En 1898, le journaliste François Thiébault-Sisson se rend sur l’île de Marken aux Pays-Bas dans la province de Hollande septentrionale pour y faire un reportage pour le compte de la Revue illustrée1. Cette île était alors renommée auprès des voyageurs et des peintres, car, telle Pont-Aven, sa congénère bretonne prisée par Paul Gauguin ou Emile Bernard, cette petite cité pittoresque en apparence figée dans le temps avait su préserver son authenticité et sa rusticité. Elle était considérée comme un lieu de préservation d’une origine si lointaine que des anthropologues, dont Rudolf Virchow2, ont cru déceler des traits néandertaliens chez ses habitants en raison de leur front fuyant et de la présence d’arcs superciliaires sur leur crâne : « On se croirait à l’âge de pierre, dans une de ces cités lacustres où se réfugiaient les sauvages, nos pères. Rien de plus singulier que ce retour de vingt-cinq ou trente siècles en arrière »3 écrit le journaliste Thiébault-Sisson. L’anthropologue J.A.J. Barge comprit dans les années 1910 que la forme si typique des crânes des gens de Marken était en fait simplement la conséquence, au cours de l’enfance, du port de couvre-chefs si serrés qu’ils entraînaient une déformation artificielle de l’os frontal :
Voilà, Mesdames et Messieurs, ce que j’ai voulu vous raconter à propos de la déformation artificielle du crâne des habitants de Marken. Vous voyez que ces insulaires n’ont pas une particulière généalogie de haute antiquité, que ce ne sont pas des Hollandais plus spéciaux que les autres, qu’ils n’ont rien à faire avec la race néanderthalienne, et que probablement ce ne sont que de simples Frisons avec une déformation artificielle du crâne4.
Portrait d'une femme en costume traditionnel de Marken, Hollande du Nord, 1932
Photographie de Willem van de Poll, © National Archives of the Netherlands, CCO/ collection Van de Poll.
Barge signale également dans sa conférence donnée à Volendam en 1927 qu’« à peu près toute la population [de Marken] a des cheveux blonds et des yeux bleus ou gris »5. Dans son article, Thiébault-Sisson, émerveillé par la couleur locale si typique de l’île, se focalise lui aussi tout particulièrement sur cette blondeur qu’il qualifie volontiers de « scandinave » : « [Les habitants de l’île ont] les mêmes faces roses, mêmes cheveux d’un blond décoloré, mêmes types résolument scandinaves qu’à Volendam6 »7. Un autre voyageur du nom d’Armand Dubois mit également en avant les mêmes traits physiques « nordiques » selon lui si caractéristiques des gens de Marken : « Au physique, l’instituteur de Marken était de haute taille ; il avait la barbe et les cheveux blonds et les yeux bleus particuliers à sa race »8. Auguste Racinet affirme quant à lui que :
[…] les cheveux tombant en longues mèches blondes des deux côtés du visage […] confirmerait l’origine de ces insulaires, considérée comme ayant dû faire partie des populations germaniques lancées sur l’Europe par les grandes invasions. Ces Germains se font gloire d’avoir conservé intacte les costumes et les mœurs de leurs ancêtres9.
Les constatations somme toute superficielles de voyageurs de passage dans cette cité insulaire eurent pour résultat la mise en image d’un Hollandais prototypé facile à placer dans une case identitaire en apparence parfaitement circonscrite. La réputation des habitants de Marken était alors telle au début du xxe siècle, nous dit Barge, que les gens de Marken :
ont toujours comparu comme représentant tout ce qui pourrait être spécifique dans la tournure et dans le caractère d’un véritable Hollandais. Sans doute les habitants de Marken doivent cette célébrité internationale en bonne partie à leur costume pittoresque et à leurs mœurs patriarchales, qui, tous deux, ont amené les caricaturistes étrangers à les choisir comme prototypes de la population du pays des moulins à vent, des sabots, des canaux et de la verte immensité des plaines et des plaines10.
Pourtant, si l’on s’en tient au « costume pittoresque » de Marken justement et si l’on en approfondit l’analyse, la projection d’une nordicité sur Marken s’effondre comme un château de cartes. Les costumes de l’île peuvent être considérés comme un espace sur lequel ont été cousues des pièces de tissu dont les origines culturelles sont variées, de telle sorte que l’on peut le lire de la même manière qu’une carte géographique.
