La thématique environnementale et l’information des enjeux liés à l’urgence climatique ont pris de l’ampleur ces dernières décennies dans l’ensemble des discours qui circulent actuellement dans l’espace public médiatique. En quelques années, les sujets liés à l’environnement ont notamment occupé plus de place dans les médias traditionnels d’information avec, par ailleurs, l’apparition de rubriques spécialisées et de nouvelles offres médiatiques dévolues au sujet. La thématique s’est développée également dans la communication politique et dans la communication des entreprises, des collectivités ou encore des associations citoyennes. Si un « grand récit culturel sur l’environnement »1 semble désormais figurer dans l’espace public, celui-ci s’appréhende en une multiplicité de formes, de points de vue et d’intentions. La progression significative de la communication sur les enjeux environnementaux donne lieu en effet à une abondance fragmentée de messages sur ce qu’il faut comprendre, et faire, face aux transformations climatiques. Il peut s’agir d’enquête, de vulgarisation scientifique, de communication d’entreprise, de tribune et de toutes ces catégories à la fois. Ces productions investissent par ailleurs différents formats médiatiques : vidéos, reels sur les médias sociaux, roman graphique, cinéma, communication événementielle. L’énonciation est généralement incarnée par des acteurs sociaux experts derrière lesquelles la figure du journaliste collecteur, interprète et rédacteur des faits tend à s’effacer.
Ces productions protéiformes tendent à s’articuler autour des concepts de « récit » et de « transition ». Une première exploration d’articles de presse et de communications consacrées à ce sujet dans les médias français des cinq premiers mois de l’année 2024 nous a permis d’observer l’expression répétée de ces deux termes dans une bonne partie de ces productions2. Ils se retrouvent le plus souvent associés dans une forme d’injonction : il faut « mettre en récit la transition », « créer de nouveaux récits », « construire un récit alternatif »3.
La notion de « transition », souvent décriée, car jugée trop équivoque ou trop faible, renvoie à l’expression douce et consensuelle d’un passage d’un état à l’autre et entretient le flou sur ce « vers quoi il faut aller » tous ensemble. La transition s’impose en mot clef dans le journalisme et la communication des organisations tout en continuant de faire l’objet de critiques et de discussions, notamment pour son caractère dépolitisé4. Qu’elle soit énergétique, écologique, économique, sociale et politique, la transition au singulier ou au pluriel apparaît et réapparaît dans l’espace social et médiatique pour être préférée à « changement », « transformation » ou « métamorphose » comme le propose Edgar Morin5.
Le terme « récit » se comprend généralement comme un mode d’énonciation et son contenu6, mais c’est assurément la force performative de la narration qui est promue dans ces formules7. En empruntant les ressorts de la fiction et des émotions, le récit s’envisage comme un outil potentiellement puissant de conscientisation et de mobilisation des publics. Il prend parfois le nom de storytelling, sous l’influence du marketing, en étant considéré comme un levier majeur dans la communication du changement. La notion de « récit médiatique », comprise très largement comme « saisie humaine du monde construite par les médias »8, apparaît pertinente pour interroger ces « récits de transitions » conçus dans une variété de contextes. La notion englobe aussi bien les articles de presse que les commentaires d’informations à la télévision, à la radio, ou les communications d’organisations sur Internet.
Comment appréhender les « récits de transition »
L’expression générique de « récits de transition » nous permet de désigner des productions médiatiques disparates qui ont toutefois un dénominateur commun : la construction d’un point de vue sur l’urgence climatique avec une « prétention » d’inciter à l’action9. Cette prétention mobilisatrice est facteur de créativité et de réinventions de l’écriture de l’information. Ces productions s’appuient le plus souvent sur des traditions narratives documentaires et journalistiques. Leurs conditions d’écriture et d’élaboration s’inscrivent dans le contexte de bouleversements techniques et socio-économiques que traversent les médias et l’information depuis plusieurs décennies. Tout porte à penser que la complexité et le caractère inédit des enjeux liés aux changements climatiques exacerbent les transformations déjà en cours dans l’écriture de l’information et favorisent l’émergence de pratiques et de configurations inédites dans la communication. Autrement dit, le projet de dire « vers quoi nous allons » ou « vers quoi il faut aller » mérite d’être rapproché des nouvelles pratiques en émergence et des manières avec lesquelles se construisent ces récits.
