La Nébuleuse du Crabe

p. 309-318

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Après avoir exercé maints métiers et vécu en Belgique, en France et en Inde, Rob Verschuren, né aux Pays-Bas en 1953, s’est établi au Viêtnam, pays de son épouse.

Il a publié à ce jour quatre livres, tous aux éditions In de Knipscheer, établies à Haarlem <http://www.indeknipscheer.com/tag/rob-verschuren/> : trois romans (Typhon, La Fille karaoké, Le Pays blanc) et, en 2016, un recueil de nouvelles intitulé Stromen die de zee niet vinden (Ces fleuves qui ne trouvent pas la mer) dont est tirée la nouvelle « Krabnevel » que Deshima propose dans une traduction française que l’on doit à Daniel Cunin. La revue remercie l’écrivain qui a donné son accord à cette parution.

En français, on peut lire par ailleurs un entretien avec Rob Verschuren <http://flandres-hollande.hautetfort.com/archive/2020/06/05/le-pays-blanc-6243704.html> ainsi qu’une présentation de son œuvre <http://flandres-hollande.hautetfort.com/archive/2020/05/14/coup-de-coeur-1-6238497.html>.

Deux crabes en train de copuler sur les fonds de la mer de Chine méridionale se trouvent balayés par un filet lesté de blocs de calcaire puis hissés à bord d’un chalutier enregistré sous le numéro QNg 96416-TS. Un pêcheur prénommé Hai les extirpe des mailles avant de les lâcher dans un baril rempli d’eau de mer. Il a les pieds bruns, de gros orteils crevassés et les mains brunes lacérées de cicatrices blanches. Il pense à Phuong qui a des yeux de veau. Pieds nus bien à plat sur le pont, jambes légèrement écartées, il oscille au rythme du bateau (tout à l’heure sur la terre ferme, il oscillera encore pendant un certain temps) ; il songe à sa fiancée tandis qu’il récolte des crabes sous l’improbable ciel étoilé qui le laisse tout aussi indifférent que lui-même laisse indifférent le ciel.

Le soleil couchant se pose un instant sur les collines ; une lumière abricot se déverse sur la ville. Les rues se remettent à vivre. En quelques minutes, dans l’une d’elle qui relie le boulevard du bord de mer au centre-ville, s’élèvent deux petits restaurants à ciel ouvert ; ils se font face, ils vendent, l’un et l’autre, des crustacées et des coquillages et ils portent le même nom : La Brise de mer.

Par le passé, il n’y avait qu’une Brise de mer, celui à main gauche quand on gagne le littoral à partir du centre. Il a été lancé, voici peut-être dix ans – une année du Bœuf, quoi qu’il en soit – par un couple de jeunes mariés. Elle, prénommée Kim, une fille potelée à la fraîche beauté, beauté non tant réelle qu’attrait exercé par la jeunesse du visage. Lui, Duc. Duc le Fougueux, qui pouvait avoir toutes les filles qu’il voulait – un sourire à faire fondre l’acier et une réputation qui faisait languir secrètement les jeunes filles bien éduquées tout aussi bien que leurs mères.

Il était tombé amoureux de Kim et elle de lui. Elle rompit avec ses parents, les propriétaires d’une pharmacie qui ne pouvaient envisager catastrophe pire pour leur famille que le mariage de leur fille avec un fils de pêcheur. Elle n’est pas revenue sur sa décision, jamais.

Pauvres, les jeunes époux ont vécu du clair de lune, des crabes et des fruits de mer qui commençaient à dégager une trop forte odeur pour être servis aux clients. Lui comparait les mamelons de sa femme à des rubis ; elle, pour sa part, lui massait le dos et les épaules jusqu’à l’entendre grogner comme une truie qui se roule dans la boue. Un sourire silencieux aux lèvres, elle songeait à la pharmacie poussiéreuse qu’elle avait échangée contre cet Éden éternel ; par gratitude, elle se rendait chaque semaine à la cathédrale à vélo pour déposer des fleurs dans un vase, devant la statue de la Vierge Marie. Duc l’accompagnait pour lui faire plaisir. Le samedi soir, il sortait avec ses copains, chose qu’elle appréciait également car, une fois engourdi dans sa gueule de bois, il se laissait dorloter et materner toute la journée du dimanche.

