Des chroniqueurs juifs ont laissé des récits des persécutions subies, de la main des croisés, par des communautés juives de la vallée du Rhin et au-delà de l’espace rhénan dans le sillage de la première (1096) et de la deuxième croisades (1146-1149). Les quatre chroniques que nous présentons ici constituent presque notre unique source sur ces événements, sur lesquels les chroniqueurs chrétiens ne se sont guère attardés : ils leur consacrent quelques pages, voire seulement quelques lignes. Chacun des chroniqueurs juifs a tenté d’infléchir la perception des événements, par sa manière de privilégier, selon le cas, soit l’aspect historique, soit la dimension théologique des événements, ce qui fait que l’importance de ces sources est double ; d’une part, elles permettent de mesurer l’impact des croisades sur la vie sociale et culturelle des communautés juives en terre ashkénaze ; et, d’autre part, elles montrent comment les massacres se sont inscrits dans la mémoire collective, constituant ainsi toute une liturgie de suppliques et de complaintes où se mêlent aux récits des croisades les tragédies qui ont suivi la destruction du Temple de Jérusalem, entraînant avec elles les suicides collectifs de Béthar et de Massada, donnant ainsi à leurs récits un caractère anhistorique. Certains de ces textes ont été si suggestifs qu’ils restent jusqu’à aujourd’hui présents dans l’agenda liturgique des communautés juives ashkénazes. C’est la raison pour laquelle ils nous invitent à tenter d’articuler à travers l’analyse de ces textes la rencontre entre la Mémoire et l’Histoire qui semblent si chevillées dans la conscience juive à travers l’écriture et la liturgie des croisades.
C’est à 1892 que remonte la première publication des trois chroniques hébraïques, qui rapportent les persécutions dirigées contre les juifs dans les diverses communautés juives rhénanes pendant la première croisade : la Chronique de Salomon bar Samson, la Chronique d’Éliézer bar Nathan et celle qu’il est convenu d’appeler « l’Anonyme de Mayence »1.
La première de ces trois chroniques fut attribuée dès la fin du xixe siècle à Salomon bar Samson (chronique 1), ce dernier déclarant l’avoir rédigée en août-septembre 1140 : « Jusqu’ici en l’an [4]900 (1140), moi Salomon bar Samson, j’ai transmis le récit de ces événements à Mayence après avoir questionné les Anciens sur les faits, et sur leurs dires j’ai retracé le tout en bon ordre après qu’ils m’eurent relaté ce martyre2 ». La seconde est, nonobstant les réserves de Shalom Albeck3, attribuée à Éliézer bar Nathan (chronique 2) : ce nom est placé à plusieurs reprises en acrostiche (voir infra). La troisième, a été qualifiée de « l’Anonyme de Mayence », l’auteur nous étant resté inconnu.
Ces trois chroniques, toutes relatives à la première croisade, ont été à nouveau éditées par A. M. Habermann avec un certain nombre d’autres textes relatifs aux persécutions médiévales contre les communautés juives, dont le Sefer Zekhirah, Le livre de la Souvenance de Éphraïm de Bonn (1132-v. 1196)4. Celui-ci porte principalement sur la deuxième croisade, mais il relate également les autres persécutions qu’ont subies les juifs en France et en Angleterre dans la deuxième moitié du xiie siècle, en commençant par ce qui a pu être la première accusation de crime rituel sur le continent européen, à savoir le « ma’asé norah », connu comme « l’affaire de Blois » (voir infra). Nous devons à Eva Haverkamp l’édition la plus récente, bilingue hébreu-allemand, des trois premières relations hébraïques.
La deuxième chronique attribuée à Éliézer bar Nathan est constituée de quatre poèmes liturgiques qui en constituent la trame originelle, et c’est sans doute cette juxtaposition de prose et de poésie qui lui donne son caractère unique et original5. C’est cette originalité qui a fourni la clé permettant d’identifier le nom de l’auteur : en effet, chacun des quatre poèmes intercalés avec les récits historiques est composé sous forme d’acrostiche dont les lettres forment le nom Éliézer bar Nathan. Celui-ci, auteur de l’éminent ouvrage halakhique, Eben ha-‘Ezer, portait un profond intérêt pour la poésie religieuse. Le fait que l’on retrouve le même acrostiche dans trente de ses poèmes qui nous sont parvenus confirme son identification. Selon Robert Chazan, Éliézer bar Nathan se serait limité, à l’origine, à rédiger un résumé de la chronique de Salomon bar Samson, mais la composition d’élégies funèbres introduites dans la narration témoigne d’une orientation littéraire bien plus ambitieuse que son intention première6.
