Entre recherche du savoir et joute d’énigme

Les motivations d’Óðinn dans le Vafþrúðnismál

  • Knowledge Acquisition or Riddling Contest? Óðinn’s Motivations in Vafþrúðnismál

p. 251-261

Résumé

The Old Norse poem Vafþrúðnismál presents the verbal duel between the god Óðinn and the giant Vafþrúðnir. The poem has generally been interpreted as a meeting that would allow Óðinn to acquire or confirm a knowledge held by the giant. The article proposes to analyze the text in order to determine the precise nature of this exchange between the two protagonists. A different interpretation emerges from this study: Óðinn does not meet Vafþrúðnir to acquire some new knowledge, but rather, as the text specifies, to test him and determine whether he is “wise” or “all wise”.

Plan

Texte

Plusieurs récits décrivent Óðinn en quête de savoir. Ainsi, la Völuspá fait référence à l’œil qu’il a laissé en gage dans le puits de Mímir ; ce mythe est développé par Snorri dans la Gylaginning, au chapitre XV. Le poème Hávamál transmet, quant à lui, deux récits. Les strophes 103 à 110 relatent le vol du nectar poétique ; cette origine de la poésie est également décrite par Snorri dans le Skáldskaparmál. Les strophes 138-145 du Hávamál, qui sont également connues sous le nom de Rúnatal, racontent l’initiation d’Óðinn qui s’est pendu neuf nuits durant afin d’accéder à la connaissance des runes. Un autre récit, transmis dans les Baldrs draumar, montre Óðinn qui fait revenir des morts une voyante pour la forcer à parler ; le dieu apprend ainsi que les préparatifs qui ont lieu à Hel concernent la mort de son fils, puis il se renseigne sur l’identité du meurtrier de Baldr et sur celui qui le vengera.

Óðinn dispose encore d’autres moyens pour accéder au savoir. Les chapitres IV et VII de l’Ynglingasaga rapportent qu’il s’entretient avec la tête de Mímir qu’il a lui-même préservée afin de pouvoir consulter le dieu décapité. La strophe 46 de la Völuspá mentionne également cette pratique : « mælir Óðinn við Míms höfuð » [Óðinn s’entretient avec la tête de Mímir]. Le dieu est également associé à deux corbeaux, Huginn [la pensée] et Munnin [la mémoire], qui lui rapportent les nouvelles du monde1. Le chapitre IX de la Gylfaginning explique que dans la Hliðskjálf se trouve le trône d’Óðinn2 à partir duquel il peut observer tous les mondes.

Le poème Vafþrúðnismál, qui présente la joute oratoire entre le géant Vafþrúðnir et Óðinn, est généralement joint à cette liste. Le poème est compris comme une quête d’Óðinn pour l’acquisition du savoir3. Les spécialistes qui ont travaillé sur le Vafþrúðnismál partagent cette interprétation du poème. Ainsi, pour Ármann Jakobsson, Óðinn doit faire face au géant et le vaincre afin d’acquérir son savoir4. Les questions sur le futur (à partir de la strophe 44) ont été perçues par Ármann Jakobsson5, Tim William Machan6, Carolyne Larrington7 et Maria Elena Ruggerini8 comme la raison principale de la venue du dieu dans la halle du géant. Une interprétation différente a été proposée par John McKinnell : selon lui, Óðinn souhaite vérifier si le destin est immuable9. Toutefois, on retrouve toujours l’idée de la recherche d’un savoir, d’une quête. Je propose de revenir au texte afin de déterminer la nature précise de cette rencontre entre le dieu et le géant. L’analyse des strophes du poème permet d’apporter une nouvelle compréhension du récit : Óðinn ne cherche pas à soutirer un quelconque savoir au géant, il connaît la réponse aux questions qu’il soumet à Vafþrúðnir et souhaite simplement le tester.

Le texte en lui-même

Nous pouvons, dans un premier temps, prendre le texte en lui-même, pour ce qu’il dit ; à plusieurs reprises, le poème fait référence aux motivations d’Óðinn et dévoile ses intentions. Dans cette partie je traiterai uniquement des passages qui se situent avant l’échange entre le dieu et le géant. D’un point de vue narratif, Óðinn n’a en effet aucune raison de cacher son intention à son épouse. Il en est de même pour la strophe 5, qui est au discours indirect et apporte ainsi un point de vue objectif.

