à ma capacité à écrire »25. Écrire au sujet de quoi ? Au sujet de la vie, sûrement. « Écrire », avait-elle déjà noté deux ans plus tôt, « est une fuite de la réalité insupportable »26. À en croire un tel propos, l’acte d’écrire ne ferait pas partie de la réalité.

Revenons au spectre de son enfance. Mais laissons effectivement de côté « l’artisan stable ». Gardons le propos initial : « Je pense au spectre de l’enfance […] ». Certes, pour la jeune fille âgée de quatorze ans, le spectre de l’enfance, sa grande hantise, reste éternellement cet « artisan stable ». Mais cette jeune fille n’existe qu’à travers le présent de cette ouverture de phrase « Je pense […] ». Et pour l’écrivaine de cinquante ans qui écrit ce présent grammatical, « Je pense au spectre de l’enfance […] » – un présent grammatical dédoublé et divisé entre elle-même et elle-même, passée et présente –, le « spectre » de l’enfance est l’enfance en tant que spectre : une présence passée qui ne passe pas. En ce sens, elle ne pense pas au spectre de son enfance. Elle pense au spectre de l’enfance. L’inconvénient, quand on pense aux spectres, c’est qu’on ne peut rien pour eux, et vice-versa. La vie est toujours déjà passée, nous disent les mémoires de Ditlevsen. C’est cela qui ne passe pas, selon ces mêmes mémoires. Écrire constitue une manière de fuir la réalité insupportable parce que la fuite incessante de la vie est effectivement difficile à supporter. « Der bor en ung pige i mig, som ikke vil dø », « Il y a en moi une jeune fille qui refuse de mourir », écrit-elle dans le recueil Kvindesind, Conscience de femme, de 195527.

Mundus et no man’s land

Et voici l’incipit d’Enfance.

Le matin, il y avait de l’espoir [Om morgenen var håbet der]. Il était logé comme une lueur fugace dans les cheveux noirs et lisses de ma mère que je n’osais jamais toucher, et sur ma langue avec le sucre de la bouillie d’avoine tiède que je mangeais lentement en regardant les petites mains jointes de ma mère, posées parfaitement immobiles sur le journal, par-dessus des récits sur la grippe espagnole et le traité de Versailles. Mon père était parti travailler et mon frère était à l’école. Ainsi, ma mère était seule, même quand j’étais là, et si je restais toute silencieuse et ne disais rien, le calme distant de son cœur étrange pouvait durer jusqu’au moment où l’on voyait vieillir la matinée et elle devait sortir faire des courses dans la rue d’Isted comme les autres ménagères [ligesom almindelige koner].28

C’est le début d’une scène de reconnaissance individuelle, familiale et sociale. Mais il s’agit d’une reconnaissance qui ne vient pas, et qui ne peut pas venir : en l’absence du père et du frère – partis occuper leurs différentes fonctions dans le monde social –, il n’y a en réalité pas de mère ni de fille, dans le sens où elles ne peuvent pas se reconnaître en l’absence d’hommes. Quand les hommes ne sont pas là, les rôles sociaux féminins sont pour quelque temps inoccupés, vides, et la mère est donc seule, même en présence de sa fille. La reconnaissance aurait dû être initiée par la mère, mais au cours de ces moments matinaux où le lien social se trouve suspendu par le départ des hommes, les femmes sont en effet fondamentalement dissociées et isolées.

Les petites mains de la mère que regarde la fille sont, quant à elles, jointes. Ainsi, elles constituent l’image d’un inaccessible repli sur soi. Posées « parfaitement immobiles sur le journal », ces mains sont inactives, en pause, et elles touchent indirectement aux événements sanitaires et géopolitiques du grand monde extérieur avec lesquels elles n’ont rien à voir, c’est-à-dire aux récits sur « la grippe espagnole et le traité de Versailles » que contient le journal. Mais la mère ne lit pas le journal, ni dans la situation décrite ni à un autre moment. Le père, lui, lit le journal. Et quand il l’a lu – apprend-on plus tard dans Enfance –, le journal est transformé en nappe de table, la famille Ditlevsen n’ayant pas les moyens de s’offrir d’autres formes de linge de maison au quotidien29.

Tove Ditlevsen écrit l’incipit d’Enfance au passé grammatical : « Om morgenen var håbet der », « Le matin, il y avait de l’espoir ». Voilà les premiers mots du récit. C’est un passé, traduit par l’imparfait, à valeur itérative : au début, tout au début de cette histoire de mémoires, il y a donc l’espoir au passé, au passé d’une occurrence répétée. Le matin, l’espoir était là. Et chaque matin, il s’évaporait. En quoi consistait cet espoir ? En peu de choses : un reflet de lumière dans les cheveux de la mère, un goût de sucre sur la langue. Ainsi, l’espoir était logé dans ce qui est tout aussi concret et sensible qu’éphémère et insaisissable. À vrai dire, l’espoir était proprement irréalisable, puisque situé dans ces cheveux de la mère que la fille n’osait jamais toucher. Il est donc question d’un espoir à plusieurs égards intouchable : toujours indéniablement , littéralement à portée des mains, et toujours inatteignable, toujours anéanti.

