La crise sanitaire du coronavirus qui touche très durement l’Europe et le monde depuis le début de l’année 2020 n’a pas affecté la France et l’Allemagne au même rythme ni avec la même intensité. Pour autant, elle a mis à l’épreuve le système hospitalier, la cohésion sociale et l’économie dans chacun des deux pays. Elle a aussi éprouvé la solidarité franco-allemande et plus largement européenne. Les relations entre la France et l’Allemagne sont en effet souvent considérées comme un indicateur de la vitalité du projet européen1. Or, cette crise épidémique est intervenue dans un contexte singulier pour la relation franco-allemande et pour l’avenir de la construction européenne. La pandémie s’est propagée quelques semaines seulement après l’annonce de l’accord sur le Brexit et quelques mois avant le début de la présidence allemande du Conseil de l’Union européenne le 1er juillet 2020, dont l’un des enjeux était celui des âpres négociations du cadre financier pluriannuel de l’Union européenne2. De plus, les relations franco-allemandes s’étaient nettement rafraîchies depuis 2017, suite notamment aux déclarations d’Emmanuel Macron sur l’avenir de la défense européenne et des relations avec les États-Unis ou la Russie. En déclarant à la fin du mois de novembre 2019 que l’OTAN était en état de « mort cérébrale », le président français avait provoqué l’ire des responsables politiques outre-Rhin, très attachés à la relation transatlantique et reprochant à la France d’avancer sans concertation sur les questions européennes3. Enfin, d’une manière plus générale, l’Europe est depuis quelques années confrontée à sa propre vulnérabilité politique et géopolitique et à ses fragilités internes, auxquelles le couple franco-allemand, en raison de ses désaccords latents, ne semble pas pouvoir apporter de réponse4. En effet, « le rendez-vous manqué du discours d’Emmanuel Macron pour une Europe souveraine, unie et démocratique prononcé à la Sorbonne en septembre 2017, auquel l’Allemagne n’était pas en mesure de répondre5 », a illustré un certain essoufflement des relations franco-allemandes et de ses initiatives en faveur de l’Europe depuis le milieu des années 2000.
Le traité de coopération franco-allemand d’Aix-la-Chapelle, conclu en janvier 2019, doit ainsi répondre « aux défis lancés par la réorientation de la politique américaine sous Donald Trump et l’impact du Brexit, sans mentionner les besoins intrinsèques d’une “relance” européenne, rendue nécessaire par les insuffisances structurelles de l’UE »6. Malgré ses limites, la « nouvelle relation franco-allemande » a pour objectif de se construire autour des trois axes définis par ce traité : une convergence et une harmonisation des modèles économiques et sociaux des deux pays ; la mise en place d’une assemblée parlementaire franco-allemande ayant pour fonction d’être l’outil parlementaire de cette convergence ; un comité transfrontalier, devant faire des zones transfrontalières le laboratoire de la convergence7. La crise liée à l’épidémie de Covid-19 a d’autant plus mis à l’épreuve ces objectifs qu’ils étaient déjà au cœur de nombreux désaccords, notamment au moment des élections européennes de 2019. La lettre-programme d’Emmanuel Macron du 4 mars 2019, pour une « renaissance européenne », n’a rencontré que peu d’échos positifs en Allemagne8. Les points de crispation ont été plus palpables après les élections européennes du 26 mai 2019 : la chancelière allemande soutenait le Spitzenkandidat conservateur, Manfred Weber, au poste de président de la Commission européenne, alors que le président français s’opposait à sa nomination. Cette position française, suivie par d’autres pays européens, a contraint Angela Merkel à retirer la candidature de Weber à la fin du mois de juin 2019. Inversement, la mise en place de la nouvelle Commission européenne, dirigée par Ursula von der Leyen, s’est faite tardivement, le 1er décembre 2019, au prix du rejet de la nomination de Sylvie Goulard proposée par la France comme Commissaire européenne.
