Dalila Dalléas Bouzar – (re)créer ses existences multiples

DOI : 10.57086/radar.518

p. 127-132

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Mots-clés

identité, racine, symbole, mémoire, héritage

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Texte

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J’étais assez content d’être un déraciné, avouait Marcel Duchamp à la fin de sa vie. Parce que, justement, je craignais l’influence de la racine sur moi. Je voulais m’en débarrasser1.

Dalila Dalléas Bouzar2 est une artiste plasticienne qui, par son approche et son processus créatif, se place à l’intersection d’une démarche à la fois intime et collective. La tapisserie Adama s’inscrit dans cette tension.

L’artiste y adopte une vision décentralisée par rapport à son point de vue personnel pour s’imprégner de références qui influencent son existence. L’œuvre se compose d’une grande tapisserie brodée avec des matières précieuses : des perles, des pierres et du fil d’or. Sur un fond de velours sombre, neuf vaisseaux violets se détachent et traversent l’ensemble de l’œuvre, guidant le regard des spectateurs. Plusieurs motifs sont présents : sur le bas de l’ouvrage, des mains de Fatma, un dessin semblable à un œil ouvert et deux coquillages sont d’abord visibles : ce sont des symboles de protection souvent associés aux femmes dans la culture algérienne. Juste au-dessus de ces symboles, trônent trois silhouettes de femmes : la première, centrale, est la figure de la mère, tenant entre ses mains une fleur de vie réalisée en or. De part et d’autre de celle-ci se trouve une jeune femme à la poitrine dénudée et une femme beaucoup plus mûre — Trois âges importants de la vie d’une femme se côtoient. La tapisserie est accompagnée d’une performance réalisée par l’artiste. Cette dernière exécute un véritable rituel en apparaissant dans un premier temps devant le public vêtue d’un voile d’or, elle tâche et recouvre ensuite une robe blanche de peinture rouge avant de se dévêtir et de couvrir son corps de peinture noire.

Dalila Dallèas Bouzar, Adama, 2019.

Image

Tapisserie brodée (velours, fetla, fil doré, perles d’eau douce, agate jaune, agate rose, turquoise, poudre de paillettes, médaillon en or 18 carats), 300 × 400 cm.

Le processus créatif de l’œuvre est essentiel pour la compréhension de la tapisserie et de la performance, il s’articule autour du mouvement et de la rencontre pour permettre à l’artiste de se réapproprier des symboles historiques et culturels.

Développer des racines « secondaires » par le voyage et la rencontre

Rêver une destination, c’est obéir à l’injonction qui, en nous, parle une voix étrangère3.

La réalisation de la tapisserie a été marquée par un parcours de rencontres et une traversée effectuée par l’artiste accompagnée de sa famille en Algérie. Dalila Dalléas Bouzar est allée à la rencontre du « sentiment du divers4 » entreprenant un exode ayant pour finalité le retour à soi après la découverte de l’inconnu. Son voyage lui a demandé de se plonger dans le regard de l’autre, d’adopter un point de vue inconnu et de l’intégrer à sa construction personnelle. Nicolas Bourriaud5 dans son livre Radicant6 convoque la métaphore de la racine pour aborder la construction de l’individu. Les racines dites primaires sont immuables : elles regroupent le socle de la construction identitaire à partir de définitions culturelles et sociales. Les racines secondaires, en revanche, se construisent par la découverte et l’ouverture d’esprit. Ainsi, en déconstruisant son identité et en partant à la rencontre d’autrui pour la réalisation de l’œuvre, Dalila Dalléas Bouzar cherche à identifier ses racines primaires et à développer ses racines secondaires.

Dalila Dalléas Bouzar recherchait une brodeuse capable de reproduire l’esquisse qu’elle souhaitait faire figurer sur la tapisserie. La brodeuse Fatema Nahi a participé à la proposition et l’élaboration de la composition de motifs de l’œuvre. L’artiste a aussi collaboré avec une joaillière française, Valérie Guillemin, qui a pu intervenir dans le choix et la création du médaillon représentant une fleur de vie en or sertie sur l’œuvre. La plasticienne affirme sa position subjective qui se construit à travers son expérience et sa traversée de l’Algérie. L’art du voyage correspond à une éthique ludique, à un refus du quadrillage et du chronométrage de l’existence. Se situer, c’est pouvoir connaître sa place dans le monde : annoncer cette position permet d’aborder des expériences vécues en y apportant un regard subjectif affirmé. Dalila Dallèas Bouzar, dans l’ensemble de sa démarche s’apparente à une artiste « radicante7 » en choisissant d’inventer de nouveaux parcours dit « sémionautes8 ». Le sujet radicant compose son Moi par emprunts, par constructivisme, comme une sorte de composition où l’œuvre témoigne de nombreuses négociations : Adama est incontestablement le résultat d’une recherche de soi, de l’extérieur, à travers l’affect et la rencontre.

