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Corporéité/corporalité : Les notions de corporéité et de corporalité sont intimement liées. À la fois opposées et complémentaires, elles trouvent toutes les deux leurs origines dans les discussions philosophiques antiques et médiévales liées au corps et à l’âme. Pour Thomas d’Aquin (Saint Thomas), la corporalité renvoie à deux réalités différentes, l’une étant synonyme de l’aspect quantitatif du corps comme un objet matériel, et l’autre synonyme de la détermination première de l’acte corporel, c’est à dire une unicité entre le corps matériel et la substance spirituelle. La corporéité, quant à elle, bien que très peu mentionnée, renvoie à la réalité de l’âme et de l’esprit, non pas distincts, mais liés.

Les deux termes ont depuis été soumis à des évolutions sémantiques et se sont vus extirpés du champ religieux pour être mobilisés par la phénoménologie. Des philosophes français comme Maurice Merleau-Ponty et Jean-Paul Sartre leur ont donné de nouvelles définitions qui couvrent aujourd’hui la majorité des usages qui en sont faits. La corporalité renvoie ainsi au caractère matériel du corps, tandis que la corporéité désigne la perception subjective du corps. La première notion comprend le corps dans sa dimension physique et la seconde dans la manière dont il est perçu par autrui.

Les définitions plus contemporaines, avancées par des théoricien·nes comme Camille Froidevaux-Metterie, Johanna Renard, ou encore Michel Bernard, opèrent une distinction similaire. De ce fait, la notion de corporalité est indissociable de celle de corporéité. Le corps existe de manière matérielle mais également par le regard qu’on lui porte, qu’il émane de celui ou celle qui l’habite, ou encore d’autrui.

 

Fragment : La notion de fragment est majoritairement présente et utilisée dans la littérature en tant qu’élément textuel ou encore en tant que pratique dite fragmentaire dans l’écriture. Depuis son origine, empruntée au latin fragmentum signifiant « morceau d’un objet brisé », elle est dérivée et ensuite définie de façon différente en fonction des années ou siècles. Le terme fragment a donc encore de nos jours plusieurs sens en fonction de son usage.

Le mot fragment apparaît dans la langue française au début du xvie siècle et désigne alors tout objet brisé. C’est en fait l’évolution du Moyen Français frament vers le xiiie siècle, signifiant « ce qui reste d’une chose déchirée1 ». Ces deux premières définitions sont axées sur l’objet matériel, peu importe la nature de ce dernier. Plus tard, à partir de 1636, les définitions s’orientent davantage vers la littérature et fragment désigne alors ce qui subsiste d’une œuvre dont l’essentiel a été perdu, puis en 1680, une partie d’un ouvrage littéraire non abouti. Fragment et extrait deviennent alors synonymes.

Deux siècles plus tard, un autre sens s’ajoute à la définition déjà bien fournie du fragment pour désigner un élément qui a volontairement été isolé de son contexte d’ensemble.

Mais en littérature, le fragment peut autant être visible qu’invisible. Il peut être un morceau de texte dans un autre comme il peut être une simple référence voire une allusion. Selon Françoise Daviet-Taylor, on pourrait même parler de fragment à partir du moment où est insinuée la présence d’un texte dans un autre. On observe également par ces précisions un lien étroit avec la notion d’intertextualité décrit de façon synthétique comme « la présence effective d’un texte dans un autre texte, sous la forme de la citation, de l’allusion ou même du plagiat2 ».

À l’aube du xixe siècle, Friedrich Schlegel, philosophe et écrivain allemand, ouvre la voie au romantisme allemand en établissant les bases d’une pensée du fragment comme genre littéraire et enjeu esthétique pour penser le monde. Il développe un concept de poésie ouverte mêlant à la fois critique, philosophie, science, poésie…, dont le processus créatif suit son libre arbitre. Il est l’unique maître de son œuvre. Mais paradoxalement, dans le fragment 116 du volume 1 de l’Athenäum, Schlegel débute en disant que « la poésie romantique est une poésie universelle progressiste » et conclut en déclarant que « toute poésie est ou doit être romantique »3. On constate que sa façon de penser et d’imposer la poésie romantique comme genre universel est encore ancrée dans l’idée de totalité qui ne peut s’aligner avec celle du fragment.

