« Comment faire l’histoire de toute la société médiévale ? »

Entretien avec Geneviève Bührer-Thierry, réalisé par François Rivière le 5 décembre 2023 à Paris, transcrit par Blaise Dufal

  • “How do you make a history of the whole of medieval society?”

DOI : 10.57086/rhs.90

Texte

Née en 1960, Geneviève Bührer-Thierry est une médiéviste française, spécialiste du haut Moyen Âge et notamment des sociétés d’Europe occidentale à l’époque carolingienne. Après sa thèse de doctorat en 1994 (Évêques et pouvoir dans le royaume de Germanie : les Églises de Bavière et de Souabe, 876-973, Paris, Picard, 1997), elle devient maîtresse de conférences à l’université de Marne-la-Vallée, puis professeure suite à l’obtention de son habilitation à diriger des recherches en 2004 (Aux marges du monde germanique : l’évêque, le prince, les païens (viiie - xie siècles), Paris, Brepols, 2014), et en 2014 elle est nommée professeure d’histoire médiévale à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

L’histoire sociale : est-ce une étiquette que vous revendiquez dans vos travaux, que vous utilisez dans vos ouvrages, vos articles ?

Je ne sais pas si je la revendique, en tous cas j’ai le sentiment de faire de l’histoire sociale. Du point de vue de quelqu’un qui est spécialisé dans l’histoire du haut Moyen Âge, cela prend, bien sûr, une coloration un peu plus compliquée que pour les autres, puisque le massif documentaire s’intéresse essentiellement aux élites, et il est très difficile en réalité de toucher la base de la société par les textes. Par l’archéologie, c’est peut-être un peu différent. Il n’empêche que les sociétés du haut Moyen Âge, comme toutes les sociétés, peuvent être étudiées dans leur ensemble, et pour moi je dirai que, d’une certaine manière, toute histoire est une histoire sociale, parce que toute histoire est une histoire de la société qu’on envisage. Pour moi l’histoire sociale ne se limite pas, comme on l’entend souvent, à l’histoire du mouvement social, qui est une spécificité de l’histoire contemporaine, mais pas non plus à l’histoire du travail, des classes populaires, des statuts sociaux, etc. Je pense que l’histoire sociale envisage un moment historique, une tranche chronologique dans son ensemble, dans l’ensemble de la société. C’est sûr qu’aux périodes les plus hautes on a toujours plus d’informations sur le sommet de cette société que sur la base, ça ne fait pas de doute, mais ça n’empêche pas de faire de l’histoire sociale.

Donc c’est un choix d’envisager toute histoire comme une histoire sociale, y compris même quand les sources ne vous y invitent pas spécialement ?

Je pense que cela vient un peu de ma formation : j’ai été formée à l’École normale supérieure de Saint-Cloud par Jean-Louis Biget (1937-2024), qui était spécialiste, à la fois d’histoire urbaine, c’est-à-dire de la ville d’Albi sur le long terme, mais aussi de beaucoup d’autres choses, et qui considérait qu’il n’y avait pas d’autre histoire que l’histoire sociale. C’est quelque chose que j’ai toujours gardé un petit peu au fond de ma mémoire, cette idée que faire de l’histoire, c’est comprendre les sociétés anciennes, d’une manière un peu globale. Alors évidemment, on a des voies d’accès différentes. Moi j’ai commencé à faire de l’histoire de l’Église, ce qui apparemment n’était pas trop de l’histoire sociale. Mais bien sûr que si, puisque ce que je faisais n’était pas l’histoire de l’institution ecclésiastique mais l’histoire des personnes qui incarnaient cette institution, qui l’instrumentalisaient, qui s’en servaient, qui la construisaient, tout ce qu’on veut… donc les évêques en l’occurrence. J’ai commencé comme spécialiste de l’épiscopat dans le monde germanique, à un moment où la société se transforme, c’est-à-dire au 10e siècle, et j’ai envisagé la manière dont, non pas l’épiscopat en tant qu’institution, mais les évêques en tant que personnes ont, chacun de leur côté, avec les moyens qu’ils avaient, avec les affinités, les réseaux etc., construit un nouveau système en s’appuyant sur ce qui existait précédemment. Pour moi c’était évidemment une manière de faire de l’histoire sociale.

