Le nord de la France a constitué un des principaux pôles de développement de la première industrialisation dans le pays. Les activités brassicoles et textiles implantées depuis longtemps dans la région prennent au tout début du xixe siècle une nouvelle dimension. Les villes de Roubaix, Tourcoing et Wattrelos, mais aussi Lille et Armentières, sont le théâtre d’un développement important de l’industrie textile, dans la droite ligne d’une tradition artisanale qui remonte à l’époque médiévale1. Quelques décennies plus tard, l’augmentation du prix des houilles, toujours plus consommées pour des usages industriels comme domestiques, déclenche l’exploitation intensive du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, ce qui permit le développement d’une industrie lourde, métallurgique et chimique. À la fin du xixe siècle, les départements du Nord et du Pas-de-Calais sont, après Paris, de loin les plus peuplés de France2. Cette activité industrielle intensive ne va pas sans causer des nuisances importantes que découvrent progressivement les habitants de la région comme tous ceux qui vivent à proximité de ces nouvelles industries. L’historiographie récente a renouvelé de façon conséquente l’étude de ces nuisances qui ne peuvent être réduites à de simples externalités négatives de l’industrie. Des travaux de recherche ont permis de donner une meilleure idée de l’ampleur qu’elles pouvaient avoir mais aussi d’expliquer les difficultés à faire émerger les controverses et conflits. On peut citer par exemple des études spécifiques autour des nuisances olfactives3, des pollutions atmosphériques4, ou encore des pollutions fluviales5. L’ouvrage Histoire de la pollution industrielle, France, 1789-19146, écrit par Geneviève Massard-Guilbaud en 2010, forme une remarquable synthèse des connaissances sur le sujet ; la place des différents acteurs, publics comme privés, dans la création de la perception des nuisances industrielles et dans leur acceptabilité sociale y est particulièrement bien décrit.
La place des frontières est particulière, les rivières comme les nuages, radioactifs ou pas, ne s’y arrêtent pas. Ces limites administratives entre États ne peuvent pas fixer un cadre a priori dans l’étude de l’impact des pollutions industrielles, et l’histoire environnementale invite depuis toujours à mener des recherches qui dépassent les cadres nationaux7. Pourtant ces limites forment des zones où les normes et les pratiques diffèrent. Un travail d’histoire environnementale doit donc prendre en compte ces frontières et considérer en quoi elles relèvent de constructions qui sont perméables de multiples façons mais qui construisent malgré tout des réalités distinctes. Suite aux défaites napoléoniennes du début du xixe siècle, le congrès de Vienne redessine les frontières du royaume de France. Au nord, le traité des limites de 18208 fixe la frontière entre la France et le royaume des Pays-Bas, délimitation qui sera conservée lors de l’indépendance de la Belgique en 1830. Les deux pays partagent donc 620 kilomètres de frontière qui ne correspondent à aucune limite naturelle. Pourtant, tout au long de la frontière, on retrouve une topographie similaire : pas moins de 12 rivières traversent la frontière et elles s’écoulent toutes depuis la France vers la Belgique9. Cette situation asymétrique a créé des tensions entre les deux pays : la zone frontalière française devenue au fil du siècle une région fortement peuplée et d’industrialisation intense charrie en Belgique les effluents de ses agglomérations et de ses industries. Les nuisances se multiplient pour la Belgique, le rouissage du lin dans la Lys par exemple a déjà donné lieu à plusieurs travaux de recherche de tout premier intérêt10.
Le présent article vise à fournir un cas d’étude typique d’un conflit de frontière à propos d’un long épisode de pollution industrielle intense, à savoir les débats autour des rejets des industries de Roubaix et Tourcoing dans la vallée de l’Espierre à la fin du xixe siècle. Cette étude s’inscrit dans un travail plus large pour redonner une dimension environnementale à l’histoire du développement industriel et démographique du complexe textile de Roubaix-Tourcoing, développement riche de travaux universitaires de qualité11 mais qui font l’impasse sur cette dimension. Nous nous demanderons en particulier dans cette étude dans quelle mesure la présence de la frontière à proximité des villes de Roubaix et Tourcoing a permis l’émergence et la visibilité des pollutions. Pourtant nous verrons aussi de quelle façon cette même frontière a pu être utilisée par les industriels pour esquiver les contraintes sur leurs rejets. Nous nous appuierons pour cela sur des sources multiples issues des Archives municipales de Roubaix, des Archives départementales du Nord, et des archives de l’État belge à Bruxelles et à Tournai, ainsi que sur des archives de presse françaises et belges.
