Propaganda will never die out1.
La propagande est une dispersion d’opinion, initialement neutre, qui répond aux besoins du pouvoir politique et « fait appel à la notion de masse2 ». En élaborant un message compréhensible et général, la propagande réussit à atteindre le plus grand nombre de cibles, en convoquant tous les moyens à sa disposition. Les informations réelles sont dispersées d’une manière altérée et sélectionnée. La vérité propagée est donc construite et modifiée. Ainsi la propagande est opposée au savoir situé3 : un concept qui privilégie les points de vue subjectifs, dont l’ensemble compose la connaissance objective. La propagande, pourtant, représente la construction d’une opinion subjective diffusée à grande échelle au sein de la masse.
L’objectif des organisateurs de l’exposition Paris-Moscou » a été de réunir des documents et de nombreuses œuvres de genres différents, de les systématiser dans le but de faire apparaître un tableau réel du développement de l’art des trente premières années du xxe siècle, et de mettre en évidence le général et le particulier dans la culture artistique des deux pays4.
(Vadim M. Polevoï)
L’exposition Paris-Moscou 1900-1930 a été présentée au Centre Pompidou en 1979, du 31 mai jusqu’au 5 novembre. Elle fait partie du projet du commissaire d’expositions Pontus Hultén, le premier directeur de Beaubourg, qui met en lumière la formation de l’histoire de l’art dans les capitales culturelles du xxe siècle et comprend les expositions suivantes : Paris — New York, Paris —Berlin, Paris-Moscou. Paris-Moscou 1900-1930 est née d’une collaboration entre le Centre Pompidou et le ministère de la Culture de l’URSS, dont le commissaire principal était Alexandre Khaltourine, Directeur du Département des Arts Plastiques et de la Sauvegarde du Patrimoine National. L’exposition visait à incarner plusieurs enjeux et ne pas être limitée à la valeur artistique. Toutefois, le contexte historique, politique et social qui devrait servir de toile de fond pour les trois grandes expositions nommées ci-dessus, semble être caché dans le cadre de Paris-Moscou.
Le premier tiers du xxe siècle est riche en événements exceptionnels par leur signification : la première révolution russe de 1905, la Première Guerre mondiale, et l’événement historique le plus important du xxe siècle, la grande révolution socialiste d’Octobre et la formation du premier État socialiste dans l’histoire de l’humanité5.
(Alexandre Khaltourine)
Au xxe siècle, les musées d’art moderne acquièrent une nouvelle mission : celle d’imaginer et de présenter d’autres mondes possibles6. Il devient donc un espace d’engagement à la fois esthétique et politique déterminé par la vision d’un directeur et/ou d’un commissaire d’expositions. Cette idée peut se manifester dans l’architecture de nouveaux musées contemporains ou bien dans la scénographie de leurs expositions. Cette dernière comprend une réflexion sur l’espace, l’interprétation de l’œuvre et surtout organise sa perception par le/la spectateur·trice.
Selon Jérôme Glicenstein, à partir des années 1960-1970, on fait face à la figure du commissaire d’expositions, acteur qui commence à être reconnu dans la société et obtient son statut contemporain tel qu’on le connaît aujourd’hui — celui de l’auteur à part entière, qui est responsable de la construction de « mises en relation entre des objets ou des situations de rencontre entre ceux-ci et des publics7 ». L’exposition Paris Moscou 1900-1930 met précisément en lumière l’image de cet acteur : un commissaire général, Pontus Hultén, et des commissaires des équipes française et soviétique pour chaque ensemble thématique.
Toutes les œuvres de pratiques artistiques diverses et tous les objets présentés à Paris-Moscou ont été choisis et accrochés selon les projets des deux équipes des commissaires. Leur installation dans le musée présente donc la perception des années 1900-1930 par ces derniers. Il s’agit d’élaborer les moments historiques, les mouvements artistiques, les œuvres elles-mêmes et enfin la manière de les visibiliser dans l’exposition. Le choix des œuvres et la scénographie demeurent ainsi subjectifs et portent un sens additionnel et une valeur ajoutée, découlant du discours des organisateurs et présentant le fruit des compromis entre les collaborateurs.
Une série de problèmes fut provoquée par le fait qu’une des parties souhaitait mettre en relief, dans l’art de l’autre partie, des phénomènes auxquels dans leur pays on n’attache pas une importance fondamentale8.
(Vadim M. Polevoï)
Le projet a été envisagé en tant qu’ensemble Paris-Moscou — Berlin. L’idée principale de Pontus Hultén était de montrer le chemin de l’avant-garde française qui, suite aux migrations des artistes, a éclaté à Moscou pour se retrouver ensuite à Berlin. Pourtant, le projet a été changé et représenté sous deux expositions différentes à la demande de l’Union soviétique. Le ministère de la Culture soviétique a exigé l’exclusion de Berlin du projet. Selon la secrétaire générale et la coordinatrice de la partie soviétique, Svetlana Dzaharova, cette décision signale la vraie volonté de collaborer avec le Centre Pompidou9. Il semblerait cependant qu’elle soit principalement justifiée par le renoncement de l’Union soviétique à avoir eu contact avec l’Allemagne prénazie, comme le souligne, par exemple, Nicole Zand10.
