Entretien avec Robert Cahen et Tiphaine Larroque

DOI : 10.57086/radar.293

Index

Mots-clés

aperçevoir, cinéma, empreinte, image subliminale, vidéo

Texte

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Liliana Amundaraín : Au sein de votre production vidéographique, l’œuvre HWK ou les cicatrices de l’invisible (2005) a particulièrement attiré notre attention par son rapport au détail comme un dispositif de regard. Dans un parcours au sein du « Vieil-Armand », ce contrefort du Massif vosgien où furent livrés, en 1915-1916, les combats les plus meurtriers du front occidental de la Grande Guerre, vous engagez une recherche des cicatrices de la guerre, une quête des traces de l’invisible, qui confronte le spectateur au fragment et aux rapports entre présence et absence.

Robert Cahen : Il s’agit des cicatrices invisibles de ce que les soldats ont construit pour vivre dans ce labyrinthe pendant ces années de guerre. Le film est élaboré avec des images silencieuses qui sont montées avec des cuts. Il n’y a pas de fondu. J’ai voulu faire comme dans le cinéma, couper le trajet avec les déplacements dans ce lieu et faire en sorte que le texte arrive et éclaire, en partie, ce qui s’est passé après. Dans mon travail, j’avais mis l’image seule et, dans le noir qui précède la fin du film, le texte était audible. Cela permettait de proposer d’abord une perception de ce lieu (celle que je voulais transmettre au spectateur), de ces constructions, de ce silence également, puis, à la fin, la réflexion de Jean-Michel Maulpoix sur la guerre et ce lieu. Son texte est si dense qu’il nécessite, il me semble, une concentration sans image, pour éviter de tomber dans le documentaire et l’illustration.

Robert Cahen, HWK ou les cicatrices de l’invisible

Vidéo, couleur, muet, 13', 2005.

Crédits: Site officiel de l’artiste.

Permalien: https://vimeo.com/150526991

Tiphaine Larroque : Plutôt que de fragment on peut davantage parler d’empreinte, dans le sens où il s’agit de la trace d’une histoire qui est peu visible, qui est surtout peu imaginable par les personnes qui n’ont pas vécu cette proximité avec la mort. En ce sens, comme le terrain garde la trace, il devient une empreinte d’une situation liée à la Première Guerre Mondiale.

LA : Il nous est possible de faire nos propres récits parce que nous sommes face à des plans serrés. On regarde les textures, les plantes, les couleurs ; on se déplace mais sans toutefois parvenir à une vision totale de l’endroit où l’on se trouve. On aperçoit des petits chemins, des parcours. Mais il faut attendre la fin du film pour accéder à cette vision globale de la forêt avec la croix qui marque le sommet de la montagne.

RC : Il s’agit de la croix de Hartmannswillerkopf.

TL : Ce sont aussi les à-coups dans le trajet qui vont donner un rythme à cette progression. Je pense que le détail, dans le travail de Robert, passe beaucoup par une recherche sur le rythme, sur le dosage dans la durée de la vidéo, comme par exemple le ralenti qui permet d’insister.

RC : J’utilise en effet le rythme pour soutenir l’image, pour que le spectateur puisse y lire davantage que ce qu’il a l’habitude de lire dans le flux de la télévision. La retenue du temps permet de voir ce que l’on ne voit pas. Ce film était une commande de Jean-Paul Welterlen, le Maire de Uffholtz, qui a mis en place un abri-mémoire, un musée dédié à la mémoire de la guerre de 14-18, à la fois espace de conférences et de résidences pour artistes. À l’occasion d’un anniversaire de la guerre, Jean-Paul Welterlen nous a demandé à moi et à l’écrivain Jean-Michel Maulpoix de réaliser respectivement un film et un texte. J’ai ainsi pu lire le texte Maulpoix avant de me laisser aller et de faire ce que j’imaginais sur ce lieu. Quand il s’agit de filmer un lieu dans sa relation à un événement « réel » du passé, le réalisateur peut soit mettre en scène la guerre et les événements qui ont effectivement eu lieu, soit essayer de rattraper des éléments, des morceaux, des fragments de ce qui reste. Dans le film, cela s’observe particulièrement dans les images des escaliers qui ont été réinvestis par la nature. Cette mixité est déjà une création en soi. Mais quand je travaille, je ne pense pas à cet invisible. Il vient seulement plus tard ou à la fin. Je ne peux y penser que quand l’œuvre est terminée et voir ce que j’ai obtenu avec la mise en image, dans le montage, dans le travail sonore qui accompagne parfois les œuvres.

