La figure du viking et la mythologie scandinave ont toujours été des sources d’inspiration pour les artistes métal. D’abord utilisées de manière sporadique par des formations anglaises et états-uniennes dans les années 1970 et 1980, celles-ci ont été plus largement récupérées à partir des années 1990 dans un contexte d’émergence des scènes nordiques de death metal et de black metal1. Aujourd’hui, plusieurs centaines de formations réparties sur l’ensemble de la planète, évoluant dans des registres musicaux différents, s’inspirent de la littérature scandinave médiévale et réinterprètent les mythes nordiques2. À l’instar d’Amon Amarth (death metal), Leaves Eyes (métal symphonique) ou Týr (folk metal), certaines d’entre elles bénéficient d’une médiatisation en France par l’intermédiaire de la presse musicale spécialisée et sont parfois présentées à travers l’appellation « viking metal ».
Les références à l’imaginaire viking sont régulièrement mobilisées dans trois sous-genres de musique métal aux frontières floues : les « pagan metal », « folk metal » et « viking metal ». Plusieurs auteurs soulignent la porosité entre ces différentes appellations. En effet, Nadège Bénard-Goutouly écrit que « le viking metal s’arrête là où le folk metal commence »3. Quant à la sociologue Deena Weinstein, elle écrit à propos du pagan metal :
It is not characterized by a cohesive musical style. Sonically, pagan metal draws from a wide variety of metal styles, typically incorporating additional features of pre-modern instrumentation, rhythms and melodies. Textual éléments, from the specific Pagan references in lyrics to the language in which they are expressed, also diverge widely. […] To add to the complexity, even the sub-genre designation « pagan metal » is not used in any consitent manner. Bands, fans and mediators such as record labels and concert promoters, tend to use the term « folk metal » as a synonym, employing the two interchangeably. Many also use « pagan/folk metal » or « folk/pagan metal » (with or without the virgule) as the label for the style4.
Il existe donc un flou dans la catégorisation des sous-genres de métal et celui-ci se retrouve sous la plume des journalistes lorsque ces derniers doivent associer une étiquette musicale à un disque chroniqué5. Dans le cadre de cet article, nous parlerons donc de « métal viking » pour évoquer les formations véhiculant des représentations de la mythologie nordique à travers leurs productions discographiques.
En publiant des interviews de certains de ces groupes, la presse magazine offre à ces artistes une plate-forme supplémentaire pour exprimer leur rapport au passé et aux mythes nordiques. Ainsi, elle permet la diffusion d’un imaginaire du Nord en France. Commun à tous les magazines musicaux, le format de l’interview sert à « donner et à entendre ce que tel ou tel peut avoir à dire sur un sujet »6 et prend la forme d’une succession de questions-réponses, agrémentée d’un titre, d’un chapeau et illustrée par un visuel (souvent une photographie promotionnelle). Il s’agit donc du témoignage, mis en page et mis en scène, d’une interaction entre deux acteurs appartenant à un même monde social : le journaliste et l’artiste. À partir de l’analyse de la retranscription de cet échange – faisant donc cohabiter le discours journalistique et la parole de l’artiste – cet article propose une étude des représentations des références culturelles mythologiques véhiculées dans un périodique particulier : Metallian7.
Fondé à l’origine comme un fanzine au Canada en 1991, le premier numéro sorti en kiosque en France est daté des mois de novembre-décembre 1995. Ayant connu des rythmes de publication différents en fonction des époques, Metallian a sorti son centième numéro en mars-avril 2017 et est aujourd’hui encore disponible. Avec une ligne éditoriale axée sur le métal extrême et l’underground, le périodique laisse une place importante et régulière aux formations nord-européennes de black metal et de death metal, dont certaines s’inspirent de l’histoire scandinave médiévale, tout en gardant une ouverture vers d’autres sous-genres de musique métal (métal symphonique, doom metal, heavy metal, etc.)8. En comparaison avec d’autres magazines parus au même moment, une plus grande diversité de groupes de métal viking apparaît dans ses pages. Ainsi, l’analyse s’appuie sur un corpus de 78 interviews, consacrées à 27 formations, bénéficiant d’une médiatisation inégale mais mobilisant dans leurs productions discographiques des références mythologiques scandinaves9.
À partir de l’exploitation de ces sources écrites et d’entretiens réalisés avec des journalistes travaillant, ou ayant travaillé, pour cette rédaction, nous nous demanderons comment est utilisée la mythologie scandinave10 lors du processus de production de l’article final, c’est à dire avant, pendant et après l’interaction entre le musicien et l’intervieweur. Dans un premier temps, il sera possible de mettre en évidence l’importance relative de cette mythologie dans le travail préparatoire du journaliste et nous montrerons comment ce thème est amené lors de l’entretien par celui-ci. Ensuite, nous verrons en quoi, pour le journaliste et l’artiste, l’évocation de cette mythologie peut apparaître comme un enjeu et remplir des fonctions différentes. Enfin, nous analyserons comment celle-ci est mobilisée lors de l’élaboration de la publication finale, lors de la construction du titre et de la rédaction du chapeau.
La construction de l’interview
Interviewer un groupe de métal viking
L’interview est le produit, à destination du lecteur, d’une interaction entre le musicien et le journaliste. En amont de l’entretien, ce dernier écoute le disque dont c’est la promotion et prépare une série de questions. Il semble donc être celui qui décide de l’orientation de la discussion et du contenu final de la publication.