Influences européennes
En 1928, le folkloriste néerlandais Dirk Jan van der Ven se rend au Ier congrès international des arts populaires à Prague. En tant que délégué officiel du gouvernement néerlandais, il y prononce une conférence intitulée « La décadence et la disparition des costumes et de l’art populaire dans l’île de Marken ». En introduction, l’auteur évoque en premier lieu l’asséchement programmé du Zuiderzee, la « mer du sud », connut pour ses tempêtes houleuses et les inondations qui s’ensuivent mettant en péril les populations alentour. Le parlement néerlandais avait décidé en 1918 de la transformation de cette mer en un gigantesque lac d’eau douce qui sera appelé IJsselmeer [lac d’IJssel] et de la création de polders pour y installer de nouvelles villes et des terres agricoles. L’Afsluitdijk, une digue de fermeture d’une trentaine de kilomètres de long et de quatre-vingt-dix mètres de large imaginée par l’ingénieur Cornelis Lely, permit ainsi de fermer cette mer et de dompter ces eaux capricieuses.
Cette politique ayant eu pour conséquence de mettre un terme aux coutumes traditionnelles locales en raison de l’arrêt définitif des activités de pêche, Van der Ven11 se fit fort d’en conserver le souvenir notamment au travers d’un film, « œuvre de plus de trois mille mètres, dans laquelle je suis parvenu à fixer ce qui nous reste de plus caractéristique de cette culture populaire qui va disparaître »12 écrit-il dans l’article paru dans les actes du Congrès. L’auteur décrit de manière précise et détaillée les coutumes et costumes traditionnels qui font l’originalité de l’île de Marken. Il évite soigneusement de présenter ces arts populaires comme étant uniquement singuliers et propres à l’île, et nous dresse une extraordinaire géographie des possibles origines de ce qui ressemble à un patchwork multiculturel. Ainsi, « [dans les broderies] le motif de l’oiseau auprès d’un vase à fleurs ou d’un arbre en fleurs, se retrouve dans les très vieux tissus scandinaves aussi bien que dans ceux des Balkans »13 nous dit-il. Van der Ven poursuit sa démonstration en indiquant que les « patrons des broderies, qui sont spéciaux à l’île de Marken, sont identiques aux motifs de certains tissus des Indiens Huichol du Nouveau Mexique ». Selon lui,
il est plus que probable que ces Indiens Huichol ont emprunté ces motifs aux Espagnols, ainsi que ceux de l’aigle double ou du lion héraldique. Et s’il faut reconnaître des influences espagnoles dans les costumes de Marken, il est permis de supposer que des recherches internationales comparatives et une étude approfondie des véritables dessins du vieux Marken pourraient bien finir par nous obliger à situer l’origine de cet art dans les plaines ensoleillées de l’Andalousie et non dans l’île verte du Zuiderzee.
Précisons qu’avant la création de la République des Provinces-Unies en 1581, les Pays-Bas étaient sous domination espagnole. Il n’était d’ailleurs pas rare à cette époque que des marins néerlandais embarquent sur des galions espagnols ou portugais suivant l’exemple du navigateur Jan Huygen van Linschoten. Cette influence espagnole sur Marken est toujours réitérée dans les discours d’observateurs jusqu’à aujourd’hui : « Waar de Markers vandaan zijn gekomen is een onduidelijke zaak. Wèl zijn af en toe zeer Spaans aandoende gezichten op te merken. Misschien de gevolgen van een nog wat verder uit de hand gelopen zeeslag op de Zuiderzee in de Spaanse tijd ? »14. Si cette influence est apparemment perceptible dans la physionomie de certains habitants – cela reste d’ailleurs à prouver –, elle semble l’être aussi dans la manière dont certains costumes masculins de Marken sont coupés et composés, en particulier le costume de marié, caractérisé par un haut de forme, un pantalon court bouffant et une veste tous les deux noirs ainsi qu’une chemise blanche brodée de motifs colorés, qui pourrait présenter quelques lointaines ressemblances avec certains costumes traditionnels de Castille ou d’Andalousie :
Ook de Marker mannendracht heeft voor Nederland een lang historie. Veel nog in deze eeuw gedragen onderdelen vertonen een snit die teruggat tot de tijd van het begin van onze Tachtigjarige Oorlog. Het tot omstreeks de Eerste Wereldoorlog nog wel gedragen speciale bruidegomskostuum van Marken heeft een bepaalde gelijkenis met de « Spaanse mode » uit de tijd dat de Nederlanden en Spanje verre van vriendschappelijke betrekkingen onderhielden15.
Van der Ven voit quant à lui des influences espagnoles dans le costume féminin. Il signale en effet que le dimanche précédent un mariage, « filles et femmes portent des tortillons, espèces de queue de Paris, appelés en hollandais heupwrongen, en allemand hippenkragen ou Polsterwulst et qui dénotent vraisemblablement dans le costume de Marken des influences espagnoles »16. Quant aux boîtes en bois servant à conserver « les plus beaux fichus et plastrons », elles présentent, d’après le folkloriste, des similitudes avec « des produits de l’art populaire bavarois du xviiie siècle »17. Les « couronnes de Pentecôte » en papier, portées par toutes les jeunes filles de Marken lors de la parade annuelle, ont pour leur part une « forte analogie avec les Deckengehänge d’Allemagne et les Halmkronar de Suède »18.
