Dans le film-documentaire Ouvrir La Voix (2017), la réalisatrice française Amandine Gay retrace par la voix de ses participantes, la place des femmes « noires » en France et les violences spécifiques qu’elles subissent. Ce film pose un certain nombre de questions sur la notion d’identité et sur la manière dont elle est construite. Centré sur l’expérience des stéréotypes liés à l’identité de « race » et de genre, ce documentaire redonne la voix aux femmes « noires » afin qu’elles puissent se réapproprier leur histoire. L’accumulation de leurs récits montre la pluralité et les nuances de leurs identités, souvent considérées à tort comme homogènes. De cette diversité se dégage néanmoins une expérience commune du racisme et du sexisme que leurs paroles permettent à la fois de dévoiler et de dénoncer.
Les stéréotypes ou les identités assignées aux individus découlent le plus souvent de présupposés idéologiques, de savoirs fabriqués portés autant par la science (marquée par des biais de genre et des biais raciaux) que par des imaginaires collectifs hérités de l’histoire coloniale et de la différence sexuelle. Cette édition se propose d’interroger, aux prismes de théories féministes, sociologiques ou décoloniales, et à travers l’analyse d’objets culturels et artistiques, les catégories de sens qui cloisonnent les identités collectives et individuelles, ainsi que les formes de violence et les relations de pouvoir qu’elles entraînent. Elle explore également les possibilités de résistance offertes par les productions artistiques, l’émergence de nouvelles subjectivités et la capacité pour les groupes dominés de reprendre la parole.
Pourquoi, au sein de leurs créations, certain⸱e⸱s artistes revendiquent-ils/elles une appartenance à un genre, à une « race » ? Au contraire, comment d’autres cherchent-ils/elles à brouiller les frontières de l’identité en convoquant l’altérité ? Le savoir et l’identité sont des notions polysémiques aux frontières floues. Le savoir1 peut être défini comme un ensemble de connaissances acquises par l’étude et/ou l’expérience. En permettant de se distinguer socialement d’un autre individu ou d’un autre groupe d’individus, il peut induire une certaine forme de domination intellectuelle sur les non-sachants, ou sur ceux qui ne partagent pas la même vision d’un savoir. Des rapports de force naissent de ces différences puisque le/la détenteur⸱ice d’un savoir est conduit, de manière consciente ou inconsciente, à imposer une façon de penser. Que le savoir découle d’un rapport maître-élève, d’institutions politiques ou scientifiques, il mène à s’interroger sur l’autorité qui légitime ces savoirs.
Ce rapport entre l’autorité et le savoir a notamment été théorisé par le philosophe Michel Foucault, qui, à partir des années 1970, met au jour les liens étroits qu’entretiennent savoir et pouvoir. Il explique, en effet, dans Leçons sur la Volonté de savoir2, que la connaissance, loin d’impliquer nécessairement la vérité ou le vrai, résulte plutôt d’une volonté qui impose elle-même sa propre vérité et ses propres structures d’intelligibilité. Le jeu de la vérité n’est donc jamais fixé pour toujours mais s’instaure par des mécanismes de pouvoir qui le déterminent et le commandent. De cette façon, vérité et pouvoir s’entretiennent l’un l’autre : la « vérité » produisant des effets de contraintes et le pouvoir organisant lui-même son propre système de vérité3. Il nous faut alors, comme en appelle Michel Foucault lui-même, sans cesse, « interroger la vérité sur ses effets de pouvoir et le pouvoir sur ses discours de vérité4 ».