Selon le sociologue Fabien Hein, l’accès à l’activité de journaliste rock au sein d’une équipe rédactionnelle repose plutôt sur « des compétences spécifiques et informelles ayant trait à une combinaison de culture musicale, de débrouillardise et d’opportunité »11. À la différence d’une bonne connaissance de la musique métal et de compétences rédactionnelles, un savoir approfondi au sujet de la mythologie nordique n’est pas un élément déterminant pour l’exercice de cette activité, même lorsque le journaliste est amené à traiter des groupes de métal viking.
De plus, nos entretiens ont mis en évidence que le choix de l’intervieweur s’effectue, en partie, en fonction des affinités musicales des membres de la rédaction :
En fait, on se répartissait plutôt par affinité mais pas que. Donc moi, à l’époque, c’était plutôt par rapport à ce qui était dans mon émission, donc ‘gothic metal’, métal symphonique à chanteuse, etc. Parce que les autres étaient plus spécialisés dans l’extrême. […] Donc, en priorité, dès que y’avait une chanteuse entre guillemet, c’était pour moi. Bon, pas tout le temps, mais à 95% du temps12.
Disons que c’est peut-être le seul avantage que j’ai en tant que rédacteur en chef, c’est que forcément, je suis en amont. Je suis un peu l’étape entre la sélection des groupes que l’on va mettre dans le magazine et l’attribution aux journalistes. Donc c’est clair que si c’est un groupe que j’affectionne particulièrement ou que je connais personnellement, c’est plus facile de trouver les questions qui soient pertinentes ou intéressantes pour le lecteur. […] Tu cites Týr, tu cites Helheim, Unleashed. Tout ça, ce sont des groupes que je connais depuis longtemps. Ørjan [le chanteur et bassiste du groupe Helheim], on se connait depuis des années. Si j’ai l’occasion et le temps de le faire, j’essaie de le faire13.
Les articles de notre corpus ont été rédigés par vingt-cinq signataires différents. Cela montre une importante mobilité des journalistes. Nous pouvons donc penser que le fait que les journalistes de cette rédaction ne soient pas rémunérés influence leur période d’activité14. Cette dimension économique peut également avoir un impact sur la disponibilité de chacun à conduire les entretiens le moment venu15.
Que l’artiste évoque ou non la mythologie dans sa production discographique n’influence pas le journaliste dans sa préparation de l’interview. En amont de celle-ci, les journalistes écoutent le disque en promotion, se renseignent sur l’artiste et relisent parfois les interviews publiées précédemment. Cependant, nos entretiens ont mis en évidence qu’ils ne se documentaient pas particulièrement au sujet de la mythologie nordique16. Par contre, cela l’amène à s’adapter car le contenu est intéressant à exploiter :
Mes questions étaient destinées au groupe donc, forcément, si le groupe avait un thème particulier, par exemple la mythologie scandinave, le folklore nordique, je partais là-dessus pour ne pas parler que de la musique, parler du texte, etc. Mais c’était pareil pour d’autres groupes où on s’intéressait à ce qui était dit dans les textes, les messages qu’ils voulaient véhiculer17.
Il est possible de dire que l’apparition de la mythologie nordique dans le contenu de l’article dépend donc moins du savoir du journaliste que de l’interaction de ce dernier avec un musicien qui exploite ces références culturelles. Néanmoins, comme nous allons le voir, l’intervieweur offre les possibilités à l’artiste de développer un propos sur ce thème.
Évoquer la mythologie scandinave dans les questions…
Même s’il existe des nuances en raison de la taille du corpus et de la longueur des articles (d’une à trois pages), il est possible de dégager de la structure des interviews quatre grandes thématiques. Celles-ci peuvent être récapitulées de la manière suivante :
- Présentation et parcours du groupe (histoire de la formation, changements de musiciens, temps entre la parution de deux disques, regard a posteriorisur la carrière, positionnement au sein de la scène)
- Actualités de la formation (signature et relation avec une maison de disque, projets de concerts et de tournées, rééditions d’albums, projets parallèles de musiciens)
- Promotion de l’album (processus de composition et d’enregistrement, caractéristiques musicales de l’album, commentaires sur la pochette et les paroles)
- Utilisation de références culturelles nordiques (rapport à l’histoire scandinave médiévale, sources d’inspiration, rapport au paganisme, regard sur le monde moderne).
Comme nous allons le voir, le sujet de la mythologie est amené par le journaliste de plusieurs manières18.
Dans la musique métal, les références culturelles nordiques se retrouvent à tous les niveaux de la production discographique, du nom du groupe aux mélodies traditionnelles, en passant par les pochettes de disques et les paroles de chansons19. S’il est plus difficile d’évoquer musicalement la mythologie, elle apparait régulièrement dans les dimensions visuelle et textuelle de l’objet disque. Ainsi, comme le montrent les exemples suivants, il est aisé pour le journaliste de faire apparaître ce thème lors de questions liées à l’album en promotion :
Pour quelles raisons avez-vous choisi le personnage de Surtur pour le titre de votre album ?20
Qu’exprime la présence de Midgardsomr, Hel et Fenrir sur la pochette réalisée par Kris Verwimp ?21
Quels aspects de la mythologie viking abordes-tu dans les paroles de ce disque ?22
Avec ce type de questions, ouvertes mais orientées, le journaliste se rattache facilement à l’actualité de la formation, à savoir la sortie d’un nouveau disque, et laisse, sans grande difficulté, l’opportunité à l’artiste de construire un propos axé sur des références mythologiques. Dans les questions se rapportant au titre du disque, à la pochette ou au thème des paroles, le lien est implicite et déjà amorcé par les choix artistiques lors de la production de l’album. Cependant, comme nous allons le voir, même lorsque ce lien semble éloigné dans la question – lorsqu’il est fait mention des caractéristiques sonores d’un disque par exemple – le musicien interrogé peut décider d’appuyer ses réponses par des références mythologiques, de ne se concentrer que sur l’aspect musical ou de mêler les deux23. Ici, les références à la mythologie scandinave sont donc étroitement liées au fonctionnement de la presse et au rôle que joue le journaliste dans le système de promotion.
