Un avenir pour le patrimoine industriel de trois « Manchester » : Manchester, Mulhouse, Łódź, trois villes au cœur de la révolution industrielle textile en Europe. Leur patrimoine immatériel

DOI : 10.57086/rrs.252

p. 165-176

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Origine du projet de thèse, méthodologie de travail, premières constatations

L’origine de notre travail de thèse est liée à la découverte de la très riche histoire industrielle de la ville de Mulhouse1. Cette ville que l’on dit peu attractive dans le paysage national ne laisse pourtant pas indifférent. On l’aime ou on ne l’aime pas. Certains diront qu’elle ne fait pas suffisamment d’effort pour se faire apprécier. Ville industrielle et industrieuse, elle se montre discrète au sujet de son riche passé ; comme la République qu’elle a été avant 1798, elle tient à sa liberté d’action. Pour comprendre la ville aujourd’hui, ses hommes, sa dynamique, il faut retracer son histoire, l’inscrire dans son territoire à l’époque de la révolution industrielle. Un moyen est de « tirer le fil » de l’industrie textile qui a marqué Mulhouse comme beaucoup d’autre sites en France, en Europe et dans le monde. Il s’avère alors nécessaire d’étudier et de comparer, quand cela est possible, de donner du sens, et de trouver les similitudes et les différences qui font la spécificité de Mulhouse. Pour le choix des villes de notre plateforme comparative, nous nous sommes appuyés sur l’étude réalisée sous la direction de Mark Watson dans le cadre de la section textile de The International Committee for the Conservation of the Industrial Heritage [TICCIH]2. Nous avons fait le choix de deux autres villes à explorer ayant connu leur heure de gloire industrielle avec le commerce et le travail du coton. Inclure Manchester dans notre projet s’imposait comme une évidence : cette métropole joue un rôle de précurseur et de modèle pour l’Europe, ce qui explique qu’une multitude de travaux ont pour objectif une vision comparative de nombreuses villes du continent avec Manchester. Une troisième ville nous semblait indispensable dans cette plateforme comparative, et Łódź s’est naturellement imposée. Située très à l’Est de l’Europe, sous l’emprise de la Russie pendant de nombreuses décennies, cette ville a vécu une approche plus tardive et bien spécifique de son développement industriel.

Un premier enjeu a été de s’imprégner des trois villes étudiées dans leur espace et dans leur histoire. Nous avons réalisé plusieurs voyages exploratoires, à la recherche de ce qu’il reste des monuments de l’histoire textile qui se prolonge par l’évaluation de leur impact dans le paysage urbain d’aujourd’hui. Il nous a bien évidemment fallu également contextualiser, donc s’imprégner de l’histoire textile dans sa globalité, puis se plonger dans la littérature foisonnante locale et nationale. Pour Manchester, une pléthore d’ouvrages a été publiée, dans une moindre mesure pour Mulhouse. En revanche pour Łódź, la difficulté de se procurer des publications, souvent non traduites, a été un frein à nos investigations, également ralenties par les crises sanitaires successives. Néanmoins, l’administration polonaise a produit des ouvrages statistiques remarquables qui incluent des données internationales d’une indéniable utilité pour notre travail.

Pour appréhender le patrimoine industriel, nous avons d’abord appuyé notre réflexion sur les travaux des historiens, sur l’histoire économique, sociale et industrielle, sur l’histoire des techniques. Puis nous nous sommes attachés à la recherche et à la caractérisation d’un patrimoine industriel moins visible, de nature immatérielle, patrimoine de l’écrit et patrimoine scientifique. L’archéologie industrielle s’est imposée puisqu’elle s’appuie tout spécialement sur un examen comparatif du terrain et des sources documentaires. Dans cette perspective, nous avons cherché à explorer le patrimoine des sciences et des techniques au travers des brevets, qui sont un marqueur de l’activité économique et industrielle largement partagé dans le monde, et qui ont connu une forte progression dans la période de développement industriel.