L’écriture fragmentaire s’oppose aussi au roman et à toute autre forme de discours linéaire. De plus, elle démontre une volonté de rupture avec la modernisation et le rejet de la complétude4.

 

Milieu : La notion de milieu intervient dans de nombreux domaines tels que les mathématiques, la géographie, la biologie, la chimie, l’écologie ou encore la sociologie. La première occurrence connue du terme, attestée au début du xiie siècle, provient de la locution prépositionnelle el milliu des qui signifie « au sein d’un groupe de personnes ».

À partir du xviie siècle, le langage scientifique s’approprie ce terme, notamment dans la sphère de la physique, pour désigner non plus « ce qui est au centre » mais « ce qui entoure ». Autrement dit, le milieu correspond à tout espace matériel dans lequel un corps est placé. Dans ses Leçons sur les propriétés physiologiques et les altérations pathologiques des liquides de l’organisme (1859), Claude Bernard développe la notion de « milieu intérieur », c’est-à-dire d’un milieu constitué de l’ensemble des liquides de l’organisme dans lesquels baignent les organes, les tissus et les cellules. Les sciences naturelles, quant à elles, définissent le milieu comme l’ensemble des facteurs extérieurs qui agissent sur un être vivant. À la même époque et parallèlement aux sciences naturelles, l’usage du terme apparaît dans le champ littéraire. Il se manifeste d’abord comme la transposition du concept des sciences naturelles. Dans l’« Avant-Propos » de la Comédie humaine, publiée entre 1830 et 1856, Honoré de Balzac affirme que la diversité des milieux sociaux permet celle des êtres humains, tout comme la diversité des milieux naturels engendre celle des animaux. Vingt ans plus tard, dans son Roman expérimental, Émile Zola poursuit la métaphore de Balzac en comparant le travail de l’écrivain naturaliste à celui du zoologiste. L’un comme l’autre s’attachent à décrire et à catégoriser l’environnement d’un être vivant. L’emploi sociologique du terme milieu est davantage institué par Hippolyte Taine. Au cours de son Histoire de la littérature anglaise (1863), le philosophe affirme que le climat, les circonstances politiques et les conditions sociales déterminent le milieu par lequel « le dehors agit sur le dedans ». Il faudra attendre le tournant du siècle pour qu’Émile Durkheim souligne l’importance du milieu social dans Les règles de la méthode sociologique (1894). Dans les années 1940, l’expression « milieu géographique » apparaît. Nature et culture sont convoquées pour forger une acception renouvelée de la notion. À la fin du xxsiècle, le géographe Augustin Berque définit le milieu comme « une entité relationnelle, construite par les médiations diverses qui s’établissent entre ses constituants subjectifs autant qu’objectifs5 ». Le milieu est donc le résultat des interactions entre des composantes naturelles et les actions humaines.

Ainsi, la notion de milieu s’est construite aussi bien dans les sciences humaines que dans les sciences naturelles. Au fur et à mesure de l’émergence des différentes disciplines, cette notion est devenue polysémique. Aujourd’hui, le milieu qualifie l’ensemble des conditions naturelles ou sociales, visibles ou invisibles, qui régissent ou influencent la vie des individus et des communautés dans un espace donné.

 

Norme : Du latin norma (« équerre, règle »), la norme constitue un ensemble abstrait de conditions, de prescriptions, de lois et de schèmes de pensée. Fixée par des prééminences, par les détenteur·ices de pouvoir, elle compose un idéal aussi bien moral que social ou éthique. Toute action sociale — savoirs et connaissances, technologies, cultes… — est tributaire et titulaire de normes. Ces dernières revêtent un caractère purement consenti, que ce soit consciemment ou inconsciemment : il n’est pas interdit de les réfuter par la subversion ou bien de les réduire en pièces.

La norme permet de définir un langage commun, de clarifier et d’harmoniser des pratiques singulières comme collectives. Dans Techniques de l’observateur. Vision et modernité au xixe siècle (1990), Jonathan Crary comprend par exemple la camera obscura, modèle à la fois scientifique et artistique, moins comme un simple appareil reproduisant des images que comme un principe optique régulateur, qui préparamètre un régime de visualité défini. Cette idéologie masquée provoque des clichés qui, à leur tour, modifient notre environnement et nos filtres sensoriels.