Dans ce contexte difficile, la relation franco-allemande a paradoxalement été contrariée, mais aussi renforcée par les premières réactions face à la crise épidémique. Elle a notamment été le catalyseur d’une coopération transfrontalière à travers la prise en charge de malades français dans des établissements allemands. Dans sa déclaration du 9 mai 1950 présentant son plan d’une Communauté européenne du charbon et de l’acier, Robert Schuman parlait d’une « solidarité de fait » entre la France et l’Allemagne. De sa vie de frontalier, il avait fait l’expérience des crises dramatiques qui ont traversé plus particulièrement ces territoires, mais aussi d’une proximité géographique et culturelle entre les populations qui l’habitent9. Ses propos sont illustrés par la crise actuelle : elle a entraîné des tensions entre les populations et provoqué la fermeture des frontières, mais elle a aussi permis de concrétiser tous les efforts déployés par les responsables publics locaux pour surmonter « l’effet frontière » dans les régions limitrophes et renforcer le sentiment d’appartenance commune à l’Europe10.
Cependant, les exemples médiatiques de coopération à l’échelle locale ou régionale n’ont-ils pas tout d’abord masqué un désaccord politique plus profond et persistant entre les deux gouvernements ? L’épidémie a également été le révélateur des divergences entre les deux gouvernements, notamment économiques et financières, en raison du caractère « asynchrone et asymétrique » des décisions prises, dans un premier temps, d’un côté et de l’autre du Rhin11. Toutefois, Paris et Berlin ont lancé en mai 2020 leur première initiative majeure depuis 2017, avec notamment la proposition d’un plan de relance de 500 milliards d’euros financé par un emprunt de la Commission européenne12. Avec cette initiative commune de la chancelière et du président, le « couple » franco-allemand semble avoir retrouvé sa fonction de « moteur » de l’Union européenne, même si de nombreux obstacles persistent. On peut donc se demander dans quelle mesure la crise a pu permettre de dépasser les divergences de vues qui duraient depuis plusieurs années entre l’Allemagne et la France et s’interroger sur la durabilité de ce retour du « couple » franco-allemand.
Une exception allemande ? Des divergences structurelles entre la France et l’Allemagne dans la gestion de la crise
Le modèle sanitaire en question
Dès ses origines, la propagation de l’épidémie en Allemagne a été différente par rapport à la France. Les premiers foyers d’infection ont pu rapidement être détectés et identifiés à la fin du mois de février 2020 : la petite ville de Heinsberg, dans l’ouest du pays, où s’était déroulé un carnaval, et les foyers apparus simultanément dans de nombreuses régions, contaminées par des résidents de retour d’un séjour au ski en Italie et en Autriche. En France, le hasard de l’épidémie a voulu que l’un des principaux foyers de diffusion de l’épidémie se soit trouvé en Alsace, région frontalière de l’Allemagne, mais qu’il a été identifié plus tardivement – au début du mois de mars 2020. Si l’on considère le nombre de victimes de la Covid-19 par rapport à la population totale de chacun des deux pays, l’Allemagne a subi moins sévèrement les conséquences dramatiques de la première vague de l’épidémie : le taux de létalité a été quatre fois inférieur à celui de la France13. De nombreuses hypothèses ont été avancées pour expliquer ce « modèle » ou cette « exception allemande » dans la gestion de la crise sanitaire14. Les explications restent néanmoins « difficile[s] à démêler » et relèvent « probablement [d’] une combinaison de différents facteurs », selon Richard Pebody responsable à l’OMS15. La qualité et densité de son système sanitaire et de santé ainsi que le recours systématique aux tests pourraient en être les principaux facteurs.
Avant le déclenchement de la pandémie, l’Allemagne disposait de 28 000 lits en soins intensifs, dont 20 000 équipés de respirateurs. Selon la Société allemande des hôpitaux (DKG), cette capacité a pu être augmentée rapidement pour atteindre 40 000 lits de soins intensifs et 30 000 respirateurs dès le début du mois d’avril 202016. En revanche la France ne disposait que d’une capacité initiale d’environ 5 000 lits équipés et l’objectif du gouvernement a été de tripler la capacité d’accueil, pour arriver à 14 500 lits17. Pour cela 10 000 respirateurs ont été commandés auprès d’un consortium mené par des grands groupes industriels. Même si les chiffres peuvent être questionnés et leur comptabilité discutée18, c’est surtout l’organisation et l’efficience de la répartition des lits dans le système de santé qui a été mise en cause. L’Allemagne a également pu maintenir les premières vagues de l’épidémie sous contrôle grâce à une stratégie de dépistages massifs. À la fin du mois de mars 2020, elle comptait l’un des taux de dépistage les plus élevés au monde. Elle a démultiplié sa capacité de tests jusqu’à en réaliser 350 000 hebdomadaires, alors que la France n’en réalisait à la même période qu’entre 35 000 à 85 000 par semaine19. Cette « réussite » allemande a été rendue possible par un réseau d’entreprises insérées dans le tissu économique régional ; le poids de l’industrie représente 23 % du PIB allemand – contre 12 % de celui de la France – notamment grâce à ses PME industrielles, son Mittelstand, qui a été mobilisé pour produire les équipements nécessaires à son système de santé. La politique massive de tests a permis de dresser une cartographie de la localisation et de la propagation du virus plus précise que dans le reste de l’Union européenne et donc, probablement, de mieux la ralentir20. Les autorités sanitaires ont pu détecter les malades asymptomatiques, les isoler et enrayer la transmission du virus. Cette capacité à tester la population a pu éviter de saturer son système de santé et lui a permis de s’adapter en optimisant ses capacités d’accueil.