De plus, les références aux sources littéraires, et notamment les sagas et les Eddas servant de sources d’inspiration, peuvent être amenées lorsque le journaliste interroge le musicien sur le processus de composition ou sa démarche artistique :
Et où trouvez-vous donc l’inspiration ? Travaillez-vous sur la base d’une littérature existante ?24
Comment vous viennent les idées pour vos chansons ? Puisez-vous dans l’Edda ou dans d’autres écrits pour trouver l’inspiration ?25
La plupart de tes textes sont basés sur des récits historiques ou mythologiques. Jusqu’à quel point ces références sont exactes ?26
Dans son étude consacrée à l’utilisation de la mythologie nordique dans le métal norvégien, Imke Von Helden écrit qu’il est difficile de savoir ce que les artistes ont lu27. Nous observons le même constat dans les réponses des artistes données à la presse. Néanmoins, ces questions amènent aussi des réponses montrant que le texte médiéval est, pour certains musiciens, une source d’inspiration parmi d’autres :
Généralement, je puise dans mes souvenirs, et ensuite, je pense à des pistes à explorer. Tout peut m’inspirer des paroles de chansons. Un film, les informations, un livre que j’ai pu lire qui n’a pas de lien direct avec les dieux ou les vikings. Pour être sûr de mes références mythologiques, je fais quelques recherches dans l’Edda et dans des trucs de ce genre. J’aime lire des écrits sur le gothique, ils m’inspirent également28.
First War of the World est une partie de l’Edda. C’est une histoire parfaite pour un concept-album. C’est digne d’une super production hollywoodienne ! Tu y retrouves les trahisons, les combats, une guerre, des intrigues, une fin heureuse et une morale. En général, ce style d’histoire est plutôt pour Steven Spielberg ou Ridley Scott, raison de plus pour que nous l’adaptions à notre façon. J’ai été fasciné par la lecture de cette histoire29.
Lorsque ces réponses ne rendent pas possibles des relances ou que le journaliste n’exploite pas d’autres angles, elles suffisent à mettre fin à la discussion sur ce thème. Comme nous allons le voir dans d’autres exemples, lorsque l’exploitation de la source médiévale (ou de traductions existantes) est plus poussée, la thématique mythologique se déploie lors d’un échange plus long. Cependant, il est possible de dire que la publication de ces questions dans l’article montre que ce qui intéresse le journaliste, et par conséquent le lecteur, est la question du rapport à l’histoire et de l’exactitude de la démarche. En effet, alors que l’histoire de la réception de la mythologie nordique se veut riche et complexe30, le point de référence choisi par le journaliste se cantonne à la littérature scandinave médiévale. La question de l’authenticité de la démarche apparaît donc comme un temps fort de la lecture de l’article.
La mythologie comme enjeu de l’interaction
Un discours identitaire inévitable ?
En partie basée sur l’analyse des productions discographiques, des extraits d’interviews parue dans la presse ou des entretiens avec les artistes, la recherche académique au sujet du métal viking a bien montré les nombreux enjeux identitaires liés à l’utilisation de l’imaginaire du Nord dans la musique métal. Cependant, les citations d’interviews illustrant les analyses sont sorties de leur contexte de mobilisation. Comme nous allons le voir, la remise en contexte de ces propos permet de souligner de nouveaux enjeux.
Plusieurs exemples de notre corpus montrent que c’est en se saisissant de questions ouvertes ou directement orientées que les musiciens expriment la pluralité de cette démarche identitaire :
Exemple 1 :
Journaliste : En revanche, tu restes imperturbablement le « sorcier » de l’écriture des titres, avec une attirance pour la mythologie viking…
Musicien : J’écris toujours les textes en m’inspirant des mythes et des religions des pays nordiques. Ce sont des sujets qui nous [les membres d’Amon Amarth] inspirent tous et je continue de les retranscrire pour les autres ! Je pense que ces sujets reflètent parfaitement notre haine envers certaines autres religions et principalement le Christianisme. Tous ces mensonges depuis plus de 2000 ans et cette nécessité d’imposer ces idées et un style de vie…31
Exemple 2 :
Journaliste : « Le passé » : voilà vers quoi nous renvoie la signification du terme d’origine danoise « Fortid ». Qu’est-ce que la notion d’héritage implique pour toi ?
Musicien : L’héritage, c’est exactement ça le mot clé de Fortid. Il s’agit de ne pas oublier nos racines, d’où nous venons et de quelle manière nos ancêtres ont tracé le chemin de notre futur. Ce nom a pour but de faire comprendre à l’auditeur toute la richesse de l’héritage spirituel légué par la mythologie nordique, de participer à sa renaissance et à sa reconnaissance à travers le monde. Le passé est à la fois si beau et si fragile qu’il faut le préserver comme un trésor pour soi-même et les générations à venir.32
Exemple 3 :
Journaliste : Pour faire court, Thrym est le nom du géant qui a volé le marteau de Thor et qui a été blâmé par une mort brutale. Pourquoi avez-vous décidé de choisir ce nom [The Lay of Thrym] pour l’album ?