Une agglomération qui manque d’eau
Les agglomérations de Roubaix et Tourcoing sont héritières d’une longue tradition d’artisanat puis de proto-industrie textile12. Ces villes connaissent tout au long du xixe siècle une explosion industrielle et démographique sans équivalent en France. En un siècle, la population de Roubaix est multipliée par plus de dix, passant de 10 000 à plus de 100 000 habitants13 et de nombreuses usines sont construites dans les deux villes. Avec Tourcoing, ainsi que les quelques villes satellites comme Croix et Wattrelos, l’agglomération compte à la fin du siècle une population quasi exclusivement ouvrière, française et belge, qui avoisine les 300 000 âmes14 et qui trouve de l’ouvrage dans 20 peignages mécaniques, 50 filatures, 15 apprêts d’étoffes, 45 teintureries et plus de 200 tissages15. Le développement de cette industrie a été progressif : il est le fruit de l’avènement de nombreuses innovations techniques, souvent importées depuis le Royaume-Uni et les Pays-Bas, et qui devinrent le cœur des processus industriels textiles. Ce sont d’abord les tissages mécaniques qui se multiplient au début du siècle, puis en 1848 le premier peignage mécanique est installé.
Pourtant ce développement industriel se heurte à un obstacle de taille. Contrairement à la plupart des villes textiles qui se développent en Europe occidentale à cette époque – on pense par exemple à Manchester – Roubaix ne jouit pas d’un accès à une grande rivière et à une eau en quantité suffisante. Seul un petit ruisseau, le Trichon, traverse la ville pour rejoindre l’Espierre à la sortie de la ville, rivière qui franchit la frontière avant se jeter dans l’Escaut une dizaine de kilomètres plus loin. Ce manque d’eau va se révéler être un élément déterminant de l’évolution de l’industrie. Les machines, sans cesse plus nombreuses au début du xixe siècle, ne peuvent être mues par l’énergie hydraulique comme c’est le cas dans les autres centres de production textile à la même époque16. L’utilisation précoce du charbon et des machines à vapeur plutôt que de la force motrice de l’eau constitue un coût important pour les industries. Les investisseurs sont prêts à cette dépense privilégiant à la gratuité de l’eau une grande disponibilité de la main-d’œuvre17. Ce pari d’implantation est pourtant mis à l’épreuve une seconde fois au milieu du siècle : l’augmentation des capacités de production requiert des quantités sans cesse plus importantes d’eau, non plus pour faire marcher les machines mais pour le nettoyage et le peignage des laines, activité qui deviendra au fur et à mesure du siècle une industrie à part entière séparée du filage, du tissage ou de la teinture. Les usines souffrent alors de pénuries d’eau saisonnières que les forages sans cesse plus profonds ne parviennent à pallier.
Tout au long du siècle, les industriels de la ville qui siègent en nombre au conseil municipal mettent donc en place plusieurs stratégies pour capter de l’eau depuis d’autres bassins versants, et l’amener aux usines et à l’agglomération. Ces manœuvres sont couronnées de succès lorsqu’en 1858 une commission demandée par la ville de Roubaix acte la construction d’une usine élévatrice à Bousbecques pour capter de l’eau dans la Lys. Cette canalisation devient vite la source extérieure principale d’eau de l’agglomération, et peut par la suite transporter plusieurs dizaines de milliers de mètres cubes d’eau par jour. De même les deux canaux de Roubaix et de l’Espierre dont la construction s’étale entre 1830 et 1877 sont pensés dès leur conception comme des aménagements qui permettent de sécuriser une source d’eau pour l’agglomération et ses usines grâce à des pompages dans la Deûle et l’Escaut aux deux extrémités de la voie d’eau. Ces deux canaux forment une seule et même voie d’eau : le canal de Roubaix en France relie la Marque, un affluent de la Lys, à proximité de Lille, à la frontière, tandis que le canal de l’Espierre longe la rivière éponyme depuis la frontière jusqu’à l’Escaut. Le canal de l’Espierre qui est relié à Roubaix dès 1843 est l’occasion de pompages réguliers dans l’Escaut, grâce à plusieurs machines élévatrices placées aux différentes écluses entre Roubaix et l’Escaut. Ces pompages servent non seulement à maintenir le canal à un niveau de navigation, mais permettent également aux usines françaises d’utiliser l’eau du canal de Roubaix, qui reste inachevé jusqu’en 1877, à des fins industrielles. De même lorsque le canal de Roubaix est terminé en France et que la ville est reliée à Lille, une usine élévatoire est construite à Saint-André en 1876 pour ramener de l’eau depuis la Deûle jusqu’à Roubaix18. Par ces différents aménagements, ainsi que par des forages toujours plus profonds dans les nappes phréatiques, les industriels roubaisiens parviennent à abreuver des usines qui se multiplient et une population grandissante.