L’auteur se concentre sur les victimes juives des atrocités commises par les croisés en 1096 et décrit leur souffrance et leur héroïsme, plutôt qu’évoquer les éléments relatifs aux croyances répandues parmi les croisés et à leur comportement. Il se livre à une description réaliste et temporelle des événements, qu’il conjugue à des insertions poétiques intemporelles. À la différence des autres chroniques, Éliézer bar Nathan ne dit rien de la prétendue culpabilité des juifs en ce qui concerne la crucifixion, ou de l’insulte que constituait, pour leurs ennemis, leur présence en terre chrétienne ; il ne commente pas davantage leur réaction face au martyre par suicide, individuel ou collectif, commis pour la « sanctification du Nom » [le Qiddouch ha-Shem]. On n’y trouve rien qui ressemble aux poignants monologues disséminés dans la Chronique de Salomon bar Samson comme dans celle de l’Anonyme de Mayence.
C’est pourtant cette combinaison, insiste Robert Chazan7, de deux styles, offrant une consolation rassurante, qui explique que la chronique d’Éliézer bar Nathan ait connu un retentissement relativement plus important et plus persistant, que les autres chroniques8.
Quant à l’Anonyme de Mayence, nous ignorons le nom de l’auteur ainsi que la date précise de sa composition (chronique 3)9.
Un débat a entouré, dès la fin du xixe siècle, la question relative à la chronologie des textes ainsi que leur mise en corrélation et le repérage de leurs éventuelles sources communes. Henriette Benveniste nous en propose une synthèse10 : H. Bresslau, l’auteur de l’introduction de l’édition Neubauer-Stern, pense que les textes ne se copient pas l’un l’autre, mais s’appuient sur des sources communes. S. Baer, leur traducteur, exprime la même opinion en ajoutant que cette source commune est un texte plus ancien provenant également d’échanges de lettres circulaires entre les communautés juives de la vallée du Rhin. N. Porgès considère le texte de Salomon bar Samson comme la source des deux autres11. R. Chazan pense que le récit d’Éliézer bar Nathan s’appuie sur celui de Salomon bar Samson, qui est le plus ancien (1096), tandis que l’Anonyme de Mayence et le récit de Salomon bar Samson seraient indépendants l’un de l’autre, tout en s’appuyant sur des sources communes12. Pour Shlomo Eidelberg, le troisième texte s’appuie sur les deux autres, et tous les auteurs se réfèrent à des sources communes13. Enfin, A. Sapir Abulafia pense que les textes sont étroitement liés14 : le premier, qu’elle n’attribue pas à Salomon bar Samson, serait un mélange du deuxième et troisième ; le récit de l’Anonyme de Mayence serait le plus ancien. Eva Haverkamp, pour sa part, a procédé à une collation complète de la tradition manuscrite des trois pièces en question15 ; elle soumet ces documents, auxquels elle ajoute d’autres copies tardives et inconnues des éditeurs du xixe siècle, à un examen philologique qui lui permet de dresser le stemma qui conduirait à une relation hébraïque originelle supposée perdue. Il ressort que la Chronique d’Éliézer bar Nathan (chronique 2) procèderait directement de cette source originelle qui serait également l’une des sources de la chronique de Salomon bar Samson dite « gezerot shenat d’tatnu » (Persécutions de l’an 4856, chronique 1). Quant à la chronique 3, E. Haverkamp la considère indépendante de la relation originelle. Absente de celle d’Éliézer bar Nathan, elle serait l’une des sources de la chronique de Salomon bar Samson16.
Nous avons signalé supra que, dans sa réédition des trois chroniques, A. Haberman17 avait ajouté, pour les compléter et les éclairer, un certain nombre d’autres textes relatifs aux persécutions médiévales, en particulier le Sefer Zekhirah, le Livre de la souvenance d’Éphraïm de Bonn (1132-v. 1196)18. Ce texte mérite d’être considéré comme une quatrième chronique à part entière, bien qu’il traite, principalement, de la deuxième croisade (1146-1149), ainsi que d’autres événements dramatiques19. Il ne consiste pas seulement en une chronique de la deuxième croisade : il retient également l’écho de nombreux témoignages oraux et de lettres circulaires émanant des différentes communautés, et ce, quelque temps après les événements relatés20. En décrivant la fuite des Juifs vers la forteresse de Wolkenburg, Éphraïm de Bonn précise :
Moi [Éphraïm] le Jeune auteur de ce récit, j’avais treize ans quand je séjournais dans la forteresse de Wolkenburg chez des parents proches, pour la plupart du côté de ma mère, que son âme repose en paix21 !