Histoire industrielle des trois villes textiles au prisme de ce qu’elles nous donnent à voir aujourd’hui

Łódź aussi nommée « La terre promise »3 s’est particulièrement développée entre 1815 et 1830 dans le royaume de Pologne sous domination russe4. Les artisans et entrepreneurs originaires en grande partie de Prusse ont participé à la naissance de la cité textile, soutenus par le gouvernement pour l’achat de terrains et la construction des filatures. Ils ont importé des pays de l’Europe de l’Ouest déjà industrialisés les machines et les techniques, puis à la fin du xixe siècle des usines « clé en main ». Des paysans et des ouvriers qui venaient de la proche campagne, de Prusse ou de Russie ont aussi rejoint en nombre Łódź pour travailler dans les manufactures. Une importante immigration juive s’y est ajoutée, préfigurant le nom aussi donné à Łódź de « ville des quatre cultures ». C’est avec le développement ferroviaire de la deuxième moitié du xixe siècle facilitant l’accès au charbon et aux exportations que la ville a connu son véritable décollage et poursuivi son extension. Pour former ses ouvriers, le patronat a créé dès 1869, avec le soutien de l’État russe, l’École supérieure d’artisanat de Łódź sur le modèle de celle de Chemnitz, avec une part conséquente de cours en laboratoire. La ville a poursuivi jusque dans les années 1970 sa mono-activité textile, malgré les contraintes économiques (évolution de l’accès au marché russe) et la tragédie des deux Guerres mondiales qui a fortement touché la population. Pour le visiteur, ce sont surtout les usines monumentales qui forment au cœur de la ville les traces très visibles de cette histoire. Łódź possède aujourd’hui un patrimoine à l’échelle des « rois du coton » qui ont dominé la ville et se reconstruit encore autour de ce passé industriel. Les bâtiments industriels sont réhabilités de manière très libre, conservant souvent l’esprit du lieu plutôt que les murs d’origine (centre commercial Manufaktura ou la nouvelle gare Łódź Fabryczna). Ils conquièrent la population locale et les touristes mêmes si certains scientifiques sont plus sceptiques5.

Le Lancashire avec sa longue tradition de fabrication et de commerce des futaines est à l’origine du développement de l’industrie textile dans le Grand Manchester. Les paysans-entrepreneurs, les artisans, les horlogers, les marchands-fabricants…, d’abord associés à Londres, ont construit leurs propres réseaux de fabrication et de commerce textile à l’abri des guerres qui retardaient les progrès sur le continent et profitant de lois protectionnistes. Cottonopolis et les villes du Grand Manchester, très tôt reliées à Liverpool par le Manchester Ship Canal, ont d’abord rayonné dans le monde avec leurs colonies et comptoirs de commerce du coton brut, de fils et de tissés. Le développement de l’industrie textile a été rythmé par les inventions et les innovations, d’abord dans le domaine de la filature, puis dans celui du tissage, transformant le travail artisanal, multipliant les manufactures d’abord alimentées par l’énergie hydraulique dans les vallées du Lancashire, puis par le charbon dans Manchester et les villes alentours. Les techniciens et ingénieurs anglais, les industriels et les architectes ont ensuite largement exporté leurs machines, leurs modèles d’usines sur le continent, inventant l’ingénierie. Manchester est aussi devenu un laboratoire de la vie ouvrière. Robert Owen y a développé ses principes paternalistes ensuite appliqués à New Lanark (Écosse). Les syndicats étant interdits depuis 1799, des sociétés amicales se sont constituées, prenant la forme de sociétés philanthropiques ou de mouvements coopératifs. L’exemple des Rochdale pioneers a été largement reproduit en Europe. De nouveaux modèles d’entreprises (sociétés à responsabilité limitée) et de rémunération (participation et intéressement) ont vu le jour aux fins de satisfaire ouvriers et patrons. Ce système a conduit à la réduction des investissements, de l’innovation et de la modernisation de l’outil de travail, dégradant la compétitivité du Royaume-Uni dans le domaine textile. La sauvegarde de l’héritage industriel du Grand Manchester a réellement débuté en 1978 avec l’achat par le district de la Liverpool Road Station, devenue depuis musée des sciences et de l’industrie. Depuis sa création en 1980, l’unité archéologique du Grand Manchester, qui rassemble, autour de la table des discussions, universitaires, collectivités locales, architectes, aménageurs et habitants, a clairement contribué à une meilleure connaissance de ce patrimoine industriel, permettant d’engager une politique de sauvegarde cohérente et durable.