TL : Dans le cas de HWK ou les cicatrices de l’invisible (2005), il y a également, comme vous le disiez, cette absence d’horizon (à l’exception du plan final sur la croix) qui produit un effet de grande proximité. C’est un point de vue à travers lequel on se sent vraiment en contact avec la nature. La caméra se place très près du mur…

RC : Elle le frôle…

TL : En effet, c’est une mise en contact avec un détail plutôt qu’un fragment. Un détail de la nature. Le choix d’avoir suivi ce sentier et de l’avoir éprouvé par la marche est également important. Le montage des images ne donne pas à ressentir la marche de quelqu’un qui regarderait au loin, mais bien plutôt celle de quelqu’un qui entre vraiment en contact avec la nature. D’où l’importance de l’empreinte dans le cadre.

RC : Même si ce n’était pas volontaire de ma part, ce serait en effet idéal que l’on perçoive une empreinte. J’ai choisi de travailler avec un steadycam afin que l’on puisse marcher sans que l’on ne sente la marche, comme un survol. La vision en hauteur – que permet aujourd’hui le drone – n’est pas « normale », elle est construite comme celle d’un oiseau. Alors que quand on marche, on bouge et on voit tout. Avec la caméra, il faut donc trouver certains cadres. Le cadreur qui portait le steadycam, tout en ayant à négocier avec l’étroitesse du lieu, recevait de ma part des indications très précises. Je lui ai en particulier demandé d’être très proche du mur et d’insister sur ces effleurements qu’un passant n’aurait jamais effectué. On n’effleure pas du regard les murs d’un lieu. Ces différences, que l’on n’a pas l’habitude d’opérer, sont précisément le fruit du travail de création du cadreur et de la volonté du réalisateur de proposer un point de vue très particulier. J’avais demandé au cadreur de ne pas filmer tous les arbres. On arrive sous les arbres seulement à la fin, et la sortie de ce lieu labyrinthique à travers le plan de cette croix est en partie liée à ce que le texte apporte, puisqu’il indique que cette croix, que je ne laisse que très très peu de secondes à l’écran, domine le paysage. C’était le fait que quelque chose d’humain domine et que la croix nous le rappelle symboliquement.

Loïc Bosshardt : Je m’intéresse particulièrement à ce concept d’empreinte que l’on retrouve dans votre vidéo. J’étudie un objet qui a été marqué. Il s’agit du vase Douglas conçu par le designer François Azambourg pour être soufflé dans un moule en bois de pin Douglas. Sous la combustion, le verre va être marqué par les nervures de la matière végétale et, ainsi, le vase devient une empreinte. Dans HWK ou les cicatrices de l’invisible (2005), vous avez demandé au cadreur de placer la caméra sur les traces. Cela est révélateur de ce qu’un artiste peut créer à partir de la manifestation d’une absence.

RC : Dans mon travail, je joue très souvent sur l’absence. Mais pour cela, on est obligé de montrer la présence ; on travaille justement sur cette alternance. Je l’ai compris assez vite parce que j’aime le cinéma. Si on prend l’exemple de Hitchcock, on voit bien comment il procède : il fait attendre ce qui va se passer. Quand on fait du cinéma expérimental et de l’art vidéo, l’idée de l’attente ne se pose pas comme dans le cinéma traditionnel mais on sait que le fonctionnement du regard de n’importe quel spectateur repose sur l’idée de donner envie de voir ce qui va arriver après, ce qui va apparaître dans l’image de l’écran. Cette façon de travailler a influencé mon film Voyage d’hiver (1993), dans lequel j’étais parti en Antarctique pour filmer le blanc. Dans cette œuvre, je joue sur le blanc que je n’avais pas vraiment retrouvé mais que j’ai créé artificiellement – avec la vidéo, il est très facile de faire une image blanche. Puis, je mets un certain temps à faire apparaître des personnages qui sont censés être dans le brouillard du lieu que j’avais traversé. Ainsi, ils apparaissent et ils disparaissent. J’ai ensuite joué sur le temps, que j’ai étiré jusqu’à la limite pour que ce blanc reste supportable et que le spectateur accepte d’attendre. Toute narration passe par une construction et, s’il y a déjà un rythme intérieur au film, ce blanc que j’exploite jusqu’au moment où quelque chose arrive dépend aussi de ce qui s’est passé avant. Les conditions se mettent en œuvre pour que l’on joue sur cet évènement de l’apparition/disparition.