Ces exemples retentissants d’une apparente solidité allemande face à la fébrilité française ont été mis en scène dans la presse des deux pays, entraînant un effet de contraste et accentuant, ou exagérant, l’accroissement d’un fossé entre les deux pays21.
Le jacobinisme face au fédéralisme : les différences de culture et de modèle politiques à l’épreuve de la pandémie
Dans les discours sur la gestion de la crise sanitaire, « Emmanuel Macron s’est posé en chef de guerre, Angela Merkel en arbitre »22. Cette différence notable, soulignée par la presse, a été renforcée par le « primat du politique et du chef de l’État d’un côté » et le « primat du droit et du fédéralisme de l’autre »23. En effet, le système fédéral a été, dans une certaine mesure, un atout pour la gestion sanitaire de la crise en Allemagne ; celui-ci a permis d’ajuster les réactions sanitaires et de confinement aux situations spécifiques, régionales ou locales, en prenant des décisions propres à chaque Land24. Toutefois, le fédéralisme a aussi subi des critiques en Allemagne. Le refus du confinement généralisé et les 16 règlementations différentes qui en ont découlé ont contribué à une remise en question des structures fédérales, en raison de l’incohérence de certaines mesures prises dans une situation sanitaire parfois relativement similaire. Par exemple, dans les Länder voisins de Berlin et du Brandebourg, des mesures de restrictions ont été prises presqu’en miroir inversé : les librairies sont restées ouvertes à Berlin alors que les pique- niques dans les parcs étaient interdits, à l’exact inverse des décisions prises dans le Brandebourg.
La dissonance franco-allemande s’est enfin illustrée dans la conduite médiatique de la crise, reflet de la prise en charge politique de l’épidémie de part et d’autre du Rhin. Le président de la République fédérale d’Allemagne, Frank-Walter Steinmeier, est intervenu à la télévision le 11 avril 2020. Il s’agissait de la troisième intervention d’un président allemand depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et de la première depuis la réunification, signe de l’ampleur et de la gravité de la crise. Son discours a mis l’accent sur le fait que « cette pandémie n’[était] pas une guerre »25. L’allocution a révélé, en creux, la prise de distance des autorités allemandes vis-à-vis du message politique français dans la gestion de la crise. Dans son intervention télévisée du 16 mars 2020 Emmanuel Macron avait en effet martelé : « Nous sommes en guerre »26. Si le président de la République a ensuite nuancé le paradigme guerrier, les postures opposées du président français et de son homologue allemand constituent, pour Thomas Gomart, bien plus que des choix rhétoriques :
On touche ici à une différence fondamentale de culture politique entre la France et l’Allemagne. En parlant de guerre, Macron n’a pas fait que de la com’. Il est véritablement revenu à la matrice politico-militaire de la Ve République, un régime né de la guerre d’Algérie et fondé par un général hanté par l’idée d’éviter un nouveau juin 1940. Tout cela est à l’opposé de la culture politique allemande contemporaine qui, après 1945, s’est précisément construite sur le rejet de la guerre et de tout imaginaire militaire27.
