Seuls les fous ou leurs proches garantissent l’intensité de l’art qui nous a tellement manqué, ces dernières années, dans l’art surproductif officiel1.
Qu’est-ce que l’« art brut » ? Un mystère pour beaucoup, un concept débattu et énigmatique à la fois. « L’art des fous ? », « primitif ? » Ou un art dit « naturel » d’une puissance inégalable. L’art brut est un mouvement impossible à canaliser, tant ses formes sont autant différentes qu’uniques. Je décide de convoquer la métaphore du « fil » pour tenter de comprendre et ainsi proposer une analyse de ce mouvement. Un fil qui nous rappelle celui d’Ariane, nous guidant à travers ce labyrinthe qu’est l’art brut. Il symbolise la linéarité de la vie, fort et fragile, tendu mais susceptible de se casser. Évoque l’instabilité de la santé mentale, responsable du bouleversement d’un individu. Il peut aussi être utilisé pour symboliser la frontière entre l’art brut « outsider » et l’art contemporain « insider ». Le fil comme matériau, hérité de pratiques ancestrales est aussi utilisé par les auteurs d’art brut.
Comment cette métaphore aussi paradoxale que protéiforme pourrait concourir à expliquer l’appellation d’art brut ?
L’art brut : un concept « cousu de fil blanc »
En 1945, Jean Dubuffet invente l’appellation « l’art brut » et décrit sa découverte dans la correspondance entretenue avec le peintre René Auberjonois12. Notamment, ses visites d’établissements psychiatriques et pénitentiaires suisses.
L’art brut est né d’une volonté de revendication envers « l’art des professionnels », expression qu’emploie Dubuffet dans ladite lettre. L’auteur d’art brut répond à un fantasme, celui d’un être exempt de toute influence artistique et qui produit avec spontanéité des œuvres, reflets de son histoire et de sa psyché. Cette spontanéité nommée « Gestaltung » a été conceptualisée dans l’ouvrage Bilderei der Geisteskranken (Expressions de la folie) publié en 1922 par le psychiatre et historien de l’art Hans Prinzhorn, qui la caractérise comme une puissance expressive cathartique. L’étiquette d’art brut catalyse la haine que Jean Dubuffet nourrit envers l’art institutionnel. Il la déploie dans son pamphlet au titre explicite Asphyxiante culture publié en 1968.
Fig. 1 : Jean Dubuffet dans son atelier, 1951
Robert Doisneau, Collection Agence Gamma-Rapho.
© Robert Doisneau/GAMMA RAPHO
La création de Jean Dubuffet répond à son idéal subversif d’ouvrages exécutés par des « personnes indemnes de culture artistique.3 »
Une fascination pour l’altérité qui a toujours existé : philosophiquement avec le « mythe du bon sauvage » déployé par Jean-Jacques Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes en 1755 et L’Émile ou De l’éducation en 1762. Ainsi, l’état de nature, antérieur à la civilisation, serait bénéfique pour l’homme qui satisfait uniquement ses besoins primaires en connexion avec la Nature. Le « Bon Sauvage » est exempt de tout péché car il vit dans l’Eden avant la Chute, heureux et « stupide ». Rousseau, penseur des Lumières4 développe cet idéal pour dénoncer l’injustice que constitue l’esclavage de populations jugées « inférieures ».
En histoire de l’art, on retient la quête d’ailleurs et d’exotisme, notamment au xixe siècle avec le japonisme et l’orientalisme. L’homme du commun imaginé par Jean Dubuffet, correspond à un modèle d’exotisme socioculturel qui symbolise la pureté. Il permet de se situer dans le monde de l’art par la représentation de l’idéal d’artiste authentique. La création du concept « art brut » s’inscrit pour Dubuffet dans une volonté de légitimation de sa propre activité artistique et du style qu’il est en train d’imaginer. Il va sans cesse s’inspirer des formes singulières qu’il croise dans sa quête des créateurs d’art brut.
Une exposition pour tisser du lien
Fig. 2 : Untitled
Caddie, fils de laine, technique mixte, 2004, Judith Scott.
© Judith Scott – Wikiart
La section The bridge5 de la galerie Art Brut de Christian Berst, organisait une exposition sous le commissariat de Baimba Kamara, intitulée « De la ligne au fil » du 17 juin au 18 juillet 2021. La figure tutélaire de l’exposition est Judith Scott, créatrice de sculptures textiles à l’aide de fils et d’objets usuels volés. Elle enroule des objets de fils de laine de différentes couleurs pour les faire disparaître. « Il en résulte des espèces de totems aux formes énigmatiques, d’une sauvagerie de couleurs et d’une puissance matériologique redoutables6 »
Ce chariot de supermarché, emblématique de notre société consumériste, est réinterprété par l’auteure, qui utilise sa structure quadrillée métallique pour enrouler ses fils colorés. On oublierait presque la fonction première de cet objet usuel, tant l’accumulation de fils l’enrobe et le transforme.