TL : Il s’agit du rapport entre voilement et dévoilement. Une empreinte est une trace visible qui, même si elle n’était pas forcément désirée au départ, reste perceptible. Dans le cas de HWK ou les cicatrices de l’invisible (2005), il y a également l’idée de faire dévoiler quelque chose. Mais l’important est que cela se passe dans la durée, que cela n’apparaisse pas de façon trop rapide ni immédiate car cela empêcherait une lecture constatative. Ce principe s’applique également à la dernière figure qui apparaît dans Voyage d’hiver (1993) ainsi qu’au blanc que l’on retrouve également dans Traverses (2002).

RC : Traverses (2002) est une installation vidéo où des personnages sortent du brouillard, reconstitué partiellement à partir de fumée. Ils viennent du fond du tableau, ils avancent et disparaissent quand ils arrivent au bord du tableau. Dans leurs déplacements, ils sont plus ou moins cachés et on cherche à les reconnaître. Comme il s’agit d’hommes, de femmes, d’enfants, de couples, le spectateur cherche spontanément à les reconnaître et se demande s’il ne connaît pas cette personne, s’il ne l’a pas déjà rencontrée…

Robert Cahen, Traverses, MAMCS, 2002.

© Site officiel de l’artiste.

Je me suis inspiré du livre de Roland Barthes La Chambre claire. Notes sur la photographie (1980). Le film se passe dans une temporalité que j’ai établie, entre apparition et disparition, au gré du rythme des personnes. Barthes disait : « C’est ralentir pour avoir le temps de savoir ». Le temps non pas de voir, mais de savoir. Ce sont des choses qui m’interpellent et qui me font travailler. Au cours des quarante années de ma pratique artistique, ma démarche a évolué. Dans mes premiers travaux, beaucoup d’éléments intervenaient de manière inconsciente, que j’ai appris à identifier grâce aux personnes qui m’ont accompagné dans la critique de mon travail. Comme cette notion d’empreinte, que je n’aurais pas nommée de cette façon mais sur laquelle je suis d’accord. Chaque prise de vue est une forme de trace. Quand on pose la caméra pour filmer le réel, elle vous renvoie ce réel, et conserve l’image qui a été pour celui qui regardera les images après, car on se déplace ailleurs. Dans le cas précis de HWK ou les cicatrices de l’invisible (2005), il s’agit d’un événement terrible qui est la guerre. La mort est présente. Elle est entendue dans le texte. C’est pour cette raison que ceux qui connaissent l’histoire savent que c’était effrayant.

LB : Il est intéressant d’observer que dans un film comme L’entr’aperçu (1980), les éléments que vous avez évoqués à propos de HWK ou les cicatrices de l’invisible (2005) étaient déjà en place, qu’il s’agisse du premier plan qui montre en plongée un quai de gare dans le brouillard, ou des images surexposées en négatif, que l’on essaye spontanément de reconstituer et dans lesquelles on tente de trouver une trame narrative qui n’existe pas forcément. On y trouve également, déjà, un intérêt de votre part pour l’attention des spectateurs, mais qui se manifeste par d’autres moyens.

Robert Cahen, L’Entre’aperçu

Vidéo, couleur, sonore, 9', 1980.

Crédits: Site officiel de l’artiste.

Permalien: https://vimeo.com/155601078

RC : Je vais vous lire le synopsis que j’avais écrit en 1980 pour L’entr’aperçu :

« Lorsqu’on utilise le Spectrum, on obtient automatiquement des trames. Ces trames, surfaces, plans rigides, images synthétiques, couleurs froides toujours géométriques ont été sélectionnées et contrôlées pour s’enchaîner les unes et les autres de façon évolutive. On a choisi aussi d’agir sur les possibilités données par le Spectrum, d’épaissir ou d’affiner des lignes horizontales et verticales de ces trames et d’introduire des dégradés de couleur en même temps que s’effectue la combinaison des formes. Surface simple, structure régulière et puis rupture dans un tissage électronique complexe. Dans ces manipulations, il résulte des effets de matière, des corps et de chaleur. Une image électronique particulière pour en servir d’idée d’entre-aperçu. À cette trame se superpose et s’intègre une image réelle, prise de vue tournée en extérieur et en studio, dans le but de donner un sens nouveau, une lecture différente à la réalité. C’est ainsi que des scènes cachées, à peine révélées, se succèdent comme apparitions vivantes et signifiantes, agissant sur le désir de voir, de savoir ce qui est donné comme entre-aperçu et pouvant être vu. Construit comme un court-métrage dans un parti-pris d’une succession de plans rapides, L’entr’aperçu rend compte de l’entretien mystérieux de deux personnages masqués dans un monde où le rideau reste à déchirer. »