En situant l’espoir dans le reflet fugace que crée la lumière du soleil dans les cheveux de sa mère, la narratrice des mémoires de Tove Ditlevsen singularise cette dernière, Kirstine Alfride Ditlevsen, née Mundus (1890-1965) : un tel reflet de lumière est toujours unique, inimitable, même s’il semble avoir été présent à de multiples reprises au cours de ces matins de l’enfance. Dans ses mémoires, Ditlevsen ne mentionne jamais le nom de jeune fille de sa mère, Mundus, qui signifie « monde » ou « univers ». Peut-être parce qu’elle n’a jamais connu, et qu’elle ne connaîtra jamais, ce monde-là : la mère telle qu’elle est en elle-même, la mère telle qu’elle est quand elle est dans son monde à elle. D’un point de vue socio-familial, ce « monde » n’existe plus, Mundus ayant disparu derrière le nom d’épouse Ditlevsen. Mais du point de vue individuel, existentiel, il persiste : la mère en tant que personne singulière est présente et tangible. Seulement, elle reste inaccessible – en même temps proche et lointaine, familière et inconnue –, refermée sur son propre monde, à l’intérieur du « calme distant de son cœur étrange ». Au bout de chacune de ces matinées, sa fille doit donc reconnaître qu’elle ne la connaît pas. En fait, c’est uniquement quand elle perd son individualité en tant que femme que la mère devient, chaque jour, reconnaissable : en fin de matinée, elle doit reprendre son rôle de femme au foyer et donc aller faire les courses. Ainsi, elle doit faire « comme les autres ménagères ». « [L]igesom almindelige koner », dit le danois original : « comme les ménagères ordinaires ». En tant que mère, en tant que cette mère, la mère de Tove Ditlevsen n’est pas « comme les ménagères ordinaires ». Pourtant, c’est exactement ce qu’elle est, aussi. Aucune ménagère n’est ordinaire. Toutes les ménagères le sont. Continuons la lecture.

[M]a mère [était belle] au cours de ces matinées bizarres et heureuses où je devais la laisser totalement tranquille. Belle, intouchable, seule et pleine de pensées secrètes que je ne connaîtrais jamais. Derrière elle, sur le papier peint à fleurs dont mon père avait rafistolé les lambeaux avec du scotch marron, il y avait l’image d’une femme qui regardait fixement par la fenêtre. Sur le sol derrière elle, il y avait un berceau avec un petit enfant. Sous l’image, une légende : femme attendant le retour du marin, son époux. Parfois, ma mère surprenait mon regard et le suivait jusqu’à l’image que je trouvais si douce et triste. Mais ma mère éclatait alors de rire, et ça résonnait comme le bruit de tout un tas de sacs en papier qu’on aplatissait d’un seul coup. Mon cœur battait l’angoisse et le deuil, parce qu’à présent le silence du monde était rompu, mais je me joignais à son rire, saisie par la même gaité cruelle qu’elle […]. [C]’était de ma faute, parce que si je n’avais pas regardé l’image, ma mère ne m’aurait pas vu. Elle serait alors restée assise, les mains paisiblement jointes, ses yeux beaux et sévères fixés sur un no man’s land entre nous [et ingenmandsland imellem os]. Et mon cœur aurait pu chuchoter pendant encore longtemps : maman, et su qu’elle m’entendait, par une voie mystérieuse. J’aurais dû la laisser seule longtemps encore, elle aurait alors dit mon nom sans rien prononcer et su que nous étions de la même famille. À ce moment-là, quelque chose qui ressemble à l’amour aurait empli le monde […].30

L’échange entre la mère et la fille doit rester tacite, sous peine d’imploser et de s’anéantir en tant que tel. Pour être entendu, le chuchotement de la fille doit rester inaudible. Autant dire que c’est à l’instant même où l’échange est établi qu’il se fait détruire. Ainsi, paradoxalement, la fille ne ressent un lien avec sa mère qu’aux moments où il n’y en a pas : c’est quand elle ne sait nullement ce qui se passe dans sa mère qu’elle la voit telle qu’elle est véritablement, cachée à l’intérieur d’elle-même, inconnue et parfaitement insondable : « Belle, intouchable, seule et pleine de pensées secrètes que je ne connaîtrais jamais ». Par conséquent, si elle laisse la mère complètement seule, elles peuvent être ensemble. Puis, cela revient à dire qu’elles auraient pu être ensemble si elle l’avait laissée seule. Le conditionnel passé aura toujours le dernier mot. Dès le début, il y a une certaine contradiction dans les termes.

Le terme « ingenmandsland » – la « terre d’aucun homme », « homme » au sens de sexe masculin –, « no man’s land », est entré dans la langue danoise au cours de la Première Guerre mondiale, quand Tove Ditlevsen avait tout au plus un an31. Cette « terre d’aucun homme » désigne donc le terrain entre deux tranchées ennemies. Toute intrusion dans ce territoire neutre, ou dans ce terrain d’indécision, est punissable par la mort : tout intrus sera abattu par l’un ou l’autre camp. Il faut donc éviter de franchir les lignes.

Dans Enfance de Ditlevsen, les camps ennemis sont constitués par la mère et la fille. Qui a commencé la guerre ? Personne. Personne dans un sens spécifique du mot : il y a un « no man’s land » entre elles, une « terre qui n’appartient à personne », une « terre d’aucun homme ». Et dans le contexte social qui nous concerne – celui des classes populaires ouvrières danoises de la première moitié du xxe siècle –, les rôles des femmes et des filles sont définis par ceux des hommes et des garçons. En ce sens, elles ne peuvent pas se reconnaître entre elles, surtout de manière positive. En réalité, il n’y a pas de terrain neutre, puisque le « no man’s land » fonde le conflit : en l’absence d’hommes, situées dans cet « ingenmandsland », la mère et la fille sont socialement séparées l’une de l’autre, voire effectivement défaites. Voilà pourquoi la mère est seule même quand sa fille est là : elle, la mère, est la grande inconnue qui ne voit pas sa fille, et qui ne peut pas la voir, telle qu’elle est en elle-même.

