Les recherches anciennes comme récentes insistent fortement sur la signification du serment pour fonder la communauté urbaine1. Cette prégnance du lien juré semble particulièrement forte dans le Rhin supérieur et l’espace confédéré à la fin du Moyen Âge – un espace fragmenté, mais marqué par une culture politique commune, et s’étendant sur le plateau suisse, l’Alsace et le pays de Bade actuels, de Constance à Strasbourg. Par exemple, de nombreuses villes, de Strasbourg à Zurich en passant par Sélestat ou les deux Fribourg (en Brisgau et en Nuithonie), procédaient à un grand rituel annuel ou biannuel d’assermentation collective des bourgeois adultes mâles, qui juraient fidélité au conseil de ville, lequel s’engageait à son tour par serment à gouverner pour le bien de la communauté. Ainsi, cette conjuratio reiterata (W. Ebel) s’affichait spectaculairement lors de ces Schwörtage (Jours du serment)2.
Par ailleurs, et c’est également un signe du poids peut-être plus fort du serment dans cette région qu’ailleurs dans l’Empire ou l’Europe médiévale, les villes disposaient de « livres de serments » (Eidbücher), où étaient consignées sinon toutes, du moins la plupart des formules juratoires des bourgeois, élus ou officiers ayant à s’engager envers la cité3.
Mais les habitants juifs des villes du Rhin supérieur étaient-ils membres de ce que Paolo Prodi nomma la « société jurée », et dont il voyait le monde urbain des xiiie-xve siècles comme une des meilleures expressions4 ? Spontanément, l’histoire des expulsions et massacres qui frappèrent les communautés juives, et dont il est largement question dans les articles de ce numéro, n’invite pas à se poser cette question. Pourtant, une tradition historiographique de plusieurs décennies a cherché à aller au-delà des preuves de marginalisation, discrimination et persécution envers les juives et juifs de l’Occident médiéval et a notamment insisté sur le fait que ces derniers pouvaient jouir du statut de civis ou Bürger dans les villes, aussi bien dans la partie germanophone de l’Empire que, pour donner un exemple d’ailleurs, en Provence et en Catalogne5.
En portant l’attention sur les serments des juifs dans les villes du Rhin supérieur et de l’espace confédéré à la fin du Moyen Âge, cet article entend donc proposer une contribution à la question aussi classique qu’essentielle de l’appartenance des juifs à la communauté politique urbaine. Il ne sera donc question que des serments prêtés par des juifs à des autorités chrétiennes.
On verra dans un premier temps comment les formes prises par les serments more judaico servaient à instaurer une confiance nécessaire pour fonder les relations entre juifs et chrétiens, puis que le Judeneid était d’abord et avant tout un serment non politique, mais judiciaire. Pour finir, il apparaît que le contenu des quelques serments politiques que les juifs devaient prêter reflète majoritairement une position extérieure à la communauté politique.
Comment créer de la confiance ?
Les formes du serment more judaico
Le serment est, au Moyen Âge, la forme privilégiée de l’engagement, rendant possible des relations sociales fondées sur la confiance. Ce rituel associant mots et gestes, prenant à témoin la divinité et exprimant une auto-malédiction conditionnelle, est omniprésent dans l’Occident médiéval6. Il n’est donc pas étonnant que la société chrétienne de cette époque ait jugé indispensable de trouver des moyens de lier à elle les juifs, qui, par ailleurs, pratiquaient le serment, et les prestations de serment effectuées par ces derniers pour les chrétiens ont beaucoup intéressé la recherche historique7.
Pour s’en tenir à l’essentiel : partout, l’on s’accorda sur une façon de faire paraissant acceptable pour tous, le serment more judaico. Certes, il s’agissait de modalités prévues par des chrétiens pour des juifs, mais on reconnaît un vrai souci d’adaptation8. Le texte est en allemand, mais correspond, avec ses formules d’auto-malédiction, à la foi juive : le jureur est menacé, en cas de parjure, de subir les mêmes souffrances qu’Abraham devant sacrifier son fils ou que Pharaon face aux plaies d’Égypte9. De façon comparable au serment sur les Évangiles, la prestation se faisait la main droite posée sur la Torah (ou sur le Décalogue) ; en revanche, les jureurs juifs avaient la tête couverte (fig. 1 et 2)10.