J’ai écrit ce texte une fois le film terminé. Dans la mesure où je suis compositeur de formation, j’ai fait ce dont on a l’habitude lorsque l’on compose une musique concrète : on écrit la partition quand la musique est composée. Sur la bande magnétique, on travaille avec des éléments de prise de son. On mélange ces éléments, on les manipule. On peut fabriquer une pré-partition dans laquelle on sait comment on voudrait faire évoluer les choses. C’est comme le sculpteur qui dégrossit son bloc de granite ou de marbre et qui parvient à la forme finale. C’est seulement quand tout est poli que l’on voit le résultat de son travail. En musique concrète, on sculpte également des sons, on les mélange, on fait des boucles puis on associe les choses et on fabrique sa composition. C’est lorsque l’œuvre est terminée que l’on peut écrire ce qui se passe dans le temps du déroulement de l’œuvre.

LB : Vous avez transposé vos méthodes de travail de la musique concrète à la vidéo?

RC : Oui, on peut dire cela. En principe, dans le cinéma traditionnel, on part d’éléments pré-écrits puis on a un scénario, des dialogues, un début, un milieu et une fin. Dans le cinéma expérimental, les associations possibles une fois que les prises de vue sont faites ne sont pas toujours prévisibles. D’ailleurs, dans le cinéma traditionnel, les compétences du monteur ou de la monteuse sont également indispensables, en particulier lorsque l’on est confronté à la nécessité que l’œuvre s’organise différemment de ce qui avait été prévu. Un film est toujours mouvant. Entre l’écriture d’un scénario et sa réalisation, il y a des étapes d’évolution du travail.

LB : Dans L’entr’aperçu (1980) qui est un montage d’images, comment arrivez-vous à captiver l’attention des spectateurs sur un point de l’image ? Cherchiez-vous à créer une atmosphère ?

RC : J’avais comme idée de départ le Spectrum : un générateur de trames qui, posé sur des images réelles, proposait une lecture dans laquelle on voyait plus ou moins ce que je voulais montrer de la réalité. J’ai également utilisé le Truqueur Universel afin de coloriser mes images, de les transformer en négatifs, pour leur donner davantage de couleur. Je voulais un résultat de l’ordre de la peinture mais proche de la réalité. J’avais donc imaginé que ce mélange me permettrait de proposer quelque chose de féerique, de magique. En art vidéo, j’avais à ma disposition des moyens techniques pour transformer mes images. Pendant que je les colorisais, j’étais dans un studio nodal à l’Institut National de l’Audiovisuel. Tous les films réalisés pour des émissions de télévision que l’INA projetait archivait passaient par ce lieu. J’avais la possibilité de prendre ces images au vol, et de les intégrer dans mes trucages. Dans L’entr’aperçu (1980), j’ai ainsi mélangé des extraits de film conservés à l’INA avec d’autres images, que j’avais tournées à la Foire du Trône – notamment les manèges. Ces éléments se sont donc ajoutés à mon projet et ce n’est qu’une fois mes trucages couleur réalisés avec ce mélange de Spectrum que j’ai essayé d’organiser mes images. Entre-apercevoir, c’était la chose qui m’intéressait. J’avais compris que le phénomène de l’entre était important sans savoir vraiment de quoi cela parlait. Je ne suis pas assez philosophe, je n’avais pas la réflexion liée à l’histoire de ce que l’entre pouvait être pour l’expliquer à cette époque. Plus tard, on en a mieux parlé.