Pourtant, leurs regards se croisent à un moment donné, apparemment par hasard. Il est question d’un hasard récurrent, d’une surprise répétée : derrière la mère, sur le papier peint que le père a rafistolé tant bien que mal avec du scotch, il y a l’image d’une femme qui regarde fixement par la fenêtre. Derrière cette femme sur l’image, il y a un berceau avec un petit enfant. Sous l’image de la femme seule avec son enfant, il y a une légende : « femme attendant le retour du marin, son époux ». Parfois, la mère surprend le regard de sa fille sur l’image de cette femme qui regarde par la fenêtre. Cette image représente, comme une mise en abyme, le conflit du « no man’s land » sous la forme d’un cliché, un lieu commun. Mais l’image est un cliché, pratiquement une caricature, parce qu’elle est réelle : sur l’image, la femme regarde l’absence de l’homme en étant elle-même réduite à la fonction maternelle. En voyant que cette image émeut sa fille – qui trouve la scène « douce et triste » –, la mère éclate de rire. Par ce rire, le silence du « no man’s land » est rompu, les lignes franchies et les hostilités ouvertes.

Mais il n’y a jamais eu de paix. Certes, avant l’irruption de cette « gaité cruelle » de la mère, il y avait le silence. Mais pas de paix. Le rire cruel de la mère exprime – sans mots – une vérité qui est déjà présente avant cet éclat de gaité noire32 : il n’y a rien de romantiquement « triste » ni de poétiquement « doux » dans l’image de la femme qui regarde l’absence de l’homme dans le no man’s land. Cette image désigne plutôt une réalité sociale, prosaïque et pénible, qui passe de mère en fille depuis des générations et des générations. C’est cela que dit le rire de la mère au moment où elle surprend le regard de sa fille sur l’image de la femme qui regarde. Et c’est cela que disent différemment les mots de la narratrice – c’est-à-dire de la fille qui met en œuvre toute cette scène – quand elle constate, apparemment avec regret : « [C]’était de ma faute, parce que si je n’avais pas regardé l’image, ma mère ne m’aurait pas vue ». Non, dans le no man’s land, la mère ne voit pas la fille, sauf quand cette dernière regarde le no man’s land.

En effet, la fille écrit, contrairement à la mère. Au début, dans l’enfance, cette écriture a lieu à l’intérieur de sa tête. Voici la fin de la matinée.

Une fois habillée, elle passait devant le miroir de la chambre à coucher, crachait sur un morceau de papier de soie couleur rose et se frottait durement les joues. Je rapportais les tasses dans la cuisine et à l’intérieur de moi des mots longs et étranges commençaient à se faufiler sur mon esprit comme une membrane protectrice. Une chanson, un poème, quelque chose d’apaisant, quelque chose de rythmique et quelque chose d’infiniment mélancolique, mais jamais lamentable ni triste, comme je savais qu’allait être le restant de ma journée, lamentable et triste. Quand ces vagues claires de mots me traversaient, je savais que ma mère ne pouvait plus rien me faire, parce qu’à ces moments-là, elle perdait toute signification pour moi. Ma mère le savait également, et ses yeux se remplissaient d’une froide hostilité.33

En fin de matinée, chacune entre à nouveau dans son rôle : avant de sortir faire les courses, la mère passe devant le miroir afin de revoir, et de refaire, l’image de la femme qu’elle doit porter sur son propre visage. La fille, elle, rapporte les tasses dans la cuisine. Et c’est à ce moment-là que viennent les mots : quand elle rentre dans le monde social en rangeant littéralement les choses, les mots arrivent et se forment en elle en tant qu’élément protecteur contre le monde social, « comme une membrane protectrice ». Les mots sont des choses qui protègent contre la réalité des choses. Mais cela est à double tranchant, et la protection sera finalement payée au prix d’un profond isolement : par les mots, elle s’isolera de la vie.

La jeune Tove Ditlevsen range les tasses et à l’intérieur d’elle les mots apparaissent. À partir de là, les mots prennent soin d’elle. Elle sait que le restant de sa journée – ou le reste de sa vie – sera « lamentable et triste ». Mais les mots ne sont pas la vie. Certes, les mots constituent « quelque chose d’infiniment mélancolique » à travers la « chanson » ou le « poème » qui se fait entendre dans sa tête. Mais ce « quelque chose » est « apaisant » et l’aspect infini de la mélancolie des mots protège sûrement contre ces fins de journée qui sont toujours « lamentable[s] et triste[s] », parce qu’elles sont en permanence dans la finitude de la vie. C’est désespérément romantique, si l’on veut. Mais la liberté qu’offrent les mots est réelle, c’est-à-dire la liberté qu’offrent les mots quand ils viennent. Grâce aux mots, le monde – ce Mundus que porte ici sa mère – ne signifie plus rien. Elle est seule, pourrait-on dire, même quand sa mère est là.

