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Après une éclipse apparente dans les années 1990 – promptes à annoncer l’avènement d’un monde de flux et de libre-circulation –, les frontières semblent aujourd’hui s’imposer dans le débat public, se multiplier sur le terrain et se diversifier dans leurs manifestations1. Ces évolutions interpellent les sciences humaines et sociales qui interrogent dès lors les frontières et les espaces transfrontaliers à nouveaux frais.

Par-delà leur diversité, ces travaux — qui tendent à se structurer sous la bannière des border studies — ont en commun de questionner et de remettre en perspective la place et le rôle des États dans le processus sans cesse renouvelé et changeant de fabrication des frontières2 en prenant en compte d’autres temporalités3, d’autres échelles4 ou encore d’autres acteurs5. La notion européenne de souveraineté qui émerge au xviie siècle pour être reconnue par les traités de Westphalie de 1648 est ainsi mise en perspective et nuancée. Cela conduit par exemple à revenir sur la dichotomie souvent durcie entre les frontières d’un Empire et celles d’un État-nation au xixe siècle ou de se pencher sur les conditions effectives d’exercice de la souveraineté sur un territoire donné6. Plus largement, ces études invitent à repenser les dynamiques de morcellement et d’intégration par une approche des circulations transfrontalières.

Ce dossier de la Revue du Rhin Supérieur entend contribuer à cette dynamique en envisageant les frontières et les espaces frontaliers sous un prisme environnemental. En plaçant au centre des réflexions les interactions entre humains et non-humains dans ces espaces spécifiques, il s’agit de comprendre ce que les frontières font au vivant mais aussi la part du vivant dans la fabrication des frontières. Ces perspectives impliquent de se pencher sur la matérialité de ces espaces mais aussi sur les flux qui les parcourent de manière contrôlée ou non. Nous nous plaçons ainsi dans la perspective de l’histoire environnementale, qui appelle depuis ses débuts à questionner la notion de frontière7, mais aussi de la political ecology dont nombre de travaux ont souligné l’intérêt de dépasser le cadre étatique8.

L’approche de ce dossier se distingue donc nettement d’une réflexion autour des « frontières naturelles », argument régulièrement mobilisé pour naturaliser l’espace politique et concourir à l’institution d’un territoire national9, qui connaît de régulières résurgences. Les frontières naturelles ont pu être invoquées depuis l’époque moderne pour inscrire dans la matérialité physique des scénarios politiques qui seraient ainsi validés par la Providence ou par la Nature10. Plus récemment, et à partir de prémices souvent très différentes, le biorégionalisme est lui aussi animé par l’idée qu’il est possible de définir des « biorégions » dont les limites seraient définies en fonction des écosystèmes et permettraient au vivant — humain et non humain — d’adopter des formes de vie adaptées à son milieu11. Au lieu de naturaliser les frontières, la perspective adoptée ici consiste au contraire à en analyser la construction, aussi bien dans ses dimensions matérielles que culturelles, comme l’y ont invité les travaux essentiels de William Cronon sur l’idée de nature et de « Frontier » aux États-Unis12.

 

La variété des ancrages disciplinaires des contributeurs de ce dossier, historiens, géographes ou anthropologues, permet de questionner ces enjeux au travers de différentes approches, s’inscrivant dans la démarche interdisciplinaire qui fait la spécificité de la Revue du Rhin Supérieur. Ces articles se rejoignent aussi par l’usage de la cartographie, non dans l’idée de figurer la frontière comme une donnée intangible mais pour montrer combien, à grande échelle comme à petite échelle, les frontières sont autant des barrières que des interfaces qui structurent les flux. Enfin, un autre dénominateur commun à l’ensemble des contributions est de sortir d’une approche de la fabrication des frontières qui ferait des États les acteurs essentiels sinon uniques du processus pour élargir le spectre des acteurs concernés : penseurs et militants, militaires et acteurs économiques ou encore habitants d’un espace donné.