À partir du milieu des années 1970, l’épistémologie féministe, développée principalement aux États-Unis, contribue, dans la lignée des travaux de Michel Foucault, à interroger les conditions de production du savoir. Les théories féministes remettent notamment en cause les grands principes de la pensée occidentale comme les notions d’universalité et d’objectivité. En effet, ces deux systèmes, sous couvert de neutralité, marquent en réalité une vision du monde androcentrée et occidentale qui empêche l’émergence d’autres voix et discours venant des groupes dominés par exemple. À l’encontre de ce modèle excluant, les théories féministes proposent une épistémologie du point de vue, standing point, qui consiste à reconnaître que tout savoir est situé : situé dans l’espace et le temps, et déterminé par les conditions sociales et culturelles de sa production. Ces théories permettent d’interroger les formations du savoir tout en offrant aux groupes considérés comme subalternes la possibilité de s’auto définir en dehors des structures de domination…
Le terme « identité » marque également l’histoire de la philosophie et des sciences sociales. Du latin idem signifiant « le même », « l’identité » pose la question du « Je » : qui suis-je, comment exister, quel est ou quel devrait être mon but ? Ces questions interrogent les philosophes depuis l’Antiquité, qui les explorent dans leurs recherches à travers différentes théories5.
L’identité ne se réduit pas seulement aux traits caractéristiques permettant d’identifier un individu, ni seulement à un processus qui évolue au fil de temps, qui se nourrit des relations au monde, des cultures et d’autrui. Elle est une construction produite par la socialisation et liée à l’avènement de l’individualisation et de la modernité6. Aussi indiscernable soit-elle, la notion d’identité soulève plusieurs enjeux conceptuels sur lesquels de nombreux penseurs et penseuses se sont attachés à réfléchir au fil des siècles. Le philosophe Paul Ricœur a particulièrement réfléchi à cette notion. Dans Soi-même comme un autre (Seuil, 1990), il déploie une pensée du sujet et de l’agir. Abordée sous différentes approches (phénoménologique, psychanalytique, philosophique, herméneutique…), l’identité se décompose selon lui en un système duel et complémentaire qui comprend l’identité personnelle et l’identité narrative. L’identité personnelle renvoie au caractère immuable qui réside en l’identité de tout un chacun, à ce qui demeure inchangé malgré le passage du temps et les aléas de la vie. L’identité narrative, quant à elle, correspond à la mise en récit de la vie qu’une personne fait de soi-même. Cette narration de soi permet à un individu d’inscrire son identité dans l’histoire, tout en la faisant évoluer. La notion même d’identité chez Ricœur ne peut s’envisager sans celle d’altérité. En effet, comme l’indique le titre de son ouvrage susmentionné, la construction de Soi se fait aussi par l’« Autre ». Ainsi, l’identité répond-t-elle à deux besoins : l’identification et la différenciation, se reconnaître et être reconnu par ses pairs et s’en distinguer. Cette idée de différenciation n’est pas sans évoquer ce que le sociologue français Pierre Bourdieu analysait sous le terme de « distinction » dans son ouvrage La distinction. Critique sociale du jugement (Minuit, 1979). Selon lui, au sein de l’espace social se jouent des rapports de force entre les individus qui tentent chacun de se distinguer les uns des autres. Les différences, qu’elles soient d’ordre financier, culturel, politique…, vont dès lors être hiérarchisées et permettent l’appartenance à telle ou telle classe. En analysant le rapport à la mode, à l’alimentation, à la fréquentation des lieux culturels ou encore à la linguistique, Bourdieu observe finalement comment chaque individu tente de se définir selon ses pratiques, ses habitudes, sa manière de se vêtir, de s’exprimer… De là découle une forme de lutte, que le sociologue nomme « violence symbolique », qui explique les mécanismes des rapports de domination. Se définir en tant qu’être singulier et appartenir à la fois à un groupe d’individus partageant le même système de valeurs revient finalement à faire de l’« Autre » l’étranger, quelqu’un d’inférieur ou de supérieur, et ainsi, à s’inscrire dans un dispositif comparatif.
