Une histoire des différences sociales : faire l’histoire des « vraies gens »

Entretien avec Didier Lett, réalisé par Blaise Dufal et François Rivière le 12 décembre 2023 à Paris, transcrit par Blaise Dufal et Sandrine Victor

  • A history of social differences : making the history of “real people”

Text

Didier Lett (né en 1959) est un historien français, spécialiste des sociétés européennes médiévales occidentales. Après sa thèse de doctorat en 1995 (L’Enfant des miracles. Enfance et société au Moyen Âge (xiie-xiiie siècle), Paris, Aubier, 1997), il devient maître de conférences à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, puis en 2000 maître de conférences à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Après l’obtention de son habilitation à diriger des recherches en 2006 (Un procès de canonisation au Moyen Âge. Essai d’histoire sociale. Nicolas de Tolentino, 1325, Paris, PUF, 2008), il est nommé professeur à l’université Paris-Diderot. Il a publié entre autres : Famille et parenté dans l’Occident médiéval (ve-xve siècles), Paris, Hachette, 2000 ; Frères et sœurs. Histoire d’un lien, Paris, Payot, 2009 ; Hommes et femmes au Moyen Âge. Histoire du genre xiie-xve siècle, Paris, Armand Colin, 2013.

Commençons par votre itinéraire, et sans doute la figure de Christiane Klapisch-Zuber, sous la direction de laquelle vous avez fait votre thèse.

Après mon DEUG à Tours, je suis monté à Paris, en grande partie avec l’espoir de passer les concours. Lorsque j’ai fait ma maîtrise en 1982, déjà sur l’enfance1, la même année que je passais le CAPES, je me suis inscrit pleinement dans la tendance de l’époque, qui était l’anthropologie historique. Moi, j’avais envie de travailler sur les catégories sociales, il s’agissait donc pleinement d’anthropologie historique très structuraliste. Pour ce faire, je suis d’abord allé trouver Bernard Guenée (1927-2010) qui, dans son cours de Licence (L3 actuellement), avait évoqué Jean Gerson (qui avait écrit sur l’enfance), et m’a dit que ce n’était pas un vrai sujet. Alors je suis allé trouver Robert Fossier (1927-2012)2, qui a accepté de me diriger. Ensuite, à l’EHESS, et plus particulièrement grâce à Christiane Klapisch (née en 1936)3, qui a accepté mon sujet de thèse, j’ai pu vraiment travailler sur l’enfance.

« L’enfance d’abord, le Moyen Âge ensuite. »

D’abord il y a l’histoire, et ça, c’est grâce à Michel Puzelat, qui a été mon professeur d’histoire-géographie au lycée de Romorantin-Lanthenay (Loir-et-Cher) pendant trois ans (seconde, première et terminale), qui venait tout juste d’obtenir l’agrégation à Tours, à 24 ans. Dans ce contexte des années post-68, il nous a vraiment appris à faire de l’histoire. À cette époque, j’avais envie de faire de l’histoire. Après, à la fac de Tours, très vite, j’ai commencé à faire des exposés sur l’enfance, lisant notamment Philipe Ariès (1914-1984). Pour la période médiévale, ce sont les cours de Robert Fossier, en troisième année de Licence, quand je suis arrivé à Paris 1, qui m’ont plongé en plein dans l’histoire sociale. Fossier était, à l’époque en tout cas, le représentant de cette histoire, il en avait la chaire : « Histoire économique et sociale du Moyen Âge ». Cette chaire porte toujours cet intitulé, je crois que Laurent Feller (né en 1955)4 l’a occupée en tenant beaucoup à ce qu’il y ait « économique » avant « social ». C’est un point intéressant, parce que c’est quand même un héritage de la période labroussienne, où vraiment l’économique nourrissait le social. Je ne me sens pas du tout un historien de l’économie, peut-être que j’en fais sans le savoir [rire], parce que je suis plutôt un historien du social. Ma thèse, que j’ai soutenue en 1995 et a été publiée en 1997, L’Enfant des miracles5, est une thèse d’histoire sociale, ou plutôt qui s’inscrit dans une histoire des différences sociales.

Est-ce que c’est une expression (« histoire des différences sociales ») que vous employez à l’époque ?

Assez peu, c’est une expression que j’ai beaucoup employée après la thèse, surtout au moment de l’habilitation à diriger des recherches (HDR). Je crois que cela vient d’une question de Claude Gauvard6 (née en 1942) – je fais un saut dans le temps –, qui a dirigé mon habilitation. Elle m’a demandé : « mais qu’est-ce que vous faites finalement comme type d’histoire ? ». L’idée était de trouver le titre de l’HDR. C’est une question qui est toujours un peu paniquante [rires]. Je lui ai répondu : « je fais une histoire des différences sociales ». Et ça a donné le titre de l’HDR. C’était aussi le sous-titre de mon séminaire, jusqu’à la fin. Quand on me parle de genre et qu’on me dit que je suis spécialiste du genre, j’assume de l’être parce que personne ne l’est. En France, chez les médiévistes, il n’y en a quand même pas beaucoup qui travaillent sur ce sujet, donc je le suis presque par défaut. Mais je me considère davantage comme un historien des différences sociales, dont la différence des sexes, qui me paraît une différence essentielle. Surtout, j’essaye de ne jamais être indifférent aux différences, c’est ce que j’écris tout le temps. C’est ce qui m’a toujours intéressé, que cela soit l’âge, le sexe, le statut social.

Vous évoquiez les intitulés de chaires : est-ce qu’il a fallu infléchir dans les candidatures pour avoir une étiquette « social » ou au contraire infléchir d’un autre côté pour avoir le poste ?

Je ne sais pas. Par exemple, je n’ai jamais occupé le poste de Paris 1. Depuis que je fais de l’histoire, l’ont occupé : Robert Fossier, puis Monique Bourrin (née en 1944)7, Laurent Feller, et maintenant, Florian Mazel8 (né en 1972). Est-ce que Florian Mazel fait de l’histoire sociale ? Sans doute, mais je n’ai pas l’impression que l’on fait le même type d’histoire sociale. C’est intéressant de noter que dans le dictionnaire du Moyen Âge qu’il a dirigé récemment, qui compte pourtant mille pages et regroupe plus de cinquante auteurs, il n’y a rien sur le genre et même rien sur l’histoire des femmes9. Pour le poste de l’université Paris-Cité que j’occupais jusqu’à septembre, on a repris beaucoup d’éléments de la fiche de poste qu’il y avait en 2008, quand je suis arrivé ici. Le poste était très « histoire sociale », mais aussi très « histoire du genre ». C’est intéressant, car on se rend compte qu’on était en 2008. Julie Claustre vient juste d’être élue en 2023, quinze ans plus tard, sur le même poste : c’est un excellent choix, mais elle fait de l’histoire sociale, de l’histoire de la justice, de l’histoire de Paris, de l’histoire de la scripturalité, de l’histoire économique10. Comme certains collègues aujourd’hui, elle intègre parfois des problématiques de genre, mais n’est pas une historienne du genre.