Dans la première strophe du prologue, Óðinn demande conseil à Frigg, son épouse, et lui exprime son projet de rendre visite à Vafþrúðnir. Óðinn dévoile alors son intention ; il souhaite parler d’anciens savoirs : « forvitni micla qveþ ec mér á fornom stꜹfom við þann inn alsvinna iotun » [Grande est ma curiosité de parler d’anciens savoirs avec ce tout sage géant]10. Après la réponse de Frigg, qui lui révèle son inquiétude face à un tel projet, Óðinn réplique qu’il souhaite savoir comment est la demeure du géant (strophe 3) :

1 Fiolþ ec fór fiolð ec freistaða J’ai abondamment voyagé, j’ai abondamment testé,
2 fiꜹlþ ec reynda regin. j’ai abondamment éprouvé les puissances.
3 hitt vil ec vita hvé vafðrúðnis Cela je veux savoir, comment est la demeure de
4 salakynni sé. Vafþrúðnir.

Cependant, ce passage n’exprime pas le véritable but de son voyage. Les derniers vers peuvent, par exemple, être compris comme un équivalent de la première strophe. Óðinn réaffirmerait simplement sa volonté de rendre visite à Vafþrúðnir. À la strophe suivante, Frigg souhaite un bon voyage à son époux :

1 Heill þú farir heill þú aptr komir Que tu voyages avec chance, que tu reviennes
2 heill þú á sinnom sér. avec chance,
3 ǫþi þér dugi hvars þú scalt or
aldafꜹð
que tu sois avec chance sur le chemin,
que ton esprit t’aide là où tu devras, Aldaföðr.
4 orðom mæla iotun. converser avec le géant.

Il est possible de voir dans ce passage une annonce de la joute oratoire entre le dieu et le géant11. Toutefois, que ces paroles soient une annonce des évènements à venir ou un simple souhait de bon voyage à son époux, Frigg présente à nouveau l’intention d’Óðinn : « orðom mæla iotun » [converser avec le géant]. La strophe 5 est l’unique passage narratif du poème et l’objet de la rencontre y est clairement exprimé ; il s’agit pour le dieu de tester le géant : « Fór þá óðinn at freista orþspeci þess ins alsvinna iotuns » [Puis Óðinn alla tester l’agilité des mots du sage géant].

À aucun instant il n’y a la moindre mention d’un savoir que le géant posséderait et auquel Óðinn s’intéresserait. Le texte ne parle pas non plus d’une quête de savoir. Il n’y a aucune raison de douter des intentions d’Óðinn présentées avant l’entrée dans la halle du géant, puisque dans les quatre premières strophes c’est avec son épouse qu’il s’entretient, il serait étrange qu’il lui masque sa véritable intention. De même à la strophe 5 c’est le narrateur qui s’exprime et dévoile la forme que prendra l’entretien : une mise à l’épreuve du géant. La lecture de ces trois strophes apporte les données suivantes : Óðinn souhaite rencontrer Vafþrúðnir pour parler d’anciens savoirs et pour le tester.

La nature de ce test est exprimée à la strophe 6 ; Óðinn annonce vouloir savoir si le géant est sage ou tout sage : « hitt vil ec fyrst vita ef þú fróðr sér eða alsviðr iotunn » [cela, je veux savoir en premier lieu, si tu es sage ou tout sage, géant]. La joute oratoire se met dès lors en place ; à la strophe suivante Vafþrúðnir annonce que pour sortir de la salle il devra être le plus sage : « út þú né comir órom hꜹllom frá nema þú inn snotrari sér » [tu ne sortiras pas de notre halle à moins que tu sois le plus savant]. Il est intéressant de noter que les intentions qu’Óðinn avait exprimées à son épouse et présentées à la strophe 5 ne diffèrent pas de celles qu’il donne au géant. La strophe 6 reprend les mêmes affirmations : il se rend chez Vafþrúðnir pour le rencontrer (strophe 1, vers 2 et strophe 3, vers 3 et 4) ; il souhaite tester le géant (strophe 5, vers 1 et 2). Le test consiste à savoir si le géant est sage ou tout sage12.