En effet, c’est le livre sacré des juifs qui était employé. Les jureurs pouvaient apporter leur propre rouleau de la Torah ou volume du Pentateuque, et jurer qu’il était bien un livre sacré pour eux11. Peut-être était-ce nécessaire parce que les chrétiens ne disposaient pas de Torah, parce qu’ils n’étaient pas non plus en mesure de vérifier le contenu d’un ouvrage en hébreu, mais aussi parce que pour instaurer la confiance, il fallait placer le jureur dans une situation où il pouvait s’engager sincèrement, donc sur un livre qu’il reconnaissait12. Au début du xvie siècle, le Laienspiegel, dont il sera question par la suite, envisage des serments de juifs dans des lieux sans communauté juive, et donc sans Torah : le Décalogue leur est lu, et ils posent leur main sur la poitrine13.
Fig. 1 : Serment de juif (Diß seit uns von dem juden eyde, wi suͤ sweren suͤllent), Der künige buch – Schwabenspiegel, vers 1430
Bruxelles, Bibliothèque royale, Ms. 14689-91, fol. 204r.
Quant aux femmes, pour lesquelles le serment est problématique, nous n’avons pas repéré de sources présentant des juives prêtant serment dans le Rhin supérieur. Les exemples issus d’autres régions invitent cependant à croire qu’elles disposaient également de modalités adaptées à leur religion14.
Rien, par ailleurs, n’est dit dans le corpus sur le(s) lieu(x) de l’acte juratoire, mais le paiement d’une taxe au scribe du tribunal à Obernai suggère qu’il pouvait se tenir dans des lieux civiques et pas seulement juifs15.
D’où venaient les formules juratoires utilisées dans le Rhin supérieur ? Plusieurs sources différentes paraissent évidentes, même si on ne peut dans le cadre de cet article proposer de comparaison fine des textes : le Judeneid d’Erfurt, le plus ancien connu en allemand et qui servit de modèle dans tout l’Empire, et le Miroir de Souabe (Schwabenspiegel), ce code juridique rédigé sans doute vers 1275 à Augsbourg, qui pouvait servir de droit subsidiaire en cas de lacunes dans le droit local, et fut largement diffusé dans le sud de l’Empire16. On trouve ainsi à la fin d’un petit censier paroissial de Willgottheim (au nord-ouest de Strasbourg), une copie quasiment mot pour mot du texte du Schwabenspiegel17. Le serment des juifs de Nuremberg de 1479 est, quant à lui, copié à Colmar en 149818.
La peau de cochon : humiliation et confiance sont-elles conciliables ?
Dans le contexte d’une adaptation du rituel juratoire pour instaurer la confiance, l’évocation d’une peau de cochon sur laquelle le jureur juif devrait se tenir ne laisse pas d’étonner. Elle se trouve dans le Schwabenspiegel, puis dans des versions plus tardives du Miroir des Saxons (Sachsenspiegel)19. La question est bien sûr de savoir si un dispositif si offensant a pu être appliqué20. L’iconographie donne une première réponse : un manuscrit illustré du Schwabenspiegel, justement produit à Haguenau dans l’atelier de Diebold Lauber, vers 1430, met bien en scène cette peau, ce qui correspond parfaitement au texte, qui comporte des passages problématiques pour un jureur juif (fig. 1)21. Au contraire, dans le Laienspiegel, manuel ou formulaire imprimé en 1509 à Augsbourg puis l’année suivante à Strasbourg, ni le texte, ni la gravure l’accompagnant n’évoquent une peau de cochon. Or cet ouvrage rédigé par Ulrich Tengler, un temps secrétaire de la ville de Nördlingen, était destiné à ses confrères des chancelleries urbaines et avait donc des visées plus directement pratiques que le Miroir de Souabe22. Notons d’ailleurs qu’alors que l’illustration du Schwabenspiegel affuble le juif d’un chapeau caractéristique, la gravure des éditions strasbourgeoise comme augsbourgeoise du Laienspiegel le présente la tête couverte d’un bonnet neutre (fig. 2). En revanche, le jureur comme d’autres personnes autour de lui portent sur leur vêtement une rouelle qui les désigne comme juifs. De plus, il pose non la main droite, mais la gauche sur le livre23.