Du fait de ces convergences, ces articles mettent tous en évidence la façon dont les espaces transfrontaliers sont traversés à la fois de conflits et de tensions mais aussi de dynamiques de coopérations induits par des enjeux environnementaux. De la même manière que les débordements industriels sont susceptibles de dépasser les murs des usines13, ils peuvent également se jouer des frontières et susciter des tensions entre des acteurs relevant d’États différents comme l’illustre tout particulièrement l’article de Yaël Gagnepain consacré aux conflits franco-belges autour de la contamination d’une rivière, l’Espierre, par l’industrie textile, conduisant même à des appels de la part de parlementaires belges à inonder Roubaix sous ses propres rejets industriels. De fait, dès le xixe siècle, alors que les pollutions sont peu à peu élevées au rang de problèmes publics manifestes, ces épisodes peuvent révéler des cultures environnementales ou encore des législations divergentes.

D’autres enjeux environnementaux peuvent concerner un espace partagé par des entités étatiques différentes. Comment deux États ou deux collectivités relevant d’États différents gèrent-ils un fleuve commun, une ressource partagée14 ou à l’inverse une pollution ou un même sinistre qui les affecteraient à des degrés divers ? La question est d’autant plus vive que la ressource partagée est rare, comme le montrent les tensions entre l’Éthiopie, l’Égypte et le Soudan autour des eaux du Nil, ou celles affectant la gestion du Jourdain par Israël. Mais ces enjeux amènent à des élaborations administratives et législatives souvent originales entre les États concernés, brouillant quelque peu la frontière qui les sépare : il en va ainsi de l’Accord Relatif à la Qualité de l’Eau dans les Grands Lacs, signé par les États-Unis et le Canada en 1972 puis révisé jusqu’en 2012. C’est tout l’intérêt de l’article d’Hugo Mazzero que de s’intéresser à l’impact d’un de ces organismes transnationaux, en l’occurrence les parcs de la paix créés sur des espaces transfrontaliers en Afrique australe et souvent érigés par les parties prenantes comme un modèle de coopération environnementale même si, comme le souligne l’auteur, il est nécessaire d’en relativiser les conséquences concrètes.

De même, dans l’Afrique postcoloniale, le thème de la spécificité environnementale de certains territoires est mobilisé pour durcir une frontière ou intégrer un espace périphérique ou ayant des caractéristiques distinctes de la communauté nationale15. Néanmoins, coopération et tension ne sont pas exclusives l’une de l’autre tant les acteurs concernés peuvent être variés. Au-delà des États et de leurs agents sur le terrain, des militants et des mouvements politiques peuvent être impliqués dans ces processus. Sur ce point, les mobilisations anti-nucléaires transfrontalières des années 1970 dans le fossé rhénan (en Alsace, en Suisse comme en RFA) sont désormais bien connues16.

 

S’intéresser aux frontières à grande échelle permet de comprendre les dynamiques propres à ces espaces spécifiques caractérisés par des aménagements particuliers, traversés de flux parfois intenses ou contraints, régulés ou informels. C’est ce que souligne Laurie Daffe dans son article, fruit d’une enquête anthropologique consacrée à la frontière franco-suisse qui traverse le lac Léman en son centre. Elle y montre comment cette frontière a priori invisible est vécue et perçue par les navigateurs transfrontaliers (pêcheurs, pilotes, etc.), à travers leurs pratiques et rencontres presque quotidiennes. Surtout, la frontière est saisie dans son épaisseur : non pas un simple tracé plat, évidemment, mais un espace en profondeur, situé sous la surface du lac, traversé de courants et d’êtres vivants17.

Il semble dès lors nécessaire d’envisager les implications environnementales des bouleversements de frontières, tout particulièrement dans des régions comme celle du Rhin supérieur, où ils ont été aussi nombreux qu’importants. Dans son article sur l’empreinte environnementale de la frontière franco-allemande entre 1871 et 1914, Benoît Vaillot montre l’existence de ce qu’il appelle un impérialisme écologique de l’Empire allemand, qui veut rompre, dans les nouveaux territoires conquis, avec les méthodes sylvicoles appliquées jusque-là par la France. Du fait de ces pratiques opposées, la séparation entre les deux pays, à travers les Vosges, devient tout autant politique qu’écologique, avec des forêts aux caractéristiques très différentes et dont la persistance aujourd’hui encore peut évoquer, selon la belle expression de Benoît Vaillot, une « frontière écologique fantôme ».