Proche des définitions du standard et de la convention, la norme met de facto en place un système de conformisation à des règles a priori immuables. Dans Surveiller et Punir. Naissance de la prison (1975), Michel Foucault analyse les rapports de pouvoir qui arbitrent la mise en scène des supplices et l’organisation hiérarchique du dispositif carcéral. Selon le philosophe, la norme permet de discipliner et de dociliser le corps « anormal », de réaffirmer l’hégémonie d’un ordre que le fauteur de troubles met en péril. La punition et le dressage normalisent ainsi le sujet marginal, celui qui ignore les règles établies. Foucault affirme que « la norme est porteuse […] d’une prétention de pouvoir. La norme, ce n’est pas simplement, ce n’est même pas un principe d’intelligibilité ; c’est un élément à partir duquel un certain exercice du pouvoir se trouve fondé et légitimé. […] La norme porte avec soi à la fois un principe de qualification et un principe de correction. La norme n’a pas pour fonction d’exclure, de rejeter. Elle est au contraire toujours liée à une technique positive d’intervention et de transformation, à une sorte de projet normatif6 ».

Certain·es chercheur·es remettent en question l’existence de normes pérennes. Les études postcoloniales ou de genre rompent radicalement avec une lecture linéaire, chronologique et séquentielle de l’histoire. Les contre-vérités et les contre-analyses, les regards invisibilisés, déstabilisent le récit officiel des puissances dominantes. Ce trouble restructure, déplace, défige la permanence fabulée des normes : il en résulte un effet boule-de-neige qui invite à déconstruire et à repenser des états de fait normalisés.

 

(Ré)appropriation : Bien que proches dans leur forme, les termes d’appropriation et de réappropriation ne recouvrent pas exactement les mêmes réalités. S’approprier quelque chose consiste à en faire sien. Les moyens diffèrent pour cela et vont de l’emprunt jusqu’au vol selon le degré de respect associé à la démarche. L’appropriation est la reprise à son compte d’un motif, d’un objet ou d’une idée afin d’en recomposer de nouveaux. Cette démarche constitue une forme d’interprétation. La création qui en résulte n’est pas pleinement originale, dans le sens où le matériau qui la constitue a été réutilisé, mais l’acte de la reprise est lui-même producteur de singularité.

Sherrie Levine fait partie de ces figures incontournables quand on parle d’appropriation et plus précisément d’art appropriationniste. Avec After Walker Evans (1981), elle photographie un cliché réalisé par le photographe américain en 1936 pour une commande de la Farm Security Administration (FSA). L’image est la même en tout point mais les deux démarches traduisent des intentions différentes. Walker Evans représentait de façon documentaire la pauvreté des états-unien·nes ruraux·ales pendant la Grande Dépression, incarnée dans cette photographie par une mère de famille au visage marqué. Sherrie Levine, quant à elle, attire l’attention sur les enjeux auctoriaux d’une image à savoir l’importance du contexte de sa création ou encore du genre de l’artiste. Dix ans plus tard, en 1991, elle mènera cette démarche de reprise à un degré supérieur en exposant un objet identique à une œuvre qui constituait déjà elle-même une appropriation. Elle signe de son nom une fontaine (ou plus concrètement un urinoir) similaire à celle avec laquelle Duchamp faisait déjà polémique en 1917. Le ready-made est alors double.

Aujourd’hui, une nouvelle génération d’artistes tel·les que Penelope Umbrico, Richard Prince ou Thomas Mailaender usent d’une appropriation qui élargit et dépasse les questions soulevées par l’art appropriationniste. Les médias de masse du xxe siècle (la presse, la radio, la télévision et le cinéma) ont été surpassés en intensité par l’arrivée des technologies numériques. Dans une ère digitale marquée par la rapidité et la facilité de diffusion d’images et d’informations en grande quantité, tout un chacun a la possibilité de copier et d’utiliser à son compte des fichiers présents sur Internet. Sur les sites ou les réseaux sociaux, les données semblent à la portée de tout le monde, comme si le web était une encyclopédie ouverte en même temps qu’un répertoire infini de formes. La philosophie open source, le phénomène de la viralité ou la culture des mèmes en sont les exemples. L’appropriation effectuée quotidiennement par les utilisateur·ices d’Internet est alors mise en exergue par les artistes qui trouvent leur matériel de création dans les données partagées en ligne.