L’action du gouvernement français a été très commentée en Allemagne. On y a considéré que des erreurs avaient été commises au début de la pandémie, que l’ampleur du danger avait été minorée et que les lacunes des mesures préventives avaient été niées, ce qui a nui à la confiance des Français envers leurs dirigeants. En effet, lorsqu’à la fin du mois d’avril 2020 une enquête d’opinion française a posé la question « Quel dirigeant agit le plus dans l’intérêt de son peuple ? », c’est Angela Merkel qui était citée la première (39 %), loin devant Emmanuel Macron (14 %)28. Angela Merkel, quant à elle, a pris le parti de communiquer régulièrement durant la crise, même si au début du mois de mars, les médias et l’opinion reprochaient à la chancelière son manque de leadership, et ce alors que le nombre de contaminations commençait à progresser en Allemagne29. Dans cette crise, Angela Merkel, scientifique de formation, a revêtu ses habits d’« experte » qui maîtrise les aspects techniques, ce qui semble avoir rassuré la population. Pour Katrin Bennhold, l’« exception allemande » dans la gestion de la crise épidémique, repose sur le fait que les mesures de distanciation sociale imposées en Allemagne au début de la crise n’ont rencontré que peu d’opposition politique et ont été, dans un premier temps, largement suivies30. Néanmoins cette « exception » allemande est à relativiser, car les mesures, plus restrictives, adoptées en France ont également été largement acceptées et respectées.
Une impossible convergence franco-allemande au niveau européen ?
La pandémie, dans la relation franco-allemande comme dans la gouvernance européenne et mondiale, a conduit, dans un premier temps, à un repli des États sur eux-mêmes. Certaines décisions, liées à la peur de diffusion de l’épidémie, ont mis à l’épreuve le modèle européen. L’interdiction allemande d’exporter du matériel médical de protection le 4 mars 2020 ou la fermeture partielle des frontières avec le rétablissement des contrôles entre la France et l’Allemagne le 16 mars ont provoqué des tensions politiques dans les régions transfrontalières31. Faute des moyens nécessaires pour renforcer les contrôles, trente-et-un des trente-cinq points de passage entre la Moselle et la Sarre ont été fermés. La situation a été très compliquée pour les 46 000 travailleurs frontaliers français travaillant en Allemagne, contraints parfois à faire de longs détours pour aller travailler dans la Sarre voisine. Les difficultés ont été d’autant plus fortes que certains Français ont subi des agressions verbales car ils venaient de la région du Grand Est, particulièrement touchée par l’épidémie. Les autorités allemandes, par la voix d’Anke Rehlinger, vice-ministre-présidente de la Sarre, ou celle d’Heiko Maas, ministre fédéral des affaires étrangères, ont dû présenter leurs excuses au nom de leurs compatriotes32. Le 28 mars 2020, l’ancien président de la Commission euro- péenne Jacques Delors alerte parallèlement les Européens sur le « climat qui semble régner entre les chefs d’État et de gouvernement et le manque de solidarité européenne [qui] font courir un danger mortel à l’Union européenne »33.
Des divergences entre Paris et Berlin sur la gestion économique et financière de la crise ont également refait surface lors du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement du 26 mars 2020. Celui-ci a vu s’opposer la France et l’Allemagne sur la question des « coronabonds ». Neuf pays européens, dont la France, ont appelé en mars 2020 à lancer un emprunt commun à toute l’Union européenne pour faire face aux conséquences économiques actuelles et à venir de l’épidémie. Inversement, l’Allemagne a affirmé son opposition à toute mutualisation des dettes34. S’estimant « vertueuse » sur le plan budgétaire, elle a refusé de payer pour le remboursement de la dette des États du sud de l’Europe, qu’elle juge plus laxistes, du fait de leur déficit budgétaire. Angela Merkel soutient le recours au Mécanisme européen de stabilité (MES), car il peut poser des conditions strictes en échange de ses prêts à des pays en crise, comme des réformes structurelles ou des économies budgétaires à mettre en place. Malgré la crise épidémique, les désaccords sur le budget de l’UE, qui avaient conduit à l’échec du Conseil européen du 21 février 2020, ont persisté.
