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Lorsqu’il s’agit de confronter le spectateur à une œuvre d’art, plusieurs effets peuvent se produire. Que ce dernier demeure indifférent ou qu’il se montre réceptif, dans tous les cas, un rapport à l’œuvre s’instaure ; entre regardeurs et regardés, un lien se crée. Toute œuvre d’art est susceptible de produire un impact chez celui qui la regarde. S’il se définit principalement par « une collision, un heurt entre deux corps », l’impact peut se conjuguer au figuré et caractériser un « effet de choc », telle une vive émotion ou répercussion qui laisse par la suite une empreinte. L’usage métaphorique du terme infuse ainsi l’idée que, lorsque l’on est confronté à une œuvre, certaines aspérités de celle-ci nous rencontrent en un point et peuvent nous changer. Autant de modalités qui laissent à penser qu’une œuvre d’art possède une force magnétique, un pouvoir de persuasion sur ceux qui la regardent. À partir du moment où quelque chose dans l’image nous dérange, la lecture homogène que l’on pouvait jusqu’alors s’en faire est rompue. Chez certains, l’impact pourra provenir d’un signe, tandis que chez d’autres, il résultera de la présence d’un élément perturbateur. Mais, pour tous, ce basculement sera la plupart du temps opéré par un détail, par un élément insignifiant mais pourtant capable de changer la signification, voire notre compréhension, de l’œuvre dans son intégralité.

Ce qui éveille la réaction : le détail au service de l’impact

Penser l’impact des œuvres d’art par le biais du détail invite à reconsidérer la notion de punctum théorisée par Roland Barthes dans La chambre claire (1979). Le philosophe définit cette notion comme l’effet d’une « piqûre », d’une « petite tache, une petite coupure » ressentie lorsque le regard se pose sur un élément précis d’une photographie. Le punctum découlerait du hasard qui, dans une image, nous « meurtrit » de manière inexpliquée. Difficile à nommer, l’émotion qui surgit ne découle pourtant pas d’un choc brutal. L’impact décrit par Roland Barthes est plus insidieux : indépendant d’une quelconque stratégie mise au point par l’artiste, le punctum se caractérise comme un détail perturbateur dans l’image, ressenti de manière différente selon la subjectivité de chacun. Ce détail est souvent considéré comme insignifiant dans la mesure où il n’est pas toujours essentiel à la compréhension et au sens que l’artiste souhaite attribuer à son œuvre. Roland Barthes le décrit à ce titre comme un « supplément » à l’image.

Toutefois, dans certains cas, ce « supplément » peut être pensé lors de la création de l’œuvre ou de l’image. Cette hypothèse est développée par Daniel Arasse, selon lequel l’élément qui « fait détail » dans une image provient d’une stratégie élaborée par l’artiste pour attirer le regard du spectateur en un point bien précis. Ce que Daniel Arasse nomme détail-dettaglio dans Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture (1992) est un élément visible dans le tableau, intentionnellement placé par l’artiste, qui va venir déranger l’observateur dans sa perception initiale de l’œuvre1. L’historien de l’art illustre ce propos dans Histoire de peintures (2004) à travers une étude de cas de l’Annonciation de Francesco Del Cossa, réalisée vers 1470. À vue d’œil, le sujet dépeint par l’artiste ne semble pas différent des autres scènes d’Annonciation déjà connues. Pourtant, en y prêtant plus d’attention, on remarque qu’un escargot s’est glissé au premier plan. Ce petit mollusque, identifié par Arasse comme un détail-dettaglio, ne change en aucun cas le sens de la scène religieuse représentée, mais permet malgré tout la création d’une mise en abyme de l’image par les différents degrés de lecture possibles qu’il produit2. On notera que le détail semble ici se définir à nouveau comme un simple signifiant, à la seule différence qu’il lui est attribué un rôle précis par l’artiste : celui d’opérer une mise à distance de la scène biblique. Ce détail, parce qu’il est volontairement pensé comme l’opérateur d’une mise en abyme de l’image, produit une rupture dans la composition et crée un écart suffisant pour ne pas s’éloigner totalement du sujet représenté.