« Je me sens très heureuse, et de longues lignes de vers tristes traversent ma tête », note-t-elle un peu plus loin dans Enfance34. Elle est heureuse et de mots tristes voyagent à travers sa tête. Et, pas mais. Le sentiment et l’expression sont deux choses différentes. L’auteure et l’œuvre sont distinguées. Et cela est écrit dans l’œuvre qui fait le récit de la vie de son auteure. Cela ressemble à une impasse. Ainsi, on ne saura sans doute jamais réellement, entre autres, si cette phrase « Je me sens très heureuse, et de longues lignes de vers tristes traversent ma tête » est en tant que telle heureuse, ou bien triste.

« C’est votre destinée de vous exprimer, comme c’est la destinée de la gazelle de se faire dévorer par le lion ». Tel est le dernier diagnostic dans l’avant-dernier roman de Ditlevsen, le récit autobiographique Les visages, paru en 196835. Roman à plusieurs voix – et à multiples visages, effectivement –, il raconte l’histoire de la psychose schizophrénique de Lise Mundus, auteure à succès de livres pour enfants. Ainsi, le nom de la mère – et du « monde » – fait son retour. Apparemment, le diagnostic est proposé par un homme compétent, le psychiatre en chef de l’hôpital où Mundus est internée. Mais peut-être est-ce elle-même qui se parle à travers lui, prenant la voix de son médecin. En tout cas, le propos est complexe, et d’apparence violente.

Étant une gazelle, la gazelle n’a pas vraiment de « destinée », pas plus que le lion. Mais à travers cette référence à une apparente loi de la nature, le propos instaure un « combat de sexes » à l’intérieur de la patiente écrivaine, c’est-à-dire comme fondement de son expression artistique : le travail littéraire de l’auteure est autophage, et par son côté masculin, il anéantit son côté féminin. C’est fatal. Mais il y a pire : si c’est une fatalité, elle n’y peut rien. Dans ce cas, elle n’est pas dans sa propre expression, parce que cette expression ne lui appartient pas véritablement. Reprenons : dans la nature, disons, le lion dévore la gazelle. C’est ainsi, semble-t-il. C’est au-delà du bien et du mal. Le lion n’est pas un meurtrier. La gazelle n’est pas une victime. Le lion ne fait pas le choix subjectif plus ou moins pondéré de faire disparaître la gazelle. La gazelle aura probablement toujours le temps d’avoir peur, sans pour autant arriver à une expression réfléchie au sujet du sort qu’elle subit. Peut-on vraiment comparer cette dénommée « destinée » à ce qui se passe à travers l’expression artistique ? Non. Mais par cette association, le propos identifie l’expression littéraire à un anéantissement auquel l’auteure ne peut échapper, puisqu’elle ne peut pas ne pas s’exprimer. Elle n’a pas d’autre choix. Elle n’a pas le choix. C’est comme ça. Ainsi, son expression ne semble jamais être la sienne. Sauf quand elle écrit, en effet, c’est-à-dire au moment même elle écrit. Par exemple ce propos « C’est votre destinée de vous exprimer, comme c’est la destinée de la gazelle de se faire dévorer par le lion » dont elle assume implicitement l’autorité parfaite au nom de cette « Mundus » de l’auteure-personnage qui est en fin de compte sa propre origine et son propre monde, inatteignables et inexprimables. En ce sens, Ditlevsen retire sa propre expression dans son expression même. Et en cela, il y a une grande liberté. Quand elle écrit.

Fin. La dépossession des vrais sentiments

Revenons une dernière fois à Enfance.

Cela me peine beaucoup de ne plus posséder de vrais sentiments [ikke synes at eje ægte følelser], et de devoir toujours faire comme si je les avais en imitant les réactions des autres. Tout doit faire comme un détour pour m’émouvoir. Je peux pleurer en voyant dans un journal l’image d’une malheureuse famille jetée à la rue, mais quand je vois la même scène dans la réalité, et elle est quotidienne, cela ne me touche pas. La poésie et la prose poétique m’émeuvent toujours comme avant, mais ce qu’elles décrivent me laisse parfaitement froide. Je n’aime guère la réalité.36

« On ne peut rien dire de la réalité qui ne la présuppose », lit-on chez Lyotard dans Le différend37. Chez Tove Ditlevsen, les mémoires s’écrivent à nouveau au présent. Et à nouveau, le paradoxe exprimé est palpable : ne plus posséder de vrais sentiments est pour l’auteure une cause de peine véritable. Elle a donc de vrais sentiments, mais elle ne les possède pas, ou plus. Elle ne peut plus se dire propriétaire de vrais sentiments. C’est cela, peut-être, la différence entre la littérature et la vie pour une femme prolétaire qui n’a pas le droit d’écrire : afin de les porter, et de les supporter, sa littérature emprunte des sentiments à la vie. Cela crée une dette impossible à rembourser. On pourrait dire que cette situation est en soi suicidaire. Mais si on le disait, on donnerait à sa mort un sens. Et tout sens appartient à la vie38.

Pour Tove Ditlevsen, la libération individuelle, son devenir-auteure, vient au prix d’une suite de séparations, voire de coupures destructrices : vis-à-vis de la mère, et entre elle-même et le « monde » – dans tous les sens que possède ce terme chez Ditlevsen –, puis de manière plus ouvertement visible dans l’univers social, entre autres à travers une série de divorces. Elle réussit, bien entendu, mais la réussite semble elle-même constituer une rupture douloureuse répétée. Cela dit, pour une femme de sa génération et de son milieu – Ditlevsen est née deux ans, seulement, après l’instauration du suffrage universel au Danemark, en 1915 –, cette situation n’a sûrement rien d’étonnant : auteure en devenir ou pas, il n’y avait aucune voie positivement ouverte, étant donné que le seul chemin indiqué était celui qui menait vers la perpétuation du statut de la génération précédente. Ce qui frappe dans l’œuvre de Tove Ditlevsen est la radicalité avec laquelle elle semble avoir vécu l’écriture de ses coupures et ruptures.