Ces effets frontières peuvent s’exprimer de manière parfois moins volontaire ou plus indirecte. Ainsi, les tensions persistantes entre les deux Corées ont conduit à l’apparition dans la zone dite démilitarisée d’une réserve naturelle improbable et toujours menacée18. À l’inverse, la construction du mur de séparation entre les États-Unis et le Mexique sous les auspices de l’administration Trump s’est traduite par des pompages massifs dans l’aquifère du sud de l’Arizona menés par des entreprises sous-traitantes du Department of Homeland Security pour satisfaire leurs besoins en béton19. Cette situation met en danger la biodiversité locale malgré les alarmes d’autres agences gouvernementales états-uniennes et des associations locales, montrant combien des acteurs différents, humains et non-humains, sont concernés par ces effets frontières.

 

Les loups et les ours, dans les Alpes ou dans les Pyrénées, se rient des frontières : ils font pourtant l’objet de politiques différentes de la part des pays concernés, suscitent des rejets ou des soutiens qui peuvent varier d’un côté ou de l’autre des lignes de crête, ou engager au contraire des coopérations transnationales, tant entre États qu’entre associations. De la même manière, ni le nuage radioactif de Tchernobyl en 1986, ni les pluies acides détruisant les forêts, ne se sont arrêtés au niveau du Rhin, épargnant miraculeusement la France. Parce qu’ils font fi de ces limites, plantes, animaux, pollutions de tous ordres soulèvent les enjeux environnementaux des frontières : leur pertinence, leurs conséquences écologiques, les acteurs qui y interviennent et les façonnent, leur fragilisation du fait de leur perméabilité au vivant, les conflits et coopérations qui s’y établissent. En ces temps de crises écologiques et de crispations nationales, nous espérons que ce numéro de la Revue du Rhin Supérieur apportera ainsi quelques lumières à ces enjeux entremêlés.

Notes

1 Michel Foucher, Le retour des frontières, Paris, CNRS Éditions, 2020. Return to text

2 Isabelle Surun, « Une souveraineté à l’encre sympathique ? Souveraineté autochtone et appropriations territoriales dans les traités franco-africains au xixe siècle », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 69/2 (2014), p. 313-348 ; Benjamin Duinat, Autour de la « ligne divisoire ». L’espace frontalier au Pays Basque à l’âge des États-nations (1780-1920), thèse de doctorat en histoire, université Paris Sciences & Lettres, 2021. Return to text

3 Bruno Dumézil, Sylvie Joye et Charles Mériaux, Confrontation, échanges et connaissance de l’autre au nord et à l’est de l’Europe : de la fin du viie siècle au milieu du xie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017. Return to text

4 Sabine Dullin, La frontière épaisse. Politiques soviétiques de la fermeture (1920-1940), Paris, Éditions de l’EHESS, 2014 ; Sabine Dullin et Etienne Forestier-Peyrat, Les frontières mondialisées, Paris, PUF, 2015. Return to text

5 Vladimir Kolossov, James Scott, « Selected conceptual issues in border studies. Questions conceptuelles dans les recherches sur les frontières », Belgeo, 1 (2013) [En ligne : https://journals.openedition.org/belgeo/10532]. Return to text

6 Sabine Dullin, « Le réveil des frontières intérieures », Pouvoirs, 165/2 (2018), p. 15-26. Return to text

7 Harriet Ritvo, « Broader Horizons? », Rachel Carson Center Perspectives : The Future of Environmental History, 3 (2011), p. 22-24 ; Donald Worster, « World Without Borders: the internationalizing of environmental history », Environmental Review, 6/2 (1982), p. 8-13 ; Mark Cioc, The Rhine : an eco-biography, 1815-2000, Seattle, University of Washington Press, 2005. Voir aussi les thèmes des derniers congrès de la European Society for Environmental History : « Natures in between » (Zagreb, 2017), et « Boundaries in/of environmental history » (Tallinn, 2019). Return to text