Du coup c’est envisager la personne dans son milieu social, contrairement à l’histoire des « grandes figures ». Quelle est l’influence des sciences sociales sur cette démarche ?

Bien sûr, cela vient aussi de ma formation. À l’ENS on faisait beaucoup d’histoire – ça c’est sûr ! – mais on faisait aussi des sciences sociales. J’ai toujours beaucoup aimé ça. Je me suis d’ailleurs posé la question de savoir si je ne ferais pas une double licence d’histoire et d’ethnologie, mais c’était très compliqué là où j’étais. Donc j’ai fait plutôt une double licence d’histoire et de géographie, mais la géographie étant ce qu’elle est devenue, il y avait quand même beaucoup de sociologie là-dedans et j’ai continué à lire beaucoup de sciences sociales, ce qui sans aucun doute a formé ma manière de penser, et même de penser les sociétés anciennes. Et c’est sûr que cette tendance a été renforcée par mon arrivée à Paris-I, puisque le master que nous proposons aux étudiants dans le cadre de cette université s’appelle « Histoire et anthropologie des sociétés médiévales et modernes ». L’idée qu’on peut, voire qu’on doit – je ne sais pas si on doit, après tout on peut faire autrement – utiliser les outils des sciences sociales pour faire de l’histoire médiévale, y compris de l’histoire du haut Moyen Âge, est quelque chose qui est bien évident ici, et que nous essayons d’enseigner à nos étudiants, puisque dans le cadre de ce master nous proposons aussi un cours entier, obligatoire pour tout le monde, d’initiation à l’anthropologie et aux sciences sociales. C’est moi qui suis en charge de ce cours, que j’ai partagé avec Laurent Feller, jusqu’à l’année dernière et son départ à la retraite, et maintenant avec Florian Mazel. L’idée, c’est quand même de leur donner quelques outils autres que ceux des historiens pour penser les sociétés.

Dans votre formation intellectuelle, y a-t-il des courants de l’anthropologie ou des sciences sociales, ou des personnes, des auteurs, qui vous ont particulièrement influencée ?

Là, j’aurai plus de mal à vous répondre. Je n’ai pas un esprit très théorique [rires], je ne serai pas capable de me rattacher particulièrement à un courant du point de vue de l’anthropologie ou de la sociologie. J’ai eu tendance plutôt à suivre les grands noms, les grandes figures, au fur et à mesure qu’elles se manifestaient. Aujourd’hui, quelqu’un comme Philippe Descola, évidemment, occupe le terrain, non seulement pour l’anthropologie, pour l’histoire de l’environnement, mais aussi pour les médiévistes, comme on l’a vu avec le livre où Jérôme Baschet échange avec lui1, et on sait très bien que beaucoup de médiévistes échangent avec lui. Vous m’auriez posé la question il y a quinze ans, je pense qu’on pouvait avoir lu Les Lances du crépuscule, qui est un livre magnifique2, mais cela n’occupait pas la même place, vous voyez ce que je veux dire. J’ai plutôt tendance à prendre, dans la bibliographie récente, les choses qui émergent comme étant les plus à même de faire réfléchir. Je pense que l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie, sont des outils qui permettent de faire penser l’histoire sociale, mais qui n’apportent pas de réponse, ça c’est sûr.

Vous avez commencé à aborder les spécificités de l’histoire sociale du Moyen Âge en termes de sources. Comment verriez-vous la transposition de ces outils des sciences sociales au Moyen Âge ? Et dans quelle mesure l’histoire sociale du Moyen Âge aurait-elle une particularité pour vous ? Est-ce une dynamique qui devrait être transversale et uniforme à toutes les périodes historiques ? Comment contourne-t-on la contrainte des sources médiévales ?