En affirmant son identité par rapport à l’« Autre », l’individu tend à marginaliser celui/celle qui est différent·e. C’est en tout cas ce que le sociologue anglais Stuart Hall affirme. Figure majeure des études culturelles7, il théorise dans les années 1970-1980 le concept d’identité, en se plaçant toujours du point de vue des marges. Sa pensée, traduite pour la première fois en français en 2007 dans l’ouvrage Identités et cultures : politiques des cultural studies, permet d’appréhender cette notion sous un regard nouveau : celui des « Autres ». L’identité est pour lui un processus fluctuant, infini plutôt qu’une caractéristique fixe et immobile. Traversée par les questions de classe sociale, de « race », de nationalité, de genre, de sexualité également, l’identité est pour Stuart Hall foncièrement hybride : il reconnaît une tension permanente entre l’identité individuelle et l’idéologie politico-sociétale selon laquelle il existerait une « identité nationale » propre à chaque pays (la francité, l’anglicité, l’américanité, etc.). Cette notion constituerait à la fois une norme et une déviance. Dans son article « Déviances, politique et médias », Stuart Hall développe ces deux concepts opposés : face à un groupe politique à la fois puissant et minoritaire, les « déviants », c’est-à-dire les personnes extérieures à ce qui fait la « norme », forment généralement une résistance. La différence, dans cette dynamique, est stigmatisée, discriminée, marginalisée. Stuart Hall s’attache finalement à démontrer qu’il se joue au sein des objets de culture créateurs et fixateurs de nombreux stigmates, de véritables combats idéologiques. Afin de rompre cette chaîne de la domination corporelle et intellectuelle, le sociologue invite chacun à décoder activement ces messages qui nous parviennent de toutes parts.
Cette conception d’une identité mouvante, sans cesse en construction est rejointe par la spécialiste du genre et des théories queer, Judith Butler. Cette philosophe américaine analyse l’identité sous le prisme du genre. Dans son ouvrage Trouble dans le genre, publié en 1990 et traduit quinze ans plus tard en France, l’autrice remet en cause l’existence d’une identité de genre immuable et unique. Selon elle, l’identité est construite, se joue, se rejoue et se performe dans les rapports sociaux. En cela, elle se détache de la définition de Simone De Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient »8, car selon Butler, l’identité de genre ne cesse de s’actualiser, de se répéter et on ne peut véritablement jamais « devenir » son genre. Elle analyse également les normes identitaires qui nous amènent à nous conduire en tant qu’homme ou en tant que femme et les injonctions qui nous forcent à nous conformer à un idéal masculin ou féminin. Le problème réside selon elle dans la supposition que le terme « femme » — il en est de même pour « homme » — dénote une seule et même identité. Favorisant une approche intersectionnelle, pour Judith Butler, l’identité découle d’un ensemble de facteurs dont le genre, l’orientation sexuelle, la « race », la classe, l’ethnicité ou encore la condition sociale.
Qu’ils soient populaires ou scientifiques, les savoirs produisent des identités assignées à un rôle, une place précise au sein de la société et servent une idéologie dominante génératrice d’inégalités au sein des populations (stigmatisation, discrimination, marginalisation).
Fortes de ces constats, nous projetons d’étudier dans ce nouveau numéro, les tentatives d’émancipation de l’emprise du pouvoir dominant et des constructions identitaires qu’il engendre d’une part, et d’autre part, l’affirmation des identités individuelles. À une époque où de plus en plus de voix s’élèvent pour s’émanciper de diktats qui perdurent dans le temps, cette sixième édition a été pensée comme un outil de réflexion intersectionnelle. Que signifie être une femme, être « noir », être une femme « noire » aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’« être » à l’ère du numérique et des réseaux sociaux qui prônent la transparence et l’uniformisation des identités ?
La science et la construction de l’infériorité
Le savoir, qu’il soit scientifique ou culturel, impose une manière d’appréhender les corps autres : celui des femmes, celui des individus « noirs ». Il est une construction idéologique autant qu’une source de connaissances : appropriation du corps féminin par les hommes, appropriation du corps « noir » par les « blancs ». La société contemporaine prend ses racines dans cette appropriation ancestrale et la hiérarchisation des corps, transmises de génération en génération : héritage d’un savoir colonial et patriarcal.