La note d’intention de l’exposition « De la ligne au fil » compare les artistes présentés : Judith Scott, Alicia McCarthy, Beverly Baker, Momoko Nakagawa, etc, à des « funambules ». Les œuvres exposées entretiennent toutes le « fil » comme thématique principale.
Pour comprendre ce qu’est un funambule, j’ai lu l’essai poétique de Jean Genet intitulé Le funambule, publié en 1958. Une leçon de vie dédiée à son amant funambule prénommé Abdallah :
Ton fil de fer charge-le de la plus belle expression non de toi mais de lui. Tes bonds, tes sauts, tes danses — en argot d’acrobate tes : flic-flac, courbette, sauts périlleux roues, etc., tu les réussiras non pour que tu brilles, mais afin qu’un fil d’acier qui était mort et sans voix enfin chante7.
Le fil sera remplacé par le papier, le carton, la toile et les crayons avec lesquels l’auteur d’art brut va donner vie par son acte de création.
Fig. 3 : Funambule
Abdallah Bentaga, illustration de couverture de Le Funambule, Jean Genet, L’arbalète/Gallimard, Gallimard, Paris, 2010.
© Gallimard, Paris
Sur le fil pour ne pas sombrer
Sur le fil pour exister
Sur le fil et résister
Sur le fil et accepter
La chute, et quand il faudra tomber
Sur le fil qu’incarne la vie
Jouer au funambule pour ne pas mourir…
La ligne de séparation entre deux camps s’estompe
La métaphore du fil nous invite à reconsidérer progressivement la ligne séparant l’art « insider », celui qui est exposé au sein des musées et des institutions d’art contemporain, et l’art « outsider », l’art brut. Le cauchemar de Dubuffet, qui a longtemps rejeté les institutions, s’est réalisé le 10 juin 2021, lorsque le Centre Pompidou a accepté la donation du collectionneur Bruno Decharme. Un total de 921 œuvres, issues de sa collection privée, va rejoindre une salle au cinquième étage de cette prestigieuse institution de l’art contemporain. Par conséquent, l’art brut tend à sortir peu à peu du carcan imaginé par Jean Dubuffet.
Cette procédure de légitimation a été initiée par le curateur Harald Szeemann durant la Documenta 58 de Kassel du 30 juin au 8 octobre 1972. Selon lui, l’art brut ne devrait pas se mettre à l’écart des institutions muséales. Il entre en opposition avec Dubuffet en popularisant le concept de Mythologies Personnelles, en nommant ainsi une section de la Documenta 5. Ce concept renvoie à l’artiste qui se raconte par ses œuvres, une autofiction9 qui élabore une autre représentation de soi. Szeemann, décide d’exposer un ensemble d’artistes et d’œuvres appartenant à des mouvements opposés : l’Arte Povera10 représenté par Mario Merz va côtoyer les performances Fluxus11 de Yoko Ono et les visions démiurgiques d’Adolf Wölfli12.
Tout est mis sur un même plan pour démontrer que des ramifications entre des mouvements supposément opposés sont possibles. Szeemann renoue avec l’origine de la création de la Documenta à l’initiative du peintre et professeur d’art Arnold Bode. Dans un contexte d’après-guerre, Bode a voulu renouer le dialogue entre les nations par l’art en mettant l’Allemagne au rang de modèle de promotion de la création contemporaine. Il a pour ambition de gommer le douloureux souvenir du Nazisme et du concept d’« art dégénéré » dont ont souffert des auteurs d’art brut à l’époque.
L’exposition « De la ligne au fil » de 2021, cite une autre exposition « Sur le fil », pensée par le galeriste et le collectionneur Jean Brolly en mai 2016. Dans le communiqué de presse, ce dernier affirme que « la ligne de partage entre les deux camps s’estompe ».
L’art « outsider » et « insider » franchissent la ligne pour amorcer un début de réconciliation.
In fine, le fil est une métaphore efficace pour cerner la complexité d’un mouvement aussi tentaculaire que l’art brut, jouant constamment avec la limite sémantique et ce qui est communément conforme à la normalité. L’art brut serait une constellation de soi(e) pour comprendre l’Autre.