Évidemment, c’est une contrainte. Je pense que pour contourner cette contrainte, il faut réfléchir sur ce qui fait le lien social. Qu’est-ce qui fait le lien social ? Alors entre les élites c’est « facile », car nous avons beaucoup de documentation. Mais enfin le lien social existe aussi entre les élites et les dépendants de ces élites, quel que soit le statut des personnes dépendantes, celles qui sont en dessous. Il y a là quand même un peu de documentation et, avec un peu de réflexion, on peut reconstruire à partir de ça. Est-ce qu’il y a une spécificité ? Bien sûr. Je pense que la grande spécificité des sociétés médiévales, c’est le rôle que joue l’idéologie chrétienne, c’est la place de l’Église. Ce qui vaut sans doute aussi pour les sociétés modernes occidentales, mais c’est encore une autre question. En tout cas, pour les sociétés médiévales, il est clair que l’idéologie chrétienne, surtout à partir des Carolingiens, avant c’est un peu différent, et plus encore à partir du 11e siècle et de la réforme grégorienne – je ne vais pas recommencer le débat [rires]3 –, mais c’est évident que ce qui permet à une collectivité de se penser comme une société, c’est l’Église. En fait, il n’y a pas de pensée de la société en dehors de la pensée de l’Ecclesia. Ça, ce n’est pas moi qui l’ai démontré, c’est plein de gens : Dominique Iogna-Prat, Florian Mazel, Michel Lauwers, etc4. Je ne sais pas si ça va de soi, mais c’est un élément très important.

Le fait que de nouvelles thématiques apparaissent, comme celle de Descola, est-ce que c’est facile de les transposer au Moyen Âge ? Comment fait-on ? Dans quel sens va le questionnement social dans ce cas-là : on trouve de nouveaux objets ou des clés pour répondre à des questions qu’on se posait déjà ?

Ce n’est pas facile de transposer, mais cela donne d’autres grilles de lecture. En fait, on peut l’utiliser comme un outil pour prendre conscience de l’altérité du monde médiéval, et particulièrement du haut Moyen Âge. Je ne me prononcerai pas sur l’extrême fin du Moyen Âge. Sur le haut Moyen Âge, il est assez clair pour moi, et je sais que tous les collègues ne sont pas d’accord là-dessus, mais pour moi c’est très clair, que ces sociétés ne sont pas du tout les ancêtres des nôtres. On a le sentiment que c’est facile parce que c’est chez nous. Non ! C’est aussi compliqué de comprendre la manière de penser, que ce soit de penser la société, de penser l’espace, de penser le temps, que de penser ce qui se passe chez les Baruya de Godelier5. Si on ne part pas de l’idée que c’est aussi différent de ce que nous connaissons, alors je pense qu’on se ferme la possibilité de comprendre ces sociétés qui sont si différentes des nôtres.

Cette discussion évoque le titre de cet ouvrage que vous avez codirigé, La France avant la France6

Ça, c’est une question très compliquée. En réalité, dès qu’on commence à écrire quelque chose pour un public plus large que nos collègues, voire que nos étudiants, on tombe dans la difficulté qu’ont les éditeurs à produire autre chose que de l’histoire de France. Aujourd’hui, on est un peu sauvé de cela par la vogue du monde connecté et de la globalisation. Donc on peut éventuellement leur vendre quelque chose sur le monde connecté. En revanche, vendre autre chose que de l’histoire de France paraît impossible, donc il faut s’inscrire là-dedans. Quand on m’a contactée pour écrire le premier volume de cette fameuse collection chez Belin, « L’Histoire de France » – c’est un livre qui est déjà ancien, et on a mis du temps à l’écrire –, j’ai commencé par dire : « Moi, je refuse absolument d’écrire La France de Clovis à Charlemagne [rires], ce n’est pas possible ! » Donc après de longues négociations et grâce à Joël Cornette, qui a toujours l’art de trouver des titres formidables, il m’a dit : « Accepterais-tu La France avant la France ? », alors j’ai dit : « OK, allons-y. » C’est lui, en fait, qui a trouvé le titre, ce n’est pas moi. Je ne me voyais pas défendre l’idée de Clovis premier roi de France, ou bien Charlemagne… cela n’a pas de sens, on est bien d’accord, puisque ce qu’on essaie de démontrer là, c’est que la France en tant que telle n’existe pas. Mais ça, c’est une autre question, qui est moins une question d’histoire sociale qu’une histoire de l’État, une histoire politique, une histoire qui est liée au territoire. C’est-à-dire qu’en fait, quand on a dit aux éditeurs : « C’est quoi pour vous l’histoire de France ? Vous voulez qu’on s’arrête où ? Qu’est-ce qu’on fait du Luxembourg ?, etc. », ils nous ont répondu : « Évidemment, c’est la France dans ses limites actuelles. » Comme si les limites actuelles avaient un quelconque rapport avec ce que pouvait être le royaume des Francs ! Donc l’idée qu’au départ était la Gaule puis les Mérovingiens et qu’ensuite on arrive tout naturellement au royaume de France… évidemment, c’est ce que l’on a enseigné pendant des siècles à tous les niveaux du cursus, ça me paraît complètement faux et en même temps ça vient d’une historiographie qui est très propre à la France : moi qui connais bien l’Allemagne, je vois très bien que ça ne marche pas du tout de la même façon. La France, c’est d’abord un territoire. Et les gens qui sont dessus, ce n’est pas très grave. Comme s’il y avait une France géographique éternelle, remplie par des couches de populations différentes : d’abord il y a les Gaulois, puis les Romains, puis les Francs, tout cela n’est pas grave, la France reste là, comme un cadre. On voit bien que cela vient de cette historiographie du 19e siècle : Le Tableau de la France7 de Jules Michelet (1798-1874), en ouverture, qui est magnifique comme tout ce qu’écrit Michelet. Il ne faudrait plus en être là, mais on n’arrive pas à s’en sortir. Et bien entendu, tout cela est lié à la question « Qu’est-ce que c’est qu’être Français ? » et au droit du sol, qui est très particulier à la France : en Europe, il n’y a pas partout le droit du sol. On est français parce qu’on est né en France, mais pour les Allemands, par exemple, ce n’est pas évident du tout : ils ne peuvent pas considérer que l’Allemagne existe de toute éternité dans le même cadre géographique, puisqu’ils savent très bien qu’elle n’existe pas depuis très longtemps, et qu’en plus le cadre est extrêmement fluctuant.