Néanmoins, ces pratiques ne sont pas sans conséquences car ces différents apports finissent par perturber l’équilibre hydrographique de la région. Si les industriels se sont évertués à pomper de l’eau depuis de nombreuses sources extérieures à l’agglomération, la question du traitement des eaux usagées et de leur voie de rejet a été en grande partie négligée par les autorités et les industriels. Les eaux industrielles et domestiques des agglomérations, et en particulier celles des peignages qui nettoient et préparent des quantités sans cesse plus importantes de laines, sont relâchées dans l’Espierre, que les industriels de Roubaix – mais aussi de Tourcoing, Croix et Wattrelos – qualifient « d’égout collecteur naturel de l’agglomération ». Pourtant ces eaux supplémentaires pompées dans d’autres bassins hydrographiques viennent grossir un ruisseau dont le débit préindustriel ne dépassait pas 3 000 m³ par jour. Ce débit se trouve parfois multiplié par plus de dix19.
L’Espierre, un égout à ciel ouvert
Dès 1851, l’état du ruisseau du Trichon, qui traverse Roubaix, est tel qu’un arrêté du conseil de salubrité ordonne la fermeture de la vanne qui alimentait le canal de Roubaix. Les eaux du ruisseau sont infectées par les rejets industriels et domestiques de la ville. Le canal de Roubaix, encore inachevé, ne dépend plus dès lors pour son alimentation que des seuls pompages réalisés par la société du canal de l’Espierre dans l’Escaut en aval. Si la détérioration des eaux du Trichon est telle qu’elles ne peuvent plus alimenter le canal de Roubaix, les conséquences pour l’Espierre dans laquelle se jette le Trichon ne se font pas attendre. L’état de la rivière devient dès le milieu du siècle un sujet de vifs échanges entre la France et la Belgique. Les premières inquiétudes apparaissent à la chambre parlementaire belge en 185820. Au début des années 1860, les villes de Roubaix et Tourcoing refusent tout simplement d’entreprendre la moindre action qui pourrait diminuer les conséquences de leurs effluents. En 1861, elles opposent une fin de non-recevoir à l’inspecteur de la salubrité publique dans le département du Nord qui leur demandait de supporter les frais de la construction d’un bassin de décantation au confluent du Trichon et de l’Espierre. Une première commission internationale est créée en 1866 pour traiter cette question. Elle ne rend ses conclusions que neuf ans plus tard, en 1875, en reconnaissant la nécessité d’établir à la frontière des bassins pour décanter les eaux de l’Espierre. Les villes et les industriels n’en font rien. Entretemps pourtant les récriminations se sont multipliées, d’un côté comme de l’autre de la frontière. En France, le ruisseau de l’Espierre est censé croiser à plusieurs reprises le canal de Roubaix à travers des siphons prévus à cet effet. Ces siphons, dimensionnés avant l’augmentation des rejets des industriels roubaisiens et tourquennois deviennent insuffisants en temps de crues. La ville de Leers, qui avec Wattrelos est la seule commune à se situer entre Roubaix et la frontière, engage un conflit qui dure deux ans entre 1867 et 1868. Dans une lettre au préfet et au maire de Roubaix, Henri Salembier, le maire de Leers, lui-même agriculteur de profession, décrit ainsi l’état de la rivière et les dommages causés à sa ville :
Depuis un mois j’ai constaté moi-même trois crues dudit ruisseau, et à chacune d’elles les propriétés riveraines ont été en partie submergées. Les maisons voisines sont exposées à chaque crue à des grands inconvénients […].
La ville de Roubaix n’ignore pas plus que moi que le ruisseau de l’Espierre n’est qu’un cloaque qui reçoit les eaux les plus sales, les plus puantes, des fabriques de la dite ville et de beaucoup d’autres de Tourcoing ; que ces eaux en se retirant des propriétés qu’elles ont inondées laissent à leur suite un limon infect, dont les émanations, surtout en été, suffisent pour occasionner les épidémies les plus sérieuses et dans tous les cas sont en tout temps une grande cause d’insalubrité21.