Héritière de sa petite république, Mulhouse a longtemps fait figure de précurseur et s’est imposée comme une référence d’abord dans le domaine de l’enseignement avec ses écoles de tissage, de filature, de chimie et de commerce. De nombreux ingénieurs et professeurs européens y sont passés. La Société industrielle de Mulhouse (SIM), imaginée par les industriels de Mulhouse, a donné corps au « modèle mulhousien » qu’elle a principalement alimenté à partir de ses comités de chimie, de mécanique et de commerce. Les industriels mulhousiens ont très tôt participé à la circulation des innovations mécaniques venues d’Angleterre. Ils ont séjourné à Manchester, puis importé les meilleures machines, recruté un temps les ingénieurs pour former leurs propres personnels. Très vite cependant, ils s’attachèrent à reproduire ces modèles et à les améliorer dans leurs usines mécaniques, permettant aussi de poursuivre une production de filés et d’imprimés reconnus pour leur qualité. Les industriels mulhousiens ont aussi financé les premiers laboratoires, montrant avant l’heure l’importance de la recherche appliquée pour le développement de l’industrie. Les professeurs de l’école de chimie de Mulhouse ont contribué à de nombreuses découvertes dans les domaines de la chimie des colorants, puis des fibres synthétiques. Les réseaux commerciaux, puis scientifiques et techniques ont contribué à construire les bases du développement de la ville, assurant une veille technologie permanente. Ces réseaux concernaient toutes les professions et tous les âges, de l’industriel à l’ouvrier, de l’inventeur dans son usine au scientifique dans son laboratoire, de l’étudiant au professeur. C’est avec un travail et une exigence constante, centrée sur l’esprit d’entreprise pour la communauté, souvent assimilée au protestantisme, que ce modèle a perduré. Il a été accompagné par un élan philanthropique qui a essaimé à Paris et hors des frontières. Nous pouvons rappeler quelques exemples : la cité ouvrière de Mulhouse, les nombreux rapports et actions réalisés pour l’amélioration de la condition ouvrière, et particulièrement pour les enfants, ou encore l’accès à la propriété dans un souci de mixité sociale, une première mondiale au milieu du xixe siècle.

Pour ce qui est de l’architecture patrimoniale à Mulhouse, nous relevons qu’un grand nombre de bâtiments, quand ils ne sont pas réhabilités comme la Fonderie ou KMØ, ont été détruits ou sont délaissés, les pièces importantes se retrouvant dans les musées techniques d’une grande valeur historique et scientifique. Toutefois, de nouveaux projets patrimoniaux voient le jour et nous avons relevé le partenariat entre la ville de Mulhouse et Internationale Bauausstellung (IBA) Basel 2020 pour requalifier Dollfus-Mieg et Compagnie [DMC] comme quartier en transformation ; ou le projet Innovative Red Brick Cities®, porté par la SIM avec l’objectif de mettre (remettre ?) en réseau les villes textiles… un moyen peut-être de renouer avec l’innovation.