Si Van der Ven peine à expliquer ces similitudes, il oscille entre l’hypothèse de la perpétuation de « motifs archiséculaires et universellement répandus », – sans jamais se risquer à évoquer une éventuelle origine germanique voire indo-européenne commune -, et celle de la possibilité de la naissance spontanée de ces motifs à divers endroits géographiques sans qu’il y ait eu contact entre Marken et d’autres populations. Bien que cette dernière hypothèse nous semble peu probable, l’origine et les raisons de ces transferts culturels restent encore à être scientifiquement élucidées et prouvées.
Deux femmes en costumes de Marken, Hollande du Nord, 1932
Photographie de Willem van de Poll, © National Archives of the Netherlands, CCO/ collection Van de Poll.
Influences de l’Inde et de l’Indonésie
D’une manière générale, le costume traditionnel de Marken, extrêmement coloré et bigarré19 se compose d’un jupon rayé coloré et d’une sur-jupe sombre, d’un tablier bleu avec un haut à carreaux, d’une chemise en coton blanc à manches bleu foncé ou aux rayures rouges, blanches, noires, et d’une surveste rouge munie d’un carré de tissu fleuri épinglé. Une des pièces les plus remarquables de ce costume est le corset à lacets brodé :
Le corset des femmes de plus de dix-huit ans se lace par-devant, tandis que celui des jeunes filles se lace par-derrière. Actuellement, le corset se fait de drap bleu foncé ou noir, il est orné de bords brodés en laine de couleurs vives et de cinq roses brodées à la main. L’ancien corset, fait de matière totalement différente, se porte encore de nos jours à la Pentecôte. On montre parfois aux visiteurs des corsets à sept roses, ce sont ceux que les femmes revêtaient le jour de leur mariage20.
L’apparence et la composition des costumes de Marken varient selon l’âge des personnes qui le portent, les saisons, les jours de fête ou les événements qui rythment le quotidien des habitants de l’île tels qu’un mariage ou un deuil. Des illustrations du xviie siècle témoignent également d’une lente mais certaine évolution des tenues. Il en résulte que le nombre de types de costumes est considérable, bien que les multiples variations, parfois infimes, ne soient pas facilement perceptibles par le profane. Le port du petit bonnet a la préférence des femmes, car il est d’une part plus facile à porter que la grande coiffe. En effet, la grande coiffe nécessite une coiffure traditionnelle très distinctive : une grande partie des cheveux est avancée et coupée en frange – cette petite frange qui sort de la coiffe est d’ailleurs souvent maintenue grâce à de l’eau sucrée -, deux longues mèches tournées jusqu’à former un « rouleau » de cheveux sont maintenues sur les côtés, alors que les cheveux derrière le cou sont rasés et cachés sous le chapeau. D’autre part, la confection du petit bonnet nécessite des bandes et des rubans en moins grand nombre, ce qui en réduit le coût. Il se compose tout de même de sept éléments juxtaposés pour former un tout homogène et élégant. Marken ne produit pas de dentelle spécifique21. Les bonnets sont ornés de différents types de dentelles en fonction de ce que proposent sur le moment les merceries ou de ce que l’on a sous la main. Il pouvait s’agir de dentelles de Binche ou de Malines en Belgique, de dentelles dites « hollandaises » ou encore de dentelles de Valenciennes ou de Lille. Les couturières de Marken ont par contre donné naissance à un type de broderie tout à fait original et typique. Blanche, colorée ou multicolore, réalisée à la main, employée pour décorer magnifiquement les vêtements traditionnels de ces insulaires, elle est appelée « Marker borduurwerk » [broderie de Marken]. Une commission d’experts des Pays-Bas a recommandé en 2019 son inscription au titre du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO. Le gouvernement néerlandais prévoit de déposer une demande dans les années à venir le temps de consolider le dossier. Ce style particulier et singulier aurait été importé sur l’île d’Amager près de Copenhague au Danemark lorsque le roi Christian II fit appel en 1521 à plus de cent cinquante familles de Frise occidentale, dont Marken, afin d’y adapter les techniques maraichères néerlandaises22.
Portrait d'une jeune fille en costume traditionnel de Marken, Hollande du Nord, 1932
Photographie de Willem van de Poll, © National Archives of the Netherlands, CCO/ collection Van de Poll.