Il est donc certain que quelques années ont passé avant que Éphraïm bar Jacob ne prenne la plume pour décrire la crise des années 114022. L’ouvrage aurait donc été rédigé dans les années 1170, au plus tard après 1177, date de la prise de la forteresse d’Ascalon par les croisés23. Relatant la terrible défaite subie par les croisés allemands à la fin d’octobre 1147, Éphraïm de Bonn écrit :
À la nouvelle lune de Kislev 4908 (1147), il y eut une éclipse du soleil, alors que le tiers de la journée était passé. On pouvait voir à l’intérieur de l’éclipse la forme d’une roue de wagon avec des teintes de rouge, de vert et de noir. Cette scène reprit son apparence normale. Plus tard, nous apprîmes que, ce jour-là, les Édomites [NdT. les chrétiens] avaient lutté contre les Ismaélites [NdT. les Arabes] et que les Édomites avaient été battus. […] Et, au cours de cette même journée, ils ne conquirent qu’une seule ville appelée Lascona, sur la bordure du pays d’Israël. Ils expulsèrent la population autochtone et y séjournèrent jusqu’à aujourd’hui. Ils firent de même à Ashkelon qui appartenait aux Philistins24.
Le récit de cet affrontement, suivi de l’imprécation suivante : « Que le Dieu jaloux et vengeur exerce sa vengeance sur eux deux, Édom et Ismaël, comme il le fit sur Pharaon et sur toute l’Égypte », conduit Robert Chazan à percevoir le pressentiment d’une confrontation imminente entre les deux grands blocs de l’époque : la Chrétienté et l’Islam25. De fait, cet événement eut aussi une dimension religieuse : le Dieu des chrétiens ne sortait guère vainqueur de la première rencontre avec l’Islam.
Éphraïm de Bonn commence son récit par le prêche du moine cistercien Ralph [ou Raoul] (fin de l’année 1146), qui entraîna un certain nombre d’attaques contre les juifs. Il mentionne les efforts faits par Bernard de Clairvaux, figure de proue de la deuxième croisade, pour empêcher ces assauts. L’abbé de Clairvaux soutenait en effet qu’il ne fallait ni persécuter, ni tuer ni même chasser les juifs :
Vivants symboles ils sont pour nous, car ils nous rappellent sans cesse la Passion de Notre-Seigneur. C’est pourquoi ils ont été dispersés dans toutes les contrées, afin que, tout en expiant un si grand crime, ils soient en même temps les témoins vivants de notre rédemption. Si les juifs étaient totalement supprimés, comment donc pourrait-on attendre la promesse de leur salut, leur conversion finale26 ?
Pour Éphraïm de Bonn, la cruauté à laquelle les communautés juives rhénanes durent faire face rendaient obsolète un tel appel, alors que ses coreligionnaires, décidant de chercher refuge, sur le conseil de leurs supposés protecteurs, dans les citadelles fortifiées ou les palais épiscopaux, durent très rapidement se rendre compte que ces refuges ne furent d’aucun secours. L’argumentation de Bernard de Clairvaux s’appuyait sur des considérations à la fois canoniques et théologiques, reflétant ainsi la doctrine de l’Église de son temps concernant le rôle des juifs dans l’économie du Salut, et les massacres furent limités là où son influence était opérante. Ephraïm de Bonn lui en sera reconnaissant en en donnant témoignage dans sa chronique. Âgé de treize ans, il faisait partie de la communauté de Cologne qui s’était réfugiée dans la forteresse de Wolkenburg27.
À partir du moment où les Gentils apprirent que Wolkenburg avait été donné aux juifs et qu’ils s’y rassemblaient, ils cessèrent de les poursuivre, et ce fut un soulagement qui concerna également le reste des juifs qui s’enfuyaient vers les citadelles28.
Il cite ensuite les attaques sporadiques perpétrées contre les juifs qui avaient quitté la sécurité relative de ces villes pour s’aventurer au-dehors de la forteresse de Wolkenburg où ils s’étaient abrités après avoir quitté les localités menacées.
Les émeutes de Wurtzbourg qu’il évoque furent provoquées par la découverte d’un chrétien dans la rivière ; ce cadavre opérait des miracles, et l’on porta contre les juifs l’accusation qu’ils avaient causé la mort du noyé. Ce n’était là qu’un maillon dans la chaîne des diffamations, peut-être le premier, qui allaient aboutir à l’accusation de crime rituel29.
Ephraïm de Bonn relate sept autres persécutions en France et en Angleterre dans la deuxième moitié du xiie siècle, dont la tragédie des martyrs de York et la première accusation de crime rituel portée contre les juifs sur le continent européen : le « terrible événement » (« ma’asé norah »), connu comme « L’Affaire de Blois » qui eut lieu en 1171.