La genèse de l’œuvre raconte la rencontre et la découverte de femmes qui incarnent un métier et leurs conditions sociales : laisser l’Autre inscrire sa propre histoire dans la nôtre semble constituer les identités de chacun. La recherche de savoir-faire spécifiques pour la création de la tapisserie a permis la mise en commun des connaissances, créant de véritables interactions et des connexions émotionnelles entre les différents participants du projet.

Entre histoire et mémoire : une réécriture subjective du passé

L’œuvre matérialise un rituel de libération de la mémoire et permet d’inventer une mythologie personnelle de l’artiste.

En pensant, je ne peux m’empêcher de me souvenir. Hannah Arendt m’a permis de comprendre l’importance de l’action de penser et de se souvenir (…) Cette importance va plus loin que le fait de simplement s’enraciner dans le monde. Se souvenir prépare le monde à changer9.

En citant Hannah Arendt, Dalila Dalléas Bouzar révèle l’influence des liens entre philosophie, histoire et politique. Le projet de recherche est marqué par le besoin, de la part de l’artiste, de récupérer une mémoire qui n’a pas — ou peu été transmise sur le plan collectif. C’est une forme de quête mémorielle, à la fois passée mais également présente dans la création d’une tapisserie sacralisée. Les références historiques sont nombreuses : le choix de réaliser une tapisserie n’est pas anodin. Les tentures sont des objets décoratifs synonymes de luxe, attestant du statut social élevé d’une famille. L’œuvre Adama témoigne de techniques de broderie ancestrales utilisées dans la réalisation du Karakou10 traditionnel. Vêtement essentiel de la culture algérienne, il est de toute évidence présent dans l’héritage culturel de l’artiste. Le Karakou apparaît au xve siècle et habille la haute aristocratie d’Alger lors de grandes fêtes comme les mariages ou cérémonies importantes. Sa réalisation peut durer plusieurs années et réunit des matières onéreuses. Porté par les femmes depuis des siècles, ce dernier a été utilisé comme objet de revendication lors du mouvement de l’Hirak en Algérie qui a commencé à secouer le pays en 201911.

Le 8 mars 2019, des femmes se sont emparées du vêtement emblématique pour aller manifester dans la rue. Le Karakou est ainsi devenu un symbole de mémoire, représentant des générations de femmes, dont certaines avaient des mères et des grands-mères moudjahidate12, qui revendiquent à la fois l’égalité homme et femme ainsi que la demande d’un changement de système politique national. Cette mobilisation montre le besoin de revisiter l’histoire, et de la reconstruire collectivement. Dalila Dalléas Bouzar inscrit ses recherches au cœur de cette mouvance, à la fois tournée vers un héritage passé et vers un futur enclin au changement. L’artiste s’inscrit dans une ligne temporelle, en retranscrivant toute la complexité de la pluralité des identités et de leur mouvance. Deux niveaux se côtoient : celui de la construction personnelle et intime avec l’ambition et le besoin de sauvegarder une identité et des pratiques collectives.

Se réapproprier de nouveaux symboles pour résister

Tout comme ces femmes qui ont fait du Karakou un objet de contestation, Dalila Dallèas Bouzar s’exprime à travers une performance autour de son œuvre qui vise à contester et à lutter contre la condition des femmes en Algérie. Enveloppé d’un grand manteau doré, ses gestes deviennent la matérialité d’une première prise de conscience : reflet de la déconstruction de son héritage sexuel, identitaire, sociétal, culturel et historique. À partir de cette intimité dévoilée, l’artiste s’ouvre aux regards d’autrui en créant « une sorte de canal de pensée, à travers lequel s’expriment diverses voix13 ». Le choix de réaliser une performance est déjà un parti pris, s’inscrivant dans une tradition profondément féministe. C’est aussi une réappropriation du corps et des luttes féministes qu’exprime la plasticienne. Pascale Hassoun14 soulève un point essentiel dans la construction féminine. Dès l’enfance, la petite fille doit s’identifier aux femmes qui l’accompagnent tout en réussissant à dégager sa singularité. C’est un schéma de repérage, d’identification et d’appartenance qui lui permet de s’affirmer. L’acte fort, de recouvrir une robe de mariée de couleur rouge entre en résonance avec de nombreux actes de résistance. Comme la traversée de Pippa Bacca15, de Milan à Jérusalem, avec pour seul bagage les attributs de la jeune mariée, pour apporter la paix sur son trajet.

Les échos, les références maniées par l’artiste puisent leurs origines dans une expérience vécue et partagée. Elles permettent de se rapprocher de soi et de transmettre à l’Autre, pour construire de nouvelles visions dépassant les cultures et les frontières.

1 Théorie du voyage, poétique de la géographie, Michel Onfray, biblio essai, 2006, p. 22.

2 Dalila Dalléas Bouzar est une artiste franco-algérienne. Née en 1974 à Oran en Algérie, elle travaille aujourd’hui à Bordeaux.

3 Michel Onfray, Théorie du voyage, poétique de la géographie, biblio essai, 2006, p.22.

4 Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, Librairie Générale Française, 1996.