Une « solidarité d’échelle » face à l’épidémie
La solidarité transfrontalière
L’inégale diffusion du virus entre les deux territoires a été le facteur non pas d’une distanciation et d’un repli sur soi, mais au contraire d’une véritable solidarité sanitaire et humaine à l’échelle locale, observable sur l’ensemble du continent européen35. Dès le début du mois de mars 2020, une cellule de contact a été établie à l’initiative de la Région Grand Est pour coordonner la coopération transfrontalière, entre la Préfecture de la région, l’Agence Régionale de Santé (ARS) et les autorités des trois Länder allemands frontaliers (Bade-Wurtemberg, Rhénanie-Palatinat et Sarre). Jean Rottner, président de la Région, s’est depuis le début de l’épidémie, entretenu avec ses homologues allemands, Winfried Kretschmann, Malu Dreyer, et Tobias Hans, afin d’échanger sur les besoins médicaux. Face à la rapide saturation des hôpitaux alsaciens, débordés par l’arrivée importante de malades graves en unités de réanimation, des responsables publics locaux ont très vite réagi. Brigitte Klinkert, présidente du Conseil départemental du Haut-Rhin, a demandé, dès le 20 mars, l’aide de Martin Horn, maire de la ville de Fribourg-en-Brisgau – située à une cinquantaine de kilomètres de Colmar ou de Mulhouse de l’autre côté de la frontière – qui a ainsi facilité la prise en charge de certains des malades alsaciens36. La clinique de la ville a décidé d’admettre immédiatement des patients français, premier geste de solidarité à l’échelle de décision locale37. Les infrastructures médicales des hôpitaux allemands étaient alors moins sollicitées par les formes graves de la maladie et mieux équipées pour les traiter. Plusieurs hôpitaux universitaires allemands (Fribourg-en-Brisgau, Heidelberg, Mannheim et Ulm) ont également accepté des patients provenant d’Alsace. Cette coopération s’est ensuite généralisée à l’échelle des trois Länder limitrophes de la France, qui ont accueilli des malades dans des unités disposant de lits avec soins intensifs et respirateurs artificiels. Ces actions ont témoigné de la solidarité franco-allemande de proximité qui, malgré la fermeture de la frontière, a continué de s’incarner dans des actes concrets. Les autres régions allemandes, non frontalières de la France, ont accueilli à leur tour des malades : à la fin du mois de mars, des patients sont accueillis en Hesse et à l’hôpital de la Charité à Berlin38. Au début du mois d’avril, la Bavière annonçait qu’elle prendrait également en charge des patients français dans ses hôpitaux.
Si généralement « dans la perception du public, ainsi que dans les habitus politiques, les relations franco-allemandes sont souvent interétatiques – et donc dominées par les exécutifs nationaux »40, ce sont les initiatives locales ou régionales qui ont été le point de départ d’un mouvement de solidarité mis ensuite en exergue par les décideurs politiques nationaux. Le 25 mars, Emmanuel Macron a en effet tenu à remercier « nos voisins allemands, suisses, luxembourgeois, qui ont pris en charge une trentaine de patients lourds, comme nous l’avons fait il y a quelques semaines pour nos voisins italiens. C’est cela aussi l’Europe, la vraie, cette solidarité »41. Cette déclaration, proche de la récupération discursive, a néanmoins encouragé les pouvoirs publics à poursuivre leur coopération. Les autorités nationales ont accompagné la solidarité dans le cadre logistique : grâce aux avions de transport militaire médicalisés de la Bundeswehr, venant prêter main forte à l’armée de l’air, des malades en soins intensifs ont été transportés vers des hôpitaux militaires allemands42. Durant toute la durée de la crise épidémique, ou du moins de sa première vague, ce sont donc plus d’une centaine de Français qui ont été pris en charge dans les structures hospitalières allemandes.
Renforcer la cohésion franco-allemande dans le cadre du traité d’Aix-la-Chapelle
À l’échelle nationale, la coopération entre l’Allemagne et la France dans la première phase de la pandémie de Covid-19 n’a toutefois pas été optimale. Dans de nombreux hôpitaux, les médecins allemands étaient prêts à aider leurs collègues français et à prendre en charge des patients. Mais cela s’est souvent avéré compliqué en raison d’obstacles administratifs comme l’ex- plique Norbert Pfeiffer, directeur de l’hôpital universitaire de Mayence :
Selon les descriptions de Paris, la situation dans les unités de soins intensifs était très tendue. Nous avons proposé la prise en charge simple des patients. Cependant, le transfert ne semblait possible que par l’intermédiaire du ministère de la Santé, qui a probablement préféré un transfert à l’intérieur de la France. Néanmoins, Paris est beaucoup plus proche de Mayence que de Bordeaux43.