Depuis ces observations, le détail se définit par la rupture qui s’opère entre lui-même et l’ensemble dans lequel il s’inscrit. L’effet ainsi produit va mener le regard aux marges de l’image, à la manière d’une dérivation. Les notions de punctum et de détail-dettaglio, en pointant cette dérivation, mettent en lumière un régime spécifique de l’attention. Les deux auteurs, Roland Barthes et Daniel Arasse, ont bien saisi les enjeux de ce dispositif du regard et développent une réflexion qui place le détail au sein d’un cadre et d’une composition bidimensionnels. Dans ce numéro de RadaR, il s’agira de réactualiser ces notions, en les réengageant avec des pratiques plastiques contemporaines qui ont réformé la conception du cadre, et partant, de la relation entre le détail et l’ensemble.

Les modes opératoires du détail

Aujourd’hui, la connexion entre le regardeur et l’œuvre d’art passe bien souvent par des opérations multiples mises en place depuis un réseau complexe que l’on peut qualifier de « dispositif » et qui encadre la réception de l’art. Dans Qu’est-ce qu’un dispositif ? (2007), ces opérations ont été définies par Giorgio Agamben par leur pouvoir d’influence sur la perception des individus. Selon lui, un dispositif correspond à « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants3 ». S’il s’agit alors de pointer l’existence d’agents influant sur notre expérience des choses, on peut également transposer la capacité d’agir du dispositif à l’échelle du détail, notamment parce que la compréhension intégrale d’une œuvre ne s’établit généralement qu’au cours d’une observation minutieuse. En suivant le cheminement d’Agamben, nous nous proposons de considérer le détail comme un dispositif de dérivation, permettant de rediriger l’attention et le discours. Nous choisirons ici de valoriser les occasions dans lesquelles le spectateur accorde un intérêt à cette portion secondaire d’une image qui, de manière imprévisible, dévie la lecture et fait échec à toute interprétation linéaire.

Bien que l’expérience visuelle soit subjective, elle se rattache à des codes et à des normes prédéfinis. L’observateur ne se résume donc pas uniquement à un témoin, mais à « une personne qui s’inscrit dans un système de conventions et de limitations4 » propre à chaque société. L’attention que l’on porte à une œuvre ou à tout autre ensemble visuel découle en ce sens de dispositifs idéologiques préétablis avant même l’intervention de l’artiste ou de l’auteur de l’image. Ce que l’observateur voit, ce qui lui procure une expérience visuelle, réside en la perception de normes sociétales. Il existerait alors un pouvoir visuel qui agit dans l’espace social et les corps. En s’appuyant sur les théories de Michel Foucault formulées dans Surveiller et Punir5, Jonathan Crary affirme à ce sujet que les techniques d’observation sont le fruit d’un mode de contrôle des subjectivités. Dans cette perspective, les images résultent de choix esthétiques et stratégiques qui participent consciemment ou non de l’instrumentalisation de la vision. Faire une lecture du détail permettrait alors — et telle est notre hypothèse — de contrecarrer, renouveler mais aussi révéler et penser les structures du visible, de la vision et de la visualité. En se focalisant sur un détail, l’observateur ne reste pas passif devant une image mais devient actif et rompt avec les techniques d’observations qui structurent inconsciemment sa vision.

Vers de nouvelles lectures possibles de l’image

Aujourd’hui, voir et observer relèvent d’un mode perceptif basé sur la stimulation des sens. Caractérisé par l’industrialisation et la prolifération des images, le contexte actuel se construit à travers une importance accordée au champ du visible. La vivacité et la capacité d’esprit de l’individu contemporain se dégrade au profit d’une sur-consommation d’images et d’un contrôle quasi-permanent de son attention. Ce phénomène est paradoxal puisque l’excitation engendrée par un accès facilité et constant à une profusion d’images donne généralement lieu à une lecture en surface et à une baisse de notre attention. On n’est plus réactif face à l’image, on la subit. Dès lors, la concentration de son attention sur les détails ne peut-elle pas être un moyen de remobiliser le regard jusqu’à susciter un nouvel intérêt pour l’image observée ? Il s’agira, dans ce numéro, d’explorer par quels biais le dispositif du regard outrepasse l’image dans sa dimension sensationnelle en permettant de repenser la posture de l’observateur dans son rapport avec l’image. Positionné du côté de la réception, l’observateur se distingue du simple spectateur passif. Confronté à une image, son regard actif lui permet de déceler les potentiels mécanismes et phénomènes présents dans son champ de vision.