De son premier recueil de poésie Conscience de fille, paru en 1939, à son dernier roman La chambre de Guillaume de 1975, Tove Ditlevsen retrace et, par conséquent, recrée minutieusement les moindres tropismes de sa propre voie en tant que femme et auteure39. À travers des mots on ne peut plus ancrés dans la réalité vécue elle cherche un rempart contre cette dernière. Par conséquent, son œuvre se crée en tant que fortification intérieure équivoque : elle y était avant que d’y entrer, et elle y restait quand elle en sortit et ce, dans la mesure où chaque mot de la construction dépendait de la réalité intenable contre laquelle elle était censée protéger40. La joie et le malheur ne sont pas une seule et même chose. Mais pour Ditlevsen ils sont finalement indifférenciables dans l’écriture en tant qu’écriture : écrire est le bonheur de la vie qui n’en offre pas. L’écriture est le seul accueil qui vient. Elle est la reconnaissance particulière qui se manifeste dans l’acte même. Cela représente de son côté un romantisme tardif assumé de la part de l’auteure. « Je n’ai jamais vraiment travaillé mes choses », « Jeg har egentlig aldrig arbejdet med mine ting », dit-elle dans son entretien avec le quotidien Jyllands-Posten du mois de mars 1971 : « Elles sont arrivées à flots et ce n’est que là que je vis »41. Ce n’est sûrement pas vrai, en réalité, mais l’auteure d’origine prolétaire qui n’aurait jamais dû devenir « poète » – mais plutôt connaître sa place et y rester – déclare donc ne jamais avoir travaillé ses écrits et ce, en mélangeant à la fin de son propos le passé et le présent : « De er kommet strømmende og først så lever jeg », « Elles sont arrivées à flots et ce n’est que là que je vis ». Quand viennent les « choses », c’est-à-dire les mots, elle vit. Pas avant ni après. Quand viennent les « choses » elle est seule, même quand le monde est là.

Anmerkungen

1 Tove Ditlevsen, Pigesind. Digte, Copenhague, Rasmus Naver, 1939.

2 Connus sous le titre de Trilogie de Copenhague, les trois tomes des mémoires de Ditlevsen – Barndom, Ungdom et Gift – sont tout au long de cet article cités d’après la récente édition de poche danoise (Copenhague, Gyldendal, 2021). Ici Ungdom, Jeunesse, p. 169 : « Kommer min digtsamling nu ? ». Toutes les traductions sont les miennes. Les deux premiers tomes de la trilogie ont déjà fait l’objet d’une traduction française sous le titre de Printemps précoce (traduit par Frédéric Durand ; Paris, Stock, coll. « Nouveau Cabinet Cosmopolite », 1993), d’après l’édition danoise en un volume, Tidligt forår, de Barndom et Ungdom, parue en 1969. Ayant besoin dans le présent travail d’une grande proximité avec le danois original, je ne m’en servirai pas. L’intégralité de la Trilogie de Copenhague sortira en 2023 aux éditions Christian Bourgois dans la traduction de Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen.

3 Hilton Als, « Tove Ditlevsen’s Art of Estrangement », The New Yorker, 8 février 2021 : « A wonderfully destabilizing writer, she admits to something that a more timid memoirist would never cop to: monstrous self-interest ». Disponible en ligne : https://www.newyorker.com/magazine/2021/02/15/tove-ditlevsens-art-of-estrangement. Site consulté le 22 juin 2022. Cf., pour l’édition américaine, Tove Ditlevsen, The Copenhagen Trilogy. Childhood – Youth – Dependency, trad. Tiina Nunnally et Michael Favela Goldman, New York, Farrar, Straus & Giroux, 2021. Cette traduction a d’abord été publiée par Penguin Classics en Grande-Bretagne en 2019.

4 C’est-à-dire aux sens que trouve l’« Anerkennung », la reconnaissance, dans les travaux d’Axel Honneth, impliquant les domaines de l’affectif, du juridique et du culturel. Voir notamment Honneth, Kampf um Anerkennung. Zur moralischen Grammatik sozialer Konflikte, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2021 (1994), trad. fr. La lutte pour la reconnaissance, trad. Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2013 (2000), et Verdinglichung. Eine anerkennungskritische Studie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2005, trad. fr. La réification. Petit traité de Théorie critique, trad. Stéphane Haber, Paris, Gallimard, coll. « nfr essais », 2007. Cf. également Katia Genel & Jean-Philippe Deranty (dir.), Reconnaissance ou mésentente ? Un dialogue critique entre Jacques Rancière et Axel Honneth, Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. « Philosophies pratiques », 2020.

5 Cf. Karen Syberg, Tove Ditlevsen – Myte og liv (Tove Ditlevsen. Mythe et vie), Copenhague, People’s Press, 1997 (e-pub, 2007), p. 18.