Musicien : En fait, les derniers soulèvements populaires en Afrique du Nord et dans le Moyen-Orient contre la tyrannie et la dictature ont inspiré ce nom d’album. J’ai utilisé l’histoire de Thrym parce qu’elle symbolise facilement la lutte pour la liberté. Thrym est le tyran et Thor est décidé d’agir pour le bien commun. Le marteau représente le pouvoir et les armes.33
À la lecture de ces exemples, nous voyons apparaître, dans le discours des artistes, la promotion d’un discours antireligieux, une volonté de se servir des mythes pour évoquer le monde contemporain ou l’importance de transmettre un héritage culturel. Ces exemples révèlent la multiplicité de la démarche identitaire et confirment les analyses développées par plusieurs auteurs34. Néanmoins, nous pouvons nous demander comment celle-ci apparaît lors de l’interaction à partir de sa retranscription publiée.
Dans l’exemple 1, les propos du journaliste sont ouverts. Les points de suspension renvoient à cette idée mais nous ne savons pas s’il s’agit d’une mise en scène de l’information, de la question telle qu’elle a été posée ou si le musicien a coupé la parole à son interlocuteur. Dans l’exemple 2, le journaliste propose une traduction du nom du groupe, probablement pour contextualiser la question pour le lecteur, avant de recourir à une question orientée sur la notion d’héritage. Dans l’exemple 3, nous retrouvons la contextualisation du journaliste avant de soulever une question directement en lien avec l’œuvre en promotion. Il s’agit donc de trois types de questions différentes. Peu importe l’angle adopté par l’intervieweur, si le musicien décide d’affirmer une démarche identitaire dans sa réponse, il trouve donc une manière de l’exprimer et de transmettre son message à son interlocuteur mais, également, au futur lecteur du magazine. Ensuite, il appartient au rédacteur de garder les meilleurs propos dans un souci d’avoir le bon nombre de signes et de pouvoir retenir l’attention de celui ou celle qui va le lire.
La mythologie dans le discours promotionnel
Amenés la plupart du temps par le journaliste, les thèmes mythologiques peuvent également être « imposés » par le musicien sans qu’ils soient évoqués directement par l’intervieweur. Un extrait d’une interview du groupe suédois Arckanum montre comment le compositeur se sert de Fenrir pour décrire sa musique et sa démarche artistique :
Journaliste : Fenris Kindir est très brut et rugueux, avec une touche « old school » bien marquée (je pense notamment à la ligne de basse de « Hatamir »). Comment décris-tu ce nouvel album ?
Musicien : J’ai décidé que cet album serait dédié au puissant Fenrir : le loup gigantesque de la mythologie nordique. Il fallait donc que cela sonne à la fois « raw » et très agressif, comme peut l’être Fenrir. J’ai donc essayé de créer une atmosphère qui refléterait l’essence colérique et haineuse de Fenrir, du moins telle que je la ressens.
Journaliste : Fernris Kindir est donc centré autour du personnage mythique de Fenrir. Pourquoi as-tu fait ce choix ? Au-delà de la nature colérique et haineuse dont tu parlais, qu’évoque-t-il à tes yeux ?
Musicien : J’ai toujours voulu écrire et composer à propos de Fenrir et je pense que le moment était tout simplement venu de le faire. La nature de Fenrir est proche de la mienne désormais, et, à mes yeux, il m’appelle autant que je fais appel à lui. Fenrir est le fils de la puissante géante, Angrboôa, « celle qui apporte la tristesse » et qui est la grand-mère de Járnviôr, ainsi que du dieu flamboyant Loki.35
Ces deux questions ont probablement été préparées à l’avance par le journaliste. Néanmoins, dans la forme et les termes employés (« la nature colérique et haineuse dont tu parlais »), nous pouvons voir que la seconde question est bien une relance ou est mise en scène comme telle. De plus, alors que dans la première question, le journaliste avance une spécificité musicale, le musicien se saisit de l’occasion pour recentrer le propos sur la thématique du disque, à savoir son interprétation de la mythologie et le loup Fenrir. Dans la partie suivante, nous verrons que cet échange a largement influencé le journaliste lors de l’élaboration de l’article final mais nous remarquons que ce parallèle induit par le musicien Shamaatae entre la figure mythologique et la musique se retrouve également dans la chronique du disque en fin de numéro36. Le contenu mythologique avancé par le musicien peut donc dépasser le simple cadre de l’interview pour se retrouver dans un autre espace médiatique du magazine et renforcer la promotion du disque.
Selon Imke Von Helden, il existe une inégalité de représentations des dieux nordiques dans la musique métal37. Largement popularisés à travers la culture populaire, Thor et Odin sont également les plus invoqués de son corpus. À l’instar de l’exemple précédent, une spécificité se crée lorsque c’est un autre personnage mythologique ou un mythe précis qui est mis en avant dans la production discographique. Cela offre un angle supplémentaire au journaliste pour apporter un contenu intéressant à l’article. Cette idée s’illustre avec un passage d’une interview d’Amon Amarth déjà évoquée précédemment :
Journaliste : Pour quelles raisons avez-vous choisi le personnage de Surtur pour le titre de votre album ?
Musicien : Peu de choses sont racontées sur lui dans la mythologie nordique, pourtant c’est un personnage fascinant. Il était présent à la création de l’univers et également à son anéantissement…
Il est de plus capable de détruire lui-même cet univers. C’est ce qui en fait un personnage si intéressant. Sans lui, le monde n’existerait pas, et pourtant il le détruit à la fin. Mais je ne peux pas dire que c’est un être mauvais. Il est ce qu’il doit être, il n’est ni bon, ni mauvais. Nous avions le titre parfait pour cet album.