Donc, selon vous, cette histoire des différences sociales n’a pas réussi son processus d’institutionnalisation ?

Je crois vraiment qu’il y a une part de responsabilité personnelle : je suis devenu maître de conférences à 37 ans. À l’époque c’était tard, parce que j’ai enseigné onze ans dans le secondaire (1983-1995), tout en passant l’agrégation (externe). J’ai eu onze ans d’intervalle entre la thèse et l’HDR et donc je ne suis devenu professeur des universités qu’à 48 ans. Là aussi, c’est tard. Donc ça veut dire partir à la retraite avant d’avoir « fait des petits ». Je ne sais pas s’il y a beaucoup de professeurs – peut-être Claude Gauvard ou Élisabeth Crouzet-Pavan11 (née en 1953) en histoire médiévale – qui partent à la retraite en ayant des anciens étudiants qui sont déjà habilités. Moi, je n’ai pas encore de thésards qui ont un poste de maître de conférences.

Revenons sur votre thèse, que vous avez faite tout en enseignant dans le secondaire. Comment se sont faits les choix des sources et de la problématique ?

Oui, j’étais dans le secondaire, sauf la dernière année où j’ai eu une délégation CNRS, ce qui m’a permis d’en terminer l’écriture. Pour la thèse, au départ, je n’avais pas vraiment une problématique, juste un objet : l’enfance. Pour l’HDR je parlerai de problématique12 où j’aborde vraiment de l’histoire sociale, puisque le sous-titre du nouveau mémoire est : « Essai d’histoire sociale ». Mais pour la thèse, c’était vraiment un nouvel objet d’étude, c’était mettre les enfants, ou l’enfance plutôt – je crois qu’à cette époque on parlait plus de l’enfance que des enfants – au cœur du sujet, les éclairer. Il est vrai que c’est d’abord un objet d’étude. Pour les sources, je crois que c’est un peu par défaut. J’avais fait de la paléographie avec Jean Tricard (1937-2011)13 à Tours et avec Robert Fossier à Paris 1. Ensuite, je n’ai plus mis le nez dans les archives. Ma thèse a été faite sans archives, mais sur des sources éditées. On pouvait encore, on peut toujours, faire des thèses sans archives. Je n’étais pas du tout un « rat d’archives » comme je le suis devenu maintenant : j’adore ça, c’est un plaisir immense. Donc, j’ai utilisé des récits hagiographiques édités, qui avait déjà été utilisés, par Pierre-André Sigal (né en 1938)14 par exemple, ou pour travailler sur l’histoire des maladies, mais évidemment qui n’avaient pas été exploités pour l’histoire de la famille et l’histoire de l’enfance. Je pense que ce sont les sources hagiographiques qui m’ont conduit au procès de canonisation de Nicolas de Tolentino. C’est à partir de ce moment-là que j’ai cherché autour de cette source et que j’ai commencé à mettre le nez dans les archives.

Vous évoquiez les sources ecclésiastiques. Parmi ceux et celles que nous interrogeons pour cette série d’entretiens, vous êtes un de ceux qui regardent le plus ce genre de sources religieuses.

Je pense qu’il y a une grande différence pour moi entre les sources religieuses, les récits de miracles et les procès de canonisation. Ces derniers sont davantage des sources inquisitoriales que des sources hagiographiques. L’un des derniers articles que j’ai écrit est une comparaison entre les procès de canonisation et les petits procès du podestat des communes italiennes (libri maleficiorum), afin de questionner la méthode utilisée pour interroger les témoins15, ça c’est intéressant.

Vous avez parlé des médiévistes qui vous avaient inspiré pendant vos études, et vous avez évoqué Philippe Ariès pour le thème général de l’enfance. Quand on pense à l’utilisation sociale de sources de type religieux, peut-on penser à d’autres historiens ou historiennes qui vous auraient influencés ?

Jean-Louis Flandrin (1931-2001) a été une figure importante pour moi. J’ai eu la chance de suivre ses séminaires à l’EHESS et c’était extraordinaire. On y parlait vraiment. Aujourd’hui, cela paraît tellement évident, mais pour votre génération et pour celle d’en dessous, parler de sexualité, de sodomie16, à la fin des années 1970 ou au début des années 1980, cela ne l’était pas. Flandrin avait une capacité à parler gastronomie17 et sexualité. J’aurais pu, au sortir de Tours, quand je lisais Philippe Ariès, verser dans l’histoire moderne. Je ne l’ai pas fait sans doute à cause des cours de Fossier à Paris 1. De toute façon, je voulais aller à Paris 1 et pas à Paris 4. Il faut imaginer, quand même, les orientations politiques radicalement différentes de ces deux universités (Sorbonne nouvelle et Sorbonne ancienne) dans ces années-là : d’un côté, il y avait Albert Soboul (1914-1982), Michel Vovelle (1933-2018). De l’autre, Pierre Chaunu (1923-2009). Beaucoup d’étudiants ne savaient pas où ils mettaient les pieds et disaient : « je veux aller à la Sorbonne » quand on « montait à la capitale »… Moi, j’avais été briefé par mes professeurs, par Michel Puzelat en particulier, et je savais où je mettais les pieds. Je pense que je ne suis pas allé vers l’histoire moderne en partie à cause de cela. À l’époque, il y avait Jean-Pierre Bardet (né en 1937)18 en moderne et tous les autres spécialistes de démographie historique au Centre Roland Mousnier, c’est une autre forme d’histoire sociale. C’était trop sériel pour moi. Je crois que j’ai écrit dans mon rapport de synthèse (ou « ego-histoire) d’HDR que « j’ai été moins nourri au prix du grain qu’à ceux qui le consommaient ». Ce qui m’intéresse, c’est ça, ce sont les vraies gens. Mais je ne suis pas le seul dans ce cas.

Il y avait donc une connotation politique dans le choix du type d’histoire que vous vouliez pratiquer ?