Łódź, Manchester, Mulhouse, données comparatives

La description de chacune des villes nous a permis d’avancer qu’elles ont engendré un type d’organisations bâtimentaires similaire au fur et à mesure de l’avancée des progrès techniques même si ce n’est pas toujours au même rythme. Les industriels avaient très tôt identifié les besoins de professionnalisation de leurs personnels, développé le commerce et les conditions favorables pour ce commerce, amélioré le transport des matières premières et des produits finis, conduisant conséquemment au développement des nouvelles industries de la métallurgie. Les premières manufactures ont vu le jour à Mulhouse (1756), avant Manchester (1780), et suivi par Łódź (1826). Dans ces périodes fortes de progrès de l’industrie textile, même si les calendriers sont différents, on constate une émulation semblable et un développement qui relève du « gigantisme ». Cette émulation est visible au travers de trois piliers : les innovations techniques, le commerce qui s’appuie à partir du xixe siècle sur les colonies ou les territoires alliés, et les démarches des États qui encouragent chacun à leur manière le progrès (les expositions universelles, les prix, les droits de douanes…). Dans ce cadre, Manchester a profité de sa situation insulaire pour se développer comme l’avait fait plus tôt la république de Mulhouse.

Pour comparer les « Manchester », une autre entrée en matière se trouve exprimée dans l’introduction d’un dossier produit en 2005 par des enseignants chercheurs des Universités de Salford et de Manchester, spécialistes d’archéologie industrielle, dans la perspective d’une éventuelle candidature au patrimoine de l’Unesco6, en tant que The world’s first industrial city7. Dans ce cadre, un travail comparatif des villes textiles mondiales a été réalisé à partir des caractéristiques de Manchester. Nous l’avons reproduit en y ajoutant la ville de Mulhouse qui n’avait pas été prise en compte (Fig. 1). Parmi les 15 villes textiles ainsi listées et analysées à l’aune d’un certain nombre de critères, 11 sont considérées comme les « Manchester » du monde. Sans analyser la pertinence des choix exprimés, nous avons constaté que les critères les plus représentés sont la proto-industrie, puis le commerce et la connexion maritime. Outre ces critères, Manchester est aussi le lieu de la première banlieue industrielle planifiée au monde (Ancoats) et du plus ancien parc industriel connu (Trafford Park). Nous pouvons ajouter à cette description rapide, la qualité de l’équipement en matière de transport et le développement de la médecine. À Mulhouse, nous avons comme à Manchester, la proto-industrie, les échanges commerciaux, l’héritage médical, et l’excellence du transport ferroviaire et fluvial. À Łódź, seul le critère de banlieue planifiée a été relevé et il ne fait aucun doute qu’une étude plus fine des critères et de leur pertinence est nécessaire.

Fig. 1 : Les « Manchester » dans le monde

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En termes de conservation du patrimoine industriel, il ne faut pas sous-estimer le volet de classification et de cartographie des bâtiments et des équipements. Nous avons illustré son exemplarité dans le Grand Manchester grâce au travail collaboratif remarquable réalisé par les associations et les organismes d’archéologie industrielle, en liens étroits avec les universitaires. À Łódź, le patrimoine industriel architectural est bien valorisé grâce à un inventaire régional récent. Nous constatons par contre qu’à Mulhouse, malgré le grand nombre de travaux universitaires et associatifs recensés, un travail coordonné serait nécessaire pour donner plus de visibilité au patrimoine en dehors de musées.

Les patrimoines scientifiques et techniques, focus sur les brevets historiques

Pour appréhender les patrimoines scientifiques et techniques, nous avons d’abord analysé le contexte scientifique et technique des pays étudiés, avant de centrer notre apport final sur l’étude des brevets textiles du xixe siècle comme témoins de l’innovation dans l’industrie. Portés par les progrès de la science et des techniques déjà largement diffusés par les expositions nationales ou universelles, les industriels et les politiques du xixe siècle ont un véritable engouement pour la mise en place de prix des sociétés savantes qui jouent le rôle d’émulateur de l’innovation technique et scientifique. Dans le même temps, nous avons constaté le développement spectaculaire du dépôt de brevets, entraîné par le Royaume-Uni pour la valorisation économique des innovations, et qui a rapidement été suivi dans les autres pays européens (Fig. 2). Le Royaume de Pologne intégré à la Russie est resté à un niveau beaucoup plus bas. Face au développement des Expositions universelles, vitrines des innovations mais aussi sources de risque de plagiat pour les pays inventeurs, la communauté internationale a encouragé la législation qui s’est concrétisée par la signature en 1883 de la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle8. Toujours en vigueur aujourd’hui, la Convention de Paris reste en droit international la première mesure de la propriété intellectuelle. Le dépôt de brevets s’est aussi démocratisé puisque ce ne sont plus seulement les patrons, mais les ingénieurs, techniciens, ouvriers… qui font ainsi connaître leurs inventions avec plus ou moins de déboires ou de réussites.