La pochette, l’imagerie qui entoure ce personnage et son histoire sur la fin des temps, le tout dégage une réelle puissance !38
Sans aucun doute, ce géant n’est pas le plus connu des personnages mythologiques. Le fait qu’il soit mis en avant dans l’œuvre suscite donc une curiosité de la part du journaliste. De plus, il est probablement moins familier du lectorat. Recueillir des informations complémentaires permet donc de proposer un contenu pertinent pour le papier. Cette question a été posée dans le cadre de la promotion de l’album Surtur Rising39. La pochette laisse entrevoir le géant de feu sortir de son royaume en brandissant une épée enflammée tandis que les visuels des publicités de cet album reprennent la même illustration. De plus, deux chansons du disque (« The Last Stand of Frej » et « War of the Gods »), dont un des singles promotionnels40, traitent de ce personnage. En amont de l’entretien, même s’il est central dans le contenu du disque, il y a donc également une volonté, de la part de la formation suédoise et du label, de le mettre en avant41. Cela peut expliquer, en partie, la curiosité du journaliste et conduire ce dernier, comme il le fait dans l’entretien, à rebondir avec une question sur les sources d’inspiration du parolier42. Enfin, alors que la question du journaliste est orientée tout en restant ouverte, le musicien procède à une présentation du personnage central avant d’établir un parallèle entre les caractéristiques qu’il lui prête et l’œuvre en promotion. Dans le discours de l’artiste, l’évocation de la mythologie peut donc appuyer un discours promotionnel.
Quand les mythes prennent le pas sur la musique
Dans certains cas plus rares, il arrive que la mythologie nordique et ses sources écrites occupent une place centrale lors de l’interview. En prenant l’exemple de celle du groupe allemand Odroerir, nous pouvons retranscrire les questions dans le tableau suivant afin de commenter la construction de l’échange43.
La mythologie au cœur de l’interview
- Götterlieder II sera bientôt disponible via Einheit Produktionen. Comment avez-vous envisagé cette séquelle, et quelle a été la réaction du label ?
- De mémoire, le premier Götterliederavait été unanimement bien reçu par les fans et les médias. Avez-vous ressenti une quelconque pression en abordant son successeur ?
- Au fil des années, vous avez collaboré avec Ars Metallian, Det Germanske Folket, Einheit Produktionen… Avez-vous l’intention d’écumer tous les labels connotés pagan metal ? Le cas échant, à quand Trollzorn ou Napalm Records ?
- Götterliederest donc la seconde partie de votre adaptation des Eddas. Comment travaillez-vous les textes ?
- Qui vient en premier, le texte ou la trame musicale ?
- Le Codex Regius est probablement la meilleure source en ce qui concerne l’Edda poétique. Quels sont les poèmes que vous avez sélectionnés ?
- Conseillerais-tu à tes fans de lire les Eddas ? Penses-tu que cette lecture soit nécessaire à la complète compréhension de votre musique ?
- Musicalement, Odroerir ne ressemble à aucun autre groupe de pagan metal. J’ai l’impression que vos influences vont plutôt vers la musique médiévale et traditionnelle, avec quelques inspirations épiques très Bathory. Est-ce que je me trompe ? Pourriez-vous envisager un album complètement acoustique ?
- Odroerir utilise quelques instruments traditionnels dans sa musique. Quand interviennent-ils dans le processus de création ? Dès la composition ? En répétition ou lors des arrangements ?
- Vos tenues de scène sont inspirées de vêtements anciens. Recherchez-vous le look ou l’authenticité ? Qui vous les fabrique ?
- Nous arrivons déjà au terme de ce voyage musical et temporel ! Merci d’avoir été notre guide ! Tu nous résumes vos projets pour terminer ?
Nous voyons comment la démarche artistique occupe, tant dans la forme que dans le contenu, une place centrale durant l’échange. En effet, sur les onze questions, quatre sont liées à l’actualité musicale (1, 2, 3 et 11). Quant à la question 8, elle induit au lecteur une spécificité musicale relative au groupe, et interroge le musicien sur ses influences musicales. Les autres questions (4, 5, 6, 7, 9 et 10) conduisent le musicien à évoquer son processus de composition en insistant sur le rapport au passé (exploitation des Eddas, utilisation d’instruments traditionnels, costumes de scène). Le contenu des réponses de ces dernières constitue ainsi la moitié de la publication finale.
Comme le soulignait Denis Halleux, lorsque la démarche artistique semble intéressante et originale, les journalistes essaient d’insister sur ce thème :
On essaie de [creuser leur rapport à la mythologie] mais ce n’est pas toujours facile car, encore une fois, il faut trouver le juste milieu. Si tu fais une interview ultra poussée avec quelqu’un qui, en plus, connait son sujet, tu vas te retrouver finalement avec une interview qui va intéresser personne à part toi. Il faut aussi rester de temps en temps sur du sujet un peu plus grand public. […] Franchement, il y a des interviews ultra passionnantes. Parfois, elles sont super longues. On est obligé de faire des coupes drastiques parce qu’on n’a pas la place de tout publier. Là, forcément, quand tu fais ton choix, tu essaies de trouver le juste milieu entre la partie vraiment intéressante et la partie peut-être un peu plus accrocheuse44.
Les nécessités de parler à l’ensemble des lecteurs et de coller à l’actualité expliquent certaines des questions posées (1, 2, 3 et 11). Cependant, à l’instar de la réponse à la question 4, il se dégage des propos retenus par le journaliste une autre représentation de la mythologie :
À l’instar de la musique, c’est également Fix qui s’occupe des textes. Les chansons extraites de l’Edda sont prises telles quelles, sans interprétation ou modification de notre part. Ainsi, Fix, se concentre sur les repères des chansons et de la prose de l’Edda, en essayant de tirer avantage des différentes traductions. Bien sûr, les textes n’existent pas dans cette forme mais ils sont écrits à partir de compilations d’extraits de différents poèmes. Le plus important est de respecter la métrique des vers, afin de pouvoir les chanter sans perdre l’intention poétique originale45.