8 En témoigne, par exemple, la conférence « Border environments. Toward a Political Ecology of the Edges of the World » qui s’est tenue, en ligne, à l’automne 2020. Voir : https://borderenvironments.com. Return to text

9 Marie-Christine Fourny, « De la frontière naturelle à la nature comme lien transfrontalier. Du rôle et de la place de l’environnement et du milieu dans les coopérations transfrontalières », in H. Velasco-Graciet et C. Bouquet (dir.), Tropisme des frontières. Approche pluridisciplinaire, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 50-70. Return to text

10 Juliet J. Fall, « Artificial states ? On the enduring geographical myth of natural borders », Political Geography, 29/3 (2010), p. 140-147. Return to text

11 Alexis Vrignon, « L’écologie politique française et l’Europe dans les années soixante-dix. Entre mobilisations citoyennes et projet politique », in M. Catala, S. Jeannesson et A.-S. Lamblin Gourdin (dir.), L’Europe des citoyens et la citoyenneté européenne, Bruxelles, Peter Lang, 2016, p. 363-377. Return to text

12 William Cronon, Uncommon ground: Rethinking the human place in nature, New York/Londres, Norton & Company, 1995. Return to text

13 Thomas Le Roux et Michel Letté, Débordements industriels : Environnement, territoire et conflit, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013. Return to text

14 Steve Hagimont, « La nature, l’économique et l’imaginaire. L’aménagement touristique de la montagne (Pyrénées, fin du xviiie siècle-1914) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 67/3 (2020), p. 30-58. Return to text

15 Guillaume Blanc, L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Eden africain, Paris, Flammarion, 2020. Return to text

16 Jan-Henrik Meyer, « “Where do we go from Wyhl ?” Transnational Anti-Nuclear Protest targeting European and Inter-national Organizations in the 1970s », Historical Social Research / Historische Sozialforschung, 39/1 (2014), p. 212-235. Return to text

17 La prise en compte de la profondeur des eaux, lacustres ou maritimes, est un outil fécond de renouvellement de la recherche en histoire géopolitique notamment : voir Lino Camprubí, « “No Longer an American Lake” : Depth and Geopolitics in the Mediterranean », Diplomatic History, 44/3 (2020), p. 428-446. Return to text

18 Lisa Brady, « How wildlife is thriving in the Korean peninsula’s demilitarised zone », The Guardian, 13 avril 2013. Return to text

19 .Jessica Kutz, « A wildlife refuge under siege at the border », High Country News, 1er août 2020. Return to text

References

Bibliographical reference

Alexis Vrignon and Charles-François Mathis, « Introduction », Revue du Rhin supérieur, 3 | 2021, 13-20.

Electronic reference

Alexis Vrignon and Charles-François Mathis, « Introduction », Revue du Rhin supérieur [Online], 3 | 2021, Online since 01 décembre 2021, connection on 11 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/rrs/index.php?id=177

Authors

Alexis Vrignon

Alexis Vrignon est enseignant-chercheur en histoire contemporaine à l’université de Pau et des Pays de l’Adour. Il est membre du conseil d’administration du Réseau universitaire de chercheurs en histoire environnementale (RUCHE) et siège au comité de rédaction des Cahiers François Viète. Après une thèse consacrée à l’émergence des mouvements écologistes en France, ses recherches portent sur l’histoire de l’énergie ainsi que sur l’histoire environnementale de l’outre-mer. Il a publié Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives et renouvelables (en co-direction avec François Jarrige) en 2020.

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Charles-François Mathis

Charles-François Mathis est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ancien président du Réseau universitaire de chercheurs en histoire environnementale (RUCHE), il est membre du comité éditorial de la revue Environment and History et dirige la collection « L’Environnement a une histoire », chez Champ Vallon. Spécialiste d’histoire environnementale et britannique, il est notamment l’auteur de La Ville végétale. Une histoire de la nature en milieu urbain (France, xviie – xxie siècles), coécrit avec Emilie-Anne Pépy (2017) et de La Civilisation du charbon (2021).

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