Contre-visualités
Le xxe siècle marque – dans différents champs d’études (philosophie, cinéma, sociologie…) – un tournant quant à la manière de penser le regard. Dans l’œuvre de Michel Foucault par exemple, la question de la vision occupe une place centrale. Dès les années 1970, le philosophe français met en lumière l’existence d’une « pensée visuelle » et soutient que la vision, loin d’être neutre, est structurée socialement (elle s’incarne dans des sujets, s’ancre dans des contextes matériels concrets tels que les hôpitaux, les prisons…). Par ailleurs, Foucault établit un lien étroit entre vision, savoir et pouvoir et démontre ainsi comment le regard devient un vecteur de contrôle et de connaissance au sein des institutions modernes1.
Dans les mêmes années, d’autres notions se développent pour décrire le pouvoir du regard : c’est notamment le cas du male gaze. Issue des études cinématographiques, la notion est théorisée en 1975 par la critique et réalisatrice étasunienne Laura Mulvey dans « Visual Pleasure and Narrative Cinema »2. Dans son article, l’autrice soutient que ce « regard masculin » s’opère par la construction narrative et visuelle des objets cinématographiques. Alors que les personnages masculins sont actifs et font progresser les intrigues, les personnages féminins – quant à eux – demeurent passifs. Laura Mulvey décrit également la manière dont les femmes sont rendues objets (corps fragmentés, morcelés…) et filmées afin d’assouvir des « pulsions scopiques »3 (à travers les regards des acteurs – au sein du film, et des spectateur·rices – dans la salle de cinéma).
Le terme « visualité », forgé à la fin des années 1830 par l’historien écossais Thomas Carlyle, naît dans un contexte impérial et colonial. Dans le champ des cultures visuelles, la « vision » – qui décrit une capacité physiologique – se distingue de la « visualité » – qui décrit un mode de perception structuré socialement et historiquement. Selon le théoricien des cultures visuelles Nicholas Mirzoeff, la « visualité » est héritée des mécanismes de dominations capitalistes, coloniales et patriarcales et alimente des régimes de visibilité standardisés, issus de rapports de pouvoir. Ces réflexions constituent les prémices nécessaires à l’émergence de la notion de « contre-visualité » telle que Mirzoeff la conceptualise dans son ouvrage The Right to look (2011). Construites en opposition au terme « visualité », les contre-visualités sont pensées comme des images « résistantes » qui agissent comme des écarts tactiques4 et permettent de proposer des alternatives aux représentations hégémoniques et de renouveler ainsi les imaginaires collectifs.
À la suite des recherches de Laura Mulvey sur le male gaze, des notions comme le female gaze ont émergé (le queer gaze se développe, quant à lui, parallèlement aux études féministes). Proposant un décentrement du regard, le female gaze peut être rapproché de ce que Mirzoeff nomme des « contre-visualités » puisqu’il permet de développer des formes de regard qui s’opposent aux visualités masculines dominantes. En France, Le Regard féminin, une révolution à l’écran publié par Iris Brey en 20205 prolonge ces questionnements et permet une plus large diffusion du concept. Cependant, l’ouvrage fait l’objet de débats liés au fait qu’il rejoue notamment des dynamiques binaires de genre (homme/femme) et ravive des formes d’essentialisation des femmes.
Empouvoirement et resignification
La notion d’empowerment se déploie au sein de la littérature anglo-saxonne dans les années 1980 dans un contexte de luttes sociales et militantes. Ce terme décrit le processus d’accès à une forme de « pouvoir » individuelle ou collective. Il entre dans le langage courant pour désigner les prises de conscience et de parole qui ont suivi les mouvements d’émancipation des femmes étasuniennes victimes de violences. Il est utilisé aujourd’hui par les chercheur·ses universitaires pour signifier une rupture, exercée par les minorités concernées, avec des modes de domination oppressants.