Sybille d’Hardemare s’intéressera dans son article à une forme particulière de représentation, celle du corps anatomique. Apparu à la Renaissance, le savoir anatomique devient un moyen d’investigation de l’organisme et de ses limites. La dissection va peu à peu permettre la mise en ordre du corps en système organisé et établir un savoir médical dont nous sommes encore les héritier·ère·s. À travers la forme du corps anatomique et de l’écorché on posera donc la question du regard et celle de la mise en vue de l’intérieur de l’organisme. En remontant la tradition de l’anatomie depuis la Renaissance jusqu’aux Vénus des médecins (xviiie siècle) en passant par l’imagerie médicale, on s’interrogera sur la mise en regard du corps, et celui des femmes en particulier. Tout en analysant comment l’élaboration du savoir médical contraint les individus, nous tenterons de révéler les moyens de s’en émanciper et de le transgresser à travers l’œuvre de l’artiste américaine KIki Smith. Tandis que certains artistes transgressent les savoirs normés des corps « Autres », d’autres s’attachent à s’en libérer. Exemple symptomatique d’une nécessité de se réapproprier son identité par le geste artistique : le Krump. Né dans les « ghettos noirs » de Los Angeles, le Krump est une danse urbaine qui émerge en réaction aux émeutes raciales de 1992, après l’acquittement de quatre policiers « blancs » suite au matraquage de Rodney King, un jeune africain-américain. Convoquant dans sa gestualité tout un imaginaire de la rage émotionnelle et de la violence physique, cette danse accorde aux krumper.euse·s la possibilité de déverser la colère qui les hante, pour s’en libérer. Cette colère, c’est de génération en génération qu’elle est transmise, des violences du colonialisme légitimées scientifiquement jusqu’à aujourd’hui où les clichés racistes ont été rationalisés, en passant par la période ségrégationniste et ce contrôle spatial des corps. À partir du film Rize (2005) du réalisateur américain David LaChapelle, Lucie Chevron proposera une étude du Krump comme un acte cathartique autant que militant. Par cette danse transcendante, les krumper·euse·s évacuent leurs souffrances, s’émancipent des clichés. Les corps sont blessés, enregistrent les chocs et portent en eux la mémoire d’une violence historique. Et, c’est dans cette mémoire que le mouvement se meut. La gestuelle est brutale, l’énergie est viscérale, pour en finir avec la violence raciale quotidienne. Un plaidoyer pour la paix, un appel à la fraternité.
Ainsi, cet axe s’attachera à démontrer comment à partir de pratiques culturelles ou scientifiques, les artistes remettent en question les savoirs construits et propagés par l’Occident et se réapproprient leurs identités considérées comme minoritaires.
Identité et altérité à l’ère de la transparence numérique
Cette section envisage d’analyser les processus de transparence et d’opacité qui régissent aujourd’hui les rapports identitaires. À une époque où les identités sont de plus en plus fichées et répertoriées, certain·e·s artistes viennent contrecarrer ces phénomènes en troublant les traits permettant de reconnaître une personne et de déterminer son individualité. La prétendue protection qui découle de la transparence identitaire se révèle être liberticide, privant en réalité les individus de leur intimité. En outre, la notion d’identité en tant qu’individualité s’estompe. À l’ère d’Internet et des réseaux sociaux, on retrouve une tendance qui n’est pas étrangère aux médias : celle de l’influence. Les « influenceurs » montrent à tou·te·s un exemple à suivre, avec pour seule autorité le nombre de fois où leur pensée a été partagée, « retweetée », par les utilisateur⸱ice⸱s. Ainsi, chacun vient transformer son identité en ligne afin de se conformer à cet idéal en ne montrant qu’une partie d’eux-mêmes, surtout positive, au monde. Les artistes explorent cette notion d’identité en se confrontant à un « Autre », repoussant les limites de l’individualité à l’extrême.