Fig. 2 : Base WIPO, l’évolution du nombre de brevets pris dans les pays étudiés (1883-1914)

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Nous avons ensuite présenté notre base de plus de 2  000 brevets, réunis essentiellement à partir de la base historique de l’Institut national de la propriété industrielle [INPI] et de l’Office européen des brevets [OEB], qui nous permettent d’observer sous un nouvel angle les innovations en mécanique et chimie pendant la révolution industrielle. Nous retrouvons pour Manchester et le Grand Manchester, pour Mulhouse et le Haut-Rhin, les grandes tendances de leur développement d’abord lié à l’industrie textile. Nous visualisons l’importance des brevets en mécanique, devançant la chimie à Manchester (Fig. 3), et une répartition chimie/mécanique assez équilibrée dans le Haut-Rhin (Fig. 4). Nous observons aussi avec l’analyse des brevets d’importation la chimie naissante allemande.

Fig. 3 : Base OEB, les brevets « textile » du Lancashire (1782-1801)

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Fig. 4 : Base INPI, les brevets du Haut-Rhin (1801-1870)

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Plus que la primauté du Royaume-Uni qui se pose sans conteste statistiquement en précurseur, nous constatons globalement la rapidité avec laquelle les nouvelles technologies, les nouveaux procédés chimiques et mécaniques circulent dans l’Europe du xixe siècle. Nous souscrivons à l’idée d’un enchaînement d’innovations, que Schumpeter nommait « vagues d’innovations » qui se multiplient à partir des quelques inventions. Maurice Daumas parle plutôt « d’invention collective »9. À Mulhouse s’impose comme une évidence le rôle important de la SIM, et internationalement des Sociétés industrielles, des Académies, à la fois pour avoir facilité la communication entre les entrepreneurs et les inventeurs, mais aussi pour leur rôle d’encouragement. Nous reconnaissons encore la présence forte de Mulhouse et de la SIM dans les échanges sur la mécanique et sur la chimie (exemple avec l’usage de la photographie pour la gravure des toiles peintes par Charles Thierry-Mieg), guettant les innovations pour moderniser les machines dans les fabriques, mais aussi pour les perfectionner (exemple du banc à broches de Houldsworth). Le Royaume de Pologne et plus largement la Russie, qui sont loin de la tête de classement pour le dépôt de brevets, nous conduisent à deux constats : d’abord la difficulté d’avoir accès à ces données, mais aussi la question des choix des inventeurs de déposer ou non un brevet. C’est donc, avec l’étude de la propriété intellectuelle, des brevets, un pan du patrimoine scientifique et technique de l’industrie textile que nous ouvrons et pour lequel nous poursuivons nos investigations, tant dans le domaine de la circulation des inventions, des innovations, que des entreprises et des hommes, pour affiner notre connaissance de la révolution textile et des « Manchester » européens.