Le terme français « empouvoirement » est un néologisme, utilisé à partir de l’année 2010, pour permettre de conserver l’accentuation sur la notion de processus. Des traductions telles que « capacitation », « pouvoir-faire » ou encore « capacité d’agir » sont proposées mais ne décrivent pas suffisamment le l’action. Dans ce numéro nous choisissons donc l’emploi du mot « empouvoirement ».
La « resignification » constitue quant à elle une opération stratégique au service de l’empouvoirement. Elle permet de se réapproprier des mots ou des images stigmatisantes pour les revaloriser et affirmer une différence. On parle à ce titre de retournement de stigmate : ces stratégies de luttes traduisent une inversion des rapports de force. Le terme est employé par Judith Butler, dans son ouvrage Trouble dans le genre (1990) et Le Pouvoir des mots (1997)6 à propos des minorités de genre, qui s’inspire de la pensée anticolonialiste développée par Frantz Fanon dans Peau noir, masques blancs (1952), dans lequel les dominé·es sont invité·es à s’emparer du langage de l’oppresseur pour s’en émanciper.
Le mot « pute » est un exemple récent d’un phénomène de « resignification ». Utilisé pour dénigrer les femmes en général et plus particulièrement le métier de travailleuses du sexe, le terme pose donc problème à ces victimes d’insultes et de harcèlements7. Pour se dresser contre cette oppression, plusieurs personnes concernées se regroupent et se mobilisent. C’est le cas du collectif de prostituées « les putes », qui organisent en 2008 une « pute pride » pour se réapproprier cette insulte afin de revendiquer leurs droits, leurs existences et de dénoncer les violences qu’elles subissent8. Des collectifs plus récents comme Ni pute ni soumise9 ou encore Dis bonjour sale pute10 adoptent la même stratégie de lutte pour dénoncer l’usage dépréciatif et sexiste du mot.
Gender studies / études de genre
D’abord étudié dans le champ médical, le genre est conçu uniquement comme une donnée biologique. Les premières études qui interrogent une dissociation entre le genre et le sexe datent de 1860 et sont introduites par le juriste allemand Karl Heinrich Ulrichs qui reconnaît que le sexe biologique ne définit pas « l’âme ». La notion d’identité de genre est théorisée en 1964 par le psychiatre et psychanalyste Robert Stoller ; elle marque une avancée majeure dans les réflexions sur la construction de soi, en introduisant la possibilité d’avoir une identité de genre distincte de son sexe biologique11. En effet, la notion d’identité de genre renvoie à la manière de se définir et résulte d’une forme d’affirmation intime et personnelle, elle permet d’exprimer son genre. Cependant, ces explications ne légitimisent pas pour autant l’existence des personnes concernées. Le concept est cloisonné dans le champ des études scientifiques au sein d’universités américaines et européennes jusqu’aux années 1980 et la différenciation sexe/genre reste majoritairement perçue comme une forme de déviance.
C’est au cours des années 1980 que les militant·es s’emparent de ces recherches pour revendiquer leurs existences. Les mouvements queer et les luttes féministes s’emparent de la notion de genre, en la dissociant du champ médical, pour venir interroger un système binaire limitant, c’est-à-dire une société hétéropatriarcale qui ne reconnaît que deux genres (liés au sexe), dont l’un (masculin) domine l’autre (féminin). Conjointement, les universités américaines et britanniques s’intéressent à cette remise en cause du genre femme/homme, on parle dès lors des gender studies. Ce champ de recherche traite donc des inégalités sociales causées par cette différenciation et forge un courant de pensée qui vise à déconstruire les normes sociales établies par le système patriarcal. Des autrices pionnières comme Ann Oakley12 – qui théorise le « gender »13 – ou bien Judith Butler14 s’emparent de ce sujet éminemment politique. Iels explicitent le lien entre le genre et les différentes formes de domination, pour démontrer que le genre est une construction sociale modulable et fluide – que l’on exprime en adoptant certains codes – permettant ainsi à chacun·e d’affirmer son identité et de la performer.