Or, comment peut-on tester ou déterminer la sagesse de l’autre dans une joute oratoire ? Il est possible de vérifier les aptitudes de quelqu’un sans pour autant posséder ces compétences soi-même. Ainsi Óðinn pourrait tester le géant sans détenir le savoir nécessaire pour répondre aux questions qu’il lui soumet. Mais cette interprétation suppose, dans le cadre de questions, d’avoir soit recours à un troisième parti (ce qui n’est pas le cas du Vafþrúðnismál), soit d’avoir une confiance absolue en son adversaire, car il n’y a aucun moyen de vérifier si l’information donnée est correcte. Or, on observe une propriété particulière dans certaines joutes oratoires où il s’agit de tester le savoir de son adversaire : celui qui pose la question détient la réponse13. Le poème semble attester cet aspect : à la strophe 19, Vafþrúðnir reconnaît la sagesse de Gagnráðr, nom sous lequel se présente Óðinn (strophe 8)14, à partir des seules réponses de ce dernier15. Il n’y a pas de recours à un tiers parti ou à un quelconque autre moyen pour vérifier la validité des réponses. La logique du texte implique que l’on se trouve bien dans une joute d’énigmes où celui qui soumet la question possède la réponse et est ainsi en mesure de déterminer si celle-ci est recevable16. Cet aspect ne se retrouve pas seulement dans la logique du texte, mais également dans les questions, comme nous allons le voir dans la section suivante.

Les questions

Des sujets familiers

Plusieurs questions, soumises par Óðinn, portent sur des situations ou des êtres qui lui sont familiers et dont il connaît le nom. La première question d’Óðinn à Vafþrúðnir (lors de la joute) porte sur un savoir cosmogonique qui semble bien connu du dieu : « hvaðan iorð um kom eða uphiminn fyrst inn fróði iotunn » [d’où vinrent la terre et le ciel du dessus au commencement, ô sage géant ?]17. Il s’agit d’un des principaux mythes de la cosmogonie nordique qui est présenté aux strophes 20 et 21 du poème. Si l’on s’en tient au récit de Snorri au chapitre VIII de la Gylfaginning, Óðinn n’est pas seulement le témoin de cette création, il en est l’un des principaux acteurs. Ce sont en effet les fils de Bor (à savoir Óðinn, Vili et Vé) qui, après avoir tué le géant Ymir18, créèrent la terre et le ciel à partir de son corps. À moins d’avoir là une tradition différente du récit dans laquelle Óðinn n’est pas lié au meurtre d’Ymir, il serait étrange qu’Óðinn s’informe sur l’origine de la terre et du ciel. Tout porte à croire qu’il s’agit donc d’une question dont le dieu détient la réponse et qui lui sert à tester son adversaire.

Il en est de même pour la strophe 38 où Óðinn demande à Vafþrúðnir la provenance du dieu Njörðr. Les informations présentes dans la question montrent déjà qu’Óðinn sait que Njörðr ne fait pas partie des Ases : « hvaðan niorðr um kom meþ ása sonom hofom oc hꜹrgom hann reðr hunnmorgom oc varþaþ hann ásom alinn » [d’où est venu Njörðr chez les fils des Ases ? Il conseille aux temples et autels d’innombrables fois et il ne fut pas engendré par les Ases]. Dans sa réponse à la strophe 39, Vafþrúðnir précise qu’il a été donné en otage aux dieux ; cet échange est également mentionné dans le chapitre XXIII de la Gylfaginning. Il s’agit d’une référence à la guerre entre les Ases et les Vanes, présentée en détail par Snorri dans le Skáldskaparmál, ainsi qu’au chapitre IV de l’Ynglingasaga. Selon ce dernier récit, Óðinn est l’un des principaux protagonistes de cette guerre. Le récit de la tête de Mímir est d’ailleurs en lien avec cet échange d’otages entre les Ases et les Vanes, puisque c’est à la suite de celui-ci que le dieu est décapité. Il semblerait ainsi étrange, voire invraisemblable, qu’Óðinn ne connaisse pas l’origine de Njörðr.

