Bousculer les frontières

p. 67-68

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Goethe insistera sur les différences entre la connaissance de l’artiste et celle du savant. Celui-ci procède par analyse : il divise la totalité en ses éléments constitutifs ; celui-là par synthèse : il saisit la totalité dans une intuition globale.
Tzetan Todorov, « Goethe sur l’art : Aimer Goethe ? »

À en croire Goethe, les arts et les sciences seraient deux domaines diamétralement opposés dans leur motivation et leur méthodologie. Pensés comme l’antithèse des sciences, les arts se voient souvent envisagés comme un mode d’expression plus qu’un mode de connaissance. Quand l’un se rapporte à la sensibilité, l’autre s’appuie sur la rationalité. Le « je » subjectif de l’artiste s’effacerait au profit d’un « on », celui d’un·e scientifique à la vision neutre et impersonnelle. À ce raisonnement, Tzetan Todorov ajoute la « connaissance1 » comme seule jonction qui viendrait combler l’abîme qui les sépare. Or, le philosophe des sciences Bruno Latour conseille de se méfier de cette « pirouette analogique2 », de ce paradoxe qui consiste à souligner une vague similitude tout en les présentant comme inassimilables l’un à l’autre.

Ces deux disciplines deviennent plus perméables qu’il n’y paraît lorsque l’on considère que même si le·la scientifique dans son laboratoire tente d’élaborer une pensée en faisant abstraction de sa subjectivité, il ne peut échapper à son corps-propre3. Ce véritable point aveugle de la science, comme le souligne Michel Bitbol4, les rapproche. En témoigne la multiplication des journées d’études, des expositions, des articles, des conférences qui mettent en avant leurs interconnexions.

Ainsi, dans cette section, nous constaterons que les chercheur·euses et les artistes, par une démarche interdisciplinaire, sont animé·es de plusieurs désirs similaires d’où jaillissent les problématiques sous-jacentes inhérentes à leurs pratiques. Les un·es et les autres produisent des connaissances qui, rassemblées, permettent de saisir le monde dans sa complexité.

Toutefois, pour éviter l’écueil du relativisme, nous penserons la rencontre entre les arts et les sciences comme une articulation plutôt qu’une équivalence. Les artistes construisent des passerelles afin de faire face aux troubles tels que les bouleversements écologiques ou les inquiétudes liées aux biotechnologies.

Sophie Blanchard s’intéressera dans son article aux photographies sous-marines du plasticien Nicolas Floc’h. Objet de crainte et de fascination, l’espace sous-marin s’imposa tardivement dans la représentation paysagère contrairement aux espaces émergés des mers et des océans. En collaborant avec des scientifiques et des Instituts, l’artiste participe à la mise en valeur des paysages sous-marins tout en révélant les enjeux environnementaux de ces paysages. L’article proposé par Caroline Schickelé traitera de la recontextualisation créative des protocoles de laboratoire par l’artiste Mary Maggic. En favorisant un recul critique pour les spectateur·ices, l’artiste intègre une perspective féministe nécessaire dans l’étude des biotechnologies.

Enfin, cette section s’achève par une discussion avec l’illustratrice Ève Barlier, suivie d’une sélection de ses travaux. L’artiste traduit graphiquement des phénomènes naturels et produit des supports visuels afin que nous puissions redécouvrir le monde environnant. Intitulé « La pédagogie de l’image », cet entretien mène une réflexion autour des angles développés par l’illustration scientifique pour attirer le regard des publics. Nous aborderons également la place accordée à la sensibilité de l’illustratrice en tension avec la volonté de médiation.

1 Ibid. p. 31.

2 Bruno Latour, « L’art de faire science », in Mouvements, Janvier 2012, p. 90-93.

3 Développée par le philosophe Maurice Merleau-Ponty dans son ouvrage Phénoménologie de la perception (1945), la notion de « corps-propre » considère

4 Michel Bitbol, « À propos du point aveugle de la science », in Gérald Hess & Dominique Bourg (dir.), Science, conscience et environnement, Paris, Pr

Notes

1 Ibid. p. 31.

2 Bruno Latour, « L’art de faire science », in Mouvements, Janvier 2012, p. 90-93.

3 Développée par le philosophe Maurice Merleau-Ponty dans son ouvrage Phénoménologie de la perception (1945), la notion de « corps-propre » considère le corps comme une structure qui elle-même structure le monde vécu.

4 Michel Bitbol, « À propos du point aveugle de la science », in Gérald Hess & Dominique Bourg (dir.), Science, conscience et environnement, Paris, Presses universitaires de France, 2016.

Citer cet article

Référence papier

« Bousculer les frontières », RadaЯ, 8 | 2023, 67-68.

Référence électronique

« Bousculer les frontières », RadaЯ [En ligne], 8 | 2023, mis en ligne le 10 juillet 2023, consulté le 29 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=584

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