Oui, bien sûr. Le choix de Christiane Klapisch-Zuber19 par exemple, c’est très peu un hasard, je le pense vraiment. Il est vrai que l’EHESS me tentait aussi pour cette raison. Je me rappelle avoir souffert quand même, heureusement que j’étais agrégé, parce que je n’aurais peut-être pas eu de poste avec une thèse de l’EHESS. Avec une thèse de l’EHESS, on n’a pas forcément un poste… Je me souviens qu’au moment où je travaillais à ma thèse, dans les années 1990, mon sujet faisait déjà rire un peu, mais comme j’avais l’agrégation, on riait un peu moins. Vous savez très bien que « les larmes au Moyen Âge20 », c’est un sujet qui faisait rire les collègues de la Sorbonne. Ce n’était pas un vrai sujet, cela ne faisait pas sérieux. Sans parler de l’affection chez Aelred de Rivaulx21, des objets de recherche absolument improbables. On pourrait multiplier les exemples. Je pense que cela a changé vraiment, on en discutait encore récemment avec Damien Boquet (né en 1969). Quand cela a-t-il changé ? Je ne sais pas. Je crois que ce qui a changé, c’est la capacité des universités à envisager de nouveaux sujets. Il y a eu un regard différent. Je le vois par rapport à la création à Paris 1 du séminaire sur le genre, en 2001 avec Violaine Sébillotte (née en 1965) en histoire ancienne, Isabelle Brian en histoire moderne et Geneviève Verdo en histoire contemporaine, un séminaire de méthodologie pluripériodes qui s’intitulait « Hommes, femmes, masculin, féminin. Comment utiliser le genre en histoire ? ». On utilisait vraiment le mot « genre », ce qui était quand même en 2001 assez précoce, et on a réussi à y faire parler tous les professeurs de Paris 1 de chaque période : Alain Corbin (né en 1936), Claude Gauvard, etc. Je ne sais plus exactement qui est venu, mais tous ont joué le jeu de parler de ce qu’ils entendaient par le genre et l’histoire des femmes. Et ils se sont rendu compte qu’il y avait des thèmes comme ça, qui paraissaient un peu EHESS et qui pouvaient être intégrés. La collaboration, la reconnaissance d’Alain Boureau (né en 1946), de Jean-Claude Schmitt (né en 1946), et évidemment de Jacques Le Goff (1924-2014) a été essentielle. Mais je ne pense pas que cela vienne d’un coup. Le Goff n’a pas créé des sujets, il a travaillé finalement sur des sujets presque communs, pourrait-on dire : le marchand, l’intellectuel. La manière dont il le faisait, et sa curiosité, ont fait la différence. Schmitt a créé un peu plus de thèmes nouveaux, et Boureau n’en parlons pas ! Je crois qu’il y a quand même aujourd’hui un regard différent des universitaires sur l’EHESS.

Si l’on regarde les profilages de postes actuellement, on peut douter de l’efficacité institutionnelle de cette reconnaissance : on recrute surtout sur de l’histoire politique et de l’histoire religieuse, peu sur de l’histoire sociale, et très peu sur de l’histoire économique. Malgré l’émergence de beaucoup de nouveaux thèmes, l’institutionnalisation des sujets de recherche reste très axée sur le religieux et le politique, avec certaines diversités et spécificités locales.

Oui, il faut être nuancé… Aujourd’hui, les étudiants en thèse ont intégré l’interdisciplinarité, qui était une des marques de fabrique de l’EHESS. J’ai l’impression que toute une génération, d’où qu’elle vienne et quel que soit l’endroit où elle fait sa thèse, a lu… a beaucoup lu. Moi, quand je relis ma maîtrise…, et même ma thèse, j’ai un peu honte [rires]. Quand on relit son HDR, c’est différent, on a l’impression que c’est mieux [rires]. J’ai toujours eu l’impression d’avoir eu une marge de progression et j’espère en avoir encore une, parce que j’ai commencé tard. Ceux qui ont l’agrégation à 23-24 ans et qui font une thèse brillante à 27 ans ont peut-être une marge de progression moindre : ils continuent de faire toujours la même chose, parce que cela a marché. Moi, je suis parti de tellement bas que, de toute façon, je ne pouvais que progresser.

Il y a une troisième dimension, autre que les réceptions intellectuelles et intentionnelles, que nous aimerions aborder : il s’agit de la réception sociale de cette histoire sociale des différences, qui, elle, est plutôt une réussite au niveau du grand public.

Il faudrait faire une vraie étude pour savoir si l’histoire sociale irrigue ou non. Aux Rendez-vous de l’Histoire de Blois, il y a eu ces dernières années comme thème : « les vivants et les morts », où l’on aborde évidemment de l’histoire sociale ; « les villes » ; et puis avant il y avait eu « le travail ». Au niveau du grand public, il y a une demande d’histoire de la vie quotidienne toujours, de savoir comment vivaient les gens avant, donc forcément l’histoire sociale est convoquée. Mais cela vaudrait le coup de faire une analyse sérielle. Cela dit, quand on regarde les derniers sujets de thèse, j’ai l’impression qu’il y a beaucoup d’histoire religieuse… Moi, je ne sais pas ce que c’est que l’histoire religieuse. Mon livre sur le procès de canonisation, dans les librairies, il était en section « histoire religieuse » pendant très longtemps. Le peu d’exemplaires qui restent doit y être encore… Les gens qui l’ont acheté ont dû être très déçus [rires].

Est-ce que le type de sources disponibles pour effectuer votre travail de recherche sur ces sujets a influencé ou dévié la problématique ? Est-ce que c’était une contrainte ou une possibilité de développer de nouvelles approches sur un même thème ?

C’est bien que vous posiez la question, parce que je ne me la suis jamais posée. La seule chose que j’arrivais à faire, c’était reconstruire a posteriori. Effectivement, j’ai continué à travailler sur des sources hagiographiques, j’ai découvert le procès de canonisation de Nicolas de Tolentino vers 2000 à peu près. Ce qui m’intéressait, d’abord, c’est le bagage, les outils pour le lire correctement, parce que je connaissais bien les sources hagiographiques et que je m’étais rendu compte que ce n’étaient pas seulement des sources hagiographiques, mais aussi inquisitoriales, ce qui a changé mon regard. Le choix de ce procès tient au fait qu’il y avait moitié d’hommes, moitié de femmes parmi les témoins. Le seul point commun entre Nicolas de Tolentino et le travail récent sur les viols d’enfants à Bologne22, c’est le genre, l’idée que j’avais une cohorte au sex-ratio assez équilibrée et que donc je pouvais travailler la question du genre.

Faire du genre, au sein d’une histoire sociale, c’est ce qui m’a motivé durant les vingt dernières années. Il y a énormément de manières de faire de l’histoire du genre, mais je sens bien que nous, en France – et quand je dis « nous », c’est avec d’autres collègues des autres périodes spécialistes du genre, car finalement je ne peux pas m’appuyer beaucoup sur les médiévistes français – c’est quand même plus du genre social que du genre culturel. Là, pour le coup, c’est très net. C’est vraiment toujours avec l’idée qu’il n’y a aucun essentialisme de genre que nos différences peuvent être déterminées par beaucoup d’autres critères que l’appartenance à un sexe, et ceci a toujours été très important dans mes recherches.

C’est par conséquent aussi une approche sociale de la justice ?