Dans leurs photocollages, l’artiste belge Katrien de Blauwer et l’artiste français Bill Noir entremêlent des images trouvées dans des anciens magazines avec d’autres morceaux de papiers colorés. En masquant volontairement les visages, ces deux artistes ouvrent une réflexion sur la puissance suggestive du visage comme outil de construction identitaire capable de catalyser les relations sociales. En analysant le phénomène pernicieux de la transparence qui infuse dans les sociétés occidentales d’aujourd’hui, Emma Pampagnin-Migayrou se propose d’analyser, au prisme d’œuvres de ces deux artistes, comment le rapport au visage a évolué selon les nouvelles normes imposées par l’exigence de transparence. Les personnages défigurés donnés à voir nous interrogent sur la volonté d’un retour à l’opacité des identités.
L’artiste argentine Amalia Ulman crée, en 2014, Excellences & Perfections : une performance croisant revendications féministes et identités en ligne. C’est au xxe siècle que les luttes et revendications identitaires, notamment féministes, prennent leur essor ; ces combats pour l’égalité se poursuivent aujourd’hui sur Internet, en particulier grâce aux réseaux sociaux, ces outils de communication en ligne permettant aux internautes de se retrouver, même à distance. Pour interagir sur ces plateformes, chacun·e se crée un avatar, interface représentative de soi. Dans le même temps, les artistes investissent ces nouvelles plateformes d’échange. Mélissa Sayman propose d’analyser l’existence en ligne au prisme de l’œuvre d’Amalia Ulman, qui met en scène un double d’elle-même dans cette longue performance — et amène par cet « avatar » la problématique de la double-identité aujourd’hui.
Bien loin de cette hyper-connectivité virtuelle, Sebastian Moser, chercheur en sociologie épris des phénomènes de la vie quotidienne, amène une étude du réel avec un objet ordinaire qui révèle une facette de l’identité de son/sa détenteur⸱ice : l’avis de recherche décorant les lampadaires des quartiers d’habitation, parfois en robe de pochette en plastique, soigneusement scotché. Dans la perspective de contribuer à l’élaboration d’une sociologie de la perte, les avis de recherche nous invitent à considérer l’« hétérogénéité des pertes ». La perte d’un animal de compagnie ou bien d’un artefact quelconque, ne peut-elle pas avoir pour conséquence une perte de soi ? Alors que le perdeur nous parle en apparence d’objets perdus matériels, il exprime aussi bien l’immatériel ; ce qui fait qu’il est attaché à l’objet perdu. Autrement dit : en affichant la perte, il s’expose.
RuPaul’s Drag Race est une émission de télé-réalité diffusée de 2009 jusqu’à aujourd’hui. RuPaul Charles en est le producteur et RuPaul la drag queen en est la maîtresse de cérémonie. Il (et « elle » lorsqu’elle est sur scène) se désigne en toute modestie comme la première drag queen américaine superstar. Richard Mèmeteau amène la question de la persona à travers l’étude de cette émission et de ses participant·e·s : comment se construisent les identités, et comment sont-elles montrées ? Grâce à une maîtrise virtuose de l’art de créer et disloquer les identités, RuPaul aura su tracer une ligne qui part des manuels de développement personnel jusqu’aux plus cyniques et brutaux calculs du capitalisme moderne, en passant par la plus abstruse métaphysique.
Briser les doctrines et déconstruire les normes : Pour un art féministe
Cette section abordera la question de l’identité féminine notamment à travers le prisme des savoirs sur le corps, le genre et la sexualité. Les identités féminines au cours de l’histoire ont été construites au prisme du regard masculin ayant instrumentalisé des concepts misogynes. Comment transgresser les normes et finir par s’en émanciper ? Une réappropriation féministe est à l’œuvre dans une réflexion qui s’appuie sur une relecture conscientisée des savoirs. L’héritage issu des générations passées comporte une transmission de connaissances à remettre en question afin de s’extraire des rapports de pouvoirs entre hommes et femmes.