Sa narration ne précise pas à quel moment elle passe de la description du destin des communautés juives de la vallée du Rhin à celui des communautés juives de France. La localisation des faits, assez obscure, a donné lieu à de nombreux débats ; pour H. Gross, il faut les situer à Ham, dans la Somme, mais S. Schwarzfuchs30 estime qu’il s’agit de la Bohême. L’attaque contre R. Jacob ben Meir [Rabbénou Tam], la plus grande autorité rabbinique de l’époque, qui fut blessé en refusant d’apostasier sous la menace des croisés, mais fut sauvé par un chevalier qui passait, s’est clairement déroulée en France.
Le récit de la tragédie de Blois, avec le martyre des trente-huit juifs, dont dix-sept femmes qui, au baptême, préférèrent mourir et périrent sur le bûcher le 20 sivan (le 26 mai) 1171, a été analysé par Yosef Hayim Yerushalmi31 qui y voit une illustration du fonctionnement de la mémoire juive collective32 et le rapproche de ce qui se passa au lendemain de la grande vague des pogroms cosaques de 1648, au cours desquels des milliers de membres des communautés juives furent assassinés. Dans le premier cas, Rabbénou Tam composa des selihot [supplications] et des qinot [complaintes] pour rappeler l’événement et institua dans le calendrier juif un jour de jeûne à la mémoire des victimes. Dans le deuxième cas, on composa également des selihot et des qinot, comme si 1648 répétait le martyre des croisades33. Yom Tob Lipmann Heller reprit certaines selihot composées au xiie siècle et ordonna qu’elles soient dites en souvenir des pogroms de 1648, et elles le furent dans les communautés juives d’Europe orientale jusqu’à la veille de la seconde Guerre mondiale :
Ce qui est arrivé de nos jours est semblable aux persécutions d’autrefois, et tout ce qui est arrivé à nos pères est arrivé à leurs fils. À l’occasion des premières persécutions, les générations d’autrefois avaient déjà composé des selihot et raconté les événements. C’est tout un. Aussi me suis-je dit : va et cherche parmi les selihot, car « l’ongle des pères vaut mieux que le ventre des fils » (Tb. Traité Yoma 9b). […] Leurs paroles feront comme une échelle grâce à laquelle nos prières monteront au ciel34.
Pour Yosef Hayim Yerushalmi, ces quatre chroniques des croisades témoignent du sentiment profond qu’une terrifiante rupture était intervenue dans les relations entre juifs et chrétiens. Elles expriment également la terreur et l’étonnement devant le premier martyre collectif juif en Europe. Pour dire l’intolérable, poursuit Yerushalmi – soit les scènes atroces des suicides collectifs de juifs tels que, plutôt que d’accepter le baptême, pères et mères tuèrent leurs enfants avant de retourner contre eux le couteau du sacrifice – les chroniques repassent l’image d’Abraham s’apprêtant à sacrifier Isaac au mont Moriah. L’aqedah, la « ligature » d’Isaac, devient un paradigme et un leitmotiv35, et pour la génération des survivants elle remplira une fonction existentielle. Et Salomon bar Samson de s’interroger sur l’apparente absence de la Providence et d’interpeller le Créateur :
Qui n’a jamais vu ni entendu de telles choses ? Demandez et voyez : y eut-il jamais une ‘aqédah collective comme celle-ci dans toutes les générations depuis Adam ? Y eut-il jamais onze cents ‘aqedot en un seul jour, toutes comparables à l’‘aqédah d’Isaac fils d’Abraham ? Une seule d’entre elles, accomplie sur le mont Moriah, ébranla la terre ainsi qu’il est écrit « Regardez leurs vaillants là-bas pleurer, les anges de la paix versent des larmes amères, et que les cieux s’obscurcirent ». Mais que font-ils maintenant ? Pourquoi les cieux ne s’assombrissent-ils pas, et les étoiles ne pâlissent-elles pas ? Pourquoi le soleil et la lune ne se sont-ils pas ternis dans leur course lorsqu’en un seul jour, un mardi, le trois Sivan, […] onze cents martyrs furent massacrés et égorgés, parmi lesquels des nouveau-nés et des enfants qui n’avaient jamais commis de péché, des âmes d’humbles et d’innocents ? Contiendras-Tu Ta colère à la face de ce spectacle36 ?
Le chroniqueur ne considérait pas la catastrophe de Mayence au prisme de la catégorie familière à la théologie juive – châtiment du péché. Dans la mesure où les communautés juives rhénanes avaient la réputation d’être des communautés pieuses, seul un supposé dessein divin qui nécessitait qu’elles soient ainsi éprouvées pouvait expliquer leurs malheurs ; elles l’avaient été précisément parce qu’elles étaient parfaites, ou tout du moins, parce qu’elles s’étaient identifiées à Abraham, partageant avec lui l’épreuve suprême de la foi.