Oui, c’est tout à fait ça ! Dans mon étude sur le procès de canonisation, le titre du chapitre 2 : « Cherche Nicolas désespérément », que je trouvais drôle, finalement personne ne comprend cette blague [rires] ! C’est un effet de génération ! C’est une référence au titre d’un film de Susan Seidelman, Desperately Seeking Susan (1985)23. En fait, l’idée était de « chercher Nicolas » ailleurs, mais il n’existe pas ailleurs, il n’existe que dans son procès. Ça renverse donc les causalités habituellement admises par les historiens du religieux : le procès n’est pas ouvert parce que le « saint » a fait des miracles ou possède des vertus exceptionnelles. C’est le procès qui construit la sainteté. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à lire des sources inédites, à vraiment faire de la paléographie. Pour moi, c’était une grande découverte, parce que je ne connaissais pas, et on sait très bien qu’il faut faire des heures et des heures de paléographie chaque jour pour être bon. Dès qu’on change de source, on est perdu. Cela m’a conduit aux statuts communaux, au programme de l’École française de Rome sur les statuts communaux24, à Bologne pour les viols d’enfants et tous les articles que j’ai faits à partir des archives des Marches. Maintenant, je me rends compte que je ne travaille plus du tout sur des archives ecclésiastiques, ce sont des archives du podestat, des délibérations communales, des registres de justice. Donc, oui, j’ai complétement changé de documentation.

Cela fait écho à certains travaux d’historiens contemporanéistes travaillant sur le genre…

Oui, tout à fait. Avec Fabrice Virgili (né en 1961), on se connaît depuis très longtemps et nous voyons bien que nous avons des thèmes presque croisés : il a commencé par les viols, puis il est passé aux « enfants de Boches25 ». Je me souviens que, lorsque j’ai fait mes premiers cours à Paris 1 sur l’histoire du genre (j’avais un cours d’amphithéâtre en 2002-2003), je n’avais à ma disposition que des synthèses en histoire contemporaine. Il n’y avait pas de manuel autre que ceux de Françoise Thébaud (née en 1952)26 et de Laura Lee Downs (née en 1955)27 en langue anglaise. Le contraire n’est pas vrai : je ne pense pas que les contemporanéistes lisent beaucoup les médiévistes.

À la première page du livre sur Nicolas de Tolentino, que vous décrivez comme un moment charnière dans votre recherche, vous écrivez : « Il ne s’agit pas d’histoire religieuse, mais d’histoire tout court, c’est-à-dire d’histoire sociale ». Cette introduction est un véritable manifeste.

Oui, c’est pour ça que je dis que c’est le genre de chose que tu écris plus facilement au niveau de l’HDR que quand tu fais ta thèse. Bien sûr, c’est une espèce de provocation. Je ne fais que reprendre finalement ce qu’écrivent Marc Bloch, Lucien Febvre, etc. : que l’histoire est sociale en tout. Pour moi, être historien a toujours été ça. C’est vrai que l’histoire des institutions est nécessaire, mais ça ne m’intéresse pas plus que cela. Je pense que l’histoire sociale a vocation pour moi à couvrir l’ensemble de ce que doit faire un historien.

Donc, en le présentant comme une provocation, vous reconnaissez que ce n’est pas une évidence dans le champ dans lequel vous vous positionnez ?

Oui, tout à fait, surtout en travaillant sur un procès de canonisation. Derrière chaque procès de canonisation se cache l’ombre d’André Vauchez (né en 1938). Et je n’ai pas l’impression de faire du Vauchez, avec tout le respect que je lui dois. Lui, il fait une histoire que l’on peut appeler religieuse, une histoire du culte, une histoire de la dévotion, des saints… Moi, ce n’est pas ce qui m’intéresse.

Un collègue récemment disparu, Emmanuel Le Roy-Ladurie, avait été critiqué pour son approche des sources dans Montaillou28, où l’aspect social l’avait emporté sur tout le reste. Comment peut-on éviter cet écueil-là en histoire du Moyen Âge ?

Pour le coup, l’historiographie est passée par là, en particulier le linguistic turn. La différence entre Le Roy-Ladurie et nous, qui faisons de l’histoire sociale, c’est ça. Je pensais, quand je suis rentré en 1978 à l’université, qu’en gros le positivisme était mort. Mais en 1978, le positivisme n’était pas mort du tout. Il avait juste pris beaucoup de plomb dans l’aile. Les dix, quinze dernières années, quand on lit les thèses récentes, on voit quand même que, par rapport à ce qu’on faisait, la différence est bien là : la capacité à critiquer sa documentation, la prise en compte de la médiation notariale, etc. Le Roy-Ladurie a voulu être un ethnologue. Il disait lui-même qu’il mettait son micro sous la bouche des cathares de Montaillou, et il les entendait, il voulait faire comme Claude Lévi-Strauss. Aujourd’hui on n’en est plus là, heureusement. Et donc l’histoire sociale que je fais a été complètement influencée par tous ces travaux sur la critique des sources, sur l’histoire pragmatique.

Y a-t-il une spécificité des médiévistes aujourd’hui à tenter de déconstruire les sources, notamment par rapport aux contemporanéistes ?

Si on leur dit ça, ils ne vont pas être contents ! [rires] Mais oui, il est vrai qu’il y a une spécificité des médiévistes. Je me souviens que pendant longtemps, en travaux dirigés, je donnais deux lignes d’un texte à commenter aux étudiants. Ça les obligeait à réfléchir à tous les mots, et je ne suis pas sûr que les contemporanéistes fassent cela. On a quand même une réputation pour les étudiants d’être assez rigides sur le commentaire de texte, je crois. Et donc oui, si on cherche des spécificités en histoire sociale du Moyen Âge, je pense qu’effectivement la source est fondamentale, mais comme elle l’est sans doute dans d’autres domaines.

Vous travaillez beaucoup en Italie : est-ce que vous constatez des spécificités nationales dans les formes d’histoire sociale ?

Pour le genre, on est obligé de lire ce qui se passe aux États-Unis d’Amérique, et je vois bien qu’on s’inscrit bien plus dans du social. Pour l’Italie, c’est moins net. Mais l’Italie, dans un premier temps, a été très influencée par l’histoire des Annales. Pour eux, il y a un type d’histoire à la française qui se définit par l’histoire sociale. Car si on regarde les thèmes dans l’histoire en l’Italie, on trouve aussi une histoire du religieux, l’histoire de la sainteté en particulier, et une histoire politique, une histoire des communes, déclinée à toutes les sauces. Ils font maintenant de l’histoire sociale. Pour l’histoire du genre, il y a une différence très nette. La majorité de mes collègues italiens font de l’histoire des femmes, que ce soient les collègues médiévistes ou modernistes, avec qui ils/elles travaillent beaucoup plus que nous, parce que, nous, on a toujours ce « 1492 » institutionnel. Les Italiens travaillent beaucoup les 14e, 15e, 16e, voire 17e siècles ensemble, et j’ai toujours l’impression qu’ils font davantage de l’histoire des femmes que de l’histoire du genre. La locution « histoire des femmes et du genre », qui entretient une certaine confusion, les arrange bien car elle permet de dire : « on fait la même chose », mais moi je pense que non. L’histoire des femmes vise à reconstituer les expériences de vie des femmes dans le passé, de tenter de comprendre ce qui est féminin à telle ou telle période et d’étudier les relations entre les hommes et les femmes. L’histoire du genre, en revanche, traite de la création, de la diffusion et de la transformation des systèmes symboliques fondés sur les distinctions homme/femme. Le genre exprime le « sexe social » ou la « construction culturelle du sexe ». Pour moi, le genre n’est pas seulement un outil qui sert à démontrer la distinction des sexes et donc la domination masculine, il représente aussi un moyen de participer à l’élaboration d’une histoire des différences sociales… On y revient.