« Restaurant » et même « gargote », ce sont de bien grands mots pour qualifier La Brise de mer. Kim et Duc louaient un bout de trottoir où, à la tombée du soir, ils disposaient des tables et des chaises en plastique. Une planche posée sur des tréteaux leur servait de comptoir et de cuisine. Là-dessus, ils exposaient dans de petites bassines leur marchandise baignant dans un fond d’eau de mer. Duc cuisinait sur un réchaud à gaz deux feux et grillait certains comestibles sur un barbecue rouillé ; quand la pluie menaçait, ils tendaient une bâche bleue au-dessus de leur commerce. Dès le premier jour, ils avaient eu des clients, mais leur nombre n’avait jamais augmenté. Lorsqu’ils comptaient leur recette à chaque fin de soirée, ils avaient juste de quoi faire des achats le lendemain au marché. Il semblait que les choses ne changeraient jamais.

Kim fut la première à rechigner face à ce romantisme du pauvre. Par moments, elle repensait aux épaisses liasses de billets dans la caisse de la pharmacie. Ses yeux se couvraient alors d’un voile métallique, sa bouche perdait son doux arrondi. Elle augmenta ses visites à la cathédrale où elle priait la Sainte Vierge – non plus seulement pour que Duc ne convoite pas d’autres femmes, mais aussi pour qu’ils gagnent des clients, remportent un gros lot à la loterie, bénéficient d’un héritage… Elle entreprit par ailleurs d’éduquer son mari.

« Arrête de goûter, devant les clients, le plat que tu prépares avec la cuillère qui te sert à mélanger les ingrédients », lui lança-t-elle un beau jour. Et le lendemain : « Qu’est-ce que je t’ai dit ? Ne goûte pas les plats avec cette cuillère ! Les gens font des remarques. T’as pas vu leurs regards ? Tu trouves qu’on a trop de clients, peut-être ? »

« Onze, c’est bien assez, lui intima-t-elle une semaine plus tard.
— Onze quoi ? »

Elle ôta une huître de l’assiette qu’il venait de poser à côté du grill puis la remit dans la cuvette avec ses congénères.

« Mais une portion, c’est douze huîtres. Ça a toujours été comme ça.
— Personne ne les compte. Et pourquoi t’as pas mis un T-shirt propre ? Tu crois que tu vas attirer la clientèle comme ça ?
— Un cuisinier, ça fait des taches, c’est normal.
— Pas dans mon restaurant, répliqua-t-elle avant de se pencher vers lui, de l’embrasser sur l’oreille et de lui chuchoter : Je t’aime. »

La peur de le voir la quitter pour une autre n’était en effet jamais très éloignée. Mais il ne cherchait et ne chercha pas d’autres femmes. Il se mit à boire.

Comment décrire la fuite du Paradis terrestre, le triste, l’immonde voyage qu’ils ont fait ensemble en trois ans ? Peut-être connaissez-vous déjà l’histoire de Kim et de Duc, une histoire loin d’être unique. Ce sont là des choses qui arrivent. De même que la pluie tombe et que le vent d’est souffle vers l’ouest.

Peu de semaines s’écoulèrent avant que Duc n’eût en permanence une bouteille de bière à portée de main pendant qu’il cuisinait. Il buvait sans se cacher, sans se soucier des clients. À présent, Kim s’agenouillait chaque jour dans la cathédrale, devant la statue de la Vierge, priant pour que Duc redevienne comme avant et que davantage de clients se présentent. Mais il était semble-t-il écrit qu’un restaurant de fruits de mer dans la rue Tran Phu rapportait tant et pas un sou de plus, et que ni un cuisinier ivrogne ni une patronne pieuse ne changeraient rien à la situation.