Selon les acteurs locaux, l’expérience de la crise sanitaire a montré l’urgence d’une coopération transfrontalière plus étroite dans la région du Rhin supérieur et d’une autonomie plus forte vis-à-vis des structures décisionnelles parisiennes. En effet, pour Brigitte Klinkert, les hôpitaux universitaires de Heidelberg, Mannheim et Ulm ont pu accueillir des patients français gravement malades « grâce à des arrangements spontanés au téléphone »44.
C’est surtout dans le cadre de jumelages que cette solidarité spontanée a pu le plus aisément s’exprimer et « sauver des vies »45. Avec les jumelages, les contacts interpersonnels noués entre les décideurs politiques ont pu permettre une prise de décision immédiate entre les élus locaux. La ville de Kassel, par exemple, a admis dans son hôpital plusieurs patients malades de la Covid-19 provenant de sa jumelle alsacienne, Mulhouse. De la même manière, la clinique de la ville sarroise de Völklingen a aidé sa ville partenaire Forbach et pris en charge 22 Lorrains gravement malades. Ces réseaux qui relient la France et l’Allemagne à l’échelle municipale ont été un outil de premier plan pour renforcer la cohésion franco-allemande46. C’est d’ailleurs durant cette période qu’a été lancé le fonds citoyen franco-allemand qui a pris une dimension symbolique alors que les frontières étaient fermées. Ainsi son site internet indiquait « Maintenant plus que jamais ». Administré par l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ), créé par le traité de l’Élysée en 1963, ce fonds citoyen est l’un des projets qui ont été décidés lors de la signature du traité d’Aix-la-Chapelle en janvier 201947. Il s’adresse à des citoyens adultes qui ne peuvent bénéficier des programmes de soutien mis en place pour les élèves, les étudiants ou les apprentis. À l’image de la solidarité transfrontalière, il est « au milieu de cette crise, un signal pro-européen important pour la société allemande et française »48 et ce malgré le paradoxe de la fermeture des frontières.
La solidarité franco-allemande a enfin été relayée dans les milieux parlementaires, notamment de l’Assemblée parlementaire franco-allemande prévue par le traité d’Aix-la-Chapelle49. Les initiatives les plus concrètes sont venues des députés eux-mêmes. Christophe Arend, président du groupe d’amitié France-Allemagne à l’Assemblée nationale, et son homologue Andreas Jung, président du groupe parlementaire franco-allemand au Bundestag, ont rédigé conjointement le 6 avril 2020 une initiative franco-allemande pour l’Europe. Ils y plaidaient en faveur d’une stratégie transfrontalière en cas de pandémie, mais aussi pour une Union de la santé pour protéger les Européens50. L’existence même d’une Assemblée parlementaire franco-allemande a pris tout son sens dans ce contexte51. Lors de sa réunion du 28 mai 2020, cette Assemblée commune a auditionné le ministre français de l’Intérieur, Christophe Castaner, et son homologue allemand, Horst Seehofer, sur la question de la réouverture des frontières. Lors de leur audition, les deux ministres ont reconnu, implicitement, les problèmes de « concertation » dans la gestion de la crise du coronavirus entre États européens. Dans l’hypothèse d’une « deuxième vague d’infection », les exécutifs régionaux développent donc de plus en plus des approches transfrontalières, notamment dans la région du Rhin supérieur, en matière de soins aux patients et de recherche. L’objectif est de contenir plus rapidement les sources d’infection et d’éviter une nouvelle fermeture généralisée de la frontière52.
Entre compromis et relance européenne : les défis du couple franco-allemand dans une Europe bouleversée par la crise
Les compromis franco-allemands sur les plans de relance européens
Dans ses Mémoires, Jean Monnet définissait ainsi sa vision de la construction européenne : « J’ai toujours pensé que l’Europe se ferait dans les crises, et qu’elle serait la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises »53. Cette formule, devenue un adage de la construction européenne, ne saurait mieux s’appliquer à la relation franco-allemande dans le cadre de la crise engendrée par l’épidémie de Covid-19. Après l’échec du Conseil européen du 26 mars 2020, le ministre fédéral des finances Olaf Scholz et son homologue français Bruno Le Maire ont renoué le dialogue franco-allemand dès le début du mois d’avril. La France et l’Allemagne sont sorties de leurs querelles sur les mesures financières à apporter à la crise, grâce à des compromis et des propositions communes au niveau de l’UE. Les deux ministres ont, à cette occasion, présenté trois mesures concrètes de soutien aux économies fragilisées par la crise des marchés54. L’accord de l’Euro- groupe du 9 avril 2020 sur une réponse économique commune est allé dans le sens de la proposition des deux ministres des finances. Pourtant, Angela Merkel s’oppose alors toujours à la mutualisation des dettes, même si elle s’est progressivement montrée plus conciliante pour apaiser les tensions. Les critiques envers la chancelière ne diminuent néanmoins pas et viennent désormais aussi d’Allemagne, où certaines voix considèrent que le gouvernement allemand a « fait preuve d’égoïsme, d’obstination et de lâcheté » en refusant les « coronabonds »55.