Malgré les contestations de rigueur de la ville de Roubaix, dont les experts diligentés minimisent les constatations de la ville de Leers, le préfet arbitre le conflit. Il assure le bien-fondé des plaintes et ordonne à la ville la construction de nouveaux siphons, l’élargissement du lit du ruisseau, ainsi que son curage. À mesure que les activités agricoles disparaissent à Leers et à Wattrelos, que ces deux villes sont intégrées à l’agglomération et à son modèle industriel, que le lit de l’Espierre est retravaillé pour éviter les débordements en France, les plaintes se déplacent de l’autre côté de la frontière. En mars 1876 par exemple, les habitants de Saint-Léger, bourgade belge qui est traversée par le canal et le ruisseau quelques kilomètres après la frontière, rédigent une pétition qui « sollicite l’assainissement de l’Espierre »22. Les années qui suivent, les parlementaires belges haussent le ton face à une situation qui ne fait qu’empirer depuis la construction de l’usine de Bousbecques qui amène aux agglomérations de grandes quantités d’eau. En juillet 1877, le vieux député Barthélemy Dumortier, botaniste et personnage politique d’envergure du royaume depuis son indépendance, semble être le premier à évoquer l’idée à la chambre parlementaire de « barrer » les eaux de l’Espierre, afin qu’elle ne rentre plus en Belgique23. Moins d’un an plus tard, c’est le ministre des Affaires Étrangères qui reprend à son compte cette idée.
Mr le ministre donne lecture d’une lettre adressée à notre ambassadeur à Paris. M. le baron Beyens en 1875. La France y reconnaît la légitimité des plaintes du gouvernement belge. Si les villes de Roubaix et Tourcoing ne font cesser les plaintes il y aura lieu peut-être de faire un barrage près de la frontière française de façon à faire refluer vers ces villes les eaux souillées24.
La menace ne se concrétise pas, mais elle participe à faire prendre en compte la question en France. Pour répondre aux récriminations grandissantes des Belges, le préfet du Nord réunit à partir de 1881 une commission intercommunale pour l’assainissement de l’Espierre.
La commission intercommunale pour l’assainissement de l’Espierre (1881-1882)25
La commission est présidée par le préfet en personne et est constituée de 9 autres membres : 3 membres délégués par la ville de Roubaix, 3 par la ville de Tourcoing, les présidents des chambres de commerce de Roubaix et de Tourcoing, et Isaac Holden, peigneur de laine installé à Croix qui déverse lui aussi ses effluents dans l’Espierre. Lors de la première séance de la commission, les propos liminaires du préfet sont sans équivoque concernant les raisons qui ont poussé à la rassembler :
Depuis longtemps les Belges se plaignent de l’Espierre, en 1875 une commission internationale a été instituée à l’effet de rechercher les moyens de remédier à la situation : elle a conclu à ce que des essais d’irrigation fussent entrepris sur le huitième du débit du cours d’eau ; malgré cela rien n’a été fait ; aujourd’hui en présence des réclamations et des menaces de nos voisins il est urgent d’aboutir26.
Lors de ses deux premières réunions – les 25 juin et 25 juillet 1881 – la commission se fixe le cadre de son travail : il s’agit d’évaluer l’état sanitaire et les causes de l’insalubrité de l’Espierre, et de trouver un moyen pour y remédier. Pour cela deux propositions émergent : celle d’utiliser les eaux sales pour l’irrigation, ce qui était envisagé en 1875, et celle de traiter les eaux infectées des fabriques à l’aide d’un procédé d’épuration chimique par de l’acide chlorhydrique et de la chaux. Des travaux sont lancés pour évaluer l’efficacité de ces méthodes, ainsi que pour estimer le niveau des pollutions de la rivière.
C’est près d’un an plus tard que la commission se réunit à nouveau, le 25 mai 1882. De nouveau, l’urgence de la question vis-à-vis de la Belgique est évoquée. Le travail d’évaluation de l’eau de la rivière est sans appel : elle estime le débit quotidien à 15 000 m³, là où le débit pré-industriel ne dépassait pas 3 000 m³. La qualité de l’eau est mesurée en sept points différents de la rivière et de ses affluents : les résidus à sec de graisses et de matières organiques et minérales montent régulièrement au-delà de cinq grammes par litre. Les compositions des résidus, ainsi que leurs variations temporelles et géographiques, laissent peu la place au doute sur la cause des pollutions. Ils incriminent sans surprise les industries de peignages de laine, particulièrement polluantes, qui relâchent leurs eaux de dessuintage27 et de lavage dans la rivière. La commission liste également les établissements insalubres des villes de Roubaix et Tourcoing : cette liste contient 24 peignages, 49 teintureries et 14 apprêts d’étoffes. Ces établissements employaient alors près de 5 000 ouvriers et ouvrières, pour une puissance installée de plus de 3 000 chevaux vapeur, et produisaient quotidiennement plus de 7 000 m³ d’eaux infectées (chiffres détaillés dans le tableau 1). Ces chiffres sont cependant en deçà de la réalité, car plusieurs industriels parmi les plus importants de Roubaix refusent de communiquer leurs chiffres à la commission : il s’agit de MM. Morel, Prouvost et Cordonnier. Pour avoir un tableau complet, il faudrait également ajouter à cette liste les quelques établissements industriels des faubourgs des deux villes, comme celui de M. Holden à Croix, qui ne sont pas comptabilisés par la commission intercommunale.