TL : En art vidéo, et en image en mouvement, il faut vraiment continuer dans la durée. L’accent c’est donc aussi dans le temps. Quand vous regardez un film, vous en conservez un souvenir. Si vous regardez ce film à nouveau, comme les images défilent sans cesse, parfois la mémoire va reconstruire un souvenir à partir de l’interprétation d’une image. Il y a donc cette idée de continuité qui ressort bien dans ce que tu viens de nous dire. C’est l’usage du fragment perturbé par la trame, caché, montré, qui va créer une ébauche d’histoire qui sera suggérée, complétée…

RC : … par le spectateur qui va y mettre du sien pour essayer de trouver de quelle histoire il s’agit. Je laisse assez de liberté au spectateur pour se faire sa propre interprétation. D’abord, je n’intègre pas de dialogue, il n’y a que du son ; les petits éléments que je mets en place sont donc structurants pour une histoire possible. Il y a mille histoires possibles, ou peut-être qu’il y en a aucune.

LA : Vous trouvez des points de repère dans votre archive d’images puis vous les retravaillez ?

RC : Non, chaque projet est spécifique, je ne vais pas chercher dans mes anciens travaux. J’étais parti dans l’idée de faire un film dans lequel la réalité serait masquée par ce Spectrum. Avec l’objectif de prouver que l’on pourrait y trouver du plaisir et, pour donner une histoire fictionnelle, j’ai mis en scène l’ensemble des images tournées pour ce projet. Il m’est quelquefois arrivé, dans mes derniers travaux, de pouvoir réutiliser une image d’un autre de mes films. Mais cela est assez rare. Je préfère, comme tout réalisateur, trouver les images dont j’ai besoin pour chaque projet spécifique.

TL : On a parlé de deux types de détails : il y a le jeu entre le dévoilé et le voilé et, avec L’entr’aperçu (1980), la composition d’une autre réalité.

RC : J’ai un ami, le psychanalyste Jo Attié, qui a écrit le texte de L’invitation au voyage, mon premier essai, en 1973. À propos de mon film Sept visions fugitives (1995) il a également écrit la chose suivante : « L’éphémère fascine, il vient quelquefois réveiller une blessure et parle d’une certaine vérité ». Et j’ai rajouté: « c’est dans l’idée du passage où, pour moi, quelque chose de l’ordre de l’essentiel se noue, que s’écrit mon travail ». Je rajoute : « L’entre-aperçu, l’entre-vu, l’entre-entendu ».

TL : Il y a de l’entre-aperçu, de l’entre-vu et de l’entre-entendu si on regarde l’étymologie du mot entre. D’ailleurs, dans le catalogue de l’exposition Entrevoir organisée au Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg en 2014, il y a un texte dans lequel Jo Attié se focalise sur cette notion d’entre.

RC : C’est par la psychanalyse qu’il explique le rapport de mon travail artistique avec l’entre.

LB : Nous évoquions le lien entre le détail et l’attention du spectateur. Dans Blind Song (2008), nous sommes soumis à une double vision : celle du musicien qui traverse Ho Chi Minh, accentuée par la musique, mais aussi celle des éléments environnants.

Robert Cahen, Blind Song

Vidéo, couleur, sonore, 4', 2008.

Crédits: Site officiel de l’artiste.

Permalien: https://vimeo.com/173836921

RC : Le message va vite. Il n’y a pas de surprise. Les surprises sont dans le déplacement de cet aveugle. Je ne sais pas à quel moment vous savez qu’il n’est pas capable de voir.

LA : Dès le début, je me suis rendu compte qu’il était renfermé sur soi, qu’il n’ouvrait pas les yeux.

RC : C’est au moment où il tend la main.

LA : Est-il conscient qu’il est enregistré par quelqu’un ? Les passants, que l’on voit aussi regarder la scène, étaient étonnés que quelqu’un enregistre l’aveugle.

RC : Oui, bien sûr. J’étais l’objet de tous les regards dans cette rue, bien plus que l’aveugle. Les passants voyaient bien que je filmais quelqu’un qui ne me voyait pas. C’est moi qui le voyais. Ce qui m’intéressait, c’était cet être seul et heureux à cause de la beauté de sa musique. Il était musicien, il chantait. Je l’avais entendu de loin.