Et vous attribuez cette différence à quoi ?

Je l’attribue à un féminisme en retard, à une société italienne dans laquelle les oppositions de sexe sont beaucoup plus fortes que chez nous.

Et dans le monde anglophone ?

Je le connais vraiment moins bien. Il y a une forte tradition d’histoire sociale en Angleterre depuis Barbara Hanawalt (née en 1941)29, Trevor Dean (né en 1956)30, ou Jeremy Goldberg (né en 1958)31. Ces collègues font de l’histoire sociale, qui m’a beaucoup influencé, et qui est peut-être plus histoire économique et sociale que sociale et culturelle. Les Scandinaves qui s’inscrivent dans cette mouvance-là ont été en revanche beaucoup plus influencés par les États-Unis d’Amérique que par l’Angleterre.

À propos des travaux et des projets collectifs que vous menez depuis vingt ans sur l’histoire sociale de l’écrit, qu’est-ce qui vous semble décisif, tant du point de vue d’une histoire sociale que de l’approche des sources ?

Je pense souvent au numéro de Médiévales que Pierre Chastang (né en 1969) et Étienne Anheim (né en 1973) avaient dirigé sur l’écriture pragmatique et la « nouvelle érudition32 ». Ce sont des travaux qui m’ont beaucoup influencé, surtout quand j’ai commencé à travailler sur des sources de la pratique. À mon avis, ce ne sont pas des coïncidences, ce sont des milieux, des collègues, des amis, donc on est forcément très influencé par l’air du temps. Comme c’était le moment où je commençais à découvrir des sources de la pratique – qui sont à un autre niveau que les procès de canonisation, comme les délibérations communales, et je maintiens que les statuts communaux ne sont pas des sources normatives – ces travaux-là ont été vraiment fondamentaux. Je crois que ce qui répond complétement à votre question, c’est l’expression que j’utilise : « l’histoire au ras des sources ». C’est vraiment ça. En partant de la microstoria, on se demande : « qu’est-ce que je fais ? », au ras de quoi ? C’est ce qui m’intéresse, on en revient au rapport à la source, dans une démarche très médiéviste. « Au ras des sources », cela me convient bien. C’est l’histoire des vraies gens. Peut-être que dans trente ans, on dira que j’étais un vieux positiviste… peut-être [rires] !

Il y a une volonté d’avoir une approche d’histoire sociale dans l’analyse de ces écrits communaux33, qui se démarque d’une approche plus culturaliste, plutôt dominante ces dernières années.

Peut-être, je ne sais pas trop ce qu’est l’histoire culturelle : c’est peut-être cela [rires]. Peut-être que je fais de l’histoire culturelle sans le savoir ! Peut-être que le champ du social est tellement englobant que le culturel s’y niche sans que je le sache, ce qui est possible. Pour les statuts communaux par exemple, tout est né de discussions avec Valérie Theis (née en 1975) et Étienne Anheim. Pour élaborer un projet IUF, des projets individuels c’était bien, mais je trouvais important d’avoir un vrai projet collectif, et j’avais envie de travailler avec des gens que j’aimais bien. En fait, c’est ça pour moi le collectif : ne pas travailler avec les gens que tu n’aimes pas ou en tout cas avec lesquels tu ne te sens pas assez d’affinités. C’est presque toujours contre-productif. Quand j’ai fait ce projet, je savais bien que je m’attaquais à un monument : on l’a écrit quelque part. On passait globalement de l’étude des statuts communaux comme « monument » à l’étude des statuts comme « documents ». C’était un peu suicidaire : des Français qui osaient s’aventurer sur des terres italiennes déjà si bien occupées par les Italiens. Mais le projet a intégré beaucoup de grands spécialistes italiens : Paolo Camarosano (né en 1943), Mario Ascheri (né en 1944)… Ils sont entrés dans le jeu, ils ont senti que c’était quelque chose d’important, et tant mieux. Ils se sont dit qu’on allait lire autrement les statuts, hors de cette optique d’histoire du droit. C’était déconstruire aussi ce monument.

En lisant ces volumes, on sent néanmoins qu’il reste des différences de tradition interprétative par rapport à l’évolution de l’historiographie italienne.

Oui, vous avez raison. Je crois qu’il y a quand même un effet de génération en Italie. Aujourd’hui, quelqu’un comme Lorenzo Tanzini (né en 1976), qui a fait un beau travail sur les délibérations communales, est plus ouvert à d’autres problématiques, contrairement aux plus anciens de ses collègues. Cela nous interrogeait aussi. On a bien mis en évidence en particulier le fait que les historiens italiens avaient beaucoup travaillé sur les grandes villes et pas sur les petites, ce qui était vraiment très intéressant, et la comparaison avec le Midi a été très productive. L’aspect comparatif a été très important dans ce programme, et nous a beaucoup apporté.

Les petits contre les grands…

Si vous me donnez le choix entre une petite et une grande ville, je choisirai la petite [rires].

« Les vraies gens »… une expression qui rappelle aussi les travaux de Fossier ?

Oui. On ne va pas parler de transfuge de classe – aujourd’hui tout le monde est transfuge de classe. J’ai toujours su d’où je venais. Je pense qu’il y a des gens qui sont moins là par hasard que moi, je peux dire ça. Tout le monde dira : « je suis là par hasard ». Il y a quand même des itinéraires qui sont un peu plus lisses que le mien. Moi, au départ, j’avais envie d’être enseignant et c’est tout. Quand j’étais enseignant dans le secondaire, j’étais très heureux. Il se trouve que le hasard a fait que j’ai fait une carrière universitaire. Dans mon rapport de synthèse d’HDR, j’ai dit que quand je jouais au football à Selles-sur-Cher (Loir-et-Cher), je voulais être footballeur professionnel ou professeur d’histoire. Et finalement j’ai bien fait de choisir l’histoire parce que j’ai joué en première division ! Je n’aurais jamais joué en première division si j’avais continué le football. J’ai fait le bon choix, c’est tout. Cela n’était pas écrit d’avance. Mais il est vrai que l’histoire des élites ne m’intéresse pas. Je préfère l’histoire des pauvres, l’histoire des humbles34.