Conclusion

Nous avons largement décrypté les spécificités des trois villes textiles dans leur environnement immédiat ou éloigné. Nous avons constaté l’importance de la circulation des hommes et des idées, mais aussi celles des finances, des techniques et des machines. Les xviiie et xixe siècles ont été le terreau d’une industrie naissante qui a aussi profité du développement des sciences et des technologies. Au-delà du patrimoine industriel bâti, nous nous sommes intéressés au patrimoine scientifique et technique des trois villes. Nous avons illustré les réseaux du xixe siècle en nous appuyant sur l’évolution des écoles, des académies, des sociétés industrielles qui ont encouragé et diffusé l’innovation. Nous avons retracé le parcours de certains hommes, ingénieurs ou entrepreneurs, qui ont circulé entre les villes du textile. Une première analyse d’environ 2 000 brevets, essentiellement anglais et français, présente sous un nouvel angle les progrès de la mécanique et de la chimie au cœur de la révolution industrielle et de l’innovation textile. Avec les brevets, nous constatons l’importance du brassage des idées et des échanges économiques, techniques et scientifiques entre les États. L’analyse de ces documents nous positionne au plus près des inventeurs, quelquefois autodidactes, et dans tous les cas nous mesurons la prise de risque des ingénieurs et entrepreneurs en vue de moderniser ou de transformer l’outil ou les processus de fabrication. Ce patrimoine scientifique et technique est à même d’enrichir nos approches de l’histoire textile et de permettre une meilleure compréhension des processus d’innovation. Il peut encore aujourd’hui intéresser les scientifiques de nombreuses disciplines et les industriels contemporains qui se verront invités à réinterroger, au prisme des progrès réalisés depuis, les processus, les machines et les produits décrits il y a deux siècles. Questionner le patrimoine industriel immatériel des « Manchester » européens apporte de nouveaux outils d’analyse sur l’histoire de l’industrie textile dans un objectif de développement durable. C’est ainsi par exemple que le décryptage d’anciens brevets ouvre des perspectives nouvelles dans certaines voies du développement industriel moderne.

Nous considérons encore que, dans la continuité de Manchester qui a bénéficié des conditions favorables de développement que nous avons largement exprimées (commerce, accès à la mer, colonies), les villes de Łódź et Mulhouse ont elles aussi, de façon sans doute moins valorisée, largement contribué aux innovations de l’industrie textile. En termes de patrimoine industriel, les organisations nationales et régionales se devraient de s’appuyer de manière plus immédiate sur les compétences locales, en particulier les associations qui s’intéressent au domaine patrimonial et qui sont le plus à même de le faire découvrir ; ceci sous réserve bien sûr de l’aval des experts scientifiques à l’image de la démarche anglaise. En parallèle, il nous semble indispensable, comme le font des institutions telles que l’Unesco, d’assurer la visibilité de l’invention, de l’innovation au cœur des lieux qui les ont vu naître. À l’aube des nouveaux défis qui se posent aux pays industriels, Mulhouse, en interrogeant son passé industriel, peut se projeter dans l’avenir en s’inspirant des mêmes ressorts que ceux qui avaient soutenu son développement au début de l’ère industrielle.

1 La thèse a été soutenue le 15 décembre 2021 à l’université de Haute-Alsace devant un jury composé de Greta Komur-Thilloy, professeure à l’université

2 Mark Watson, « Typology for textile sites : widening the world-wide list », Industrial patrimony, no 11 (2004), p. 47-60.

3 Władysław Stanisław Reymont, Ziemia obiecana : powieść, 2 vol., Nakład Gebethnera i Wolffa, 1899.

4 Georges Lewandowski, « L’industrie textile en Pologne », Annales de Géographie, t. 31, no 170 (1922), p. 168-174, https://doi.org/10.3406/geo.1922.

5 Bartosz Marek Walczak, « Patrimoine industriel de Łódź : situation actuelle et état de la recherche dans le contexte des réalisations britanniques

6 En référence au critère (iii) de l’Unesco : « témoigner d’un échange d’influences considérable pendant une période donnée ou dans une aire

7 Clare Hartwell, Alan Kidd, Robina McNeil, Michael Nevell, Terry Wyke, Manchester : The World’s First Industrial City, for inclusion on the World

8 Les signataires de 1884 sont par ordre alphabétique la Belgique, le Brésil, l’Espagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal et la Suisse.

9 Maurice Daumas (dir.), Histoire générale des techniques, vol. 3 : L’expansion du machinisme, 1re éd. Paris, Presses Universitaires de France, 1968.