C’est par hasard que mon oreille a été accrochée, au lointain, par le son de tambourin. Ce n’était pas un bruit. Puis, il y a eu la voix de cette personne qui se déplace dans une ville où la circulation est très chaotique. Cette personne nous fait avancer mais c’est surtout la scène d’une rue d’un pays dont on ne vient pas qui nous captive. J’ai donc immédiatement décidé d’essayer d’en garder une trace. Ce qui se passe autour de l’aveugle est ce que la caméra fait sans moi. Le cadre attrape tout, je ne peux que sélectionner au mieux les choses. Ainsi, j’ai évité de filmer les gens qui faisaient trop de bêtises derrière, qui se moquaient de l’aveugle ou de moi. J’ai donc dû faire certains mouvements pour échapper à ces critiques et obtenir une image plus pure, plus passionnante pour une future utilisation. Tout ça s’est improvisé. Puis, c’est l’expertise du montage à deux points qui a permis de rendre cela le moins visible possible.

LA : À un moment, le musicien tourne son dos…

RC : Oui, c’est l’un des points de montage. Il est d’autant plus invisible qu’on est pris par ce personnage. Plus vous êtes captivés, plus vous oubliez que l’on est dans une histoire de cinéma où il faut couper. Si j’avais magnifiquement bien filmé, j’aurais pu avoir une continuité dans un seul plan. Les premiers artistes vidéo qui utilisaient les caméras à une époque où on ne savait pas encore monter l’image faisaient des plans-séquences. William Wegman a fait par exemple réaliser un plan-séquence dans lequel on se retrouve dans une pièce vide puis il marche en reculant, en mettant ses pieds sur des traces de lait qui sortent du cadre puis il y a son chien qui vient taper… Tout cela en un seul plan. Il a fait de vidéos très drôles. C’est un artiste extraordinaire.

LA : Quel rôle jouent le son et la musique dans vos images ? Il est particulièrement difficile, dans votre travail, de séparer la musique de l’image.

RC : Michel Chion parle d’audio-vision. C’est un ami qui a accepté de faire des conceptions sonores pour mes films. Quand on travaille avec de l’image et du son, on apprend très vite l’importance de la place du son pour construire et structurer l’image. Dans la vidéo, c’est d’abord l’idée qui compte et la musique est faite pour aider le film à exister.

LA : On pourrait parler du flux intensif d’images qui caractérise la société actuelle. Comment la musique pourrait préciser votre intention en tant que vidéaste aujourd’hui, dans un monde anesthésié par des centaines d’images jour après jour ? La musique peut-elle être un élément qui permet de nous arrêter sur l’image ?

RC : Vous-même, à quel moment avez-vous pris conscience que l’événement est différent ?

LA : Je suis sensible au ralenti, au changement des rythmes de la succession d’images. Par exemple, dans le cas de HWK ou les cicatrices de l’invisible (2005), j’ai été touchée par le silence. Je me suis rappelée des marches que j’ai pu faire dans la forêt de Thannenkirch, dans ce paysage qui n’existe pas dans mon pays, le Venezuela. Le film peut me permettre de voyager dans mon intérieur. C’est le silence, l’absence ou la soustraction d’un élément.

RC : Le silence est très important. Mais qu’est-ce qui l’amène ? Dans mon film Juste le temps (1983), dont Michel Chion a fait la bande sonore, il avait décidé de créer un moment de silence pour relancer l’intérêt du film. Il l’installe dans une action où tout va très vite, parce qu’il s’agit d’un déplacement en train. Deux personnes sont censées se rencontrer. C’est un embryon d’histoire, le minimum. Il y a donc deux paysages qui sont transformés et les deux personnages : une femme assise et un homme qui va entrer dans le compartiment dans lequel elle est assise.

Robert Cahen, Juste le temps

Vidéo, couleur, sonore, 13', 1983.

Crédits: Site officiel de l’artiste.

Permalien: https://vimeo.com/155601075

Le travail sonore que Michel Chion a fait est très important dans la mesure où il structure le film. Il a installé un moment de silence après que quelque chose de magique se soit passé. Un manteau était tombé ; il remonte, il se met en place à l’endroit dans lequel on range les valises. Ce sont des vieux trains, tout est un peu à l’envers. C’est un silence que Michel a très bien ménagé dans la continuité du film et qui lui permet soudainement de relancer l’attention des spectateurs sur ce voyage qui n’a ni début ni fin. On entre dans un voyage qui a déjà commencé et ça se termine très brutalement.

LB : Cela me fait penser à une autre de vos œuvres, Paysages-passage (1983-1997).