6 Cf. par exemple la définition du Larousse, disponible en ligne : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/prol%C3%A9taire/64249. Site consulté le 17/5/2022. Sur cette signification première de la notion « prolétaire », voir aussi Jacques Rancière, Les mots et les torts. Dialogue avec Javier Bassas, Paris, La Fabrique, 2021, p. 90.

7 Ditlevsen, Barndom, Enfance, p. 34 : « Barndommen er lang og smal som en kiste, og man kan ikke slippe ud af den ved egen hjælp. »

8 Cf. éventuellement les photographies disponibles sur https://www.google.com/search?q=tove%20ditlevsen%20begravelse&udm=2. Consulté le 23/5/2022.

9 Conflit générationnel et artistique qui constitue justement un des thèmes majeurs du roman tardif Ansigterne, Les Visages, paru l’année même de la révolte 68.

10 Jette Lundbo Levy, De knuste spejle (Les miroirs brisés), Copenhague, Tiderne Skifter, 1976 : « [jeg] flygtede så hurtigt jeg kunne […]; jeg ville ikke se mig selv i den begrænsede kvinderolle og opdyrke den form for følsomhed, som jeg syntes forfatterskabet repræsenterede ». Cité d’après Lise Busk-Jensen, « Erindringens labyrint » (« Le labyrinthe de la mémoire »), 2011, The History of Nordic Women’s Literature (https://nordicwomensliterature.net/da/2011/01/04/erindringens-labyrint/, site consulté le 20/5/2022), qui offre un bon survol par rapport à la considération ambigüe des critiques contemporains quant à ce « qui faisait penser aux clichés du rôle de la femme : la madone passive et idéalisée ou la pauvre masochiste s’apitoyant sur son sort » [« der mindede om kvinderollens klichéer: den passive, idealiserede madonna eller den masochistiske, selvmedlidende stakkel »] dans l’œuvre de Tove Ditlevsen.

11 Ditlevsen, Tove Ditlevsen om sig selv, Copenhague, Gyldendal, 2016 [1975], p. 40 : « poesiens barpianist ».

12 Ditlevsen, Samlede digte (Poèmes complets), Copenhague, Gyldendal, 2016 (e-pub), p. 48.

13 Sur la « part » des « sans-part », voir les travaux de Jacques Rancière, à commencer par Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.

14 Dans sa récente monographie Stil og tema i Tove Ditlevsens forfatterskab (Styles et thèmes dans l’œuvre de Tove Ditlevsen), Niels V. Kofoed offre en ce sens une lecture de l’ensemble du travail de l’auteure – lecture par ailleurs assez paraphrastique – en regardant ce dernier dans l’étrange perspective du « sentiment d’infériorité de la femme », « kvindens følelse […] af mindreværd », qui constitue selon lui le « thème prédominant », « [d]et altoverskyggende tema », de l’œuvre (Stil og tema i Tove Ditlevsens forfatterskab, Copenhague, Lindhardt & Ringhof, 2016 [2013] [e-pub], p. 5). Dans ses essais et ses conférences, l’écrivaine norvégienne Vigdis Hjorth revient quant à elle sur l’impact qu’a eu Ditlevsen sur sa propre écriture, principalement à travers les « stratégies de survie », « overlevelsesstrategier », développées par l’auteure danoise dans les limbes entre « privé » et « public ». Voir par exemple Hjorth, « Tove til trøst og ettertanke » (« Tove, pour consolation et réflexion ») dans Vigdis Hjorth, Fryd og fare. Essay om diktning og eksistens (Joie et danger. Essai sur la littérature et l’existence), Oslo, Cappelen Damm, 2013, et écouter le podcast « Litterære slektskap: Vigdis Hjort om Tove Ditlevsen » (« Affinités littéraires : Vigdis Hjort sur Tove Ditlevsen »), Oslo, Litteraturhusets podkast, 2021 : https://soundcloud.com/user-67512258-134314539/litteraere-slektskap-vigdis. Site consulté le 23 mai 2022. Cf. également Erik Svendsen, « Bekendelse som autentisk blændværk – Tove Ditlevsens sene forfatterskab » (« La confession en tant qu’illusion authentique. L’œuvre tardive de Tove Ditlevsen ») dans Klaus P. Mortensen et May Schack (éd.), Dansk litteraturs historie (Histoire de la littérature danoise), t. V, Copenhague, Gyldendal, 2009, p. 287-294. Disponible en ligne : https://dansklitteraturshistorie.lex.dk/Bekendelsen_som_autentisk_bl%C3%A6ndv%C3%A6rk_-_Tove_Ditlevsens_sene_forfatterskab, consulté le 23/5/2022.

15 Salman Rushdie, Franchissez la ligne : essais 1992-2002, traduit de l’anglais par Philippe Delamare, Paris, Plon, 10/18, 2005, p. 390.

16 Cf. Karen Syberg, Tove Ditlevsen – Myte og liv, p. 7.

17 Charles-Augustin Sainte-Beuve, Causeries du lundi, par C.-A. Sainte-Beuve, de l’Académie française, t. III, 3e éd. revue et corrigée, Paris, Garnier frères, 1858, p. 39. Sainte-Beuve se réfère à un texte d’Aulus Gellius.

18 Sur la réflexion de Sainte-Beuve à partir d’Aulus Gellius, voir également Ernst Robert Curtius, Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, Tübingen et Bâle, Francke Verlag, 1993 (1948), p. 255 ; La littérature européenne et le Moyen Âge latin, trad. fr. par Jean Bréjoux, Paris, PUF, 1956, p. 321.

