Le 17 février 2020 s’ouvre à Mulhouse le rassemblement de l’église de La Porte Ouverte Chrétienne. À cette date, les spécialistes internationaux envisagent déjà la probabilité d’une pandémie due au SARS-CoV-2, et, en France – où le virus serait présent depuis plusieurs semaines au moins –, un premier décès a déjà été enregistré. Cependant, alors que le 21 février, la direction générale de la santé se félicite de l’absence de chaînes de transmission actives en France1, les premiers symptômes apparaissent, trois jours plus tard, chez certains fidèles de l’église mulhousienne. Malgré la fermeture des établissements d’enseignement haut-rhinois2 par arrêté préfectoral le 7 mars3, le rassemblement évangélique paraît avoir entraîné une « super propagation » dans un contexte sanitaire déjà délicat (système hospitalier en crise, pénurie d’équipements, etc.). Dès lors, le Haut-Rhin ne cesse d’être au cœur des préoccupations, occultant même les autres clusters dans l’opinion.
Pendant tout le mois de mars, le département s’avère de fait le plus touché, enregistrant, en chiffres absolus, le plus haut nombre de décès4. Des mesures inédites sont alors prises par les pouvoirs publics : installation d’un hôpital militaire de campagne, évacuation de malades sur le reste du territoire métropolitain et dans les pays frontaliers, couvre-feu, etc. Si le pic est atteint dès le 2 avril avec 1105 malades hospitalisés (0,14 % de sa population totale)5, et ce dix jours avant l’Île-de-France, le Haut-Rhin et la région Grand Est font encore l’objet d’une vigilance étroite. Le 11 mai, lors de la première phase du déconfinement, restaurants, bars, collèges et tant d’autres lieux demeurent fermés. Il faut attendre le 28 mai pour que la région Grand Est passe au vert sur les cartes présentées par le Premier ministre, contrairement à l’Île-de-France, Mayotte et la Guyane demeurées orange6. Pourtant, malgré des chiffres désormais bien moins élevés7, et un déconfinement pleinement opéré depuis le 2 juin, le Haut-Rhin, et Mulhouse plus encore, continuent d’être associés étroitement dans l’opinion commune à la Covid-19, créant par là des stigmates plus profonds encore que ceux laissés par le virus.
Nombreuses ont déjà été les interviews, infographies, tribunes et autres contributions pour questionner les mécanismes de propagation du virus, estimer les répercussions immédiates ou à venir de cette pandémie, ou encore la mettre en perspective avec d’autres phénomènes épidémiques (grippe espagnole, grippe de Hong-Kong notamment). Si ce déferlement discursif, symptomatique de notre ère de l’hyper-media, a créé une réelle « infodémie » et parfois, loin d’apaiser des esprits, a renforcé cette dépendance, aussi douloureuse qu’inquiétante, à l’information continue, à l’égrènement des chiffres et à l’explication immédiate, l’absence de légitimité, de recul ou d’autorité de la part des auteurs est loin d’avoir toujours été la règle. Au contraire, l’exceptionnalité de la crise, bouleversant les modes explicatifs habituels, semble avoir permis aux Sciences humaines et sociales de disposer d’un espace d’expression plus important8. Si les mécanismes de ces prises de parole mériteraient à eux seuls une étude, elles ont souvent permis de répondre, par le biais de formats particulièrement adaptés à l’actualité (billets, interviews, etc.), mais sans sacrifier à la rigueur scientifique, au besoin immédiat de compréhension de la situation présente. Déjà impliquée sur la place publique, la communauté scientifique a également réinvesti ses propres espaces de communication et de travail9 : des groupes de travail ont été créés pour étudier les répercussions sociétales de la Covid-1910, des numéros de revue ont été publiés11, des colloques organisés, etc.