5 Nicolas Bourriaud est commissaire d’expositions, critique et historien de l’art contemporain. Il a fondé et dirigé le Palais de Tokyo de 1999 à 2006

6 Nicolas Bourriaud, Radicant, pour une esthétique de la globalisation, éd. Denoël, 2009.

7 Ibidem.

8 Ibid.

9 Innocente, Dalila Dalléas Bouzar : Entretient par Elsa Guily, Galerie Cécile Fakhoury, 2020 (éd.), p.3, cat. Exp. (Galerie Cécile Fakhoury, Abidjan

10 Le Karakou est originaire de l’Empire ottoman, il désigne à la base un ensemble se composant d’une veste et un bas. Aujourd’hui, ce nom désigne

11 Le 8 mars 2019, les femmes algériennes manifestaient pour la Journée internationale commémorative des luttes des femmes pour l’égalité des droits

12 Nom traditionnel donné aux brodeuses des Karakous caractérisant la pièce principale de l’ensemble du costume.

13 Entretien par Elsa Guily, op. cit.

14 Pascale Hassoun, « La femme porte-t-elle en elle-même la question de la différence ? », compte rendu de colloque Le féminin en miroir entre Orient

15 Nathalie Léger, La robe blanche, éd. Pol, 2018. L’artiste Giuseppina Pasqualino di Marineo est retrouvée assassiné près d’Istanbul lors de la

Notes

1 Théorie du voyage, poétique de la géographie, Michel Onfray, biblio essai, 2006, p. 22.

2 Dalila Dalléas Bouzar est une artiste franco-algérienne. Née en 1974 à Oran en Algérie, elle travaille aujourd’hui à Bordeaux.

3 Michel Onfray, Théorie du voyage, poétique de la géographie, biblio essai, 2006, p.22.

4 Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, Librairie Générale Française, 1996.

5 Nicolas Bourriaud est commissaire d’expositions, critique et historien de l’art contemporain. Il a fondé et dirigé le Palais de Tokyo de 1999 à 2006.

6 Nicolas Bourriaud, Radicant, pour une esthétique de la globalisation, éd. Denoël, 2009.

7 Ibidem.

8 Ibid.

9 Innocente, Dalila Dalléas Bouzar : Entretient par Elsa Guily, Galerie Cécile Fakhoury, 2020 (éd.), p.3, cat. Exp. (Galerie Cécile Fakhoury, Abidjan, exposition du 12 décembre 2019 au 29 février 2020).

10 Le Karakou est originaire de l’Empire ottoman, il désigne à la base un ensemble se composant d’une veste et un bas. Aujourd’hui, ce nom désigne uniquement la veste qui requière des techniques spécifiques.

11 Le 8 mars 2019, les femmes algériennes manifestaient pour la Journée internationale commémorative des luttes des femmes pour l’égalité des droits partout dans le monde, se mêlant au mouvement politique et social de l’Hirak. Le mouvement a pour objectif premier de s’opposer au cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika, avant de revendiquer un changement radical de régime.

12 Nom traditionnel donné aux brodeuses des Karakous caractérisant la pièce principale de l’ensemble du costume.

13 Entretien par Elsa Guily, op. cit.

14 Pascale Hassoun, « La femme porte-t-elle en elle-même la question de la différence ? », compte rendu de colloque Le féminin en miroir entre Orient et Occident, sous la direction d’Isabelle Krier et de Jamal Eddine El Hani, édition le Fenec, 2003, p.181-190.

15 Nathalie Léger, La robe blanche, éd. Pol, 2018. L’artiste Giuseppina Pasqualino di Marineo est retrouvée assassiné près d’Istanbul lors de la réalisation de sa performance en 2008.

Illustrations

Dalila Dallèas Bouzar, Adama, 2019.

Dalila Dallèas Bouzar, Adama, 2019.

Tapisserie brodée (velours, fetla, fil doré, perles d’eau douce, agate jaune, agate rose, turquoise, poudre de paillettes, médaillon en or 18 carats), 300 × 400 cm.

Citer cet article

Référence papier

Lorry Besana, « Dalila Dalléas Bouzar – (re)créer ses existences multiples », RadaЯ, 7 | 2022, 127-132.

Référence électronique

Lorry Besana, « Dalila Dalléas Bouzar – (re)créer ses existences multiples », RadaЯ [En ligne], 7 | 2022, mis en ligne le 15 juillet 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=518

Auteur

Lorry Besana

Après avoir obtenu une licence d’histoire de l’art, d’archéologie et d’histoire sciences politiques, Lorry Besana rejoint le master critique-essais : écritures de l’art contemporain pour approfondir ses connaissances et se spécialiser dans le domaine des arts contemporains. Passionnée de créations sonores et des pratiques artistiques du Maghreb et d’Afrique de l’ouest, elle s'intéresse aux formes qui gravitent autour de l’identité, des pratiques collectives, et à l’impact de la création contemporaine qui sonne comme une révolution poétique.

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