Fig. 2 : Ulrich Tengler, Layenspiegel
Imprimé par Matheis Hupfuff, Strasbourg 1510, fol. 52r
Domaine public. https://doi.org/10.11588/diglit.1898#0119.
La peau de cochon – comme le passage humiliant de la formule juratoire du Miroir de Souabe présentant les juifs comme déicides – a donc disparu du texte utilisé dans le contexte urbain, ce qui semble logique : comment attendre d’un jureur qu’il dise la vérité si on l’avilit ?
Cependant, la volonté d’humiliation du Miroir de Souabe n’est pas inconnue des administrateurs : le serment de Saverne (après 1489) mentionne que le juif doit jurer avec les pieds sur une peau de cochon, mais qu’on l’en dispense sur demande. Il s’agit donc d’humilier, mais sans mettre en danger l’efficacité du serment. Cette référence à la peau de cochon, exceptionnelle dans les textes copiés dans les livres municipaux de la région, semble en fait éloignée de la réalité du rituel24.
Enfin, alors que des images de serments de juifs plus anciennes ou issues d’autres régions de l’Empire (Erfurt, Landshut) figurent un rouleau de la Torah, l’iconographie du Judeneid du Rhin supérieur la présente sous la forme – ignorance ou convention ? – d’un codex25.
Au total, les modalités des serments que des juifs prêtaient à des chrétiens témoignent à la fois d’une volonté, des deux côtés, de s’adapter pour trouver un langage commun, et d’une certaine gêne ou méconnaissance de la part des autorités chrétiennes. Il faut cependant se demander si les formules juratoires copiées dans les livres municipaux dans la seconde moitié du xve siècle ne sont pas conservatrices et, au fond, éloignées des pratiques réelles. En effet, dans le Rhin supérieur, les chrétiens ne juraient en général pas sur des reliques ou des Évangiles, mais, en fait, sans objet juratoire, simplement en levant les trois premiers doigts de la main droite26. Or dans un conflit entre le Magistrat et les juifs d’Haguenau, le parnas Mosse de la communauté dut jurer qu’il disait le vrai ; la charte d’arbitrage du Conseil d’Obernai indique qu’il le fit « comme un juif, avec les doigts levés et en répétant les mots qui lui avaient été lus »27. Même si on ne sait pas ce que recouvre l’expression « als ein jude », « comme un juif », qui pourrait désigner une main sur la Torah, il est aussi possible que les juifs aient adopté des modalités plus légères, même quand le livre sacré était disponible.
Le juramentum more judaico, un serment judiciaire
Si les juifs devaient bénéficier d’une adaptation du serment chrétien qui le rende acceptable à leurs yeux comme à ceux de leurs interlocuteurs non-juifs, les attestations du juramentum more judaico ont cependant une limite essentielle : elles sont pratiquement toutes des serments assertoires, tels qu’on en avait besoin pour faciliter le commerce et la justice surtout : les juifs juraient d’abord aux chrétiens qu’ils disaient vrai, comme dans le cas de Mosse à Haguenau ci-dessus. On leur demandait beaucoup moins de s’engager à un comportement donné dans le futur (serment promissoire).