19 Ditlevsen, Ungdom, Jeunesse, p. 16 : « Jeg tænker på barndommens spøgelse: den stabile håndværker. Jeg har ikke noget imod en håndværker, det er ordet stabil, der spærrer for alle lyse fremtidsdrømme. Det er gråt som en regnvejrshimmel, hvor ingen munter solstråle kan pible igennem ».

20 Ditlevsen, Barndom, Enfance, p. 126.

21 Voir Syberg, Tove Ditlevsen – Myte og liv, p. 292-294 et Jens Andersen, Til døden os skiller. Et portræt af Tove Ditlevsen [Jusqu’à ce que la mort nous sépare. Un portrait de Tove Ditlevsen], Copenhague, Gyldendal, 2019 (1997), p. 129-130.

22 Ditlevsen, Barndom, Enfance, p. 27 : « bild dig ikke noget ind! En pige kan ikke blive digter ». « Il [le père] avait un rêve d’écrire, rêve qui ne le quitta jamais vraiment », ibid., p. 23 : « Han havde en drøm om at skrive, og den forlod ham i grunden aldrig helt ».

23 « Bien entendu », dit Diotime dans Le Banquet de Platon, « tout ce qui est cause du passage du non-être vers l’être pour quoi que ce soit, voilà en quoi consiste la fabrication (poíēsis) ; aussi les ouvrages réalisés par tous les arts sont-ils des fabrications (poiēseis) de même que les artisans qui les réalisent sont tous des fabricants (poiētaí) ». Le Banquet [205b-205c], présentation et traduction inédite par Luc Brison, Paris, GF Flammarion, 1998, p. 146.

24 Ditlevsen, Gift, Dépendance, p. 118 : « Pethidin, tænker jeg, og navnet er som et fuglefløjt. Jeg beslutter aldrig at give slip på den mand, der kan skaffe mig en så ubeskrivelig, salig nydelse » et p. 127 : « jeg følte ingenting ».

25 Ditlevsen, entretien dans Morgenposten, 17 mars 1973 : « Jeg vil leve videre, men jeg overlever kun i kraft af min evne til at skrive ».

26 Ditlevsen, Jyllandsposten, 28 mars 1971. Cité d’après Jens Andersen, Til døden os skiller, p. 240 : « At skrive er en flugt fra den uudholdelige virkelighed ».

27 Ditlevsen, « Der bor en ung pige – » (« Il y a une jeune fille – ») dans Kvindesind, Copenhague, Hasselbalch, 1955 ; Samlede digte, p. 150.

28 Ditlevsen, Barndom, Enfance, p. 5 : « Om morgenen var håbet der. Det sad som et flygtigt lysskær i min mors sorte, glatte hår, som jeg aldrig vovede at røre ved, og det lå mig på tungen sammen med sukkeret på den lunkne havregrød, jeg langsomt spiste, mens jeg betragtede min mors smalle foldede hænder, der lå helt stille på avisen hen over beretninger om den spanske syge og Versaillestraktaten. Min far var gået på arbejde, og min bror var i skole. Så var min mor alene, selv om jeg var der, og hvis jeg var helt stille og ingenting sagde, kunne den fjerne ro i hendes underlige hjerte vare, lige til formiddagen var blevet gammel, og hun skulle ud at købe ind i Istedgade ligesom almindelige koner ».

29 Contrairement aux artisans, lit-on quelques pages plus loin : « Les artisans ont des vraies nappes de table, à la place des journaux, et ils mangent avec couteau et fourchette. Ils ne sont jamais au chômage et ils ne sont pas socialistes ». Ditlevsen, Barndom, Enfance, p. 11 : « Håndværkere har rigtig dug på bordet i stedet for avisen, og de spiser med kniv og gaffel. De bliver aldrig arbejdsløse, og de er ikke socialister ».

30 Ditlevsen, Barndom, Enfance, p. 6-8 : « [M]in mor [var smuk] på disse sælsomme og lykkelige morgener, hvor jeg skulle lade hende være fuldkommen i fred. Smuk, urørlig, ensom og fuld af hemmelige tanker, jeg aldrig skulle lære at kende. På det blomstrede tapet bag hende, hvis laser var lappet sammen af min far med brunt klisterbånd, hang et billede af en kvinde, der stirrede ud gennem vinduet. På gulvet bag hende stod en vugge med et lille barn i. Under billedet stod: Kvinde venter sin mand hjem fra søen. Sommetider fik min mor pludselig øje på mig og fulgte mit blik op på billedet, som jeg fandt så blidt og sørgeligt. Men min mor brast i latter, og det lød, som om en masse papirsposer fyldt med luft blev knaldede på én gang. Mit hjerte hamrede af angst og sorg, fordi stilheden i verden nu var brudt, men jeg lo med, fordi jeg var grebet af den samme grumme lystighed som hun […]. [D]et var min egen skyld, for hvis jeg ikke havde set på billedet, ville hun ikke have fået øje på mig. Så ville hun være blevet siddende med roligt foldede hænder og de strenge smukke øjne fæstnede på et ingenmandsland imellem os. Og mit hjerte kunne længe endnu have hvisket: mor, og vidst, at hun på mystisk vis opfattede det. Jeg skulle have ladt hende alene længe endnu, så ville hun uden ord have sagt mit navn og vidst, at vi var i slægt med hinanden. Så ville noget, der lignede kærlighed, have fyldt hele verden […] ».