C’était un soir de la fin de la saison des pluies. Le ciel était d’un noir d’encre, la rue une rivière bourbeuse s’écoulant en un gros bouillon vers la mer, fouettée par des gouttes dures comme des balles. Des quatre côtés de la bâche se déversait de l’eau. Trois hommes occupaient l’une des tables, mangeant, buvant de la bière. Ils ne correspondaient pas aux clients ordinaires de La Brise de mer. Ils portaient des chemises rayées et des chaussures noires ; la pluie et rien d’autre les avait amenés à se réfugier ici.

Kim les servait avec une courtoisie inhabituelle. Elle rêvait souvent d’un restaurant dans le centre-ville, là où les gens travaillent dans des bureaux et non sur des embarcations de pêcheurs ou sur le marché, là où l’on gagne autre chose que des clopinettes. Tout à coup, la honte l’envahit à la vue de Duc qui, avachi sur sa chaise comme une balle de riz à moitié vide, une bouteille de bière à la main, fixait la pluie d’un œil vitreux.

L’un des hommes – le patron puisque trois stylos dépassaient de sa poche de poitrine – fit claquer ses doigts pour faire signe à Kim d’approcher. Alors qu’elle se tenait devant leur table, il cracha une bouchée en direction de la chaussée inondée. La bouchée atterrit dans le caniveau et fut emportée par le courant. « Ces coques, fit-il en écartant l’assiette posée devant lui comme si elle contenait une forme de vie animale agressive ou toxique, ces coques ne sont pas fraîches. »

Kim savait que c’était vrai. Mais entendre ce reproche de la bouche d’un client aussi respectable, sur un ton aussi condescendant, fit monter en elle une colère chauffée à blanc, laquelle chercha une issue à la façon d’une coulée de lave. Elle se tourna vers Duc et hurla au-dessus de la mitraille de la pluie : « T’as donc rien d’autre à te mettre que ce putain de pantalon sur lequel t’as gerbé hier ? »

Duc posa sur elle un regard doux. Il ne la quitta pas des yeux alors qu’il portait la bouteille à ses lèvres pour la vider. Hochant la tête en direction des clients, il se leva et marcha jusqu’à l’extrémité de la bâche. Durant quelques secondes, il étudia le ciel, releva le col de son polo, glissa les mains dans les poches de son pantalon et, s’engageant dans le rideau d’eau, entra dans la pluie et sortit de la vie de Kim.

Celle-ci multiplia les allers et retours à vélo entre la cathédrale, où elle suppliait la Sainte Vierge de faire revenir Duc, et sa maison, pour voir si ses prières se trouvaient exaucées. Au bout d’une semaine, elle engagea un jeune cuisinier. Elle n’eut ni plus ni moins de clients qu’avant. La seule chose qui changea au fil des années – son insignifiance fait qu’elle mérite à peine d’être relevée –, ce fut l’apparence qu’offrait le côté opposé de la rue. Dans un premier temps, sur le trottoir devant le mur aveugle, un réparateur de vélo exerça son métier, ensuite un coiffeur et enfin… personne.

Un soir, alors que la saison des pluies était déjà bien avancée – il faisait sec, au-dessus des collines qui maintiennent la ville prisonnière tout contre la mer, les nuages bas étaient chargés des couleurs du soleil couchant –, Duc apparut devant le mur en question. Les mains dans les poches, comme sept ans plus tôt lors de sa disparition. Il regarda le côté opposé et Kim le regarda, une pile d’assiettes calée contre sa poitrine. Elle attendait qu’il traverse la chaussée. Son cœur cognait, les assiettes se mirent à s’entrechoquer ; les effluves de frangipanier saturaient l’air. Le bus de la ligne 4 arriva, rideau qui descend et que l’on remonte au moment du rappel. Le véhicule une fois passé, elle vit que Duc s’éloignait d’un pas qui la surprit par son caractère volontaire.