Donc ça, évidemment, ça a un impact sur ce qu’on pense de l’histoire sociale, puisque en fait notre histoire, historiographiquement parlant, l’histoire de France, c’est une histoire politique avant d’être une histoire sociale, c’est une histoire de l’État, des institutions. Et c’est dans un deuxième temps qu’on va s’intéresser à l’histoire que les premiers spécialistes d’histoire sociale appellent « sociale », qui est plus l’histoire des couches populaires en réalité, mais aussi l’histoire des statuts sociaux. Je pense que les modernistes, qui travaillaient sur les ordres de noblesse, etc., considéraient qu’ils faisaient de l’histoire sociale… j’imagine [rires].

À partir de quand situeriez-vous ce moment où l’on se revendique de l’histoire sociale ?

Je pense que c’est avec les Annales, c’est-à-dire les années de l’entre-deux-guerres. Pour les médiévistes, le père de l’histoire sociale, c’est quand même Marc Bloch (1886-1944), mais il ne fait pas que de l’histoire sociale, c’est vrai. La Société féodale de Marc Bloch8, je pense que c’est quand même le premier livre d’histoire sociale, le premier livre d’histoire de la société médiévale.

Par exemple, vous parliez de l’Allemagne, quelle place y verriez-vous à l’histoire sociale ?

C’est difficile d’en parler de manière globale. En Allemagne, je dirai que ce qui est caractéristique de l’histoire sociale, c’est la très grande influence de la sociologie, et aussi des éléments théoriques. Les Allemands écrivent une histoire que je dirais plus théorique que la nôtre, ce qui la rend plus difficile d’accès pour le grand public. Et d’ailleurs il y a fort peu de livres accessibles, on vend beaucoup moins de livres d’histoire au grand public en Allemagne qu’en France, où c’est un marché énorme. En Allemagne, ça commence à venir un petit peu, mais ce n’est pas ça qui remplit les rayons des librairies. Il y a cet aspect théorique, et beaucoup d’influence du linguistic turn. Pour parler de ce que je connais, c’est-à-dire des collègues qui travaillent dans le même créneau chronologique que moi, plutôt le haut Moyen Âge, les Ottoniens, etc., quelqu’un comme Gerd Althoff9, par exemple, écrit des livres qui font une place très large à la communication politique, au système des signes, aux rituels, à des choses comme ça dont on ne sait pas très bien à quel point ça entre dans l’histoire sociale. Alors évidemment ce sont des éléments qui jouent un grand rôle dans l’organisation de la société. On peut aussi se poser la question de savoir si tous les travaux de prosopographie qui sont faits à partir des Liber vitae, dont les Allemands se sont fait une spécialité, c’est de l’histoire sociale ? À partir du moment où on peut reconstituer des réseaux, moi je pense que oui. Mais tout dépend de ce qu’on en fait. Il y a quand même un poids de l’histoire institutionnelle qui est très fort et aussi, comme je le disais, un poids de la théorie qui est aussi très fort. Bien sûr qu’ils font de l’histoire sociale, c’est obligé, mais je ne suis pas sûre qu’ils se réclament de ça en fait.