De même à la strophe 40, Óðinn demande le nom des hommes qui « hꜹggvaz hverian dag » [frappent chaque jour]. Vafþrúðnir répond à la strophe suivante qu’il s’agit des Einherjar qui s’entraînent dans les clos d’Óðinn. Ils sont également mentionnés dans le Grímnismál (aux strophes 18, 23, 36), dans le Helgaqviða Hundingsbana I (strophe 38) et dans la Gylfaginning (chapitres 39 à 41). Les Einherjar sont des guerriers morts au combat qui s’entraînent en vue du ragnarök. Une fois encore, il paraît improbable qu’Óðinn ne connaisse pas le nom de ses propres guerriers.

Ces trois questions des strophes 20, 38 et 40 se réfèrent à des événements ou des personnages qui sont familiers à Óðinn, et le dieu est chaque fois l’un des principaux protagonistes des mythes qui en parlent. Tout porte donc à croire qu’il s’agit bel et bien de questions qui lui servent à tester le géant, questions dont il connaît déjà la réponse et qui lui permettent de vérifier les dires de son adversaire. Cette affirmation est valable pour l’ensemble de la joute, comme je propose de le voir dans les sections suivantes.

Les formulations

La formulation de certaines des questions soumises par Óðinn semble également indiquer que le dieu détient déjà la réponse. Je propose, à titre d’exemple, d’analyser les strophes 22 et 23 qui portent sur l’origine de la lune et du soleil. Óðinn soumet la question suivante à Vafþrúðnir : « hvaðan máni um kom svá at ferr menn yfir eþa sól iþ sama. » [d’où vient la lune qui passe au-dessus des hommes et également le soleil ?]. La conjonction eþa [ou, et] est utilisée entre les termes lune et soleil. Ce mot est également employé aux strophes 20, 24, 26 et 28, où le dieu pose à chaque fois une question filée : il y a en réalité deux questions qui attendent deux réponses. L’ensemble de ces strophes repose sur le même principe. On peut prendre la strophe 24 à titre d’exemple : Óðinn demande l’origine du jour (première question) et (eþa) de la nuit (deuxième question). Vafþrúðnir explique que Dellingr est le père du jour (réponse à la première question), mais que la nuit est née de Nörr (réponse à la deuxième question). Toutefois, la strophe 22 contient l’adjectif samr qui est ici traduit par l’adverbe également. Il s’agit de la seule occurrence de cet adjectif dans le poème. La question d’Óðinn sous-entend déjà que la lune et le soleil ont la même (sama) origine, ce que confirme la réponse de Vafþrúðnir. Tout comme les strophes 20, 38 et 40, cette formulation laisse à penser que le dieu connaît la réponse à la question qu’il soumet.

Les questions sur le futur

Certains spécialistes ont souligné l’attrait particulier du dieu pour les questions concernant le futur19. Or, tout comme pour les strophes précédentes, une analyse du texte montre qu’Óðinn semble déjà connaître les réponses à ces questions. En effet, dans la première session d’énigmes, le dieu est en mesure de répondre aux questions posées par le géant sur le futur et de les développer. Dans la première session d’énigmes, à la strophe 17, Vafþrúðnir interroge le dieu sur le nom de la plaine où s’affronteront le géant Surtr et les dieux. La réponse d’Óðinn à la strophe 18 montre qu’il a déjà connaissance de ces événements. Il sait qu’une bataille aura lieu entre le géant du feu et les dieux, de même que le nom et les dimensions de la plaine où la rencontre aura lieu. Les Einherjar, mentionnés aux strophes 40 et 41, s’entraînent en vue de cet affrontement. En toute logique, ce n’est donc pas pour apprendre si une bataille aura lieu ou non qu’Óðinn rend visite au géant.