Les tenues des femmes, filles et jeunes garçons comportent au niveau de la poitrine un plastron carré, une pièce de tissu décorée de motifs floraux aux couleurs vives, dénommée localement bauw ou baaven. Ces cotonnades imprimées sont d’origine indienne. Appelés « chintz23 » [sits en néerlandais], elles étaient obtenues à la main ou en appliquant sur le tissu des blocs de bois sculptés. Ce procédé associe des produits de teinture à un mordant afin de fixer profondément la couleur sur le support textile. Ces textiles furent importés en très grandes quantités de l’Inde vers l’Europe dès le xviie siècle. Les premiers chintz ont été rapportés dans les années 1660 en République des Provinces-Unies par des marins et des marchands qui ont embarqué sur les navires de la Compagnie des Indes orientales (VOC) qui avait pris position en particulier dans des comptoirs sur la côte de Coromandel dans le golfe du Bengale :
Au dix-septième siècle, les bateaux de la Compagnie des Indes Orientales apportaient non seulement des épices, mais aussi une foule d’objets précieux, parmi lesquels figuraient également des étoffes telles que le « sits » ou le « chintz » et d’autres tissus bariolés. Par le mot « sits », on désigne un tissu de coton agrémenté de rameaux, d’ornements d’oiseaux, etc. peints à la main. Ces cotonnades à couleurs vives devinrent alors à la mode et étaient également employées pour les costumes nationaux. Comme la qualité de ces tissus était vraiment supérieure, on en a conservé quelques spécimens magnifiques.24
Les plus réputés provenaient de Masulipatam et de Sadras (sud-est de l’Inde), ainsi que d’Ahmebadad (nord-ouest de l’Inde). Par la suite, vers 1700, ces tissus très demandés ont été copiés par des artisans installés à Amsterdam, afin d’en réduire le coût et de profiter pleinement d’un marché en pleine expansion25. Les jeunes garçons portent également un tablier composé à partir de chintz, voire de batik indonésien importé des Indes néerlandaises qui fut jusqu’en 1945 une colonie néerlandaise26. Les bonnets des femmes peuvent également comporter un bout de chintz.
Enfin, autre caractéristique extra-européenne de Marken, son blason composé d’une tête de Maure de couleur or sur fond azur tournée à gauche portant un bandeau et une boucle d’oreille. Son origine et sa signification ne sont pas connues. Faut-il y voir comme pour l’emblème corse une origine aragonaise et donc de nouveau « espagnole » ? Ou le visage d’un esclave, des marins de Marken ayant participé au commerce triangulaire ? Nul ne le sait. Ces armes de la ville ne sont en tout cas plus en usage depuis 1991. Le drapeau de la commune de Marken, qui fut l’emblème de la localité de 1976 à 2002 avant que la cité ne soit incorporée dans la commune avoisinante de Waterland, est quant à lui composé d’une croix scandinave stylisée de couleur jaune et bleu. Marken ne semble décidément jamais savoir sur quel pied vraiment danser, partagée entre un ancrage nordique et des influences méridionales ou extra-européennes.
Conclusion : Marken, ou l’oscillation entre la pureté de l’origine et le melting-pot
Voyageurs et observateurs de passage ont repéré depuis le xixe siècle dans les coutumes, les costumes et la physionomie des habitants de Marken, des mythèmes qui caractérisent les pays nordiques, à savoir la blondeur et les yeux bleus, les maisons pittoresques en bois ou encore le patin à glace. Les mises en image stéréotypées qu’ils ont générées, reprises à l’unisson par les affiches et textes touristiques et les cartes postales, ont maintes fois interrogé la « germanité » et la « nordicité » de cette cité autrefois insulaire et ont permis d’inscrire symboliquement ses habitants dans un espace géographique spécifique qui est clairement celui de l’Europe du Nord. De ces projections ancrées dans un imaginaire « nordique » se dégage finalement le sentiment que les Pays-Bas sont très proches des pays scandinaves à qui ils sont unis et reliés par cet espace commun qu’est la Mer du Nord. La Frise, occidentale et orientale, constitue certainement le maillon primordial entre ces mondes néerlandais et scandinaves. Cependant, ne s’agit-il pas ici d’une « géographie imaginée », d’un écran, tant les Pays-Bas diffèrent aussi des pays nordiques de par leur histoire, leur place dans l’Europe et leur identité ? L’exemple de Marken est à ce titre extrêmement révélateur et emblématique de la difficulté, voire de l’impossibilité, des Pays-Bas à s’inscrire profondément dans une identité nord européenne. Comme les Pays-Bas, la société de Marken a fait sienne de nombreuses influences extérieures, européennes et extra-européennes. L’identité de cette cité se caractérise en définitive bien plus par le mélange ou la juxtaposition de multiples apports et transferts culturels inscrits en particulier dans l’espace de la matérialité qui figure une carte géographique où ont pris place différentes régions d’influence, que par une pureté frisonne ou nordique tant vantée et fantasmée par des voyageurs. Ces alliances et ces assemblages, fruit de la volonté et des choix des habitants eux-mêmes, ont donné naissance à une société originale et unique en son genre, bariolée et bigarrée.