En préférant la mort, parfois de leur propre main, les juifs ashkénazes renouaient également avec les gestes des guerriers Macchabées, et en particulier de Hanna et de ses sept fils. La Juive Mina de Spire fut la première à montrer la voie du « Qiddouch ha-Shem » [sanctification du Nom], en s’immolant, plutôt que d’accepter le baptême ; elle prenait pour modèle « cette femme de bien qui périt en compagnie de ses sept fils, et à propos desquels fait allusion le Psalmiste lorsqu’il parla de la bienheureuse mère de ces enfants » (Ps. 113,9)37. L’exemple de Hananya, Michaél et Azarya, victimes de l’insurrection menée par Bar Kochba et anéantie à Bétar, de Rabbi Aquiba et des « Dix martyrs » de l’époque talmudique, était également présent à leur esprit. Le devoir d’être prêt à « Sanctifier le Nom » – à sacrifier sa vie plutôt que de transgresser la Torah – faisait partie de la tradition juive, et ces premiers martyrs donnaient l’exemple38. Il y avait aussi le support textuel de l’épisode de Massada39, connu par le Sefer Yossippon (forme judéogrecque du nom Josephus), un ouvrage attribué alors à Flavius Josèphe et considéré comme une tradition ancestrale à valeur prescriptive.
À l’instar d’autres historiens tels Ivan G. Marcus et Israël Jacob Yuval, Léna Roos – contrairement à l’optique mémorielle que nous propose Yosef Yerushalmi – a signalé le fait, insuffisamment pris en compte, selon elle, dans les recherches relatives aux croisades, que l’idéologie du martyrologue telle qu’elle est énoncée dans les chroniques partage plusieurs caractéristiques avec les chroniques chrétiennes qui leur sont contemporaines, soit dues à une influence chrétienne directe sur les chroniqueurs, soit tout simplement par le fait d’avoir été inspirées par le même argumentaire d’une foi à l’autre40. Cependant, les rares lignes que ces mêmes chroniqueurs consacrent à ces événements, tels Albert d’Aix, Guibert de Nogent ou Ekkehard d’Aura, sont trop succinctes et par ailleurs si insensibles, voire imperméables à la dimension spirituelle de ces massacres qu’on conçoit difficilement un possible rapprochement entre ces deux écritures. Par ailleurs, à l’exception de la chronique de Salomon bar Samson, les chroniqueurs juifs ne cherchaient pas à livrer une histoire des croisades ni même à tracer une litanie des persécutions subies par les communautés juives, mais plutôt à transmettre l’héroïsme spirituel dont firent preuve les juifs à travers le courage avec lequel ils restèrent fidèles au Dieu d’Israël au point de sanctifier le Nom en sacrifiant leur propre vie, chose incompréhensible, voire choquante pour les chroniqueurs chrétiens.
Ces générations étaient portées par un état d’exaltation mystique et d’élans spirituels41. Pour ces hassidim [piétistes], le monde à venir n’était pas un concept abstrait, mais une réalité tangible, et dans le martyre s’ouvrait une vision presque concrète de la récompense céleste. Ils n’en essayaient pas moins tous les moyens imaginables pour se sauver : les chroniques montrent les juifs demandant protection aux autorités et cherchant refuge chez les princes ou auprès des évêques, soudoyant les croisés à leurs portes, se barricadant dans leurs quartiers, se risquant même au combat contre leurs assaillants. Ce fut le cas à Mayence, où de jeunes juifs armés, conduits par Kalonymos bar Meshulam, tinrent en respect, avant de succomber, leurs agresseurs dirigés par Emicho de Leiningen42. Mais, si tout échouait, les martyrs se soumettaient au décret céleste qu’ils accueillaient comme un « jugement divin » (din Chamayim), non sans interroger Dieu sur son silence et sur sa justice. Et c’est dans un état d’exaltation et de joie suprêmes que les martyrs donnent la mort à leurs proches avant de se tuer dans l’assurance de faire un choix qui ne manquerait pas de stupéfier leurs ennemis. Et certaines chroniques latines rapportent qu’en se suicidant avec la prière du « Écoute Israël » [Chema Israël] sur leurs lèvres, ces juifs témoignaient, par la proclamation de l’unité absolue de Dieu, avoir été « élus » par le Maître de l’Univers pour clamer la vérité de leur foi.