Et dans d’autres pays, qu’est-ce que vous verriez comme spécificité de l’histoire sociale ?

Pour le haut Moyen Âge, par exemple, les Italiens sont de magnifiques représentants de l’histoire sociale, mais pour une raison bien simple, c’est qu’ils ont cent fois plus de documentation que nous. Là où on a dix chartes, ils en ont mille. Donc, évidemment, à partir d’un matériau comme celui-là, on peut faire de l’histoire sociale et même descendre assez profondément, presque dès le 8e siècle. Ça fait une grande différence. Cela étant, j’avoue que je connais moins bien les anglophones, et pas du tout les Espagnols. Là, c’est pour moi une terra totalement incognita, mais comme vous le savez, le haut Moyen Âge en Espagne c’est un peu compliqué. Les Wisigoths sont considérés comme de l’histoire ancienne, et par ailleurs ils ont une documentation qui n’aide pas à faire de l’histoire sociale : il n’y a presque pas de chartes, il y a surtout des conciles et des lois, donc faire de l’histoire sociale avec cela c’est vraiment très difficile. Ensuite, à partir de 711, le monde musulman est un autre monde, qui échappe aux spécialistes d’histoire occidentale, et le nord de l’Espagne n’offre pas de documentation très épaisse avant le 10e siècle. En revanche, la documentation catalane, qui est bien connue, est magnifique. Pierre Bonnassie (1932-2005)10 est un grand spécialiste d’histoire sociale des périodes hautes, mais parce qu’il a de la documentation : quand on a des milliers de chartes, on peut faire quelque chose.

L’aspect quantitatif ressort dans vos propos…

Quantitatif, c’est peut-être beaucoup dire. Mais enfin, s’il n’y a pas de matériaux, c’est quand même beaucoup plus difficile.

Avez-vous vu une autre inflexion historiographique dans l’histoire sociale depuis les Annales ?

Je ne suis pas sûre qu’il y ait eu des bouleversements très importants. Par exemple, l’impact du structuralisme, qui est énorme dans les années 1950-1960 dans les sciences sociales, j’ai le sentiment que cela n’impacte pas tant que ça les médiévistes. C’est peut-être différent pour les contemporanéistes, je n’en sais rien. Il y a bien quelques amateurs, mais globalement je n’ai pas le sentiment que cela a joué un rôle si important. L’étude des réseaux, ça ce sont les humanités numériques, je dirais que le tournant est là, et il est assez récent. Le tournant que l’on prend actuellement, c’est en effet la possibilité d’utiliser toutes sortes d’outils numériques, plus extraordinaires les uns que les autres, pour faire des expérimentations en histoire sociale. Alors sur les réseaux bien sûr, mais aussi la possibilité de la fouille de données : le projet ANR (Agence nationale de la recherche) sur Notre-Dame de Paris11, c’est de l’histoire sociale et pas du tout de l’histoire ecclésiastique. Quand on dit « Notre-Dame », tout le monde pense qu’on va s’occuper de l’évêque et des chanoines, mais la documentation donne aussi à voir la société parisienne de la fin du Moyen Âge, avec des possibilités d’interrogation de ces fameux registres des chanoines qui sont extraordinaires, puisqu’on ne pourrait pas faire cette recherche à la main, enfin si, on pourrait, mais ça prendrait énormément de temps.

Quels changements cette approche numérique peut-elle apporter à l’histoire sociale ?