Le cadre chronologique élaboré pour Paris-Moscou —Berlin était de 1900 à 1933, ce qui a un sens historique proche aux plans désignés par le Centre Pompidou et manifestés lors des expositions précédentes. Ces dates ont été gardées, par exemple, à Paris — Berlin de 1978. Les périodes mises en œuvre à Paris — New York ont été également justifiées par des raisons historiques, politiques, sociales ou encore économiques. Le choix final de 1930 est arbitraire et ne paraît être convenable que pour l’équipe soviétique, toujours dans la même optique de la négation. « Mais que signifie 1930 dans l’histoire de l’URSS, sinon que nous sommes à la veille des premiers procès, des premières purges ? Un autre tabou11. » La persévérance de l’équipe soviétique et la neutralité de l’équipe française conduisent les spectateur·trice·s à faire face à « l’art pour l’art », séparé du contexte social et politique.
Les négociations autour des œuvres exposées sont devenues proverbiales, la critique du catalogue de l’exposition, pauvre en détails historiques comme des faits sur la vie des artistes émigrés du pays, ou éliminés par le gouvernement soviétique est présente partout dans la presse (Le Monde, L’Express pour en nommer quelques-uns). Toutefois, toutes les nuances, liées à la propagande idéologique de l’Union Soviétique, sont visibles déjà lors de la scénographie.
Plan de l’exposition Paris - Moscou, présent dans le Petit journal.
L’exposition se situe dans la Grande Galerie, au 5e étage de Beaubourg. La place principale est donnée à la révolution d’Octobre, un « moment privilégié de remise en question des valeurs12 ». Cette rupture, justifiée par sa valeur historique, est également mise en avant par l’équipe soviétique par sa valeur artistique et présentée en tant qu’un début d’un nouveau monde, ainsi qu’un nouvel art. Jusqu’à être le point de départ de l’avant-garde — le mouvement qui a en fait poussé et accompagné des changements sociaux et politiques. Les salles situées à droite, dont la surface est légèrement moins signifiante, représentent l’époque prérévolutionnaire, celle de gauche — postrévolutionnaire.
Vue de l’allée principale, photographiée par Jacques Faujour.
Au cœur de l’exposition, avec la maquette du Monument à la Troisième-Internationale de Tatline au centre, se trouve l’art de propagande révolutionnaire, autrement dit l’agit-prop, représenté par une grande abondance d’œuvres et d’objets utilitaires. L’allée centrale est remplie des affiches de la propagande soviétique de l’époque. Ce sont les affiches ROSTA, montrées en vitrine, tout à fait selon la destination initiale : être exposées dans les vitrines des magasins. Ou bien encore les affiches créées par les constructivistes, tels que Gustav Klutsis, Alexandre Rodtchenko, Vladimir et Gueorgui Stenberg, accrochées aux volets mobiles des kiosques pour reconstituer leur véritable utilisation. Et enfin, les affiches suspendues au plafond de l’axe principal afin de recréer leur fonction originelle : « le défi d’attirer l’attention du passant, dans un cadre où elle [l’affiche] n’est pas l’objet prioritaire des regards13 ». Le fait que toutes les affiches appartiennent à la période postrévolutionnaire éclaire les objectifs de leur riche présence : mettre en évidence l’importance de la révolution sociale et visualiser une union du peuple autour des valeurs qui l’accompagnent.
Vue d’une salle d’exposition, photographiée par Jacques Faujour.
Au contraire, les œuvres des mouvements artistiques censurés par le pouvoir soviétique, ainsi que celles qui précèdent la révolution, sont beaucoup plus cachées au sein de l’exposition (sauf certaines œuvres, peu nombreuses, que la partie française a réussi à mettre en avant lors de longs « marchandages14 »). Trois salles consacrées aux mouvements artistiques en Russie jusqu’en 1917 comprennent les œuvres de grand·e·s artistes, mais les présentent d’une manière indécente. Les œuvres constructivistes sont collées et « étouffées les unes contre les autres15 », les mouvements divers sont exposés ensemble sans distinction et sans être mis en valeur, les parcours individuels des artistes ne sont pas lisibles, leurs œuvres étant accrochées selon leur appartenance à un mouvement, plusieurs réalisations choisies d’un·e artiste ne sont guère représentatives de leur pratique. Toutes ces décisions scénographiques ont pour objectif de voiler les mouvements non acceptés par le pouvoir de 1970-1980, de présenter ses auteurs, si possible, proches de l’art réaliste, qui lui est, au contraire, idéologiquement approprié, et, par conséquent, de diriger la conception des spectateur·trice·s vers la vision de l’art du gouvernement soviétique.
Le visiteur sera, sans aucun doute, intéressé par la tendance de l’évolution des traditions progressives des arts plastiques russes, imprégnés d’idées sociales et civiques. Ces traditions se développent avec une force et une qualité nouvelle dans l’art soviétique, dont la méthode déterminante devient le réalisme socialiste16.
(Alexandre Khaltourine)
Paris-Moscou 1900-1930 prend part à la propagande soviétique à l’étranger sur les réalisations culturelles de l’URSS. L’art est au service du pouvoir, il a même une fonction cruciale de transmission étendue des valeurs soviétiques. Dans le cas contraire, les œuvres comme les mouvements perdent leur statut d’objet d’art. La différence significative, entre le « vrai art » fidèle à l’idéologie et les pratiques opposées au régime, censurées et camouflées, est, malgré tout, visible dans l’exposition et sa scénographie. Bien que cette dernière soit critiquée par les connaisseurs de l’histoire de l’art ou les politologues, l’influence sur le public de la propagande qu’elle incarne est problématique. La propagande c’est la sélection des informations diffusées, la dissimulation des informations non conformes, l’altération de la vérité, la violence contre l’opinion des opposants, la détention et l’emprisonnement, le contrôle total. L’arme contre le peuple.