Des exceptions existent, comme la caution juratoire (Urfehde, engagement à accepter une condamnation28) d’un juif apparemment d’origine française, banni de la ville de Strasbourg en 1387 :
Item Memmelot de Morschele le juif, le welsche, qui fut trouvé dans la cathédrale et qu’on battit de verges autour de la cathédrale, a juré par son serment juif de se tenir éloigné d’une lieue de la ville, à perpétuité. Et si on l’attrape à l’intérieur des limites, on devra l’exécuter par noyade. Fait le jeudi avant la Saint-Jean-Baptiste [20 juin 1387]29.
Ainsi, même ce condamné à une peine infâmante pour s’être trouvé dans un lieu de culte chrétien avait pu prêter serment more judaico. Il s’agissait bien d’un serment engageant l’avenir, mais, pour reprendre la terminologie de Paolo Prodi, qui relativise à raison la distinction classique entre serments assertoires et promissoires, pas d’un serment politique, qui fondait une relation interpersonnelle durable30. De fait, les formules juratoires qui trouvèrent place dans les livres municipaux du Rhin supérieur n’appartiennent qu’à la sphère judiciaire, comme s’il importait de régler des interactions nécessaires, devant le tribunal, ou pour garantir des transactions commerciales ou financières, mais pas de régler le vivre-ensemble.
Des serments à la marge
Les serments de juifs sont présents dans la documentation urbaine du Rhin supérieur. Mais leur place est tout à fait éloquente. En effet, ils manquent totalement dans les Eidbücher, comme si leurs formules juratoires n’avaient pas leur place dans les collections de serments prêtés à la ville, ces outils indispensables du gouvernement urbain31. Le Judeneid d’Obernai a certes été copié dans le livre des serments, mais après les formules juratoires elles-mêmes, au dernier folio, à la suite d’une liste d’entrées en bourgeoisie (et de résiliations), qui n’appartient pas au recueil et dont seule une analyse codicologique pourra dire si elle se trouvait à l’origine dans le volume32. Les autres serments de juifs apparaissent dans des livres municipaux différents, souvent très disparates, et eux aussi pratiquement toujours à la fin du volume, voire sur les contreplats, comme si leur position dans le codex devait refléter leur marginalité, ou, plus sûrement, parce qu’on ne savait pas trop où les mettre33.
Cette marginalité se reflète également dans la méconnaissance que les administrateurs semblent avoir du juramentum more judaico. En fait, il ne devait pas être si répandu que cela : en effet, le margrave Bernard Ier de Bade (1372-1431), un prince pourtant assez puissant, écrivit au conseil de Strasbourg une lettre lui demandant de fournir à son porteur une copie en allemand et en hébreu (zü dútsche und hebraysche) du Judeneid, car il « avait appris » (vernomen) que la ville l’avait par écrit (eygentlichen verschrieben). Si la ville ne disposait pas du texte hébreu, elle devait « tout de même l’envoyer en allemand » (so schickend uns ine doch zu dútsche)34. Autre indice du faible degré de connaissance du serment des juifs, le Laienspiegel, là où la formule juratoire nurembergeoise qui lui servait de modèle menaçait le parjure d’être heram (soit hèrem, « anathème »), indique « heran » (Augsbourg, 1509) ou « hieran » (Strasbourg, 1510, soit « ici », « à cela »), et met donc un mot allemand – sans aucun sens dans le contexte de la phrase – à la place du mot hébreu visiblement incompris35.
Ainsi, la place des serments juifs dans la documentation administrative des villes suggère que les autorités ne prévoyaient guère que des assermentations dans un cadre judiciaire. Faire société politique avec les juifs grâce au serment était-il prévu ?
Juifs et serment politique
Des bourgeois pas comme les autres
La marginalité politique des juifs se traduit également par leur absence des Schwörtage. S’il n’est pas exclu qu’ils aient pu y participer dans d’autres régions, il n’y en a aucune trace de Strasbourg à Constance. Or, au-delà du serment lui-même, le cadre de ces grands rituels collectifs était très fortement religieux – ils avaient souvent lieu dans ou devant une église, à Strasbourg ou Zurich par exemple36. Aussi l’hypothèse d’un silence documentaire s’expliquant par l’absence de problème nécessitant une mise en écrit n’est-elle pas envisageable.