Au milieu de cette activité médiatique et scientifique, produire un nouveau dossier consacré à la pandémie pouvait être aussi essentiel qu’inutile. De nombreux articles avaient déjà été écrits, certes sous des formes souvent plus resserrées et adaptées aux médias dits grand public, les phénomènes antérieurs propres aux épidémies12 ou entraînant des effets similaires (enfermement13, peurs14, gestion de crise15, etc.) déjà étudiés16, tandis que les données étaient encore insuffisantes pour produire analyses et bilans de la situation haut-rhinoise lors de cette première vague de Covid-19. Cependant, cette place centrale, bien qu’involontaire, de Mulhouse dans la pandémie, comme dans ses représentations, ne pouvait pas être ignorée par la Revue du Rhin Supérieur et la force avec laquelle la Covid-19 a balayé le territoire haut-rhinois a freiné autant qu’elle a encouragé la constitution de ce dossier « Réactions d’épidémie ». En avril 2020, lorsque l’appel à contributions a été rédigé, Mulhouse était encore au cœur du cyclone et voyait chaque jour des ballets d’hélicoptère sillonner son ciel. Comment alors parler d’une catastrophe quotidiennement vécue, parfois dans sa propre chair ? Au-delà même de l’inaccessibilité des outils de travail habituels (laboratoires, bibliothèques, services d’archives, enquêtes de terrain, etc.), c’est le recul qui aurait pu faire défaut à ce projet éditorial. L’hésitation meut tout chercheur confronté à l’actualité – peut-on analyser un événement en cours, parfois instrumentalisé par certains acteurs politiques, et pour lequel les données demeurent lacunaires ? – ; dans le cas présent, elle se parait également d’éléments affectifs. Finalement, c’est cette affection qui a motivé ce choix d’un dossier conçu comme un espace de dialogue au sein duquel chacun, selon sa discipline, ses ressources méthodologiques et sa sensibilité, pouvait développer sa propre réflexion, en « réaction » à la situation inédite créée par la pandémie et ainsi contribuer à la compréhension de ce phénomène initialement sanitaire mais dont les répercussions se ressentent à tout niveau.
Chacune à leur manière, les six contributions de ce dossier ont déployé leur réflexion autour d’une même question : peut-on savoir, prévoir ou faire face à une épidémie ? Chaque épidémie met à mal le système sanitaire de son époque et en révèle les failles, parfois anciennes. Dans le cas de la Covid-19, tant l’engorgement des hôpitaux que la pénurie de matériel médical ou paramédical (masques, blouses, respirateurs, gels) ont procédé de politiques antérieures – désindustrialisation, délocalisation des productions, réformes du système de santé et du financement de la recherche scientifique, etc. – qui ont conduit à une profonde fragilité du système sanitaire. À l’inverse, dans le cas de la peste de 1720, l’incurie des intendants de la Santé, ou plutôt les intérêts économiques sous-jacents au marché des produits de luxe importés du Levant, a mis à mal un système sanitaire préventif d’apparence solide, tandis que la grippe espagnole de 1918 a pu servir d’argument en faveur d’une rapide augmentation des moyens du Service de santé des armées. Pour autant, il ne s’agit pas ici d’attribuer des responsabilités dans la survenue, ou aggravation, des épidémies mais de réfléchir aux mécanismes politiques, sanitaires et économiques à l’œuvre dans la lutte contre celles-ci, sur le fondement d’une étude attentive des institutions directement impliquées, qu’elles soient publiques (Santé, Armée, Affaires étrangères) ou privées (industries).
Deux contributions ont fait le choix de la mise en perspective à l’aide d’épidémies antérieures. S’il ne s’agit pas de trouver à toute force des similitudes – chaque épidémie est singulière, de l’agent pathogène au contexte démographique, social et sanitaire dans lequel il se développe –, la comparaison a permis d’éclairer les constructions socio-politiques et mécanismes de réaction au phénomène épidémique et par là d’apporter de premiers éléments de compréhension quant aux singularités de chaque phénomène17.