Un des vrais angles morts de notre entretien, ce sont les ruraux…

Vous avez raison, j’ai oublié 90 % de la population [rires] ! J’ai réintégré 50 % de la population en intégrant les femmes et aussi un gros pourcentage avec les enfants, mais j’ai oublié les ruraux. C’est vrai que je ne suis pas très histoire rurale, alors que quand on travaille sur les Marches, ce sont de petits bourgs qui ont un ancrage rural très fort. Cette opposition rural/urbain, je l’ai vue dans les viols d’enfants à Bologne, entre ceux qui viennent du contado et ceux qui résident en ville. Mais il est vrai que ce n’est pas, et a tort sans doute, parmi les différences sociales, une différence que j’ai privilégiée. Et je le répète : sans doute à tort, parce qu’elle est fondamentale. Peut-être moins dans les quasi-città des Marches, où l’ancrage rural est plus fort, mais à Bologne, c’est plus net entre la ville et le contado.

Comment peut-on voir l’avenir de l’histoire sociale du Moyen Âge ?

L’avenir, à titre personnel, c’est quand même un retour à la biographie, le retour à l’évènement. La tentation biographique, elle existe. Je ferai sans doute une biographie.

De qui ?

D’un inconnu, d’un « vrai gens ».

Et pas d’une inconnue ?

Pas forcément, parce que je crois que, pour le coup, je vais évoquer le manque de sources et tout ce contre quoi j’ai pesté toute ma vie, sur le manque de sources pour l’histoire des femmes. Et de fait c’est quand même beaucoup plus compliqué de faire la vie d’une inconnue, même si cela peut se faire effectivement. Lorsque j’ai enseigné deux ans à l’EHESS, j’ai fait deux séances sur l’histoire sociale, dans lesquelles j’avais évoqué un inconnu de Tolentino au début du 14e siècle, pour qui il me restait deux traces maigres et deux traces grasses. L’idée était de savoir comment combler les trous. Est-ce que l’historien a le droit de combler des trous dans la vie d’un individu ? Surtout ne pas « pinagoter », ne pas faire du Le Goff non plus35 : juste essayer de trouver une manière originale de faire une biographie. Je pense que le retour à la biographie, à une trajectoire individuelle, est un exercice qui me plaît bien. Mais cela ne répond pas forcément à votre question. Je crois que cela tient aussi à l’âge, on s’autorise plus de choses quand on arrive à un âge avancé. Comme pour l’événement : retravailler, reprendre de vieilles lunes qui ont été complétement exclues de l’histoire sociale, de l’histoire des Annales, et voir comment elles reviennent aujourd’hui avec tout notre background historiographique. C’est ça qui m’intéresse. Ce n’est peut-être pas qu’une question d’âge : il y a un livre récent sur des marchands, qui aboutit à une sorte de double biographie36, ou l’habilitation de Julie Claustre37. C’est vrai que ça revient notamment en histoire sociale. Et puis il y a aussi, paradoxalement, toute l’histoire des révoltes collectives. Il y a ce que font Damien Boquet et Piroska Nagy, mais sur le fond, je m’y retrouve moins parce que c’est de l’histoire culturelle, avec de la réflexion sur des concepts de peuple, de mouvement collectif, d’émotions collectives38. C’est un peu différent. On pourrait aussi citer ce que fait Vincent Challet sur les révoltes. Le collectif, c’est peut-être une tendance39. Cela m’a toujours intéressé, mais je n’ai jamais eu l’occasion de travailler sur les révoltes souterraines, les « hidden trancript » de James Scott (né en 1936)40, toutes les manières dont le peuple a pu s’opposer sans forcément que ce soient des révoltes ouvertes. On peut aussi penser au livre d’Alessandro Stella (né en 1956)41 sur les Ciompi, qui n’a pas fait école, mais c’était un ouvrage important à l’époque. Et lui aussi, « comme par hasard », c’est un élève de Christiane Klapisch.

Et pour l’histoire du genre, des femmes et de la famille, comment voir l’avenir ?

Je suis partagé là-dessus. Quand j’avais fait le bilan pour Mnémosyne, je crois que je finissais sur un constat plutôt optimiste42. Je l’ai vu en créant le séminaire en 2001, où les étudiants étaient démunis face au genre. Aujourd’hui, tous les étudiants ont intégré le genre et beaucoup de thématiques, à une vitesse extraordinaire. Il y a vingt ans, il était difficile de parler de genre. Aujourd’hui, il y a vraiment un intérêt pour les rapports de sexe, pour l’hétérosexualité, pour l’homosexualité. La fluidité des genres paraissait un sujet très nouveau quand on en parlait il y a vingt ans. Donc, c’est à la fois positif globalement, mais ces étudiants ne vont pas beaucoup en médiévale. Ce qui est beaucoup moins positif et ne va pas, selon moi, dans le bon sens, est qu’il n’y a plus en histoire médiévale, à l’EHESS, un profil sur le genre, la famille, les femmes, pour poursuivre le sillon que Christiane Klapisch a creusé. Et ça, c’est vraiment très dommage pour l’avenir de l’histoire sociale.

Ça existe, la société médiévale ?

Non je ne crois pas. Je dirai qu’il y a des sociétés médiévales. C’est ça la réponse qu’il fallait que je donne ? J’ai beaucoup discuté avec Étienne Anheim ou Sylvain Piron (né en 1967) de ce genre de chose. Après, le risque est de tout mettre au pluriel, sans vraiment résoudre les questions, mais au moins on attire l’attention sur le fait qu’il faut être attentif aux différences. Sinon, on peut aussi répondre oui : elle existe la société médiévale. C’est quand même mon objet d’étude depuis près de quarante ans, donc ça doit bien exister !

Notes

1 Didier Lett, « Les Relations parents-enfants dans les fabliaux », mémoire de maîtrise soutenu sous la direction de Robert Fossier, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 1982 [inédit].

2 Robert Fossier, La Terre et les hommes en Picardie jusqu’à la fin du xiiie siècle, Paris, Louvain-Nauwelaerts, 1968 ; Id., Enfance de l’Europe : xe-xiie siècles, aspects économiques et sociaux, Paris, PUF, 1982 ; Id., Paysans d’Occident : xie-xive siècles, Paris, PUF, 1984 ; Id., Villages et villageois au Moyen Âge, Paris, Christian, 1995 ; Id., L’histoire économique et sociale du Moyen Âge occidental : questions, sources, documents commentés, Turnhout, Brepols, 1999 ; Id., Le Travail au Moyen Âge, Paris, Hachette, 2000.

3 Christiane Klapisch-Zuber, La Maison et le nom : stratégies et rituels dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990 ; Id., L’Ombre des ancêtres : essai sur l’imaginaire médiéval de la parenté, Paris, Fayard, 2000 ; Id., Mariages à la florentine. Femmes et vie de famille à Florence (xive-xve siècle), Paris, Éditions de l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2020 ; Id., Florence à l’écritoire. Écriture et mémoire dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Éditions de l’EHESS, 2023.