Les juifs pouvaient pourtant accéder au droit de bourgeoisie dans les villes du Rhin supérieur, et certains apparaissent dans les rôles ou livres d’entrée en bourgeoisie, ainsi à Colmar ou à Fribourg en Nuithonie37. Cependant, ils relèvent alors d’une autre forme de bourgeoisie, qui, comme l’a bien vu Hans-Jörg Gilomen, relève moins de l’appartenance à la communauté civique que d’un contrat de protection d’ailleurs limité dans le temps38. Cette protection coûtait, en outre, très cher à ceux qui la sollicitaient, sans commune mesure avec la taxe d’entrée habituelle pour les chrétiens39 : cela les distingue fortement des autres bourgeois au statut dérogatoire, nobles ou autres « bourgeois forains » (non-résidents), qui pouvaient également devenir bourgeois pour une période déterminée40.
Quelle acceptation des serments politiques par les juifs ?
Pour autant, quelques serments de juifs conservés montrent que les autorités urbaines cherchaient à lier à elles les habitants juifs comme les autres, par des serments « politiques », à une époque où l’assermentation était le moyen le plus efficace pour assurer solidarité mais aussi obéissance, et où les villes s’efforçaient de se faire jurer fidélité par toutes les catégories d’habitants, bourgeois, manants, compagnons de métiers ou encore clercs. Dans ces formules juratoires, le contenu des clauses à respecter ne distingue guère, voire pas du tout, les habitants juifs des autres. C’est ainsi le cas à Zurich en 1383, lorsque la ville commanda aux juifs de jurer obéissance au bourgmestre et au conseil, et en particulier de ne saisir que le tribunal urbain en cas de délit, même si toutes les parties étaient juives : le plaignant ne pouvait recourir au tribunal de la communauté41. Ici, seule l’amende prévue, 200 marcs d’argent, est exorbitante42 ; pour le reste, l’exigence des autorités zurichoises est conforme à la volonté des villes des xive et xve siècles de se réserver la justice en excluant toute action devant un tribunal étranger. Ainsi les cités se battaient-elles pour obtenir le privilège de non evocando et les bourgeois devaient-ils jurer de ne poursuivre quiconque sinon devant le juge de la ville43. Dans le cas de Zurich, la disposition visait sans doute d’abord les tribunaux hors de la ville, car de nombreux cas de saisine du tribunal juif de Zurich sont attestés après 138344. Il s’agissait certainement surtout pour les autorités d’affirmer le principe de leur compétence exclusive, comme à Fribourg en Nuithonie en 1413, où les juifs résidents ou bourgeois devaient s’adresser seulement au tribunal urbain, mais où ce dernier, « ensi coment l’on en use auxi autre part en plusour bonne villes », pouvait en fait ensuite renvoyer l’affaire à la juridiction de la communauté juive45.
Un engagement à se conformer aux règles en vigueur pour les autres habitants – chrétiens – était-il cependant acceptable pour les juifs, qui entendaient conserver leurs coutumes et pour cela une certaine autonomie de leurs communautés ? On sait par exemple combien il était mal vu de ces dernières qu’un de leurs membres fasse appel à un juge chrétien plutôt qu’au tribunal rabbinique46.
Un conflit entourant un serment que Haguenau exigeait de ses juifs suggère combien un engagement politique juré était délicat. Le « vieux livre des statuts » de cette ville du nord de l’Alsace comporte en effet un serment à prêter par les juifs, qui, non daté, est cependant situé au xve siècle47. G. Mentgen souligne que les exigences adressées aux juifs haguenoviens n’ont rien d’exceptionnel48 : en fait, elles sont justement intéressantes parce que le premier paragraphe ne se distingue en rien de celles qui pesaient sur les chrétiens qui s’installaient en ville, comme bourgeois ou comme manants : fidélité aux autorités, et, en particulier, engagement à ne pas saisir de tribunaux étrangers, tant pendant leur séjour dans la ville qu’après l’avoir quittée, s’ils avaient affaire à la justice pour des causes concernant leur période de résidence à Haguenau. Le deuxième paragraphe du texte est au contraire très spécifique, contenant des clauses relatives à l’usure.