La chronique de l’Anonyme de Mayence rapporte aussi l’histoire de Shemariah, un des Sages de la communauté qui, rescapé du massacre de Mors, refusa l’apostasie et accepta le martyre en disant : « Voici le jour auquel j’ai aspiré toute ma vie. » Les juifs de Mayence, voyant toutes les issues condamnées, déclarèrent de tout leur cœur et de toute leur âme, qu’il ne fallait pas avoir de doute sur les voies choisies par le Très Haut-béni soit-il :
Il nous a donné sa Torah pour que nous glorifions l’unité de Son saint nom ; enviable est notre sort si nous accomplissons Sa volonté. Heureux celui qui est tué et égorgé en célébrant l’unité de Son saint nom, car il sera prêt à entrer dans l’autre monde et siégera à côté des Justes, parmi lesquels Rabbi Aquiba et ses pairs, qui sont les fondements du monde et qui sont morts pour son Nom. Bien plus, cet homme-là aura échangé le monde des ténèbres pour un univers de lumière, le monde des souffrances pour un univers de joie, un monde temporaire pour un univers d’une éternelle durée43.
Dans ce qui peut s’apparenter à une fièvre religieuse collective, mais sanctifiée, par l’ardeur du martyre religieux, rien ne semblait importer, ni la halakha ni l’éthique juives proscrivant le suicide ; la seule préoccupation qui les guidait était d’en terminer avec la vie avant de tomber aux mains de l’ennemi et d’échapper à l’inévitable alternative de mourir aux mains de l’adversaire ou d’être converti au christianisme44.
La détermination des juifs à témoigner du bien-fondé de leur foi reflétait la force du mouvement messianique qui venait de prendre naissance en Europe occidentale et qui découlait, en partie, de calculs chronologiques45. Au cours de cette année décisive de 1096, Eliézer bar Nathan donna à la prédiction messianique de Jérémie (31,7) : « Poussez des cris de joie [ronnû] pour Jacob, et exultez à la tête des nations », une interprétation fondée sur la valeur numérique de son premier mot : il y vit une allusion au 256e cycle lunaire de dix-neuf ans, qui débutait en 4856 (1095-1096). Selon S. W. Baron46, c’est en effet pendant l’intervalle qui séparait le concile de Clermont (18 novembre 1095) du printemps de 1096, quand les premiers détachements réguliers et les premières bandes armées de croisés commencèrent à se former, que les juifs demandèrent à leurs coreligionnaires byzantins des précisions sur les rumeurs d’une prochaine venue de leur Sauveur.
Les juifs tenaient également à clamer la vanité de la foi de leurs assaillants, dont les rangs étaient constitués de croisés au zèle religieux indéniable et d’un nombre considérable de désespérés et d’aventuriers, pour qui la perspective de piller et brûler les communautés juives constituait un attrait aussi grand que les expéditions ardues au Proche-Orient. Certains chroniqueurs chrétiens exprimèrent leur indignation devant ces effusions gratuites de sang :
Je ne sais pas si ce fut par l’effet d’un jugement de Dieu ou par une erreur de l’esprit qu’ils se levèrent avec cruauté contre le peuple des juifs dispersés dans chacune de ces villes et qu’ils les massacrèrent de la manière la plus inhumaine principalement dans le royaume de Lorraine, disant que c’était là le commencement de leur expédition et de leurs services contre les ennemis de la foi chrétienne. Ce massacre des juifs commença dans la ville de Cologne ; les citoyens tombèrent à l’improviste sur ceux qui y habitaient en nombre assez modique. Ils les blessèrent et les mutilèrent presque tous d’une manière terrible, renversèrent leurs habitations et leurs synagogues et se partagèrent ensuite beaucoup d’argent47.
Albert d’Aix poursuit :
Ayant brisé les serrures et enfoncé les portes, ils [les croisés] les atteignirent et en tuèrent sept cents qui cherchèrent vainement à se défendre contre des forces trop supérieures, les femmes furent également massacrées, et les jeunes enfants, quel que fut leur sexe, furent aussi passés au fil de l’épée. Les juifs voyant les chrétiens s’armer en ennemis contre eux et leurs enfants, sans aucun respect pour la faiblesse de l’âge, s’armèrent de leur côté contre eux-mêmes, contre leurs coreligionnaires, contre leurs enfants, leurs femmes, leurs mères et leurs sœurs, et se massacrèrent entre eux. Chose horrible à dire ! Les mères saisissaient le fer, coupaient la gorge aux enfants qu’elles allaitaient et transperçaient également leurs autres enfants, aimant mieux se détruire de leurs propres mains que de succomber sous les coups des incirconcis. Il n’échappa qu’un petit nombre de juifs à ce cruel massacre, et quelques-uns reçurent le baptême, bien plus par crainte de la mort que par amour pour la foi chrétienne.