Les travaux français concernant le genre émergent également au sein de la recherche universitaire. Bien que les productions anglo-saxonnes, considérées comme fondatrices, aient été traduites tardivement (2005-2015), les écrits de Christine Delphy15 mobilisent déjà cette notion dès les années 1970-1980. Les études prennent cependant une place majeure dans les années 2010, notamment avec la création de l’institut du genre fondé à Aubervilliers en 2012 à l’initiative du centre national de recherches scientifiques (CNRS)16. Les études de genres regroupent aujourd’hui les travaux pluridisciplinaires concernant le genre, la sexualité et le féminisme à travers une multitude de disciplines sociologiques, économiques, politiques, scientifiques… etc. Pour certain·es chercheur·ses17, les théories queer succèdent à (ou complètent) ces travaux en insistant sur l’aspect militant du sujet.
Intersectionnalité
À l’origine, le concept d’intersectionnalité est apparu à la fin des années 1980 grâce à la militante et juriste américaine Kimberle Crenshaw18. Il consiste à nommer les femmes noires au sein de la lutte féministe afin d’inclure leurs expériences et de reconnaître le rejet auquel elles sont confrontées en raison du racisme. Par le croisement des luttes, le Black Feminism s’intègre dans les combats féministes. Aujourd’hui, le terme s’étend aux divers groupes marginalisés et aux préoccupations souvent occultées de la sphère politique (écologie, LGBTQIA+, handicap, décolonisation, etc.).
L’intersectionnalité est la volonté de prendre en compte toutes les formes de discriminations sans les hiérarchiser et classer en fonction de la couleur de peau, du genre, du rang social, etc. des personnes opprimées. Un féminisme intersectionnel a pour but de concentrer les revendications dans un mouvement commun contre le système dominant. En somme, l’intersectionnalité fait converger les luttes et nous invite à prendre conscience et à inclure la diversité.
Ainsi, cette dynamique ouvre un nouvel espace d’« adelphité ». La construction de ce terme reprend celui de « sororité » et de « fraternité ». Adelphós, en grec, signifie « frère et sœur ». L’usage permet ainsi d’évoquer, de manière neutre et inclusive, l’idée de solidarité sans prêter attention aux genres du groupe étudié.
Invisibilisation
Dans les années 1980, la notion d’invisibilisation a été utilisée en sociologie afin d’analyser la marginalité sociale et le travail non reconnu, comme celui des femmes au foyer introduit par la professeure de sociologie Arlene Kaplan Daniels19.
L’invisibilisation est un phénomène social qui touche différents groupes de personnes souvent considérés comme issu·es d’une minorité en raison de leur genre, capacité physique ou mentale, croyance, race, sexe, coutume, mode de vie, etc. Leurs existences sont occultées et les personnes concernées sont souvent jugées, et délaissées. Cette invisibilisation les empêche souvent de prendre part à la vie sociale et collective au sein d’une société.
Ainsi, ces humain·es rencontrent plus d’obstacles au quotidien car iels ne partagent pas les mêmes points de vue idéologiques et politiques que le système binaire dominant. Ces personnes sont mises en danger ou humiliées et leurs droits sont dénigrés.
Le concept d’invisibilisation entre en opposition avec la notion de visibilisation qui correspond à la reconnaissance sociale de certains types de personnes à travers les médias, les institutions et les récits dominants. Toutefois, il faut également souligner que la visibilité n’est pas toujours positive, dans la mesure où elle peut être instrumentalisée ou stigmatisante selon les contextes et intentions. C’est ici qu’intervient la notion de visualité, qui est un système de pouvoir et de regard désignant la façon dont la vision est organisée socialement, orientée politiquement et conditionnée historiquement. Autrement dit, la visualité structure les régimes de visibilité : elle détermine qui peut être vu, comment cette visibilité se manifeste, dans quel contexte – et qui, au contraire, reste invisible.
Dans ce numéro de RadaR, nous cherchons à mettre en avant les artistes militant·es qui opèrent pour visibiliser les minorités.