Tableau 1 : Liste des établissements insalubres de Roubaix et Tourcoing en 188228
Nombre d’ouvriers | Force motrice en chevaux-vapeur | Quantité (en kg) de laines peignées quotidiennement | Mètres cubes d’eau infectés quotidiennement | ||
Tourcoing | 14 Peignages | 1 139 | 1 066 | 19 990 | 1 535 |
19 Teintureries | 302 | 341 | 835 | ||
Roubaix | 10 Peignages | 897* | 1 253* | 19 900* | 1 493* |
30 Teintureries | 1 137 | 394 | 2 053 | ||
14 Apprêts d’étoffes | 1 307* | 261* | 1 245* | ||
Total | 4782 | 3315 | 39 890 | 7161 | |
Sans un contrôle des rejets des peigneurs, impossible d’espérer un retour à un niveau de salubrité raisonnable pour l’Espierre. La commission anticipe la mauvaise volonté des peigneurs à l’idée de traiter leurs eaux. Son argumentation vise donc à prouver la rentabilité d’un procédé de traitement chimique qu’elle propose. En effet, témoignage à l’appui de M. Delattre, peigneur de Douai, qui a mis en place un procédé d’épuration chimique, elle avance la possibilité de produire des tourteaux de suintine avec les résidus obtenus par le traitement des eaux, ces tourteaux pourraient ensuite être vendus. Un membre de la commission rappelle que l’administration est « armée à l’égard des industriels, qui ne peuvent rejeter que des eaux claires et limpides », elle aurait jusqu’à présent fait preuve « d’indulgence », mais si désormais il existe un procédé rémunérateur pour traiter les eaux, elle serait forcée d’agir mais préférerait qu’« amiablement les intéressés prissent les dispositions nécessaires pour éviter son intervention »29. En proposant ce procédé, et en le présentant comme la solution à l’insalubrité, la commission espère donc pousser les industriels à prendre en charge leurs rejets, sans pour autant que la ville ait de dépenses importantes à engager pour participer à l’épuration, comme ce serait le cas si l’eau devait être collectée dans chaque usine afin de centraliser l’épuration. Cette solution de valorisation des sous-produits de l’épuration, en particulier à travers des débouchés agricoles, est d’ailleurs celle qui est défendue au niveau national afin de minimiser les nuisances mais également les pertes de matières premières.
Pourtant ces précautions prises par la commission pour proposer aux peigneurs un processus de traitement des eaux rémunérateur se révèlent vaines. Si certains peigneurs de laine ont, dès l’enquête, montré leur mauvaise volonté à collaborer avec la commission en refusant de lui communiquer leurs chiffres malgré les pleins pouvoirs dont elle était censée jouir pour collecter ce type d’information, cette résistance ne se traduit pas uniquement par des initiatives personnelles. En effet les peigneurs de laines de Roubaix et Tourcoing ont rapidement montré leur propension à s’organiser et à faire front contre les institutions pour protéger leurs intérêts. Ceci n’est pas une découverte et a déjà fait l’objet d’une étude sérieuse menée par Jean-Luc Mastin30 : son travail décrit l’action du cartel des peigneurs de laine qui, dès 1881, avant même l’abrogation de la loi Le Chapelier, coordonne les patrons des peignages31. L’action du syndicat est avant tout économique – fixation des tarifs, des niveaux de production – mais une des toutes premières initiatives du cartel a lieu le 3 juin de cette année 1882, lorsque les peigneurs réunis dans le local de la Chambre de Commerce de Roubaix publient une résolution qui met en garde tout à la fois la France, la Belgique, les villes de Roubaix et Tourcoing, et tous ceux qui voudraient les forcer à épurer leurs eaux.
Cet avis des peigneurs de laine est signé par tous les membres du cartel de l’époque auxquels se joignent d’autres industriels. Quelques petits peigneurs déclarés dans les établissements insalubres de la ville ne se trouvent pas parmi les signataires, mais les auteurs représentent 96 % de la production de laine peignée des deux villes. Isaac Holden est également signataire alors même que ce dernier est membre de la commission. Le contenu de l’avis est éloquent, on en donne ici des extraits choisis.