Ainsi, l’exemple développé par Marine Goburdhun fait écho à des éléments observés pendant la pandémie actuelle. Elle s’interroge sur le rôle de l’expérimentation en temps d’épidémie. Par l’urgence qu’il crée à soigner les malades et à rompre les chaînes de transmission, le contexte épidémique octroie à l’expérimentation une place plus large que ce que les pratiques médicales ne tolèrent habituellement. En 1656, le quinquina, dont les effets fébrifuges et antipaludéens sont aujourd’hui reconnus, est proposé par la Députation de la santé, institution napolitaine créée en réaction à l’épidémie, comme remède à la peste, selon des modalités et débats qui ne sont pas sans rappeler l’arrivée de la chloroquine, par ailleurs substitut synthétique de la quinine, dans la lutte contre la Covid-19.
La contribution de Walter Bruyère-Ostells et Benoit Pouget rappelle dans un second temps la nécessité de prendre en considération le contexte sanitaire global dans lequel prennent place les épidémies. Profondément éprouvé par la Première Guerre mondiale, le Service de santé des armées doit faire face à la grippe espagnole mais également aux virus encore endémiques dans certaines colonies (choléra, typhus). La reconstruction d’une capacité sanitaire passe alors par le biais de réparations de guerre qui obligent néanmoins à une parfaite connaissance de l’état dans lequel se trouve le Service de santé des armées, de ses failles comme de ses besoins.
Présente en filigrane dans ces premières contributions, la pandémie de Covid-19, sous ses aspects politiques, sociaux, économiques et naturellement sanitaires, se trouve au cœur des trois contributions suivantes qui, par leurs exemples contemporains, mettent à leur tour en perspective les phénomènes précédemment observés de vigilance, d’innovation ou encore de réaction. La mise en regard est directement effectuée par Hubert Bonin qui, prenant le parti d’une « audacieuse comparaison » entre les mobilisations de 1914 et de 2020, a priori non similaires, envisage les processus industriels et circuits logistiques mis en œuvre pour faire face à la crise. Prenant pour point de départ le discours martial tenu par le Président de la République, la réactivation d’éléments de langage et de dispositifs antérieurs n’en devient que plus visible.
La réactivation de discours et de comportements se trouve, elle aussi, dans la contribution de Paul Maurice, consacrée aux relations franco-allemandes. Grâce à une analyse sur plusieurs échelles (régionale, nationale, européenne), Paul Maurice met en valeur un véritable paradoxe observé lors des premières semaines de la crise : une coopération transfrontalière étroite dans le Rhin Supérieur mais d’importantes divergences entre le Président de la République française et la chancelière allemande quant aux solutions à apporter à la crise. La résolution de ces divergences au cours du printemps 2020 révèle alors avec force le rôle essentiel joué par le couple franco-allemand dans la politique européenne.
La contribution d’Euloge Makita Ikouaya vient ajouter une dernière échelle d’analyse à ce dossier en rappelant la dimension internationale de cette pandémie. Assez peu touché, et ce malgré un système sanitaire en délicatesse, le Gabon a pris des mesures sanitaires similaires aux autres pays africains mais également à l’Europe. Alors que le confinement a considérablement ralenti l’économie européenne, le confinement s’avère dramatique pour le Gabon où l’économie informelle représente encore une part importante. En sus des difficultés économiques, des problématiques sociales et même sanitaires s’y ajoutent, les populations semblant moins enclines à respecter le confinement. Au-delà d’un état de la situation au Gabon, cette dernière contribution questionne l’éventuelle territorialisation des réactions à un phénomène mondialisé, la pandémie de Covid-19. Billet d’humeur, billet sur l’humeur, la contribution de David Le Breton parcourt enfin les représentations et comportements observés lors du confinement et nous rappelle ainsi que face au morbide ou au désespoir le rire peut demeurer et même s’avérer salvateur.