Dans cet exemple, la démarche identitaire s’exprime à travers l’accentuation et la valorisation, auprès du lectorat, d’une recherche d’authenticité. Précédemment, nous avons vu que la mythologie servait de répertoire d’histoires extraordinaires, de levier pour accentuer un discours identitaire et d’outil promotionnel en faisant des parallèles entre des êtres et créatures violents et une musique considérée comme étant de la même nature. Dans ce cas de figure, c’est la dimension poétique du texte médiéval qui est mis en exergue, faisant ainsi ressortir dans la presse métal un autre type de représentation de la mythologie moins souvent véhiculée à travers les productions de la culture populaire.
L’évocation de la mythologie nordique dans le discours journalistique de la publication
Construire des titres divins
Une fois l’entretien réalisé, retranscrit et traduit, le journaliste doit trouver son titre. L’élaboration de cette partie arrive à la fin du travail journalistique et précède l’envoi de l’article à la personne en charge de la maquette. Comme l’ont confié les journalistes, ils s’adaptent au contenu de l’échange, à ce que représente l’artiste, tout en essayant de trouver la bonne formule pour que le lecteur s’engage dans l’interview :
En général, le titre de l’interview, tu le trouves après. Quand tu l’as écrite, quand tu l’as traduite et quand elle est mise en page. C’est un peu le truc qui te semble logique, naturel, pour essayer d’inciter le lecteur à lire46.
C’était [le titre] soit une sorte de jeu de mot avec le nom d’un album, le groupe, avec un musicien ou une phrase qu’il a sortie en interview et qui peut prêter à sourire ou est représentative de l’article. Après, il n’y a pas de règle, c’est vraiment à l’intuition. Des fois, c’étaient des phrases qui revenaient souvent, […] pour coller au style du groupe, pas forcément au style musical mais à ce que représente le groupe. Quand c’est un groupe de black, on va appuyer sur le côté sombre, lugubre et démoniaque du groupe. Quand c’est un groupe de viking, y’aura une référence à la mythologie, si possible en rapport avec le nom du groupe, d’un album ou d’un morceau47.
Le choix des mots est donc essentiel pour accrocher le lecteur. Dans nos interviews, le titre est constitué du nom du groupe et accompagné d’un sous-titre suscitant l’intérêt grâce à « des mots forts, riches de sens et colorés » servant à « donner l’élan »48.
Pour ce faire, les rédacteurs exploitent différents types de références dont certaines se rattachent explicitement au Nord. Parmi les 78 interviews de notre corpus, 37 se rapportent explicitement au Nord. Il peut, par exemple, s’agir de la mention du viking (« Mémoires de vikings », « Viking suprême assault », etc), d’une référence à la nationalité du groupe (« Saga norvégienne », « Folkore danois », etc.) ou de l’évocation d’un point géographique (« Mother North », « Symphonie du Grand Nord », etc.). Sur ces 37 sous-titres, 9 renvoient directement à la mythologie scandinave. Dans l’ensemble des sous-titres du corpus, les références mythologiques sont donc relativement peu employées mais représentent, néanmoins, un quart de l’effectif lorsque le journaliste évoque le Nord.
Comme le montre le tableau ci-dessous, la mythologie apparaît par l’évocation d’une divinité, la mention d’un mythe et celle d’un poème.
Les références mythologiques dans les titres d’interview
| Références mythologiques | Titres | Contexte (groupe – album en promotion) |
| Dieux nordiques | Petit-fils d’Odin | Amon Amarth - With Oden on our Side |
| Fils d’Odin | Amon Amarth – Deceiver of the Gods | |
| Le fils d’Odin | King of Asgard – …To North | |
| Par Odin | Månegarm – Månegarm | |
| Thor le symbolique | Týr – The Lay of Thrym | |
| Le Fils de Loki | Arckanum – Fenris Kindir | |
| Mythe | Au crépuscule des dieux | Bathory – Destroyer of Worlds |
| Les secrets du Ragnarök | Black Messiah – First War of the World | |
| Source / poème | Sur les traces de la Völuspa | Fortid – Völuspa Part III : Fall of te Ages |
Sans aucun doute, les dieux mobilisés lors de la construction des titres sont les plus populaires (Odin, Thor et Loki). Comme le soulignait Ludovic Fabre, la référence mythologique contenue dans les titres renvoie au nom de l’album en promotion (« Petit-fils d’Odin », « Sur les traces de la Völuspa » par exemple), à la discographie du groupe (« Au crépuscule des dieux »)49 ou au contenu de l’interview (« Thor le Symbolique », « Le fils de Loki »)50. Enfin, comme nous allons le voir pour d’autres cas, le journaliste cherche simplement à mobiliser des références mythologiques connues du lecteur pour construire des titres « bateaux » (« Par Odin », « Le fils d’Odin »).
Une mise en scène au premier niveau de lecture
La mise en scène graphique et textuelle des divinités dans les interviews (a)
« Månegarm, Par Odin », Metallian 92, novembre-décembre 2015, p. 22.
La mise en scène graphique et textuelle des divinités dans les interviews (b)
« King of Asgard, Le Fils d’Odin », Metallian 72, juillet-août 2012, p. 62-63.
La mise en scène graphique et textuelle des divinités dans les interviews (c)
« Arckanum, Le fils de Loki », Metallian 77.