Le lendemain soir, alors que Kim disposait les petits pots de cure-dents sur les tables, une camionnette s’arrêta devant le mur d’en face. Duc en descendit. Aidé du chauffeur, il entreprit de la décharger. Le premier objet qui apparut sur le trottoir fut un panneau portant, en capitales noires, l’inscription La Brise de mer et, dessous, une liste de spécialités identique à la virgule près à celle figurant sur le panneau de Kim. Sans jeter un seul regard du côté opposé, il installa son commerce. Des tables et des chaises en plastique, une planche sur des tréteaux, un réchaud à gaz et un barbecue sur de hauts pieds. Enfin, dernière chose sortie de la camionnette, une glacière en polystyrène contenant des crabes et des crustacés qu’il répartit dans quelques petites cuvettes. La camionnette s’éloigna. Duc s’assit devant son étalage. Il décapsula une bouteille de bière et se mit à scruter la rue, tantôt du côté de la mer, tantôt du côté du centre-ville.

Kim eut besoin d’un mois pour se remettre du choc. Les arêtes vives de sa colère ne disparurent que lorsqu’elle se rendit compte que la présence d’une deuxième Brise de mer n’avait aucun effet sur son chiffre d’affaires. C’était l’époque où le tourisme de charter commençait à prendre son essor ; les étrangers, pâles et mal habillés, qui flânaient dans la ville en couple ou en groupe, constituaient une nouvelle source de revenus. Ils considéraient l’une des Brise de mer, puis l’autre avant de choisir au petit bonheur une table de l’un des côtés de la chaussée que ni Kim ni Duc ne traversaient jamais.

En l’absence de clients, Duc restait sur sa chaise, une bouteille à la main. Kim faisait des allers et retours sur son bout de trottoir, déplaçant une table par-ci, astiquant une cuillère par-là, s’immobilisant de temps en temps devant la statuette de la Vierge Marie qui, sur la glacière, un sourire complice aux lèvres, observait la scène.

Kim avait maigri, contredisant la loi qui veut que les jeunes filles potelées se transforment en gros dindons. Pour sa part, Duc avait peu changé. Elle le voyait parfois sourire à un client ; quand tel était le cas, elle s’affairait à chaque fois à une chose ou à une autre pendant quelques minutes. Lorsqu’il avait des clients, elle les comptait. On pouvait voir le mouvement de ses lèvres. Quant à savoir si lui comptait les clients de Kim, personne ne le sait, car si jamais son regard se portait sur le côté opposé, on aurait dit que contempler la rue le fatiguait tant il avait les yeux ensommeillés.

À l’époque, le cuisinier de Kim était un jeune homme qui s’adonnait au bodybuilding. Il se tenait derrière les casseroles, manches du T-shirt retroussées jusqu’aux épaules. Quand des filles passaient, il contractait les muscles de ses bras. Il ne dégageait cependant rien de la force de séduction naturelle qui avait été celle de Duc.

Par une coïncidence miraculeuse, les deux crabes qui copulaient la nuit passée au fond de la mer de Chine méridionale et que le pêcheur prénommé Hai avait retirés de son filet, se retrouvent l’un en face de l’autre dans les gargotes qui toutes deux s’appellent La Brise de mer. Chacun dans une bassine contenant de l’eau de mer, pinces garrottées, ils crapahutent tant bien que mal et en vain sur les carapaces de quelques congénères ; leurs yeux perchés au bout d’antennes regardent dans tous les sens, mais ils ne peuvent se voir. Tout autour d’eux s’élève une paroi infranchissable ; au-dessus d’eux, ils ne perçoivent rien si ce n’est la lumière du jour qui périclite.

Duc est assis devant sa marchandise. Il détourne les yeux de la rue pour les porter vers les collines qui se détachent sur le ciel magenta, pareilles à une bête noire qui tient la ville entre ses griffes après qu’elle se soit couchée pour la nuit, puis il les dirige de l’autre côté, là où le monde visible disparaît dans le néant incolore qui s’étire au-dessus de la mer. Les premiers clients se font attendre. Tant sur son trottoir que sur le trottoir opposé. Il règne un tel silence à cette heure étrange, entre chien et loup, qu’il convient d’envisager la possibilité que plus aucun ne se présentera jamais.