4 Laurent Feller, Les Abruzzes médiévales. Territoire, économie, et société en Italie centrale du ixe au xiie siècle, Paris-Rome, Publications de l’École française de Rome, 1998 ; Laurent Feller, Agnès Gramain, Florence Weber, La Fortune de Karol. Marché de la terre et liens personnels dans les Abruzzes au haut Moyen Âge, Paris-Rome, Publications de l’École française de Rome, 2005 ; Laurent Feller, Ana Rodríguez (dir.), Objets sous contrainte. Circulation des richesses et valeur des choses au Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013 ; Benito Pere, Sandro Carocci, Laurent Feller (dir.), Économies de la pauvreté au Moyen Âge, Madrid-Rome, Casa de Velázquez-Publications de l’École française de Rome, 2023.

5 Didier Lett, L’Enfant des miracles. Enfance et société au Moyen Âge (xiie-xiiie siècles), Paris, Aubier, 1997.

6 Claude Gauvard, « De grace especial » : crime, état et société en France à la fin du Moyen Âge, 2e éd., Paris, Publications de la Sorbonne, 2010.

7 Monique Bourin, Robert Durand, Vivre au village au Moyen Âge : les solidarités paysannes du xie au xiiie siècle, Paris, Temps actuels, 1984 ; Monique Bourin, Villages médiévaux en Bas-Languedoc, Paris, L’Harmattan, 1987 ; Monique Bourin, Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar, Images de soi dans l’univers domestique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.

8 Florian Mazel, L’Évêque et le territoire : l’invention médiévale de l’espace, Paris, Seuil, 2016.

9 Id. (dir.), Nouvelle histoire du Moyen Âge, Paris, Seuil, 2021.

10 Julie Claustre, Dans les geôles du roi. L’emprisonnement pour dette à Paris à la fin du Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007 ; id., « Le corps lié de l’ouvrier. Le travail et la dette à Paris au xve siècle », Annales histoire sciences sociales, 60e année, no 2, 2005, p. 383-408 ; id., « Vers une ethnographie des transactions de crédit. La relation de dette à Paris à la fin du Moyen Âge », Prekäre ökonomien. Schulden in Spätmittelalter und Früher Neuzeit, Munich, UVK Verlagsgesellschaft Konstanz, 2014, p. 35-51 ; id. (éd.), Transiger. Éléments d’une ethnographie des transactions médiévales, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019.

11 Élisabeth Crouzet-Pavan, Venise : une invention de la ville, xiiie-xve siècle, Éditions Champ Vallon, 2014 ; id., Le Moyen Âge de Venise : des eaux salées au miracle de pierres, Paris, Albin Michel, 2015 ; id., Renaissances italiennes, 1380-1500, Paris, Albin Michel, 2013 ; id., Pouvoir et édilité, Rome, École française de Rome, 2003.

12 Didier Lett, Un procès de canonisation au Moyen Âge. Essai d’histoire sociale. Nicolas de Tolentino, 1325, Paris, Presses universitaires de France, 2008.

13 Jean Tricard, « La tenure en Limousin et Marche à la fin du xve siècle : étude des structures agraires et foncières », Annales du Midi, revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, t. 88, no 126, 1976, p. 23-39 ; Id., « La femme et l’enfant dans les livres de raison limousins du xve siècle », Entre mémoire et histoire : écriture ordinaire et émergence de l’individu. Actes du 134e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Bordeaux, 2009, Paris, Éditions du CTHS, p. 271-280.

14 Pierre-André Sigal, L’homme et le miracle dans la France médiévale (xie-xiie siècles), Paris, Éditions du Cerf, 1985.

15 Didier Lett, « Inquisitorial Processes in Judicial Registers (libri maleficiorum) and in Canonization Processes in Italy at the End of the Middle Ages: Changing Individual Reminiscences within Collective Memory », dans Sari Katajala-Peltomaa (dir.), Companion to Medieval Canonization Processes. New Contexts, Perspectives and Comparisons, Leiden, Brill, 2025.

16 Jean-Louis Flandrin, L’Église et le contrôle des naissances, Paris, Flammarion, 1970 ; Id., Les Amours paysannes (xvie-xixe siècles), Paris, Gallimard-Julliard, 1975 ; Id., Familles. Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Hachette, 1976 ; Id., Le Sexe et l’Occident. Évolution des attitudes et des comportements, Paris, Seuil, 1981 ; Id., Un temps pour embrasser. Aux origines de la morale sexuelle occidentale (vie-xie siècle), Paris, Seuil, 1983.

17 Jean-Louis Flandrin (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996 ; Jean-Louis Flandrin, Massimo Montanari (dir.), Fêtes gourmandes au Moyen Âge, Paris, Imprimerie nationale, 1998 ; Jean-Louis Flandrin, Carole Lambert, L’Ordre des mets, Paris, Odile Jacob, 2002.

18 Jean-Pierre Bardet, Rouen et les Rouennais aux xviie et xviiie siècles, les mutations d’un espace social, Paris, Sedes, 1983.

19 Christiane Klapisch-Zuber, Les Maîtres du marbre : Carrare, 1300-1600, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1969 ; Id., Mariages à la florentine. Femmes et vie de famille à Florence. xive-xve siècle, Paris, Seuil, 2020 ; David Herlihy, Christiane Klapish-Zuber, Les Toscans et leur famille, Paris, 1978 ; Christiane Klapisch-Zuber, Georges Duby, Michelle Perrot, Histoire des femmes en Occident, Paris, Perrin, 2002 ; André Burguière, Christiane Klapisch-Zuber, Martine Segalen, Françoise Zonabend (dir.), Histoire de la famille, Paris, Armand Colin, 1986 ; Isabelle Chabot, Jérôme Hayez, Didier Lett (dir.), La Famille, les femmes et le quotidien (xive-xviiie siècle). Textes offerts à Christiane Klapisch-Zuber, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006.

20 Piroska Nagy, Le Don des larmes au Moyen Âge : un instrument spirituel en quête d’institution (ve-xiiie siècles), Paris, Albin Michel, 2000.

21 Damien Boquet, L’Ordre de l’affect au Moyen Âge : autour de l’anthropologie affective d’Aelred de Rievaulx, Caen, Publications du CRAHM, 2005.

22 Didier Lett, Viols d’enfants au Moyen Âge. Genre et pédocriminalité à Bologne, xive-xve siècles, Paris, PUF, 2022, version italienne : L’Infanzia violata nel Medioevo. Genere e pedocriminalità a Bologna (secc. XIX-XV), Roma, Viella, 2023.