De la même manière, le fait qu’il soit en mesure de formuler les questions des strophes 44 et 46, 50, 52 montre qu’il a connaissance des détails de cette bataille et des évènements qui suivent. La question qu’il soumet à la strophe 44 prouve qu’il sait que le terrible hiver passera et que l’espèce humaine survivra. De même, il ne pose pas la question « Est-ce que le soleil périra ? », mais il demande au géant l’origine du soleil, après que le loup Fenrir l’aura attrapé. Óðinn est donc conscient qu’Álfrödul (le soleil) disparaîtra, mais qu’elle sera remplacée. Le dieu connaît également l’issue de la bataille, comme l’atteste la strophe 50 : il sait que Surtr périra et que des Ases survivront à la bataille. Enfin, la question suivante montre qu’il est conscient qu’il sera lui-même tué lors de cette bataille (strophe 52). Aucune de ces strophes n’est une véritable interrogation. À aucun moment, on ne trouve le moindre doute, ou une demande de confirmation des évènements. De plus, les détails donnés dans les questions indiquent qu’Óðinn a déjà connaissance de ce futur.

Le contexte

Je propose de mettre en avant la logique interne du texte ; les questions qui y sont retranscrites sont construites sur le même modèle et présentées dans une même joute oratoire. Il semblerait étrange que le poète alterne entre des questions dont le but est de soutirer des informations et des questions qui sont là pour tester l’adversaire.

Vafþrúðnir est en mesure de répondre à l’ensemble des questions soumises par Óðinn aux strophes 20 à 51. Un argument, qui n’est jamais avancé, concerne la nature des questions du géant. Si l’on garde l’idée du dieu en quête de savoir, Vafþrúðnir pose-t-il également des questions dont il souhaite connaître la réponse dans les strophes 11 à 17 ? Une telle interrogation paraîtrait effectivement curieuse si l’on tient compte des strophes 1 à 52 où le géant démontre sa connaissance de la cosmologie nordique20. Il faut dès lors s’interroger sur la nature des questions dans ce texte. On a pu voir que les strophes 20, 38, 40 et 54 font appel à des évènements connus d’Óðinn. De même, la formulation de la strophe 22 suppose la connaissance de la réponse. Il semble improbable que le poème change la nature de la joute et alterne entre deux types de questions, l’une correspondant à la recherche d’informations, l’autre à l’énigme. Les deux protagonistes acceptent de s’affronter à travers une joute oratoire qui a ses règles. L’argument principal se trouve à la strophe 54, Óðinn y soumet la question suivante : « hvat mælti óðinn áþr á bál stigi siálfr í eyra syni » [Qu’a dit Óðinn avant qu’il monte sur le bûcher funéraire à l’oreille de son fils ?]. Cette question a souvent été décrite comme l’atout d’Óðinn qui lui permet de mettre fin à la rencontre. Selon cette interprétation, après avoir réussi à acquérir le savoir qu’il recherchait21, le dieu soumet cette question au géant dont il est évident qu’il connaît la réponse, comme le note le géant : « Ey manne þat veit hvat þú í árdaga sagdir í eyra syni » [Aucun homme ne sait ce que dans les temps anciens tu as dit à l’oreille du fils]. Il s’agit d’une expérience idiosyncratique, il est le seul à savoir ce qu’il a murmuré à l’oreille de son fils. Il n’y a aucune objection de la part du géant à la strophe 55. Il reconnaît le dieu et accepte sa suprématie. La strophe 54 est donc sans équivoque, Óðinn ne cherche pas à savoir ce qu’il a murmuré à son fils, il s’agit d’une question pour tester Vafþrúðnir. Le poème propose ici une énigme d’inversion, neck-riddle en anglais, qui s’inscrit dans la logique du texte ; par cette question Óðinn démontre qu’il est le plus sage, Vafþrúðnir ne connaissant pas ce que son adversaire n’a pas voulu faire connaître22. Le géant reconnaît dès lors son adversaire. Il n’y a pas de contestation, la question permet même au géant d’admettre qu’Óðinn est le plus sage. Or, si les deux protagonistes ne s’affrontaient pas dans une joute avec des règles précises, Vafþrúðnir pourrait contester la question, ou simplement répondre que seul Óðinn détient la réponse, sans pour autant identifier son adversaire. Mais le fait qu’il identifie son opposant témoigne des règles implicites de la joute oratoire qui a lieu : celui qui soumet la question possède la réponse.