Employé dans le champ de l’art, pour désigner à la fois une photographie, une peinture ou une illustration, le terme d’image ne peut cependant se réduire à une acception visuelle. Une image peut certes être visible, mais également sonore et même « mentale » comme l’affirme William John Thomas Mitchell, chef de file des études visuelles, dans son ouvrage Iconologie. Image, texte et idéologie (1986). Selon la nature et le contexte de l’image à laquelle il est rattaché, le détail sera alors appréhendé de manière différente par l’observateur.

Un usage courant du détail se situe dans la copie, en ce qu’il est souvent l’élément qui permet de démasquer toute forme de plagiat. Lorsque l’exercice d’imitation atteint son paroxysme, le moindre détail permet parfois de différencier une œuvre originale de sa reproduction. À l’heure où les technologies numériques proposent une nouvelle relation aux images et où tout support visuel peut être falsifié et dupliqué à l’infini, comment être sûr que ce que l’on voit n’est pas le fruit d’une simple illusion ? La crédulité de l’observateur dépendra bien souvent de sa capacité à déceler ou non un élément particulier qui, à lui seul, est à même de corriger sa perception faussée de la réalité. En partant de ces hypothèses, les articles de Daniela Zepka et de Vivien Philizot se proposent d’observer comment le pouvoir disruptif du détail, face à une représentation mimétique du réel, permet de déconstruire nos sens pour nous pousser à la réflexion.

Si le détail peut être perçu comme le point de rupture entre réalité et illusion, il peut également se lire comme une empreinte que certains artistes vont créer grâce à un moule. Dans les domaines artistiques que sont ceux du design ou de l’artisanat, la création à l’aide de matrices implique la démultiplication de signes « empreints » qui, à l’origine, étaient supposés être uniques. Comme l’affirme Walter Benjamin dans son essai L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1936), l’imitation d’un original entraîne indubitablement une perte de l’aura de ce dernier et, par extension, le dépouille de son authenticité. Toutefois, cet argument est contesté par Georges Didi-Huberman qui, dans La ressemblance par contact, archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte (2004), attribue à l’empreinte le pouvoir de transmettre l’aura du corps « empreinté », quel que soit son nombre de reproductions6. Dès lors, comme pour l’image falsifiée, le spectateur pourra observer les traces caractéristiques de l’empreinte de la matrice et de son support pour espérer retrouver la source originelle à partir de laquelle se fonde l’existence et la singularité à part entière de chacune des productions qui en résulte. Dans son article, Loïc Bosshardt scrute dans ses moindres recoins ce détail devenu empreinte.

Puisque le détail consiste en une section de l’image, il est possible de le mettre en regard avec la notion de fragment, très présente dans les œuvres d’art contemporain et leurs processus de création. Mais, si le fragment se définit comme une infime partie d’un ensemble absent (du fait même des phénomènes de destruction ou de prélèvement dont il découle), peut-on, à proprement parler, le qualifier de « détail » ? Ce qui définit en tout cas le fragment, c’est sa complétude malgré l’absence qui demeure en lui. À l’instar de l’empreinte, il peut être perçu comme la présence d’une absence. La notion de détail porte en effet en elle l’idée d’un manque, puisqu’il s’agit de s’abstraire d’un ensemble pour observer un élément isolé de son contexte. Le fragment se fait alors, dans un mouvement similaire, l’amorce de potentialités multiples et s’ouvre à une démarche analytique. Ainsi, Paula Marie Consuegra propose dans son article d’explorer les situations où le détail se voit dénué de tout support visuel et est appréhendé essentiellement à travers son aspect sonore. Le détail isolé peut devenir synecdoque, mais aussi un motif, porteur de significations qui dépasseraient l’image même dans son ensemble. C’est ce que montre Martial Guédron à travers une analyse du motif de la langue qu’il étudie à partir d’un dessin de Jean-Jacques Lequeu.