Derrière lui, son unique employée balaye les dalles. Une fille courte sur patte, lourdaude, au visage grêlé. Quand elle sert les gens, elle trotte entre les tables en poussant des grognements inintelligibles. On raconte qu’elle complète ses fins de mois en se prostituant dans le quartier portuaire où traînent des gens de toutes sortes, des Nègres et des Arabes aux mœurs sexuelles qui défient l’imagination, voire pire. C’est en ces termes que les hommes parlent d’elle avant de pousser des rires orduriers et hautains, tout en la déshabillant du regard sans se gêner. Et en l’observant évoluer d’un pas lourd, telle une ponette qui a du mal à porter son bât.

En face, Kim balaie elle aussi le trottoir. Assis derrière les deux brûleurs, son jeune cuisinier se pince les biceps.

Débouchant du boulevard, un car blanc s’engage dans la rue. Il s’arrête. De nombreux touristes en descendent. Des femmes aux cheveux couleur de lune ainsi que des hommes, des géants qui avancent d’un pas lent. Le car une fois repartit, la compagnie se répand en vagues sur les deux restaurants, attirée ou repoussée pour la même part par les étalages qui se révèlent être identiques à tous égards. Les femmes enfoncent leurs talons dans la rue comme des marchands du xviie siècle débarquant sur un littoral inconnu. Les hommes ont des yeux vitreux, des épaules poilues ; ils traînent les pieds à la manière de conquistadores vaincus. Ce qu’ils ont amassé en or pendouille au cou, aux oreilles, aux poignets de leurs épouses. Ce sont des touristes russes.

Une femme en jupe bleu foncé et chemisier bleu clair, des marques de transpiration aux aisselles, tient à la main une tablette en bois sur laquelle une feuille est fixée ; elle s’efforce de répartir tout le monde entre les deux trottoirs. Hommes colossaux et femmes indolentes se laissent tomber en riant sur les chaises. D’autres s’amassent autour des présentoirs. Les doigts se tendent vers les cuvettes, les bouches posent des questions tout à fait incompréhensibles. La fille qui aide Duc se tient derrière le comptoir, ramassée et silencieuse, un sourire crispé sur sa vilaine figure.

Des clients déjà assis se lèvent et traversent la rue. La guide agite sa tablette. Sur son trottoir, Kim se cramponne à son bloc-notes ; derrière les brûleurs, son cuistot secoue les bras, redresse les épaules, exécute des mouvements circulaires de la tête, comme s’il se préparait à quelque chose, mais on ne sait quoi. Duc décapsule une énième bouteille de bière.

Finalement, tous les Russes sont assis. D’un côté comme de l’autre de la rue, il n’y a pas une chaise inoccupée. La fille tire un stylo de l’échancrure de son chemisier et fait un pas hésitant en direction de la table la plus proche. Duc lui fait signe. « D’abord, les bières », lui dit-il. Puis il se lève lentement et allume le gaz. Il saisit une cuvette à portée de main et la retourne au-dessus de sa plus grande casserole. La fille traîne des casiers jusqu’aux tables sur lesquelles elle pose des chopes et des seaux de glaçons. Duc observe le côté opposé de la rue. Kim décapsule des bouteilles. Le jeune cuisinier touille le contenu d’un wok. De sa main libre, il écarte les cheveux qui tombent devant ses yeux et adresse un rictus à Duc comme pour lui dire : « Vise un peu, collègue. »

Duc détourne le regard. Le plus grand des Russes s’avance vers lui. Il porte une chemisette sur laquelle figure le mot smile. Il pose une main sur l’épaule de Duc et se met à parler. En tout et pour tout, Duc saisit un seul mot : vodka.

« Vodka ? » demande-t-il quand le Russe s’arrête de parler et le considère avec un sourire tellement enfantin et franc que Duc ne peut s’empêcher de sourire à son tour.

« Vodka, dit le Russe. Tchétiré.
— Vodka tchétiré.
— Tchétiré. Yes, confirme le type en levant quatre doigts en l’air.
— Yes », dit Duc qui fait signe à son employée.

Cinq minutes plus tard, elle est de retour. Elle descend de sa mobylette et pose devant le grand Russe, sur la table, un sac en plastique. L’homme se multiplie en remerciements courtois. Puis il apporte deux bouteilles de l’autre côté où elles sont accueillies par des hourras.