RC : L’installation vidéo Paysages-passage (1983-1997) est un extrait de Juste le temps (1983). Ce sont les paysages de ce dernier film sans les personnages. J’avais pensé utiliser les deux heures de paysage truqué que j’en avais fait. J’avais également effectué environ une heure de trucage sur les personnages. C’est avec ces deux groupes d’images que j’ai construit Juste le temps, grâce à un monteur très exigeant qui venait du cinéma et qui m’a demandé de justifier tous les plans que je choisissais, de lui dire pourquoi cette transformation de ce paysage et pas une autre, alors que cela est presque imperceptible.

Dans Juste le temps (1983), le film coule comme l’eau d’un robinet. Le trucage d’images d’un paysage qui est filmé en continuité se fait presque automatiquement. Il y a évidemment les couleurs, les transformations et d’autres aspects qu’il faut contrôler mais le trucage continue sur tout le long du voyage. J’ai fait plusieurs types de trucage car je devais choisir la durée de chaque élément comme la correspondance entre ce qui était visible, ce que l’on pouvait lire du paysage, et ce que l’on ne pouvait pas lire dans son abstraction. Ce qui m’intéressait était le point de vue du voyageur qui voit, au loin, quelque chose qu’on a le temps de voir parce que c’est lointain mais qui, quand on regarde plus près du train qui se déplace, devient abstrait. C’est la perception visuelle qui m’intéressait ainsi que la mémoire que l’on peut avoir de ce que l’on voit quand cela se passe très vite. C’était cela point mon de départ, cet embryon de fiction. Paysages-passage (1983-1997) élimine l’histoire et travaille sur la multiplication des paysages qui défilent. L’installation, au départ, avait été faite pour trois moniteurs seulement. C’était plus simple sur des écrans cathodiques. Les images n’étaient pas très grandes. J’ai joué sur la continuité et l’interruption du passage.

LB : Dans un entretien paru dans Le Monde en 2013, vous disiez que « les images ont perdu leur pouvoir », parce qu’aujourd’hui tout le monde peut faire de la vidéo et de la photographie. Vous parliez à ce titre d’« anesthésie des images », qui ne sont plus extraordinaires pour la plupart, et qui traduisent un rythme de vie extrêmement accéléré. Alors que dans Paysages-passage (1983-1997), par l’atmosphère que dégage la musique, les images séquencées, les effets vidéo, on a l’impression que ce train, qui est normalement rapide, ralentit…

RC : C’est un autre temps.

LB : Avec ce procédé que vous employez pour Paysages-passage (1983-1997), comment arrivez-vous à concentrer le regard du spectateur sur quelque chose qui fuit ?

RC : Les images ne montrent qu’un seul sujet à la fois. Il s’agit uniquement du paysage qui défile. Cette concentration de ce qui est regardé fait qu’on n’échappe pas à son imagination. On doit se débrouiller pour se raconter une histoire avec seulement ces images. Ce n’est pas ce flux qui fait qu’on montre dix situations différentes en une minute. Il n’y a pas de zapping sur le paysage qu’on traverse. Parfois il y a des champs, parfois des forêts. Mais il s’agit toujours du paysage. Le point de vue reste inchangeable. Soit on n’a pas envie de le voir et on ne le regarde pas, soit il nous happe et l’on entre dans le livre d’images qui est proposé. Il y a des variations de vitesse, et cela dans les deux sens. Étrangement, on accepte le fait que si on est dans un train, on est dans un sens ou dans l’autre sans que cela nous dérange pas. Avec le temps, nous avons appris à nous dégager de la retransmission de la réalité. Dans le cinéma expérimental toute surprise est possible.

TL : Dans Paysages-passage (1983-1997), il y a une fragmentation du flux continu, puisque qu’il s’agit d’une installation sur des moniteurs juxtaposés mais pas collés. Il y a donc toujours l’espace entre.

RC : La version finale de l’installation Paysages-passage (1983-1997), celle présentée au FRAC Alsace avec dix-huit moniteurs, est constituée de boîtes transparentes dans lesquelles on voit le moteur de la télévision. Ils sont disposés sur une table que l’on peut longer. L’ensemble occupe l’espace d’exposition et l’image n’advient pas comme dans le rituel du cinéma. Il s’agit d’une mise en espace des images avec un propos visant à mettre en valeur le passage.