Considérant qu’il n’est pas équitable de viser spécialement une classe d’industriels en plaçant leurs intérêts en opposition avec ceux de la collectivité manufacturière […]
Considérant que les deux villes paient annuellement à l’État plus de 7 millions d’impôts [...]
Qu’il y a donc, pour l’État un grand intérêt financier à éviter l’émigration à l’étranger d’une industrie […]
Qu’en particulier la Belgique n’élèverait aucune plainte contre la souillure de ses eaux si nos industries épuisées par les charges sous lesquelles on les accable se réfugiaient sur son territoire
Considérant que cet État voisin devrait bien prendre en considération qu’au moins 80 000 de ses nationaux vivent de l’industrie de nos deux villes […]
Qu’ainsi ceux mêmes qui se plaignent ont un intérêt considérable à ne pas aggraver l’état précaire d’industries dont ils vivent32.
Les industriels mettent donc en garde les villes de Roubaix et Tourcoing et leur rappellent leur dépendance vis-à-vis des impôts payés par les industries. Ils ne négligent pas non plus la dimension internationale de la controverse. Ils utilisent plusieurs arguments à destination de la France comme de la Belgique. Les industriels mettent en avant la facilité pour eux de s’installer d’un côté comme de l’autre de la frontière mais ils instrumentalisent également le sort des milliers d’ouvriers et d’ouvrières belges qui soit se sont installés en France, soit traversent la frontière quotidiennement pour travailler à Roubaix et Tourcoing. En effet tout au long de la deuxième moitié du siècle, les villes de Roubaix et Tourcoing ont progressivement accueilli une « colonie belge »33, qui représenta rapidement plus de la moitié de la population ouvrière. La façon dont les industriels utilisaient cette population comme une main d’œuvre particulièrement corvéable est connue. Leur situation précaire était utilisée pour leur imposer des paies inférieures à celles des Français, leur place dans la chaîne de production n’était pas la même, et ils étaient utilisés comme briseurs de grève34. Il est intéressant de voir comment pour les questions de salubrité également ces travailleurs frontaliers étaient instrumentalisés par les industriels pour esquiver toute contrainte. Concrètement sur l’effort qui leur est demandé de traiter leurs eaux de lavage, les peigneurs disent qu’il n’y a lieu de faire aucune distinction entre leurs eaux industrielles de lavage et les eaux domestiques. Ils considèrent que c’est aux villes de prendre en charge les traitements, ils demandent également le concours financier de l’État pour ne pas que la charge financière retombe in fine sur les industries de l’agglomération.
Suite à cet avis cinglant des peigneurs, la commission se réunit à nouveau à deux reprises lors de la semaine qui suit. Elle prend acte du positionnement des industriels et admet son impuissance en constatant l’absolue nécessité de traiter les eaux de lavage des laines tout en avouant « qu’il est à craindre que les industriels ne s’en chargent pas eux-mêmes ». La commission conseille donc aux municipalités d’organiser elles-mêmes les collectes des eaux de lavage afin de les réunir « en un ou plusieurs points où on procédera à leur purification ». Elle lance ainsi les bases d’un nouveau chantier, la station d’épuration frontalière de Grimonpont, à Wattrelos, le long de l’Espierre.
« Quant à l’épuration de l’espère, on espierre toujours... »35
Dans les années qui suivent les rendus de la commission, la quantité de laine peignée à Roubaix connaît un nouvel essor spectaculaire avec une augmentation de plus de 60 % en cinq ans. Elles passent de 32 tonnes quotidiennes pour l’année 1882 à 54 tonnes pour 188736, au point que le journal L’Avenir de Roubaix-Tourcoing affirme que « la teneur des eaux de l’Espierre en matière organique est telle qu’elles sont dix fois plus chargées que les eaux d’égouts de Londres »37. Les atermoiements en France autour de la responsabilité des rejets toxiques, de ce qui doit être fait et de qui doit prendre en charge les coûts de l’épuration laissent la rivière dans un état sans cesse plus dégradé. Face à la constatation que, malgré les vœux de la commission, la situation ne change pas, les parlementaires et le gouvernement belge haussent le ton et menacent à nouveau de construire un barrage à la frontière. En 1885, un projet de chantier est présenté à la chambre. Dans le journal belge L’émancipation en date du 29 mai 1886, on peut lire la description suivante qui donne une bonne idée des dommages causés par l’Espierre et de l’avancement du projet de barrage :
Le ruisseau de l’Espierre ne fonctionne plus que comme un vaste égout collecteur, à ciel ouvert, charriant une boue liquide, noire, chargée de matières putrides, de déjections de toutes natures, de liquides saturés de graisses, de chlore, de teintures, d’acides, de sulfates, de produits chimiques délétères et empoisonnés répandant au loin dans notre pays, sur les bords de l’Espierre comme le long des rives de l’Escaut et le long du canal de Bruges, la désolation et la dévastation, brûlant les herbes […] occasionnant des fièvres pernicieuses et semant la mort […].