Ces références servent également de marqueurs visuels pour que le lecteur identifie rapidement le genre de groupe auquel il sera confronté lors de la lecture de l’article. Par exemple, dans les contenus des interviews de Månegarm et King of Asgard, respectivement titrées « Par Odin » et « Le Fils d’Odin », le dieu en question n’est pas évoqué. Grâce à une taille de police nettement plus importante ou une mise en page précise – un encadré ou un placement au deux tiers supérieurs de la page par exemple –, la forme du titre permet une accroche forte. Dans ces cas, la mention d’un dieu connu accentue la mise en intrigue. Ainsi, la référence mythologique appuie la fonction de visibilité du titre soulignée par Jacques Mouriquand51. Dans le cas de l’interview de Månegarm, l’effet est renforcé dans la mesure où une ligne rouge se dessine dans la page. De gauche à droite, l’œil du lecteur part de la formulation encadrée « Par Odin » avant d’arriver sur le logo du groupe pour, finalement, terminer son balayage avec l’illustration de la pochette du disque.
Enfin, lorsque le journaliste titre l’interview d’Arckanum « Le Fils de Loki », la formule est à comprendre à la lecture de plusieurs critères. D’une part, le groupe suédois de black metal est un one-man band mené par Shamaatae. Le déterminant « le » vient donc appuyer le fait que le musicien est l’unique compositeur du projet. D’autre part, comme nous l’avons dit plus haut, l’album Fenris Kindir52 est dédié au loup Fenrir qui, dans la mythologie scandinave, est le fils de Loki. Les rapports entre le contenu du disque et l’interview sont donc accentués. En outre, la première moitié du titre (« Le fils ») est en rouge tandis que la seconde (« de Loki ») est en blanc sur un fond noir. L’œil est alors attiré par la référence au dieu et il est également permis de penser que l’évocation de cette figure est plus efficace qu’une hypothétique mention du loup géant. Ainsi, même si la formule est directement liée au contenu de l’article, la présence ou non des références mythologiques dépend également de leur efficacité à attirer le regard et la curiosité du lecteur.
Une relative absence au second niveau de lecture
Après le titre et l’image, le lecteur est confronté au chapeau. Sa forme et son emplacement ont évolué au cours de l’histoire de Metallian. Selon Jacques Mouriquand, ce paragraphe introductif « est à la fois un résumé de l’article et une incitation à la lecture. Il donne l’information de façon sèche et comporte quelques formules heureuses qui suggèrent tout l’intérêt de l’article qui s’annonce »53. Dans le cas des interviews, il s’agit principalement de présenter l’artiste, plus précisément l’interlocuteur, et de rappeler son actualité, généralement la sortie d’un album. À la différence du titre, le journaliste dispose d’un plus grand nombre de signes pour développer son texte. Alors que dans les titres, les artistes sont associés symboliquement aux dieux ou à leurs filiations, cela n’apparait pas dans les chapeaux et ils sont plutôt associés à la figure du viking. Néanmoins, la figure de la Valkyrie est évoquée, à deux reprises, pour désigner la chanteuse de Leaves Eyes :
[…] Pour nous guider à travers la brume et les dangereux récits de cette épopée, la blonde norvégienne au regard étoilé, la walkyrie protectrice des âmes, la dame blanche de Stavanger en personne… Je veux bien évidemment parler de Miss Liv Kristine Espeanaes Krull !54
Les vikings, menés par leur blonde Valkyrie, sont de retour pour raconter une nouvelle histoire. […]55
Que ce soit au travers des pochettes d’album ou des photographies promotionnelles, la chanteuse du groupe est largement mise en avant56. Comme l’explique Florian Heesch, les artistes métal utilisant la figure du viking véhiculent différents types de masculinité57. Il est alors facile, pour le journaliste, de les associer au viking. Cependant, lorsqu’ils traitent de cette formation dotée d’une chanteuse, ils doivent adapter leurs discours pour coller aux différentes facettes de l’identité de l’artiste : le Nord mythologique et la figure féminine. Ainsi, il apparait aisé pour ces derniers de mobiliser la valkyrie dans la construction de leur discours.
Néanmoins, dans notre corpus de chapeaux, la mention de dieux nordiques est quasiment inexistante. Ils n’apparaissent qu’à deux reprises :
Faites sonner les cors du Grand Nord et versez-vous donc quelques rasades d’hydromel, les vikings suédois sont de retour ! Il faut dire qu’Amon Amarth n’a jamais véritablement quitté le drakkar, et ça fait un petit moment déjà que ces infatigables vagabonds des mers parcourent le monde à la recherche du moindre endroit où nous émoustiller les conduits auditifs ! Fidèle à sa démarche conquérante, la horde impitoyable s’apprête à sortir une nouvelle offrande dédiée à son seigneur, le bien aimé Odin. Son représentant sur Terre et frappeur désigné, Frederik Andersson, se charge de nous instruire la divine parole concernant le dernier opus, With Oden on our Side, qui marquera sans aucun doute une petite révolution (j’ai dit petite…) dans la discographie du groupe…58
Énigmatique et symbolique, Týr est une des plus anciennes figures des panthéons germanique et nordique. Dieu de la guerre et des traités, il est celui qu’on invoque pour assurer la fiabilité et la durabilité des serments et des conventions. Quel meilleur nom pour un groupe de vikings féringiens devant sa renommée à un contrat discographique ? Heri Joensen, maître à bord et héraut occasionnel de Týr, nous présente une quatrième offrande au grand loup gris…59
Dans ces exemples, les auteurs utilisent un champ lexical relevant de la religion pour évoquer le nouvel album, voire les propos du musicien (« offrande », « divine parole »), et associent la posture de l’interviewé à celle d’un messager (« représentant sur Terre », « héraut »). Dans les deux cas, l’imaginaire du Nord apparaît également lors de la construction du récit pour s’adresser directement au lecteur (« Faites sonner les cors […] sont de retour ! ») ou créer une mise en intrigue (« Énigmatique et symbolique […] germanique et nordique »). Par ailleurs, nous retrouvons une méthode journalistique, déjà évoquée précédemment, consistant à choisir des termes faisant référence au nom du groupe ou à sa discographie.