De telles expéditions proclamées avec des accents messianiques par l’Église participaient, d’une façon inédite, à l’économie du salut. C’est ainsi que dans l’imaginaire des croisés, l’étrange épisode, de la femme à l’oie de Mayence rapporté par les chroniqueurs chrétiens comme Albert d’Aix et Guibert de Nogent48, dont le zèle à se joindre à l’expédition est lui-même relaté dans la chronique de Salomon bar Samson et de l’Anonyme de Mayence49, devait rendre les croisés conscients de l’inspiration divine de leur mission. Pour celles et ceux que lança sur les routes cette première croisade essentiellement populaire, l’oie était en effet l’un des nombreux présages annonçant le succès de leur effort pour atteindre Jérusalem. Comme l’écrit Albert d’Aix50 :
Ces hommes avaient une oie et une chèvre qu’ils disaient également animées d’un souffle divin, et ils avaient pris ces animaux pour guides de leur voyage à Jérusalem, ils allaient jusqu’à leur porter respect ; et, semblables eux-mêmes à des bêtes, ils adoptaient ces erreurs avec pleine tranquillité d’esprit.
De son côté, et non sans gravité, Guibert de Nogent déclare : « Nous avons rattaché cet incident à la véritable histoire, afin que les hommes sachent qu’ils ont été mis en garde contre le fait de permettre que le sérieux chrétien soit banalisé par des fables vulgaires. » Ce seul fait montre l’exaltation religieuse suscitée par la prédication de la première croisade. L’Église, n’était plus à même d’en endiguer le phénomène comme en témoigne l’armée réunie par Emicho de Leiningen. Celle-ci prétendait qu’une apparition divine lui avait enjoint de faire apostasier les juifs ou de les exterminer, avant de commettre les massacres de Worms et de Mayence les 18 et 25 mai 1096. Puis, des croisés anglais, français, flamands et certains venus de Lorraine se joignirent à eux, et ils se dirigèrent tous vers Cologne. La tentative des juifs de se réfugier dans les environs échoua, et les croisés les anéantirent dans les villes voisines citées dans la chronique d’Eliézer bar Nathan. Une autre armée avait commis des massacres à Trèves et à Metz, et, au mois de mai, des croisés, conduits par Pierre l’Ermite, avaient déjà obligé les juifs de Ratisbonne à se convertir51.
Les croisés déchiraient les rouleaux de la Torah et n’hésitaient pas, avant de tuer leurs victimes, à s’adonner à ces actes de profanation et de déprédation. Cette attitude renforça la détermination des victimes dans leur refus de se convertir et les poussa à s’exprimer de la même manière à l’égard des symboles religieux de leurs persécuteurs. Les chroniques reproduisent les qualificatifs dédaigneux et moqueurs dont ils étaient victimes et émettent des commentaires cinglants à l’égard des dogmes et des symboles visibles de la religion chrétienne. Le rejet fondamental et irrévocable de la divinité de Jésus, s’exprimant par le mépris et le dégoût à l’heure du supplice, provoqua le durcissement de leur aversion à l’égard du christianisme et se traduit par des excès de langage et des insultes qui se retrouvent tant dans les chroniques que dans les écrits polémiques de l’époque (le Ma’aseh Yeshu [Le récit de Jésus] ou le Toledot Yeshu [L’Histoire de Jésus]), qui abondent de termes dépréciatifs pour peindre l’ennemi ; le baptême devient « une souillure dans les eaux impies », l’église, « une maison d’idolâtrie », Jésus, « le pendu » ou encore « le fruit de la volupté », et les croisés, « les errants, s’ornant d’un symbole blasphématoire, une ligne verticale sur une ligne horizontale ». Les insultes souvent grossières portées par les juifs ont eu une part non négligeable dans la violence redoublée des croisés et paysans contre les communautés juives52. Une mutuelle animosité entre chrétiens et juifs s’exacerba. La prédication incessante, dans la bouche d’autorités religieuses chrétiennes, sur la haute valeur religieuse des massacres d’infidèles rendait pardonnables, sinon méritoires, les actes de violence commis contre les juifs « mécréants » ; d’autre part, les émeutes organisées sur une grande échelle bénéficiaient d’une relative impunité. Les juifs eux-mêmes, en gardant vivant le souvenir de leur martyre et en répétant sans cesse les exploits impérissables de croyants morts pour leur foi, ne permettaient pas à leurs voisins d’oublier le passé, « à tel point que les chrétiens, de plus en plus convaincus que les juifs détestaient tous les chrétiens d’une haine aveugle et sanguinaire, croyaient aveuglément toutes les histoires qui allaient courir sur les assassinats isolés de chrétiens commis par des juifs, comme ils adhéreront plus tard, sans sourciller, aux accusations de meurtre rituel »53.