M. le ministre informe que son département a fait procéder à l’acquisition de tous les terrains nécessaires pour l’établissement et le fonctionnement du barrage à établir sur la frontière française. M. le ministre ajoute que par dépêche du 7 août 1885 il a prié son collègue des affaires étrangères de faire savoir au gouvernement français que tout en poursuivant l’acquisition des terrains on retardera de 6 mois l’adjudication des travaux38.
Néanmoins les menaces de l’administration belge peinent à faire accélérer les choses en France. Malgré leur engagement à construire à la frontière une station d’épuration, les villes ne lancent pas les travaux. Un conflit de financement émerge entre Roubaix et Tourcoing et cette dernière se retire du projet de la station qui doit être mené seul par Roubaix. En février 1887, date à laquelle les Français avaient promis une première fois que la station serait terminée, les travaux n’ont toujours pas commencé39. Un décret est signé le 25 février 1887 obligeant les villes à construire la station sous deux ans. L’adjudication du premier lot des travaux n’a lieu qu’un an plus tard le 19 mars 1888 à la mairie de Roubaix40, et des expropriations ont lieu sur un large terrain au nord du canal et de la rivière en amont de la frontière. Les travaux sont plus longs que prévu, mais avancent tout de même, de manière à ce que la station commence à traiter de l’eau en 1889. Pourtant L’Avenir de Roubaix-Tourcoing dans l’article précédemment cité prévient : « l’accroissement des villes industrielles est si rapide que l’usine de Grimonpont ne pourra suffire longtemps »41. Cette prophétie s’avère réalisatrice, et rapidement les Belges constatent que la station est sous-dimensionnée. Huit ans plus tard en 1893, elle n’épure que 5 à 6 000 m³ par jour des eaux de l’Espierre, un volume inférieur à la quantité des eaux infectées constatée à la sortie des fabriques plus de dix ans auparavant lors de la recension incomplète effectuée par la commission intercommunale.
Cette situation fait reparaître la menace de barrer les eaux de l’Espierre. Le projet de barrage de 1885 est réactualisé par des parlementaires qui vont jusqu’à faire voter au budget du royaume des crédits pour le financer. Le journal L’Émancipation publie une description précise de l’ouvrage et de ses effets escomptés :
Le gouvernement belge est sur le point de se laisser aller aux mesures extrêmes [...] et est disposé à ordonner l’exécution du projet de barrage.
Celui-ci serait un ouvrage d’art avec digues latérales ; il ferait déborder l’Espierre qui inonderait le territoire français, tandis que le territoire belge resterait protégé. Les eaux, ainsi, arriveraient en aval, décantées partiellement […]
Le mal causé du côté de la France ne supprimerait pas le mal causé aujourd’hui en Belgique par l’Espierre, mais on pense en Belgique qu’une fois qu’on aurait été du côté de Roubaix mis bien à même par cette inondation de juger des effets désastreux de la contamination de l’Espierre on se déciderait à les épargner à ses voisins en même temps qu’à soi-même, et que soit les industriels de Roubaix et Tourcoing, soit les municipalités prendraient des mesures complètement efficaces pour l’épuration des eaux de cette rivière42.
Toutefois une commission est créée par le ministère belge des Travaux publics, cette dernière est constituée de huit ingénieurs qui étudient le projet. Ils estiment que le barrage est réalisable techniquement, en revanche ils tempèrent les effets escomptés par les parlementaires les plus virulents43. Selon eux les Français n’auraient qu’à endiguer le lit de l’Espierre pour prévenir les inondations. De plus une telle manœuvre risquerait de faire déborder le ruisseau dans le canal de l’Espierre attenant, dont la salubrité est maintenue à un niveau raisonnable à cette époque afin de garantir sa navigabilité. Enfin le barrage rendrait inutilisable la station d’épuration de Grimonpont, risquant ainsi de dégrader encore la qualité des eaux. Les ingénieurs préconisent plutôt d’agiter le barrage « comme un spectre » et de renouveler les pressions diplomatiques pour que la France augmente les capacités de la station d’épuration.