Conclusion

Le contexte est celui d’une joute oratoire et, plus précisément, d’une joute d’énigmes dont une des caractéristiques centrales est la connaissance de la réponse par l’adversaire. C’est à travers cette caractéristique que les deux protagonistes sont en mesure de vérifier l’exactitude des réponses. C’est également pour cette raison que Vafþrúðnir reconnaît que son interlocuteur n’est autre qu’Óðinn. Cette conclusion est en accord avec la logique du texte ; les strophes 1, 3, 5, 6, 7 et 19 présentent bel et bien la rencontre qui a lieu comme un test, dont la fonction est de déterminer la sagesse de l’adversaire. Aucun élément du texte ne permet de conclure qu’Óðinn cherche à soutirer un savoir au géant. Il s’agit là d’une surinterprétation du poème, probablement liée à l’influence du hors-texte, qui en vient même à contredire le texte en lui-même. Il est toutefois possible de noter la différence entre les questions du Vafþrúðnismál et celles de la Hervarar saga ok Heiðreks. Celle-ci est due aux catégories d’énigmes employées ainsi qu’à la nature des protagonistes23.

Notes

1 Cf. le chapitre 38 de la Gylfaginning ainsi que la strophe 20 du Grímnismál (qui est également cité par Snorri dans son chapitre). Huginn est mentionné dans plusieurs poèmes eddiques : le Helgaqviða Hundingsbana I (strophe 54), le Reginsmál (strophes 18 et 26), le Fáfnismál (strophe 35) et le Guðrúnarkviða II (strophe 29).

2 Toujours dans la Gylfaginning, le chapitre XVII présente Hliðskjálf comme le nom du trône d’Óðinn.

3 Cf., par exemple, Gunnell, Terry, The Origins of Drama in Scandinavia, Cambridge, 1995, p. 275 ; Lindow, John, « Poetry, Dwarfs and Gods: Understanding Alvíssmál », dans Learning and Understanding in the Old Norse World: Essays in Honour of Margaret Clunies Ross, Turnhout, 2007, p. 287-305, p. 294.

4 Ármann Jakobsson, « A Contest of Cosmic Fathers: God and Giant in Vafþrúðnismál », Neophilologus, vol. 92, 2008, p. 263-277, p. 265.

5 Ibidem, p. 273.

6 Machan, Tim William, Vafþrúðnismál, Toronto, 2008 [1988], p. 98 et 107.

7 Larrington, Carolyne, « Vafþrúðnismál and Grímnismál: Cosmic History, Cosmic Geography », dans The Poetic Edda: Essays on Old Norse Mythology, Acker, Paul et Larrington, Carolyne (éd.), Londres, 2002, p. 62-77, p. 59.

8 Ruggerini, Maria Elena, « A Stylistic and Typological Approach to Vafþrúðnismál », dans Both One and Many: Essays on Change and Variety in Late Norse Heathenism, McKinnell, John, Rome, 1994, p. 139-187, p. 176.

9 McKinnell, John, Both One and Many: Essays on Change and Variety in Late Norse Heathenism, Rome, 1994, p. 102.

10 Le texte en vieux norrois repose sur mon édition du poème dans : Stahl, Pierre-Brice, Étude sur le Vafþrúðnismál et le genre de l’énigme, thèse en histoire des religions soutenue à l’Université de Strasbourg, le 9 décembre 2014. Traductions personnelles pour l’ensemble de l’article.