Comment les savoirs scientifiques et gynécologiques sur les corps féminins, mis au service des rapports de pouvoir et de domination, contribuent à imposer et transmettre une certaine identité féminine ? Comment les savoirs médicaux et les savoirs populaires façonnent l’expérience intime et sexuelle des femmes ? À une époque où il semblerait que la parole autour du sexe féminin soit plus libre que jamais, les femmes se réapproprient ces savoirs et se forgent une nouvelle identité. Le corps féminin a longtemps été méconnu, réprimé et victime d’un manque de représentation : alors que le corps masculin était érigé en tant que norme, le corps féminin, et plus particulièrement son sexe était invisibilisé et présenté comme imparfait, incomplet. Cette « excision » scientifique et culturelle a imposé un contrôle de la sexualité féminine et des connaissances auxquelles les femmes avaient accès sur leur propre corps. Quelles sont les stratégies développées par les artistes pour pallier ce manque, cette absence dans les représentations artistiques et culturelles ? Comment réagissent-elles pour s’opposer, transgresser et dénoncer ? Comment ces nouveaux savoirs sont-ils transmis ? C’est en partant de ces questions qu’Élise Kobler se propose d’étudier la pratique et le propos de l’artiste Sophia Wallace et sa volonté de produire une « alphabétisation du clitoris ».
Dans des objets télévisuels tels que Charmed ou les Nouvelles Aventures de Sabrina, une autre représentation de la féminité se dégage à travers la figure de la sorcière. Ces sorcières sont vues comme des femmes indépendantes. Elles construisent leurs identités en opposition aux savoirs et aux valeurs familiales qui leur ont été inculquées. Les représentations de ces femmes sont le plus souvent retransmises à travers l’œil d’un réalisateur masculin. Bien que les rôles tenus par les actrices aient été des modèles pour plusieurs générations d’adolescentes, elles sont le produit d’un male gaze. Dans des représentations plus récentes comme dans Les Nouvelles aventures de Sabrina, des questions sociétales sont mises en lumière autour du genre et de la sexualité. Mais ces productions sont le fruit d’un regard américano-centré encore trop puritain. Il y a donc un paradoxe : d’un côté on présente des femmes libérées aux superpouvoirs, de l’autre, elles se voient obligées d’obéir aux règles du patriarcat. Comment malgré tout arrivent-elles à transgresser les règles et à s’en émanciper ? Comment la figure de la sorcière est-elle réinterprétée à travers ces objets télévisuels ? Comment ces séries ont-elles forgé à leur tour l’identité de jeunes spectatrices ? C’est en partant d’une analyse féministe de ces oeuvres qu’Eva Rudolf propose de montrer l’ambivalence de ces séries.
Colère, rage, fureur : ces affects intenses et puissants sont mobilisés dans nombre d’actions performatives produites par des artistes femmes dans les années 1960 et 1970. D’Yvonne Rainer à Ana Mendieta, de Marta Minujín à Adrian Piper jusqu’aux performances collectives initiées dans le cadre du Feminist Art Program à Los Angeles, les actions performatives féminines sont imprégnées par la vitalité de la colère. De l’emportement singulier à la fureur collective, les œuvres corporelles des femmes remettent en cause les normes sociales qui contrôlent voire prohibent l’expression de la colère féminine. Comment l’expérimentation du corps colérique féminin s’incarne-t-elle dans l’art performatif ? Entre force destructrice et puissance émancipatrice, quelles sont les formes performatives de la rage des femmes ? La colère peut-elle faire communauté ? Émettant l’hypothèse que l’art corporel des femmes développe de véritables politiques de la colère, l’article de Johanna Renard examine cet affect comme un objet historique, artistique et culturel.