Dans les débats qui animent nos sociétés contemporaines, la question d’une autre forme d’appropriation apparaît fréquemment, celle de l’appropriation culturelle. Ce terme désigne l’utilisation d’un élément propre à une communauté culturelle afin de servir différents buts (politiques, commerciaux, esthétiques…) qui l’éloignent de sa portée symbolique initiale. L’échange d’objets ou de traits culturels entre les populations a eu lieu dans l’Histoire depuis qu’il y a eu des contacts entre les civilisations. Ces interactions et emprunts sont constitutifs des identités culturelles contemporaines et c’est ainsi qu’ils ont été nécessaires à la vitalité des cultures. Or, quand des relations de domination économique ou raciale entrent dans l’équation, le geste d’appropriation devient problématique. En effet, l’extraction d’un élément culturel hors de son contexte, pour n’en garder qu’une partie superficielle, peut créer une forme de légitimation artificielle. En d’autres termes, un objet devient légitime quand il est arboré par les membres d’un groupe dominant mais il ne l’est pas quand le même objet est porté par la communauté d’où il provient au départ. En réponse à ce qui peut constituer un affront, les groupes lésés peuvent choisir de mener une réappropriation de ce qu’il leur appartient.

Le terme de réappropriation porte en lui quelque chose de l’ordre d’une reconquête. Se réapproprier une chose implique d’être dans une démarche revendicative. On peut par exemple réapprendre des savoirs oubliés, renverser une insulte proférée à notre encontre pour en faire une fierté ou, comme dans le cas des artefacts acquis lors de périodes coloniales, retourner les objets aux territoires sur lesquels ils ont été prélevés. Les espaces, les objets, les mots ou les images peuvent faire l’objet d’une réappropriation. Contrairement à l’appropriation qui peut être malvenue dans certains cas, la réappropriation traduit l’expression d’une forme de justice. L’art, généralement considéré comme le lieu même de l’avant-garde et de la déconstruction, est un espace privilégié où peuvent se développer des discours et démarches de réappropriation. Néanmoins, les cercles et les institutions artistiques ne sont pas exempts des logiques discriminantes qui caractérisent le reste de la société. En témoignent par exemple les mouvements actuels de féminisation des collections et des expositions qui contrent la place historiquement prédominante des artistes masculins. La réappropriation peut s’opérer par l’art mais doit aussi se faire au sein de l’art lui-même.

1 Françoise Daviet-Taylor et Laurent Gourmelen, « Avant-propos », Fragments : Entre brisures et création, Angers, Presses universitaires de Rennes

2 Violaine Houdart-Merot, « L'intertextualité comme clé d'écriture littéraire », Le français aujourd'hui, vol. 153, no2, 2006, p. 25-32.

3 Friedrich Schlegel, Fragments, Paris, Josée Corti, 1996, p. 148-149.

4 Sébastien Rongier, La modernité, esthétique et pensée du fragmentaire, 29 novembre 2008.

5 Augustin Berque (dir.), Cinq propositions pour une théorie du paysage, Seyssel, Champ Vallon, 1994, p. 27.

6 Michel Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France (1974-1975), Paris, Gallimard, 1999, p. 46.

Notes

1 Françoise Daviet-Taylor et Laurent Gourmelen, « Avant-propos », Fragments : Entre brisures et création, Angers, Presses universitaires de Rennes, 2016.

2 Violaine Houdart-Merot, « L'intertextualité comme clé d'écriture littéraire », Le français aujourd'hui, vol. 153, no2, 2006, p. 25-32.

3 Friedrich Schlegel, Fragments, Paris, Josée Corti, 1996, p. 148-149.

4 Sébastien Rongier, La modernité, esthétique et pensée du fragmentaire, 29 novembre 2008.

5 Augustin Berque (dir.), Cinq propositions pour une théorie du paysage, Seyssel, Champ Vallon, 1994, p. 27.

6 Michel Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France (1974-1975), Paris, Gallimard, 1999, p. 46.

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Référence électronique

« Glossaire », RadaЯ [En ligne], 8 | 2023, mis en ligne le 10 juillet 2023, consulté le 29 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=640

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