Elle permet évidemment de saisir un matériau beaucoup plus important. Cela étant, je pense qu’il faut faire aussi attention aux dangers que représente cette masse documentaire. Ce n’est pas parce qu’on a des outils qui permettent de les interroger qu’on est capable de poser les bonnes questions. Le problème est là. Pour faire de l’histoire sociale, ou autre, il faut être capable de poser la bonne question à sa documentation. L’outil ne pose pas de bonne ou de mauvaise question. Il pose la question qu’on lui demande de poser. C’est pour cela que je crains qu’il puisse y avoir une fuite en avant, notamment sur le quantitatif. Les données quantitatives, qui sont des données très importantes en histoire sociale, évidemment, ne sont jamais qu’un instrument. Après il faut les interpréter, car la donnée en elle-même ne dit rien du tout. C’est ce qu’on apprend des sociologues : c’est bien de faire de la statistique, mais la statistique ne nous dit rien qu’il ne faille interpréter. Là est la difficulté : dans l’interprétation.

Quel avenir pour l’histoire sociale en dehors du numérique ?

Je pense que la demande sociale qui est adressée aujourd’hui aux historiens est quand même aussi de comprendre la société. L’idée qu’on comprend mieux la société d’aujourd’hui parce qu’on connaît les sociétés d’hier n’est pas forcément très évidente, je l’avoue, mais il est clair que cela répond certainement à une forme de demande. L’autre demande – mais je ne sais pas à quel point c’est une demande ou si elle est sans cesse réactivée par les éditeurs – porte évidemment sur la biographie. Est-ce que la biographie c’est de l’histoire sociale ? C’est une vraie question. Je pense que dans ma carrière j’ai dû refuser au moins à trois ou quatre reprises d’écrire un autre livre sur Charlemagne. Il y en a déjà dix, dans diverses langues… Et chaque fois que j’ai proposé quelque chose d’autre, qui soit plus intéressant, qui soit plus… qui ne soit pas… on me dit : « Ah oui, mais non, ça n’intéresse pas ». Ça ne veut rien dire, c’est juste qu’on considère qu’on peut mieux vendre Charlemagne que n’importe quoi d’autre, sur l’histoire des femmes par exemple. Donc la question est : la biographie est-elle de l’histoire sociale ? D’une certaine manière oui, puisque s’intéresser à la place d’un individu, l’impact qu’il a eu sur la société, c’est évident si c’est un roi, si c’est un pape. Mais enfin on ne peut quand même pas en rester là. C’est un peu réducteur. Et moi, je crains qu’on ne cesse de produire des choses comme ça : des biographies qui parfois sont des prétextes à parler de la société qui entoure le personnage, et quand c’est ça, c’est très bien. Mais ça continue à promouvoir l’idée qu’il y a des grands hommes et qu’ils changent le cours de l’histoire. Comme disait Bertold Brecht : « Qui était sur le champ de bataille ? Où était le cuisinier12 ? » Évidemment que c’est important d’avoir la capacité à descendre d’au moins un cran, voire de plusieurs crans, par rapport à ces personnages « qui ont fait l’histoire ». Alors on leur propose autre chose, mais non, il n’y a rien à faire, ils ne peuvent pas se passer de Napoléon, de Charlemagne, de Saint Louis.

Quelle place pour une approche d’histoire sociale des femmes et/ou du genre ?

Je pense que j’ai davantage été reconnue comme spécialiste d’histoire sociale dans mes travaux sur l’histoire des femmes que dans mes travaux sur l’histoire des évêques. Évidemment, on n’est pas au même niveau de la société, même si les femmes que j’ai étudiées sont aussi des femmes de l’élite, parce que je n’ai guère eu accès aux autres, il faut bien le dire. C’est très difficile, même si ce n’est pas impossible. Donc je pense que là, c’est en effet un créneau qui se développe, et qui se développe en lien avec la demande sociale dont je parlais. Je pense que la société d’aujourd’hui est très désireuse de réfléchir et de comprendre la place des femmes dans les sociétés anciennes, comme dans notre société. Et là, je ne dirais pas qu’il y a une si grande altérité, au sens où un très grand nombre d’éléments qui régissent les rapports de genre, y compris dans notre société, viennent d’extrêmement loin, parce qu’ils sont imprégnés de l’idéologie chrétienne. On ne se débarrasse pas comme ça de deux mille ans d’idéologie judéo-chrétienne ! Donc là, je dirai non pas que c’est la même société, évidemment c’est très différent, mais qu’il y a des éléments sur la manière dont on peut penser la place des femmes dans la société qui viennent de très loin, contre lesquels les féministes combattent depuis qu’elles existent, c’est-à-dire depuis plus d’un siècle maintenant. Et comprendre d’où ça vient est déjà un élément. C’est ce que disait Georges Duby (1919-1996) dans la conclusion de son livre Le Chevalier, la femme et le prêtre : « J’ai écrit ce livre sur le mariage, mais ce mariage chrétien c’est le mien13. » C’est un vieux livre maintenant : on n’en est plus complètement là, mais il n’empêche, la référence est celle-là.