La présentation de l’initiative franco-allemande par Emmanuel Macron et Angela Merkel, lors d’une conférence de presse commune le 18 mai 2020, a ouvert une nouvelle séquence politique à l’échelle européenne. Lors de cette annonce, les deux dirigeants ont proposé la mise en place d’un fonds de relance de 500 milliards d’euros, permettant de financer des dépenses pour les secteurs et régions les plus touchés par la crise de la Covid-19. Le plan de financement repose sur une logique de dotations budgétaires directes dans le cadre du budget pluriannuel de l’Union européenne56. Grâce à l’augmentation temporaire du plafond des dépenses du budget européen, la Commission européenne, qui a une notation financière AAA permettant de garantir des taux d’intérêt très avantageux, est chargée d’emprunter directement cette somme sur les marchés financiers, au nom de l’UE, afin d’effectuer ces dépenses dans les trois ou quatre premières années du prochain cadre financier pluriannuel. Le service total de la dette doit être honoré à long terme par un léger accroissement – et toujours dans les mêmes proportions – des contributions des différents États au budget de l’UE57. Suite à cette proposition, la Commission européenne a présenté, le 27 mai 2020, un fonds de relance adossé à un nouveau budget pluriannuel pour répondre à la crise. Cette proposition mêle des éléments qui reprennent la proposition franco-allemande et donne des garanties aux États dits « frugaux » qui y étaient opposés (Autriche, Danemark, Pays-Bas et Suède). Le plan « EU Next Generation » se décompose en deux volets : un nouveau cadre financier pluriannuel pour la période 2021-2027, revu à la hausse avec 1100 milliards d’euros (l’équivalent de 8 % du PIB annuel de l’UE), et une proposition de plan de relance qui vient le compléter, à hauteur de 750 milliards d’euros58. L’accord conclu âprement entre les 27 pays de l’Union européenne le 21 juillet 2020 à l’issue d’un Conseil européen de quatre jours modifie la répartition entre les prêts, désormais 390 milliards d’euros, et les subventions, 360 milliards. Mais le principe est désormais acté : pour la première fois de son histoire, l’UE propose d’emprunter en son nom59.
Quel leadership franco-allemand pour l’Europe ?
La proposition d’Angela Merkel et d’Emmanuel Macron a montré que le couple franco-allemand restait un « mythe opératoire de l’Union européenne »60. Sous la pression de la France, mais aussi de la Commission européenne, l’Allemagne a accepté de changer de position sur deux outils économiques fondamentaux. Elle a accepté un programme de relance, alors qu’elle considérait que la résolution des crises reposait sur des plans d’austérité, la restructuration des entreprises et des forces du marché. De plus, elle a brisé le tabou de la mutualisation de la dette, alors qu’elle s’y était toujours refusée, y compris dans les premières semaines de la crise épidémique. Néanmoins, cela ne signifie pas nécessairement qu’il y aura désormais une mutualisation européenne généralisée de la dette publique. Ce revirement de l’Allemagne peut s’expliquer de plusieurs manières. L’Allemagne se doit de montrer sa solidarité face aux répercussions de la pandémie en Europe. S’en remettre aux solutions de la crise de 2010 aurait durablement fracturé l’Europe à un moment où elle doit se repositionner sur la scène internationale face à la Chine et aux États-Unis et sans que l’on ne sache à quel moment l’épidémie de Covid-19 s’arrêtera. Le « couple » franco-allemand, au point mort depuis plusieurs années, n’aurait sans doute pas survécu à cette nouvelle configuration61. En effet, pour Jana Pueglin et Ulrike Esther Franke, si la coopération entre la France et l’Allemagne ne peut pas déterminer à elle seule la politique de l’UE, l’absence de bonnes relations de travail entre les deux pays a des répercussions particulièrement négatives sur la capacité de l’UE à aller de l’avant :
Après plusieurs années durant lesquelles le moteur franco-allemand tournait à vide, cette initiative concernant une question interne à l’UE a été largement célébrée. Elle a également soulevé une question importante : la France et l’Allemagne pourraient-elles prendre la tête d’initiatives aussi ambitieuses et tournées vers l’avenir en matière de politique étrangère ?62
Si cette initiative franco-allemande est durablement suivie d’effets, il pourrait s’agir d’un véritable « moment Hamiltonien » pour l’Union budgétaire européenne63. La mutualisation de la dette serait donc, pour l’UE, le moment où la confédération pourrait selon certains analystes et observateurs se transformer en fédération et donc en un véritable État64. Si cette perspective semble peu probable, le tournant européen d’Angela Merkel va permettre à moyen terme de donner un rôle plus affirmé à la Commission européenne et d’avancer vers une plus grande intégration européenne65.