Notes

1 La thèse a été soutenue le 15 décembre 2021 à l’université de Haute-Alsace devant un jury composé de Greta Komur-Thilloy, professeure à l’université de Haute-Alsace et présidente du jury, Robert Belot, professeur à l’université de Saint-Étienne (rapporteur), Simon Edelblutte, professeur à l’université de Lorraine (rapporteur), Catherine Allamel-Raffin, maîtresse de conférences à l’université de Strasbourg (examinatrice), Geneviève Dufresne, maîtresse de conférences ER en histoire (examinatrice), Lucie Morisset, professeure à l’université du Québec à Montréal (examinatrice), Pierre Fluck, professeur émérite à l’université de Haute-Alsace (directeur de thèse).

2 Mark Watson, « Typology for textile sites : widening the world-wide list », Industrial patrimony, no 11 (2004), p. 47-60.

3 Władysław Stanisław Reymont, Ziemia obiecana : powieść, 2 vol., Nakład Gebethnera i Wolffa, 1899.

4 Georges Lewandowski, « L’industrie textile en Pologne », Annales de Géographie, t. 31, no 170 (1922), p. 168-174, https://doi.org/10.3406/geo.1922.10267.

5 Bartosz Marek Walczak, « Patrimoine industriel de Łódź : situation actuelle et état de la recherche dans le contexte des réalisations britanniques [Dziedzictwo przemysłowe Łodzi : obecna sytuacja i stan badań w kontekście dokonań Brytyjskich] », Journal scientifique de l’Université de technologie de Łódź : Construction [Zeszyty Naukowe Politechniki Łódzkiej : Budownictwo], 52 (2000), p. 204-213.

6 En référence au critère (iii) de l’Unesco : « témoigner d’un échange d’influences considérable pendant une période donnée ou dans une aire culturelle déterminée, sur le développement de l’architecture ou de la technologie, des arts monumentaux, de la planification des villes ou de la création de paysages ». Source : https://whc.unesco.org/fr/criteres/, site consulté le 13/09/2022. Le dossier constitué n’a pas été déposé.

7 Clare Hartwell, Alan Kidd, Robina McNeil, Michael Nevell, Terry Wyke, Manchester : The World’s First Industrial City, for inclusion on the World Heritage List, 2005.

8 Les signataires de 1884 sont par ordre alphabétique la Belgique, le Brésil, l’Espagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal et la Suisse. Le Royaume-Uni la signera en 1884, les États-Unis en 1887, l’Allemagne en 1903, la Pologne en 1919. Source : https://wipolex.wipo.int/fr/treaties/ShowResults?search_what=C&treaty_id=2, site consulté le 13/09/2022.

9 Maurice Daumas (dir.), Histoire générale des techniques, vol. 3 : L’expansion du machinisme, 1re éd. Paris, Presses Universitaires de France, 1968.

Illustrations

Fig. 1 : Les « Manchester » dans le monde

Fig. 1 : Les « Manchester » dans le monde

Fig. 2 : Base WIPO, l’évolution du nombre de brevets pris dans les pays étudiés (1883-1914)

Fig. 2 : Base WIPO, l’évolution du nombre de brevets pris dans les pays étudiés (1883-1914)

Fig. 3 : Base OEB, les brevets « textile » du Lancashire (1782-1801)

Fig. 3 : Base OEB, les brevets « textile » du Lancashire (1782-1801)

Fig. 4 : Base INPI, les brevets du Haut-Rhin (1801-1870)

Fig. 4 : Base INPI, les brevets du Haut-Rhin (1801-1870)

Citer cet article

Référence papier

Pascale Nachez, « Un avenir pour le patrimoine industriel de trois « Manchester » : Manchester, Mulhouse, Łódź, trois villes au cœur de la révolution industrielle textile en Europe. Leur patrimoine immatériel », Revue du Rhin supérieur, 4 | 2022, 165-176.

Référence électronique

Pascale Nachez, « Un avenir pour le patrimoine industriel de trois « Manchester » : Manchester, Mulhouse, Łódź, trois villes au cœur de la révolution industrielle textile en Europe. Leur patrimoine immatériel », Revue du Rhin supérieur [En ligne], 4 | 2022, mis en ligne le 01 novembre 2022, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/rrs/index.php?id=252

Auteur

Pascale Nachez

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