TL : C’est le point de vue de la caméra qui est donné sur les moniteurs. Le spectateur peut adapter sa perspective en les longeant, ce qui redouble la perception du paysage. Le spectateur est donc actif, ce qui permet de retenir son attention. À partir du moment où l’on est sollicité physiquement par une installation, ou même intellectuellement via les ébauches de narration dont nous avons parlé, une attention peut se créer ou s’intensifier. À la télévision il y a très rarement du silence. Dès qu’on est dans le silence, on va donc s’interroger.

RC : J’ai toujours pensé que cela valait le coup de créer des trous de silence pour la télévision. Réussir à apporter des moments où l’on a l’impression que quelque chose ne va pas chez le diffuseur, alors que le silence amène un ton de repos pour les oreilles et les yeux. Maintenant, nous sommes pris par nos téléphones portables. C’est une autre histoire qui se met en place et qui fabrique d’autres créations. Je serai heureux que vous regardiez mon film L’étreinte (2003) car j’y propose une lecture d’images difficile à déchiffrer. Il y a un travail sonore de Francisco Ruiz de Infante, un artiste plasticien qui a été intéressé pour interpréter mes images, une fois le film terminé. On ne sait pas tout à fait ce qu’on voit ni ce qu’on ne voit pas. Par contre, le résultat fait qu’on ne détourne pas les yeux. C’est de l’ordre du subliminal.

Robert Cahen, L’étreinte

N/B et couleur, sonore, 8', 2003.

Crédits: Site officiel de l’artiste.

Permalien: https://vimeo.com/155601085

L’image subliminale est celle qu’on ne verrait pas. Pourtant, on la voit inconsciemment. Comment peut-on faire passer un message dans ces conditions ? Nous sommes assez futés, les uns et les autres, pour donner des réponses aux choses que nous ne connaissons pas. Les gens, en général, disent souvent qu’ils ont vu quelque chose alors qu’ils ne l’ont pas vu. Le problème est de se demander ce que l’artiste veut raconter. De quoi parle-t-il ? Le sait-il ? Il faut être totalement fou pour assumer de ne pas savoir complétement ce que l’on voulait faire. Tous les artistes et tous les cinéastes que vous rencontrerez ont toujours quelque chose à dire. Et ils sont persuadés qu’ils savent le dire. J’essaye de le faire mieux. Ce n’est qu’après que l’on me dit : « Robert, c’est un peu long », et je ne l’ai pas vu pendant la création du film. Est-ce vraiment trop long pour celui qui m’en parle ? A-t-il raison ? Ou dois-je au contraire conserver les longueurs, quitte à ne pas être compris ?

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Référence électronique

Liliana Amundaraín et Loïc Bosshardt, « Entretien avec Robert Cahen et Tiphaine Larroque », RadaЯ [En ligne], 4 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=293

Auteurs

Liliana Amundaraín

Née en 1989 à Caracas, Liliana Amundaraín est une architecte et critique d’art ayant suivi un parcours académique au Vénézuéla et en France. Elle s’intéresse aux rapports entre l’art et l’architecture dans l’espace urbain ainsi qu’aux interactions entre les acteurs impliqués dans les réalisations d’œuvres d’architecture et d’art contemporain. Son expérience professionnelle s’étend de la gestion des projets d’architecture pour l’atelier ODA Brewer & Machado au suivi des expositions d’art contemporain au FRAC Alsace, en tant qu’assistante. À Caracas, elle a été professeure invitée de théorie et histoire de l’architecture à l’Universidad Simon Bolívar et conférencière à l’Universidad Central de Venezuela.

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Loïc Bosshardt

Né dans une famille de sculpteurs sur bois en 1996, Loïc Bosshardt commence à apprendre ce métier dès l’âge de huit ans et exécute des prestations une fois sa majorité atteinte. Plus tard, il intègre la faculté des arts de Strasbourg où il entreprend une licence en Arts plastiques puis poursuit avec le master Critique-essais, écritures de l’art contemporain dont il sort diplômé en 2019. Ses travaux questionnent les statuts d’artiste et d’artisan contemporains, de leurs collaborations à leur reconnaissance, en plus d’une réflexion sur la place de la tradition au XXIe siècle et sur l’actualisation de l’imagier. En parallèle de ses études, il travaille comme sculpteur et acquiert les techniques de peinture à l’huile et de dorure sur bois. En octobre 2019, il succède à son père à la tête de l’atelier et devient officiellement la troisième génération de sculpteurs sur bois de sa famille.

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