Qu’est-ce que c’est une société au Moyen Âge ? Qu’est-ce qui fait société ?

C’est une question très difficile ! Si on était dans l’historiographie ancienne, on dirait qu’il n’y a pas de société médiévale, parce qu’une société c’est un ensemble d’individus (définition d’Émile Durkheim) et que donc comme il n’y a pas d’individualité dans le haut Moyen Âge, il n’y a pas de société. Moi, je pense que bien sûr il y a des sociétés, à toute époque de l’histoire, et même avant l’histoire, comme dirait Alain Testart14. Il y a bien sûr des sociétés qui se définissent par les liens que les hommes et les femmes entretiennent les uns avec les autres. Qui sont à la fois des liens horizontaux et des liens verticaux, c’est-à-dire des liens de dépendance et des liens de solidarité. C’est ça qui fait la société et c’est ce qu’il faut que l’on arrive à explorer avec la documentation qu’on a. Et puis il y a toute l’idéologie qui imprègne cette société : la fameuse caritas d’Anita Guerreau-Jalabert15, dont on peut douter qu’elle ait imprégné vraiment la société médiévale de manière générale mais qui en tout cas est l’objectif, l’idéal, le point d’arrivée : la société fraternelle des chrétiens. Quand on regarde la documentation, on voit à quel point cette société est très peu fraternelle, mais ni plus ni moins que la nôtre, je le crains. Et donc je pense qu’il faut articuler ces deux niveaux : les liens entre les personnes et l’idéologie qui baigne tout cela, qui joue un rôle évidemment très important parce que c’est cette idéologie qui légitime la loi, qui légitime ce qu’on a le droit de faire et ce qu’on n’a pas le droit de faire. On n’a pas le droit d’épouser sa cousine germaine, ou issue de germains, au quatrième degré ou cinquième voir au huitième degré, et pourquoi ? Je pense que c’est ça qu’il faut essayer de comprendre comme une sorte de tout global. Ce n’est pas facile. Les études ponctuelles, ça ne peut être que ça. Il y a des livres sur les sociétés du haut Moyen Âge, notamment celui de Régine Le Jan qui est de loin le meilleur à mon avis, qui est à mon sens une des meilleures visions globales de ce que peut être la société du haut Moyen Âge16. Elle, elle dit « la » société du haut Moyen Âge, moi je ne dis jamais « la » société, mais « les » sociétés du haut Moyen Âge, parce que je pense que la société du duché de Capoue-Bénévent, celle des Bavarois, celle de la région parisienne, ce n’est pas la même chose. Sans doute les liens ne sont institutionnellement pas si différents, il y a partout des seigneurs et des vassaux, des paysans et des guerriers. Il n’empêche, durant le haut Moyen Âge, il n’y a pas une société mais des sociétés qui sont éventuellement assez différentes, même si elles reposent sur les mêmes bases.

Notes

1 Jérôme Baschet, Corps et âmes. Une histoire de la personne au Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2016. Retour au texte

2 Philippe Descola, Les Lances du crépuscule : relations Jivaros. Haute-Amazonie, Paris, Plon, 1993. Retour au texte

3 Voir récemment le dossier « Une question d’actualité : réforme grégorienne et périodisation du Moyen Âge », Le Moyen Âge, t. CXXIX, n° 1, 2023, p. 75-213. Retour au texte

4 Dominique Iogna-Prat, La Maison Dieu : une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge, v. 800-v. 1200, Paris, Seuil, 2006 ; Id., Cité de Dieu, cité des hommes : l’Église et l’architecture de la société, Paris, Presses universitaires de France, 2016 ; Florian Mazel (dir.), Nouvelle histoire du Moyen Âge, Paris, Seuil, 2021. Retour au texte