Les moules sont prêtes. La fille commence à servir les plats. Duc retourne la cuvette suivante. Il procède de la même façon avec toute la rangée : bigorneaux, crevettes, coques, huîtres, crabes, praires et palourdes. De temps en temps, il avale une gorgée de bière et regarde le trottoir opposé où Kim, tout sourire, court de droite à gauche. L’employée de Duc sourit elle aussi à présent car les Russes sont joyeux et amicaux ; de plus, comme elle vient juste de comprendre ce que l’un d’eux lui a dit, ça lui fait chaud au cœur : ils sont grands, mais ce n’est pas pour autant qu’ils s’emploient à l’abaisser.

Dans les deux gargotes, des clients ne cessent de prendre leur assiette et leur verre pour se rendent de l’autre côté où ils s’attablent avec de vieux amis ou des amis de fraîche date. Lorsque Kim traverse à son tour la rue en portant des assiettes de coquillages fumants pour servir des clients qui ont commandé auprès d’elle, Duc glousse au-dessus de ses casseroles. Des toasts se répondent les uns aux autres par-dessus la chaussée. Du côté de Kim, une chanson s’élève qui rappelle le tonnerre qui roule. Cyclistes et cyclomotoristes s’arrêtent pour regarder la scène ; des vendeuses de cacahuètes et des vendeuses de billets de loterie ainsi que des garçons qui colportent des chewing-gums surgissent comme s’ils s’étaient tenus en embuscade.

On s’est occupé des deux crabes. D’abord dans une casserole d’eau bouillante additionnée de sel, d’Aji-no-moto et de quelques épices, puis sous des pinces, des couteaux, des fourchettes et des mains indifférentes, sous des dents et des sucs digestifs. Carapaces et pinces brisées gisent sur les dalles des trottoirs. Toutes les cuvettes sont vides si ce n’est qu’il reste un fond d’eau de mer dans certaines.

Lorsque le bus réapparaît et s’arrête du côté de Kim, les clients de Duc traversent la chaussée à un rythme différent et avec une autre démarche que ceux qu’ils ont adoptés à leur arrivée ; on dirait qu’ils quittent une côte ensoleillée, une plage dorée au sable doux et poudreux. Le Russe à la chemisette smile pose de nouveau la main sur l’épaule de Duc. De larges gestes de l’autre, il inclut dans ses remerciements la fille accroupie en train de faire la vaisselle, Kim et son cuistot de l’autre côté, la ville et les collines noires qui la dominent, la mer, le firmament et les étoiles qui brillent tellement qu’on les voit même ici, sous les lampadaires, et les étoiles qui brillaient autrefois avant de s’éteindre et de se désintégrer en vaporeux nuages de poussière d’étoiles. Son laïus terminé, il embrasse Duc sur les deux joues et se dirige vers le car qui l’attend. Dès qu’il s’est hissé à bord, la porte se ferme dans un chuintement et le véhicule s’éloigne.

Duc s’assied et ouvre la dernière bouteille de bière. La fille verse l’eau sale de la vaisselle dans le caniveau. Puis, sur le siège deux personnes de son cyclomoteur, penchée au-dessus du rétroviseur, elle entreprend de presser ses boutons. Un groupe de jeunes pêcheurs de crabes passe par là, en chemin vers leur embarcation. Ils rient et échangent des coups de coude. De l’autre côté de la chaussée, Kim est en train de compter la recette du soir, assise devant la Sainte Vierge.

Une brise de mer se lève qui semble tout récurer.

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gedruckte Quellen

Rob Verschuren, « La Nébuleuse du Crabe », Deshima, 14 | 2020, 309-318.

Elektronische Referenz

Rob Verschuren, « La Nébuleuse du Crabe », Deshima [Online], 14 | 2020, online gestellt am 04 décembre 2025, aufgerufen am 05 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/deshima/index.php?id=690

Autor

Rob Verschuren

Übersetzer

Daniel Cunin

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