Patriarcapitalisme
Le terme patriarcapitalisme est un néologisme qui combine les mots patriarcat et capitalisme. Il renvoie à l’idée que ces deux systèmes ne sont pas distincts mais qu’ils fonctionnent ensemble pour perpétuer des inégalités de genre et de classe. La notion n’a pas une origine unique ou un·e inventeur·rice clairement identifié·e ; elle a émergé dans les milieux féministes et marxistes des années 1980 pour désigner les liens entre ces deux systèmes d’oppression. Certaines penseuses telles que Silvia Federici20, Maria Mies21 ou Angela Davis22 ont développé des théories sur l’interdépendance du patriarcat et du capitalisme, bien qu’elles n’emploient pas précisément ce terme.
En France la notion a été popularisé en 2021, grâce au livre Patriarcapitalisme : En finir avec les inégalités femmes-hommes, dans lequel l’économiste Pauline Grosjean analyse la façon dont le patriarcat et le capitalisme ont évolué conjointement depuis l’accès des femmes au travail. Le partriarcapitalisme y est défini comme un système où « les normes culturelles sont à la fois le produit, la matrice et la justification des inégalités économiques entre les femmes et les hommes23 ». Selon l’autrice, ce sont les normes culturelles et les systèmes économiques qui perpétuent, et font évoluer, les inégalités entre hommes et femmes. Malgré la remise en question de ce système patriarcapitaliste depuis le début du xxe siècle – avec la participation des femmes aux efforts de guerre et l’ouverture au marché du travail – de nombreuses discriminations perdurent. Bien que l’écart en matière d’éducation et d’expérience se soit réduit, les normes sociales et les stéréotypes persistent dans les milieux éducatifs, professionnels, ainsi qu’au sein des couples hétérosexuels. Pauline Grosjean nous invite à nous interroger sur nos comportements et à remettre en question les discours dominants qui façonnent nos croyances.
Stéréotypes
Le terme « stéréotype », issu des mots grecs stereos (solide) et typos (empreinte), apparaît d’abord dans le domaine de l’impression au xixe siècle. Il désigne un procédé qui consiste à reproduire mécaniquement et à l’identique un grand nombre d’exemplaires. Dans la sociologie moderne on définit le stéréotype comme « une construction sociocognitive établie sur la base d’un ensemble plus ou moins limité de représentations […]24 » : en effet, le stéréotype forge des représentations figées et fausses à des fins d’unité sociale. Or, son influence sur la pensée et l’action des individus qui adoptent certaines attitudes telles que le préjugé est souvent discriminante. Walter Lippmann, dans Public Opinion (1922), conclut que les processus stéréotypés reposent sur les habitudes individuelles et l’éducation qui forment une opinion commune : ils « sont donc d’origine culturelle25 ». Ainsi, Joëlle Zask rappelle que, « Par opposition à l’ordre du transmettre, les stéréotypes sont inculqués. Ils ne font pas à proprement parler partie d’un quelconque héritage. Loin d’être souples et plastiques, ils sont rigidifiés26 ».
Ces représentations caricaturales et généralisées s’immiscent dans les médias, qui « contribuent largement au processus de stéréotypage27 ». En effet, les schémas simplifiés qui favorisent la doxa, permettent aux médias une communication à plus grande échelle. Ainsi, Thierry Consigny explique qu’« il y a de fortes chances, si on s’adresse à des publics stéréotypés, de ne créer et ne communiquer que d’autres stéréotypes28 ».
Dans son article Stéréotypie, objectivité sociale et subjectivité. La sociologie face au tournant identitaire : l’exemple du genre, Hervé Glevarec dévoile l’existence de stéréotypes de genre dans le champ de la sociologie. Il souligne que « la variable nommée “sexe”, celle qui apparaît couramment dans le moindre tableau croisé statistique, ne peut (plus) être renvoyée à quoi que ce soit qui relèverait de ce que désigne le mot même, à savoir le sexe29 ». Pour lui, le plus juste et de s’éloigner des termes binaires de genre et sexe qui doivent être remplacés par « identité ». Ainsi, Hervé Glevarec nous propose-t-il d’observer notre environnement avec nuance plutôt qu’en le catégorisant ou en le simplifiant.