5 Maurice Godelier, La Production des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982. Retour au texte

6 Geneviève Bührer-Thierry, Charles Mériaux, La France avant la France : 481-888, Paris, Belin, « Histoire de France », 2010. Retour au texte

7 Jules Michelet, Tableau de la France : géographie physique, politique et morale, Paris, Lacroix, 1875. Retour au texte

8 Marc Bloch, La Société féodale, Paris, Albin Michel, « L’Évolution de l’humanité »,1939-1940. Retour au texte

9 Gerd Althoff, Verwandte, Freunde und Getreue. Zum politischen Stellenwert der Gruppenbindungen im früheren Mittelalter, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1990 ; Id., Amicitiae und Pacta. Bündnis, Einung, Politik und Gebetsgedenken im beginnenden 10. Jahrhundert, Hahn, Hannover, 1992 ; Id., Die Macht der Rituale. Symbolik und Herrschaft im Mittelalter, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2013 ; Id., Inszenierte Herrschaft. Geschichtsschreibung und politisches Handeln im Mittelalter, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2003 ; Id., Kontrolle der Macht. Formen und Regeln politischer Beratung im Mittelalter, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2016. Retour au texte

10 Pierre Bonnassie, La Catalogne du milieu du Xe siècle à la fin du XIe siècle : croissance et mutations d’une société, Toulouse, Association des publications de l’université de Toulouse-Le Mirail, 1975-1976. Retour au texte

11 « e-NDP – Notre-Dame et son cloître », Hypothèses, 2022, <https://endp.hypotheses.org/>. Retour au texte

12 « Qui a construit Thèbes aux sept portes ? / Dans les livres, on donne les noms des Rois. / Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ? / Babylone, plusieurs fois détruite, / Qui tant de fois l’a reconstruite ? Dans quelles maisons / De Lima la dorée logèrent les ouvriers du bâtiment ? / Quand la Muraille de Chine fut terminée, / Où allèrent ce soir-là les maçons ?  Rome la grande / Est pleine d’arcs de triomphe. Qui les érigea ? De qui / Les Césars ont-ils triomphé ? Byzance la tant chantée. / N’avait-elle que des palais / Pour les habitants ? Même en la légendaire Atlantide / Hurlant dans cette nuit où la mer l’engloutit, / Ceux qui se noyaient voulaient leurs esclaves. / Le jeune Alexandre conquit les Indes. / Tout seul ? / César vainquit les Gaulois. / N’avait-il pas à ses côtés au moins un cuisinier ? / Quand sa flotte fut coulée, Philippe d’Espagne / Pleura. Personne d’autre ne pleurait ? / Frédéric II gagna la Guerre de Sept ans. / Qui, à part lui, était gagnant ? / À chaque page une victoire. / Qui cuisinait les festins ? / Tous les dix ans un grand homme. / Les frais, qui les payait ? / Autant de récits, / Autant de questions », Bertolt Brecht, Questions que se pose un ouvrier qui lit [1935], dans Berthold Brecht, Histoires d'Almanach, Paris, Éditions de L’Arche, 1983. Retour au texte

13 Georges Duby, Le Chevalier, la femme et le prêtre : le mariage dans la France féodale, Paris, Hachette, 1981. Retour au texte

14 Alain Testart, Avant l’Histoire. L’évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac, Paris, Gallimard, 2012. Retour au texte

15 Anita Guerreau-Jalabert, « Spiritus et caritas. Le baptême dans la société médiévale », dans Françoise Héritier, Élisabeth Copet-Rougier (dir.), La Parenté spirituelle, Paris-Bâle, Éditions des Archives contemporaines, 1995, p. 133-203. Retour au texte

16 Régine Le Jan, La Société au haut Moyen Âge, Armand Colin, Paris, 2003. Retour au texte

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Référence électronique

Geneviève Bührer-Thierry, François Rivière et Blaise Dufal, « « Comment faire l’histoire de toute la société médiévale ? » », Revue d’histoire sociale [En ligne], 1 | 2025, mis en ligne le 30 mai 2025, consulté le 03 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/rhs/index.php?id=90

Auteurs

Geneviève Bührer-Thierry

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François Rivière

Lycée Darius Milhaud, Le Kremlin-Bicêtre

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