L’intérêt de ce texte à jurer – une sorte de Judenordnung – réside dans la réaction qu’il semble avoir suscitée. En effet, en 1468, bourgmestre et Conseil d’Obernai furent sollicités pour arbitrer entre Haguenau et Mosse, représentant les juifs de la ville. Ce dernier affirmait en effet que les autorités d’Haguenau auraient lu aux juifs une feuille (zedel) puis les auraient poussés à la jurer. À vrai dire, on ignore si cette feuille correspondait au texte du livre de statuts ; le bourgmestre d’Obernai dit seulement que Mosse pria le grand-bailli d’Alsace, représentant de l’empereur, d’intervenir en faveur des juifs de Haguenau ; Mosse lui-même déclara sous serment qu’il avait oublié les différents points à jurer49. Parce que la Judenordnung était classique, G. Mentgen part du principe qu’elle comportait d’autres clauses qui conduisirent les juifs à la rejeter. On peut penser au contraire qu’un serment de fidélité était en soi problématique pour eux. Mosse aurait en effet expliqué que « les juifs de Haguenau ne prêtaient pas de serment à la ville de Haguenau depuis longtemps » ; après la lecture de la feuille, on leur aurait demandé de la jurer ou de quitter la ville, « ce qui n’était jamais arrivé avant »50. Une telle alternative, qui visait à forcer des personnes situées hors du groupe des bourgeois ou manants qui, eux, juraient obéissance aux autorités, à faire de même, était pourtant courante, et heurtait les personnes ou groupes qui tenaient à leur différence. Au même moment (1465-1469), par exemple, Mulhouse avait placé Hans von Hirtzbach devant le même choix, ce noble ayant finalement préféré quitter la ville plutôt que de lui prêter allégeance51. C’est qu’Hirtzbach, à cause de son honneur aristocratique, ne voulait pas se fondre dans la communauté urbaine. Il n’est, à mon sens, pas absurde de penser que les juifs ne voulaient pas non plus renoncer aux marges de manœuvre que leur réservait leur statut particulier, plutôt que de se lier à une communauté civique dont ils ne partageaient ni la foi ni toutes les coutumes et qui jouissait de privilèges auxquels ils n’avaient pas part.
Conclusion
Le serment était tellement essentiel pour garantir vérité et confiance dans les relations sociales que la société chrétienne du Moyen Âge tardif dut trouver des solutions pour assermenter les juifs. Cela nécessitait des adaptations ou « efforts de traduction »52, au sens propre ou figuré : trouver des gestes ou des objets juratoires, sans doute également des lieux acceptables par toutes les parties. Les tâtonnements, parfois les erreurs manifestes suggèrent cependant que l’on ne savait pas toujours bien comment faire : la méconnaissance des pratiques juratoires juives dut jouer un rôle. Elle était d’autant plus forte que pendant une bonne partie des deux siècles qui viennent d’être abordés, les juifs étaient, à la suite d’expulsions violentes ou de massacres, absents des villes du Rhin supérieur ou de l’espace confédéré, et les pages qui précèdent doivent être lues à la lumière de ce contexte : dans plusieurs cas, comme à Colmar en 1498, les formules juratoires coïncident avec un retour timide des juifs53.
Des solutions étaient trouvées pour rendre possibles des interactions entre juifs et chrétiens devant le tribunal. En revanche, les serments more judaico ne paraissent pas avoir servi à donner aux juifs une place au cœur de la communauté urbaine. Ils témoignent ainsi de l’ouverture de la société majoritaire à la minorité juive, comme de l’inverse, mais aussi de ses limites.