23 Didier Lett a écrit sur la vision cinématographique de la violence par l’historien de la justice : Didier Lett, « Écrire, lire et représenter la violence dans les registres judiciaires des communes italiennes au début du xve siècle », Pierre Chastang, Patrick Henriet, Claire Soussen (dir.), Figures de l’autorité médiévale. Mélanges offerts à Michel Zimmermann, Paris, Publications de la Sorbonne, 2016, p. 103-120.

24 Didier Lett a dirigé un programme inscrit dans le plan quinquennal de l’École française de Rome de 2012 à 2016, intitulé « Statuts, écritures et pratiques sociales dans les sociétés de la Méditerranée occidentale à la fin du Moyen Âge (xiie-xve siècles) », qui a donné lieu à six publications : les actes des cinq colloques qui se sont tenus à Rome et à Nîmes, et le volume de synthèse : Didier Lett (dir.), Statuts, écritures et pratiques sociales dans les sociétés de l’Italie communale et du Midi de la France (xiie-xvsiècles), Rome, École française de Rome, « Collection de l’École française de Rome, no 584 », 2021. Voir la suite plus loin dans les notes.

25 Fabrice Virgili, La France « virile ». Des femmes tondues à la Libération, Paris, Payot, 2000 ; Id., Naître ennemi. Les enfants nés de couples franco-allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Payot, 2009 ; Raphaëlle Branche, Fabrice Virgili (dir.), Viols en temps de guerre, Paris, Payot, 2011.

26 Françoise Thébaud, Écrire l’histoire des femmes, Lyon, ENS Éditions, 2e édition, 1998.

27 Laura Lee Downs, Writing Gender History: What Does Feminism Have to Do with It ?, New York, Oxford University Press, 2004.

28 Emmanuel Le Roy-Ladurie, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, Paris, Gallimard, 1975.

29 Barbara A. Hanawalt, The Ties that bound, Peasant Families in Medieval England, New York, Oxford University Press, 1986 ; Id. (dir), « The Evolution of Adolescence in Europe », Journal of Family History, vol. 17, no 4, 1992 ; Id., Growing up in Medieval London, the Experience of Childhood in History, New York, Oxford University Press, 1993.

30 Trevor Dean, « Sodomy in Renaissance Bologna », Renaissance Studies, 31(3), 2017, p. 426-443 ; Id., « Theft and Gender in Late Medieval Bologna », Gender and History, 20(2), 2008, p. 399-415 ; Id., « Gender and Insult in an Italian City: Bologna in the Later Middle Ages », Social History, 29(2), 2004, p. 217-231.

31 Jeremy Goldberg, Women, Work and Life Cycle in a Medieval Economy, Oxford, Clarendon Press, 1992 ; Id., Women in England c. 1275-1525 : Documentary Sources, Manchester, Manchester University Press, 1995 ; Id., Medieval England : A Social History 1250-1550, London, Edward Arnold, 2004.

32 Étienne Anheim, Pierre Chastang, « Les pratiques de l’écrit dans les sociétés médiévales (vie-xiiie siècles) », Médiévales, no 56, printemps 2009, <https://doi.org/10.4000/medievales.5524>.

33 Didier Lett (dir.), La Confection des statuts. Les « acteurs » de la norme dans les sociétés de la Méditerranée occidentale à la fin du Moyen Âge (xiie-xve siècles), Paris, Publications de la Sorbonne-CERM, 2017 ; Id. (dir.), I registri della giustizia penale e le società dell’Italia comunale (secoli XII-XV), Rome, École française de Rome, 2021 ; Id. (dir.), Les Statuts vus de l’extérieur : les références à la norme dans les sources de la pratique, Paris, PUS-CERM, 2020 ; Id. (dir.), I registri della giustizia penale nell’Italia comunale dei secoli XII-XV, Rome, École française de Rome, 2020.

34 Didier Lett, « La voix des humbles dans les assemblées : stratégies et genre dans les suppliques contenues dans les registres de délibérations de Macerata au xve siècle », François Otchakovsky-Laurens, Laure Verdon (dir.), La Voix des assemblées. Quelle démocratie urbaine au travers des registres de délibérations ? (Méditerranée-Europe, xiiie-xviiie siècles), Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2021, p. 311-327 ; Id., « La parole des humbles comme ressource. L’utilisation de la procédure inquisitoire par les postulateurs de la cause dans le procès de canonisation de Nicolas de Tolentino (1325) », Paolo Golinelli (dir.), Agiografia e culture popolari (Hagiography and Popular Cultures), in ricordo di Pietro Boglioni, Bologne, CLUEB, 2012, p. 233-240 ; Id., « Point de vue : Les voix du peuple à la fin du Moyen Âge », Médiévales, no 71, automne 2016, p. 159-176.

35 Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot : sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Paris, Flammarion, 1998 ; Jacques Le Goff, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996.

36 Laure-Hélène Gouffran, Être marchand au Moyen Âge : une double biographie. Marseille, xive-xve siècle, Paris, CNRS Éditions, 2023.

37 Julie Claustret Colin de Lormoye, Faire ses comptes au Moyen Âge : les mémoires de besogne de Colin de Lormoye, Paris, Les Belles Lettres, 2021.

38 Piroska Nagy, Damien Boquet (dir.), Politiques des émotions au Moyen Âge, Florence, SISMEL-Galluzzo, 2010.

39 Florian Mazel, Alessandro Stella, Emmanuelle Tixier du Mesnil (dir.), Contester au Moyen Âge : de la désobéissance à la révolte, 49e Congrès de la SHMESP, Paris, Publications de la Sorbonne, 2019 ; Paul Maneuvrier-Hervieu, « Les révoltes populaires en Aquitaine dans la base de données HiSCoD », dans Alexandre Fernandez, Jean-Pierre Lefèvre, Pierre Robin (dir.), Les Révoltes populaires en Aquitaine de la fin du Moyen Âge à nos jours, Bordeaux, Éditions d’Albret, 2021, p. 21-34 ; Adrien Carbonnet, Louis XI et les villes en révolte (1461-1483), Paris, Classiques Garnier, 2023.

40 James C. Scott, Domination and the Arts of Resistance : Hidden Transcripts, Yale University Press, 1990, traduction française : La Domination et les arts de la résistance. Fragments d’un discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.

41 Alessandro Stella, La Révolte des Ciompi : les hommes, les lieux, le travail, Paris, Éditions de l’EHESS, 1993.

42 Didier Lett, « Les médiévistes et l’histoire des femmes et du genre : douze ans de recherche », dans Combats, débats, transmission : les 20 ans de Mnémosyne. Historiographies, Genre & Histoire, no 26, automne 2020, <https://journals.openedition.org/genrehistoire/5594>.

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References

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Didier Lett, Blaise Dufal, François Rivière and Sandrine Victor, « Une histoire des différences sociales : faire l’histoire des « vraies gens » », Revue d’histoire sociale [Online], 1 | 2025, Online since 30 mai 2025, connection on 03 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/rhs/index.php?id=103

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