Deux rapports à la mythologie nordique apparaissent dans ces courts textes. Dans le premier exemple, il s’agit d’une simple évocation, faisant écho au nom de l’album, insérée dans un texte où l’utilisation d’un champ lexical du Nord créée une ambiance pour évoquer l’actualité du groupe (longue tournée, sortie d’un disque). Cela permet également au journaliste d’alimenter un paragraphe de présentation dans un contexte où il ne relève pas d’évolution artistique majeure avec l’album dont c’est la promotion. Dans le second exemple, Denis Halleux propose une description plus précise du dieu Týr. À l’évidence, il injecte ses propres connaissances pour établir un parallèle entre les fonctions associées au dieu et la signature du groupe à un label. Comme il l’avait mentionné au cours de l’entretien, son intérêt pour l’histoire scandinave l’a amené à lire des ouvrages sur le sujet :
Ce sont des pays que j’affectionne particulièrement, que ce soit dans leur approche de la nature ou dans leurs histoires, leur mythologie. Ça m’intéresse et ça me passionne, je peux le dire. […] J’ai lu beaucoup sur le sujet, que ce soient les écrits de Régis Boyer, ou des choses comme ça pour essayer de comprendre mieux60.
Dans la construction de textes plus longs, la mobilisation de références mythologiques plus pointues semble donc dépendre des connaissances préalables du journaliste61. Bien que ces exemples soient très minoritaires dans le corpus, ils montrent deux utilisations différentes des références mythologiques lors de la construction des chapeaux.
Enfin, comme nous l’avons dit, ces chapeaux sont rédigés à la fin du calibrage de l’interview. À l’instar de références précises au dieu, la mention de mythe particulier est absente du paragraphe introductif au profit de termes plus englobant comme « mythologie », « mythologique » ou « légendes nordiques » rappelant le concept des groupes62. Cependant, les exemples suivants montrent que la nature et le contenu de l’échange entre le musicien et le journaliste influencent le contenu des paragraphes introductifs :
Un an et demi après un Helvitismyrkr plutôt convaincant, Arckanum reprend du service avec Fenris Kindir, un huitième album plus que jamais placé sous le signe de la mythologie nordique, ses géants, dieux, parjures et créatures maléfiques. Entretien avec Johan S. Lahger, alias Shamaatae, tête pensante et seul maître à bord de la formation suédoise…63
À l’heure où le metal païen donne l’impression de doucement se muer en metal paillard, certaines formations osent encore braver les interdits et jouer la carte de l’authenticité. Odroerir est de celles-là, et son exploration intelligente des Eddas en est la preuve magistrale. Avant que le second tome des Götterlieder n’arrive dans les bacs, nous avons demandé à Stickel (guitare) de nous détailler un peu plus la démarche d’Odroeir…64
Précédemment, nous avons vu la place et la symbolique de la figure de Fenrir dans l’album du groupe suédois Arckanum. À l’évidence, le journaliste a été influencé par les propos du musicien et renvoie au lecteur une version sombre et obscure de la mythologie. Dans l’autre exemple, la mention des Eddas sert à présenter et valoriser la démarche artistique, tout en recontextualisant au sein de la scène le groupe dont il est question. Lorsque les sources médiévales figurent dans les textes accessibles au premier ou second niveau de lecture (titre ou chapeau), leur évocation permet d’accentuer médiatiquement la démarche des artistes.
Conclusion
Dans la musique métal, la mythologie nordique est mobilisée par les artistes pour appuyer une démarche identitaire plurielle. Certains d’entre eux bénéficient, à partir du milieu des années 1990, d’une réception et d’une médiatisation en France, en partie, grâce à la presse musicale spécialisée dont le magazine Metallian. Les références mythologiques occupent une place centrale dans les représentations lyriques et visuelles véhiculées à travers les productions discographiques. Bien que régulièrement évoquées lors des interviews, elles n’ont pas la même importance dans la construction de la médiatisation des groupes de métal viking. Cette différence de mobilisation s’explique par le fait que les journalistes et les musiciens ne les utilisent pas pour les mêmes raisons.
Dans le magazine, elles apparaissent sous la plume de rédacteurs n’ayant pas forcément une connaissance approfondie du Nord. Lors de l’interview, les journalistes utilisent les thèmes mythologiques pour s’adapter à leurs interlocuteurs et apporter un contenu intéressant à l’article. L’étude approfondie du discours des artistes dans la presse musicale montre que, peu importe le type de questions posées, si le musicien décide de donner une dimension identitaire à sa réponse, il peut le faire dans la mesure où ses propos retranscris permettent de garder le lecteur captif de l’interview. À travers la parole de l’artiste, les références mythologiques acquièrent également une fonction promotionnelle et, dans certains cas liés à la démarche artistique, le journaliste construit son entretien autour de l’utilisation des sources médiévales, mettant en lumière la dimension poétique de ces textes. Enfin, les dieux nordiques les plus populaires (Odin, Thor, Loki) apparaissent lors de l’élaboration des titres. Tant dans leur forme que dans leur sélection, ils servent de marqueurs visuels efficaces pour que le lecteur identifie rapidement le groupe dont il est question dans l’entretien.
En tant qu’étude de cas, cet article constitue un travail exploratoire ouvrant la voie à de futures recherches. En effet, une étude comparée, prenant en compte les autres magazines parus à partir du milieu des années 1990, permettrait de vérifier si l’évocation de la mythologie scandinave dans la presse métal en France suit les mêmes logiques ou s’il apparaît des spécificités propres à chaque média.