31 Cf. l’entrée « ingenmandsland » dans Ordbog over det danske sprog, Dictionnaire de la langue danoise, en ligne : https://ordnet.dk/ods/ordbog?query=ingenmandsland [consulté le 18/5/2022].

32 Le rire est la vérité « sans langage », note le poète danois Per Højholt dans un entretien avec le critique Iben Holk. Voir Holk, « En tur i naturen » dans Iben Holk (éd.), Natur/Retur. En bog om Per Højholts forfatterskab, Viby, Centrum, 1984, p. 247.

33 Ditlevsen, Barndom, Enfance, p. 8-9 : « Når hun var klædt på, gik hun ind foran spejlet i sovekammeret, spyttede på noget lyserødt silkepapir og gned det hårdt hen over kinderne. Jeg bar kopperne ud i køkkenet, og inde i mig begyndte lange underlige ord at krybe hen over mit sind som en beskyttende hinde. En sang, et digt, noget dulmende og rytmisk og uendelig melankolsk, men aldrig sørgeligt og trist, som jeg vidste, resten af min dag ville være sørgelig og trist. Når disse lyse bølger af ord gennemstrømmede mig, vidste jeg, at min mor ikke mere kunne gøre mig noget, for nu holdt hun op med at betyde noget for mig. Min mor vidste det også, og hendes øjne blev fyldt med kold fjendtlighed ».

34 Ibid., p. 31 : « Jeg føler mig meget lykkelig, og lange sørgmodige verslinjer drager gennem mit sind ».

35 Ditlevsen, Ansigterne, Les visages, Copenhague, Gyldendal, 2015 (1968), p. 146 : « Det er Deres bestemmelse at udtrykke Dem selv, ligesom det er gazellens bestemmelse at blive ædt af løven ».

36 Ditlevsen, Barndom, Enfance, p. 123-124 : « Det piner mig meget, at jeg efterhånden ikke synes at eje ægte følelser, men altid må lade, som om jeg har dem ved at efterligne andres reaktioner. Alt må ligesom gå ad en omvej for at kunne bevæge mig. Jeg kan græde, når jeg ser et billede i avisen af en ulykkelig familie, der er sat på gaden, men når jeg ser det samme hverdagsagtige syn i virkeligheden, rører det mig ikke. Digte og poetisk prosa bliver jeg grebet af nu som før, men de ting, der beskrives, lader mig fuldstændig kold. Jeg synes meget lidt om virkeligheden ».

37 Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983, p. 56.

38 Je reprends ici un propos de l’auteur danois Søren Ulrik Thomsen, du poème en prose « Tandlæge. Gravsted. Vielsesring » – « Dentiste. Sépulture. Alliance » –, dédié à son ami et collègue Michael Strunge, après le suicide de ce dernier en 1986 : « Dans les nécrologies ils ont écrit que ça devait se terminer comme ça, mais je ne donnerai jamais à ta mort un sens qui n’appartient qu’à la vie ». Thomsen, « Tandlæge. Gravsted. Vielsesring » (1987), dans Samlede Thomsen. Digte & essays, Copenhague, Gyldendal, 2014, p. 160.

39 Dans une préface écrite peu de temps avant le début de la rédaction de ses mémoires, Ditlevsen se réfère elle-même à Nathalie Sarraute, l’auteure des Tropismes (1939), en considérant « les fonds inconscients, infiniment nuancés et muets qui déterminent sans cesse et le plus souvent sans pardon la trajectoire de nos relations proches, intimes, indélébiles ». Ditlevsen « Forord », « Préface », à l’anthologie Min yndlingslæsning (Choix de mes lectures préférées), Copenhague, Stig Vendelkærs Forlag, 1964, p. 7 : « de ubevidste, uendeligt nuancerede og ordløse understrømme, der uophørligt og oftest ubarmhjertigt bestemmer forløbet af vore tætte, nære, uafrystelige relationer ». Cf. Jens Andersen, Til døden os skiller, p. 230.

40 Je me laisse ici guider par Jacques le Fataliste et son maître du roman éponyme de Diderot. Au début de leurs déambulations ces derniers se dirigent vers « […] un château immense au frontispice duquel on lisait : “Je n’appartiens à personne et j’appartiens à tout le monde. Vous y étiez avant que d’y entrer, et vous y serez encore quand vous en sortirez”. — Entrèrent-ils dans ce château ? — Non, car l’inscription était fausse, ou ils y étaient avant que d’y entrer. — Mais du moins ils en sortirent ? — Non, car l’inscription était fausse, ou ils y étaient encore quand ils en furent sortis […] ». Diderot, Jacques le Fataliste et son maître, présentation par Barbara K. Toumarkine, Paris, GF Flammarion, 1997, p. 60.

41 Voir la note 26. L’auteure souligne. Cité d’après Andersen, Til døden os skiller, p. 231.

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gedruckte Quellen

Christian Bank Pedersen, « « Ainsi, ma mère était seule, même quand j’étais là » », Deshima, 16 | 2022, 201-221.

Elektronische Referenz

Christian Bank Pedersen, « « Ainsi, ma mère était seule, même quand j’étais là » », Deshima [Online], 16 | 2022, online gestellt am 04 décembre 2025, aufgerufen am 05 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/deshima/index.php?id=539

Autor

Christian Bank Pedersen

Maître de conférences, université de Caen Normandie, EA 4254 ERLIS.

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