Conclusion
Ce barrage à la frontière n’eut jamais lieu, et les villes de Roubaix et Tourcoing ne furent pas englouties sous leurs propres eaux souillées. Cette période de la fin du xixe siècle marque un premier paroxysme dans les tensions entre les deux pays à propos de la rivière de l’Espierre. L’état sanitaire semble ensuite s’améliorer légèrement au début du siècle suivant avec la généralisation de l’utilisation dans les peignages d’un dérivé du procédé Delattre, afin de traiter les eaux de dessuintage. Cette même méthode qui avait été proposée en 1882 par la commission et refusée par les peigneurs, finit par être adoptée car elle se révéla rentable comme l’avaient prédit les enquêteurs. Bien que les échanges semblèrent s’apaiser quelque peu au début du xxe siècle, la situation sanitaire resta tout à fait préoccupante et les frictions entre les deux pays fluctuèrent jusqu’à la désindustrialisation de la région. En particulier les deux guerres créèrent des dégâts particuliers qui vinrent s’ajouter à la marque laissée par l’emprise industrielle.
Ce qui marque sans doute le plus c’est la durée du « cycle de pollution » – tel que défini par Geneviève Massard-Guilbaud44. Un très haut niveau d’insalubrité s’est maintenu tout au long du siècle et même au-delà, et ceci malgré l’évolution des méthodes industrielles. Plusieurs facteurs expliquent le maintien du statu quo ; la saisonnalité des nuisances permit certainement chaque année aux industriels et aux administrations françaises de promettre des améliorations pour l’année qui suit. On retrouve d’ailleurs une certaine régularité dans les plaintes à la chambre parlementaire belge : la question est toujours abordée par les députés au printemps au moment des crues qui causent des inondations destructrices, et à l’été pendant l’étiage où les pollutions sont les plus concentrées. Pourtant il nous semble clair que la frontière a joué un rôle tout particulier dans la réalisation de ces pollutions. Tout d’abord le très court parcours de l’Espierre en France autorisa un temps le patronat et les pouvoirs municipaux roubaisiens de développer sans compter leur outil industriel, en pompant de l’eau dans d’autres bassins hydrographiques et en démultipliant le débit de ladite rivière. Lorsque la situation a commencé à devenir intenable jusqu’à Gand, plus de 60 kilomètres en aval de l’Espierre à cause des rejets des industries de Roubaix et Tourcoing, la provenance étrangère de ces pollutions a permis de créer un véritable unanimisme en Belgique dans la dénonciation de l’insalubrité. Si les mêmes plaintes qui furent portées à la chambre parlementaire belge avaient du être entendues en France, il y aurait sans aucun doute eu à entendre la parole de tel ou tel député plaidant pour la sauvegarde des intérêts industriels qui font la richesse de la région45. Au contraire en Belgique, ces considérations ne rentrèrent pas en jeu et c’est plutôt l’industrie nationale qu’on a cherché à protéger en garantissant aux villes traversées par l’Escaut une eau convenable. Un front uni a donc pu se créer pour dénoncer les abus des industriels français.
Néanmoins, la frontière fut également mise à profit par les manufacturiers et les pouvoirs publics français. L’espace transfrontalier, loin d’être une zone périphérique, se trouve ici, par la concentration industrielle, au centre de la chaîne de production de valeur. Et c’est bien cette spécificité frontalière qui a permis le déploiement d’arguments et de leviers de pression originaux que les industriels ont utilisés avec efficacité. Les plaintes à propos des dégâts causés par l’industrie furent d’autant plus faciles à ignorer qu’elles étaient issues de l’autre côté de la frontière. La dépendance locale à l’emploi fourni par les usines textiles françaises plaça les ouvriers et ouvrières belges sous la menace constante d’un durcissement des conditions d’accès à l’ouvrage. De même la possibilité de déménager les usines en Belgique fut brandie face aux administrations françaises pour ne pas se voir imposer des contraintes environnementales trop fortes. Pour accompagner cette mauvaise volonté patronale, les administrations ont su user d’une temporalité diplomatique, multipliant années après années les commissions d’études, les enquêtes et les promesses. Il est donc possible de dire que la perméabilité des capitaux et la mobilité de la force de travail, loin de créer une uniformisation des pratiques et des contraintes sur le sujet des nuisances industrielles, se sont retrouvées au cœur des stratégies patronales et ont offert un espace où les manufacturiers ont pu plus facilement qu’ailleurs développer leur outil industriel en dépit de toute considération environnementale.