Quelle que soit sa nature, l’image découle toujours d’une construction particulière de la réalité, d’une représentation orientée. Adopter une approche sociologique vis-à-vis des œuvres d’art permet ainsi de saisir et d’interpréter la présence de signes visuels immanquablement choisis par l’artiste pour véhiculer un message. En tant que signe, la présence subtile du détail et la minutie avec laquelle il est parfois agencé dans les œuvres peut renvoyer à un double discours. D’une part, par l’intermédiaire du détail, les artistes acquièrent la possibilité d’exprimer un rapport singulier au monde pour proposer de nouvelles configurations visuelles et mentales en réponse aux mutations de la société. À travers l’analyse de l’œuvre de l’artiste afro-américaine Njideka Akunyili Crosby, Gwenaëlle Fenon propose de se concentrer sur un usage particulier de l’image, l’échantillonnage (sampling), qui s’apparente à une véritable tactique de résistance face à l’hégémonie culturelle occidentale. D’autre part, le détail permet de rendre compte de la complexité du réseau dans lequel les artistes s’inscrivent, et plus largement du monde de l’art. À partir de la traduction d’un essai de Fredric Jameson, Hans Haacke et la logique culturelle du postmodernisme, le sociologue en études visuelles Maxime Boidy propose une recontextualisation des propos de l’auteur en prenant en compte la question du détail dans sa critique institutionnelle des réseaux et des flux dans les années 1980. Liliana Amundaraín, quant à elle, interroge l’influence des acteurs socio-politiques dans la transformation de l’espace urbain strasbourgeois à partir d’un détail de la fresque From The Air We Share (2018) réalisée par le collectif américain FAILE. À la manière d’une poche de résistance, le détail cristallise ainsi autant les mots que les maux qui fondent les multiples influences de l’univers des artistes. Cet infime élément visuel devient dès lors un catalyseur pour réfléchir aux nouveaux modes d’action artistiques qui oscillent entre subversion critique et dépolitisation des usages de l’image chez les artistes.

Au cours de l’expérience d’une œuvre, s’arrêter sur un détail produit donc un trouble dans notre perception. Qu’il s’agisse de quelque chose que l’on entend, que l’on voit ou que l’on touche, un élément retiendra immanquablement l’attention de l’observateur, telle une prise de conscience de sa propre vision du réel. Ainsi, bien qu’il soit un élément subsidiaire dans l’image, le détail acquiert une capacité d’attention qu’il faut reconsidérer. À l’encontre de tous les a priori qui résultent de l’expression familière « Ce n’est qu’un détail ! » qui, en reléguant ce dernier au second plan, lui ôte toute importance au sein d’un ensemble, ce quatrième numéro de RadaR cherche donc à le valoriser. L’approche analytique de l’image à partir du détail expérimentée dans les trois sections proposées permettra de déplacer le prisme de la vision du général au particulier pour mettre en lumière de nouveaux moyens de sensibilisation à l’image. Privilégier les détails s’avère une expérience visuelle d’autant plus riche qu’elle permet de rendre compte des multiples regards portés sur le monde, tout en révélant les mécanismes de leurs conceptions.

1 Daniel, Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992.

2 Daniel Arasse, Histoires de peintures, Paris, Gallimard, coll. folio/essais, 2004.

3 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, traduit par Martin Rueff, Paris, Payot et Rivages, 2007, p. 31.

4 Jonathan Crary, Techniques de l’observateur : vision et modernité au xixe siècle, [1994], traduit par Frédéric Maurin, Bellevaux, France, Dehors

5 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, France, Gallimard, p. 252.

6 Georges Didi-Huberman, La ressemblance par contact, Archéologie, Anachronisme et modernité de l’empreinte, [2004], Paris, Paradoxe, collection Les

Notes

1 Daniel, Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992.

2 Daniel Arasse, Histoires de peintures, Paris, Gallimard, coll. folio/essais, 2004.

3 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, traduit par Martin Rueff, Paris, Payot et Rivages, 2007, p. 31.

4 Jonathan Crary, Techniques de l’observateur : vision et modernité au xixe siècle, [1994], traduit par Frédéric Maurin, Bellevaux, France, Dehors, 2016, p. 33.

5 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, France, Gallimard, p. 252.

6 Georges Didi-Huberman, La ressemblance par contact, Archéologie, Anachronisme et modernité de l’empreinte, [2004], Paris, Paradoxe, collection Les éditions de minuit, 2008, p. 73.

Citer cet article

Référence électronique

« Introduction », RadaЯ [En ligne], 4 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=211

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