Toutefois les deux dirigeants franco-allemands restent prudents car ils ont bien pris conscience des risques d’échec de leur proposition et ont gardé à l’esprit la déclaration de Meseberg66. Même si la crise épidémique a pu générer une décision franco-allemande majeure, qui pourrait être qualifiée d’historique, l’Allemagne et la France devront désormais convaincre tous les Européens pour la mettre en œuvre alors que chacun des États doit ratifier l’accord européen. L’Allemagne, qui assure la présidence du Conseil de l’UE entre juillet et décembre 2020 et la France, qui l’assurera à son tour entre janvier et juin 2022, devront trouver un équilibre pour élaborer des positions communes, tant dans les domaines de la politique budgétaire que de la politique étrangère et de sécurité67. Car outre le défi de préparer l’UE pour l’après-coronavirus, Berlin et Paris seront confrontés à d’autres problématiques, notamment celles de l’avenir des relations avec le Royaume-Uni et du partenariat transatlantique, ou encore d’un sommet commercial entre la Chine et l’UE. La crise du coronavirus a néanmoins permis, du moins en partie, un rapprochement de Paris et Berlin sur la question de la souveraineté européenne68.
Conclusion
L’entente de Paris et Berlin, les deux plus grandes puissances économiques et démographiques en Europe, est, aujourd’hui encore, plus que nécessaire pour la construction européenne : « S’il n’y a qu’un couple franco-allemand, l’Europe tousse. Mais s’il n’y a plus de couple franco-allemand, l’Europe s’arrête, voire se défait »69.
L’épidémie de Covid-19 a d’abord révélé les écarts structurels de la France et l’Allemagne, rendant difficile une gestion coordonnée de la crise épidémique à l’échelle nationale. Néanmoins, l’intensité de cette crise a créé une « solidarité de fait » à l’échelle locale entre la France et l’Allemagne, qui a reposé sur la solidité des relations au niveau des acteurs locaux. Cette solidarité, tout autant symbolique que palpable, a été une mise à l’épreuve « grandeur nature » des principes de convergence définis dans le traité d’Aix-la-Chapelle. Les réactions à la crise – qu’elles soient divergentes ou convergentes – interrogent enfin la capacité de la France et de l’Allemagne à s’accorder sur le long terme sur des modalités communes de relance européenne. Plus généralement il s’agit d’une épreuve pour la faculté du couple franco-allemand à coordonner et affirmer son leadership européen.
La force de la relation franco-allemande est d’avoir toujours su trouver des compromis, il s’agit désormais d’inscrire dans la durée ceux qui ont été trouvés en réaction à la crise provoquée par l’épidémie de coronavirus. Dans le contexte immédiat de la pandémie et de ses conséquences, la capacité de la France et de l’Allemagne à s’accorder a été essentielle pour éviter que ne se creuse un fossé irréconciliable entre le nord et le sud de l’Europe. À moyen terme, ce « couple » franco-allemand momentanément redynamisé devra aussi parler d’une même voix dans deux autres domaines-clefs que la crise a illustrés : la souveraineté européenne, plus particulièrement dans les domaines stratégiques comme la santé, la transition écologique et le numérique, et l’évolution de la place de l’Europe dans le commerce international70.