11 On trouve une triple anaphore : la figure de style se caractérise par la reprise d’un ou plusieurs mots en début de phrases ou de vers. Cette répétition des termes « heill þú » a plusieurs fonctions : elle apporte un rythme au passage, le rend mnémotechnique, renforce les dires de Frigg et sert d’écho ou de parallèle au premier vísuhelmingr (demi-strophe) de la strophe précédente qui contient également une triple anaphore : « fiolð ec ». Il est possible de comprendre les paroles de Frigg non pas comme un simple souhait de bien-être pour son époux, mais comme une annonce des événements à venir. En effet, dans le chapitre XX de la Gylfaginning, les manuscrits GKS 2367 4to et DG 11 rapportent que Frigg connait le destin, sans pour autant préciser qu’il s’agit de celui des hommes, leçon que proposent les autres manuscrits. Snorri cite ensuite la strophe 29 de la Lokassenna où Freyja rétorque à Loki que Frigg sait toutes les destinées. Si l’on accorde à Frigg cette capacité dans le Vafþrúðnismál, le passage pourrait présenter le destin de la rencontre entre le dieu et le géant, on aurait une annonce, un résumé de la joute. Toutefois, du fait que la formule se rapporte au trajet du dieu et non à la joute strictement dite, je pense qu’il faut voir dans cette triple anaphore une salutation ; il s’agit d’ailleurs d’une formule que l’on s’attendrait à entendre lors d’un départ en voyage. Finnur Jónsson émet justement l’hypothèse que l’exhortation était employée dans la vie de tous les jours (voir Finnur Jónsson, De gamle Eddadigte, Copenhague, 1932, p. 54). Tim William Machan semble se rattacher à cette idée, il propose de voir dans l’expression une formule de politesse, traduisible par « bonne chance » (Machan, Vafþrúðnismál, p. 74). Je me fonde sur cette interprétation qui me permet de conserver la triple anaphore et le jeu d’allitération dans la traduction.

12 Cet aspect est analysé en détail dans : Stahl, Pierre-Brice, Étude sur le Vafþrúðnismál et le genre de l’énigme, p. 283-288.

13 Ibidem, chapitres V et VIII.

14 Du point de vue de Vafþrúðnir, son adversaire est Gagnráðr. Il devient uniquement conscient de l’identité de son adversaire lors de l’énigme de la strophe 54, voir Pierre-Brice Stahl : « L’énigme d’inversion dans la littérature médiévale scandinave », Revue de l’histoire des religions, volume 233/3, 2016, p. 329-342.

15 « Fróþr ertu nú gestr » [Tu es sage à présent, hôte].

16 Il s’agit d’une des caractéristiques fondamentale du genre de l’énigme que l’on peut définir comme l’opposition entre deux partis, « l’énigmeur qui soumet l’image dont il détient la réponse et l’énigmé à qui la question est soumise ». Pour l’histoire de la recherche sur la définition de l’énigme voir Stahl, Pierre-Brice, Étude sur le Vafþrúðnismál et le genre de l’énigme, chapitre V (p. 173 pour la définition).

17 Strophe 20 du Vafþrúðnismál.

18 Cf. le chapitre VII de la Gylfaginning.

19 Ármann Jakobsson, « A Contest of Cosmic Fathers », p. 273 ; Machan, Vafþrúðnismál, 2008, p. 98 et 107 ; Larrington, « Vafþrúðnismál and Grímnismál », p. 59 ; Ruggerini, « A Stylistic and Typological Approach to Vafþrúðnismál », p. 176.

20 Sur la différence entre les deux sessions d’énigmes et les intentions des protagonistes voir Stahl, Pierre-Brice : Étude sur le Vafþrúðnismál et le genre de l’énigme, p. 256-288.

21 Selon Larrington et Machan, il s’agirait de la strophe 53, sur sa propre mort. Machan, Vafþrúðnismál, 2008, p. 107 ; Larrington, « Vafþrúðnismál and Grímnismál », p. 59.

22 Sur le genre de l’énigme d’inversion et son analyse dans le Vafþrúðnismál et la Hervarar saga ok Heiðreks, voir Pierre-Brice Stahl : « L’énigme d’inversion dans la littérature médiévale scandinave », Revue de l’histoire des religions, volume 233/3, 2016, p. 329 à 342.

23 Cet aspect a été traité en détail dans un précédent article qui se place donc dans la continuité de la présente étude : Stahl, Pierre-Brice « Énigmes et nature des protagonistes dans la Hervarar saga ok Heiðreks et le Vafþrúðnismál », Deshima 9, 2015, p. 217-228.

Citer cet article

Référence papier

Pierre-Brice Stahl, « Entre recherche du savoir et joute d’énigme », Deshima, 14 | 2020, 251-261.

Référence électronique

Pierre-Brice Stahl, « Entre recherche du savoir et joute d’énigme », Deshima [En ligne], 14 | 2020, mis en ligne le 04 décembre 2025, consulté le 05 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/deshima/index.php?id=685

Auteur

Pierre-Brice Stahl

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