Ce fut le cas, rapporté plus haut, lors de la tragique affaire de Blois en mai 1171, où un valet-servant chrétien prétendit avoir vu un juif jeter le corps d’un enfant dans la Loire. Aucun cadavre ne fut retrouvé, mais la quarantaine de juifs qui résidaient dans la ville furent jetés en prison, et ils préférèrent mourir plutôt que de se faire baptiser. Le 20 du mois hébraïque de Sivan (le 26 mai 1171), trente-huit juifs, dont dix-sept femmes, périrent sur le bûcher.
La même affaire qu’à Blois se produisit à Bray-sur-Seine en 1191 et fit une centaine de victimes. Autant de rumeurs puis accusations qui, bien que non fondées, retombaient toujours sur la communauté juive tout entière.
De fait, selon S. W. Baron :
Consciemment ou inconsciemment, le récit des actes héroïques fortifiait la solidarité juive et affermissait le contrôle des organismes de la communauté de ses membres. C’est seulement en prêchant une résistance allant jusqu’au sacrifice de soi que les dirigeants pouvaient espérer assurer la continuité d’une petite minorité en butte à d’immenses difficultés, toujours en lutte pour conserver son identité et sa foi. C’est pourquoi l’attitude d’abord indulgente envers les convertis de force qui revenaient au judaïsme se raidit. […] Le changement progressif qui, d’une profonde piété pour la faiblesse de gens soumis à d’irrésistibles pressions, passa à une définitive condamnation, devait se manifester sur une grande échelle dans le comportement du rabbinat du xviie et xviiie siècle envers les Marranes. Il se reflétait également déjà bien avant dans les ouvrages d’Éléazar de Worms et de son disciple Juda le Piétiste. […] En ces jours cruels d’affliction et de souffrances indicibles, la vieille conception larmoyante de l’histoire juive reçut un nouvel élan ; elle fut reconsidérée et reçut une définition entièrement nouvelle. En dehors de l’espoir et des récompenses célestes, promises par la tradition et reprises par les prédicateurs de ce temps, on aboutit à un nouveau concept de la souffrance juive, qui sut donner aux gens de l’époque et aux générations suivantes un sentiment exaltant de satisfaction intérieure. La résolution, témoignée par la majorité d’entre eux de tenir bon en dépit de difficultés presque insurmontables, s’en trouva grandement fortifiée54.
L’usage est de réunir ces différentes chroniques sur la base de leur sujet, mais ne faudrait-il pas les opposer en considérant que les chroniques de Salomon bar Samson et de l’Anonyme de Mayence opèrent une rupture avec la dimension messianique qui domine l’écriture de la chronique d’Eliézer bar Nathan ? Était-il possible, au lendemain de la première croisade, d’interpréter l’Histoire à l’aune d’une théodicée affirmant la toute-puissance de Dieu ou la colère divine à l’endroit de communautés juives pécheresses, alors que les auteurs étaient écrasés par l’incapacité à comprendre « le silence de Dieu » et son apparente impuissance à sauver les communautés les plus pieuses ? La rupture est sensible et des interprétations sociologiques ont été proposées pour l’expliquer : les croisades n’auraient pas entraîné une dégradation économique et juridique des juifs, la sécurité des juifs ne se serait pas détériorée après 1096, la croissance démographique se serait accrue au xiie siècle, et les communautés détruites se seraient très vite reconstituées. Il existe une autre hypothèse selon laquelle ces chroniques auraient eu un faible impact spirituel sur les générations suivantes, ce que l’on a cru déceler dans l’absence de références explicites à ces événements dans l’œuvre immense de Rachi (1040-1105) et surtout chez les Tossafistes (du xie au xive siècle), en dehors des traces relatives au statut des convertis de force que l’on trouve dans le Sefer Hassidim (Le livre des Piétistes) de Judah He-Hassid (1150-1217).
Ces différents éléments invitent à ne pas s’en tenir seulement aux considérations socio-économiques, mais à leur joindre également une optique mémorielle, présente dès la rédaction des Memorbücher55. En effet, seule cette double perspective permet de comprendre pourquoi les chroniques, exprimant les questions existentielles que se posaient leurs auteurs, peuvent encore aujourd’hui, dans un monde aussi désorienté que le nôtre, être pensées et célébrées à travers l’agenda liturgique des communautés juives de rite ashkénaze occidental, et donc être encore présentes, représentées et mémorables.
Mémoire et histoire s’articulent donc ici sans s’opposer, mais, en raison même des doutes existentiels qu’ils soulèvent, face au silence de Dieu et à son apparente absence à l’Histoire, ces textes, parce qu’ils relèvent de l’Histoire, ne doivent pas nous faire courir le risque d’une théologie impatiente de récupérer cette spiritualité présente.