Cette proposition s’inscrit à la croisée de travaux passés sur les renouvellements de l’écriture de l’information10 et d’une recherche en cours qui porte sur la couverture médiatique de l’information climatique11. Dans le cadre de ce travail, nous cherchons à nous saisir d’un phénomène global en observant les porosités en place dans ces récits de transition. Notre premier réflexe est de tenter de relever dans leurs diversités les continuités, renouvellements et ruptures de ces récits médiatiques spécifiques. Il s’agit de considérer leurs modes d’énonciations comme un élément central de leur faillite ou de leur réussite. Les imaginaires qui structurent ces récits, du point de vue communicationnel, sont susceptibles de révéler des postures épistémologiques essentielles pour comprendre des phénomènes de communication complexes dans le traitement médiatique contemporain de l’urgence climatique.
Contrats d’énonciation et imaginaires
Les récits de transitions sont envisagés dans cet article comme des récits médiatiques ancrés dans les modèles traditionnels de l’écriture de l’information et, dans le même temps, ouverts à de multiples réinventions12. Les normes d’écriture de l’information, en particulier depuis le développement fulgurant du journalisme à la fin du xixe siècle, se sont formalisées autour de codes d’écriture et d’indices de fiabilité du discours à l’intention des publics. Au tournant des années 2000, les modalités d’énonciation de l’information ont connu d’importantes évolutions au contact des nouvelles propositions de l’écriture numérique et en devant s’adapter aux reconfigurations d’un espace médiatique particulièrement concurrentiel.
À force d’usages des médias, les publics ont globalement appris à distinguer les différents genres médiatiques en circulation et les types de promesses que les médias proposent13. Des modèles d’écriture et de lecture se sont instaurés progressivement et ne cessent encore d’évoluer, que ce soit à travers certains formats d’interview, des manières de partager ses sources, d’effacer ou d’affirmer la subjectivité de l’énonciateur, de partager les coulisses de la fabrication de l’information.
Cet écosystème médiatique mouvant nous incite à concentrer notre analyse sur les imaginaires qui structurent les récits de transitions, autrement dit à être plus précisément attentif aux réseaux de significations où « le sens est dans la relation » selon la définition que donne Joël Thomas de la notion d’imaginaire14. Dans cette perspective, et en rappelant la visée mobilisatrice qui fonde les récits de transitions, la question du sens véhiculé par ces productions n’est pas éloignée de l’efficacité suggérée par ces formes de discours. Dans les sciences du langage, cette efficacité loge symboliquement dans les formes d’énonciation des récits15. Ce qui signifie qu’au-delà des formats innovants, du recours à des dispositifs numériques inventifs pour produire une information attractive, les récits de transitions se révèlent d’abord dans leur système d’énonciation. Comme le soutient Nathalie Casemajor Loustau, l’efficacité d’un message d’information réside moins, par exemple, « dans les potentialités techniques de l’outil de communication que dans la définition d’un projet de médiation intégrant une conception élargie des publics et de leurs pratiques médiatiques »16.
Dans l’objectif d’analyser des systèmes d’énonciation et de médiation aussi disparates que peuvent l’être les récits de transitions, la notion de contrat de communication s’avère particulièrement commode. Ce cadre théorique tente de mettre en lumière les rôles sociaux et prétentions communicationnelles, les attentes et les imaginaires, des participants d’une situation de communication. Il porte un coup de projecteur sur le pacte tacite qui rassemble l’instance énonciatrice d’un récit et ses destinataires à partir du moment où ces deux pôles s’engagent à minima sur une scène d’énonciation. Comme l’ont très bien explicité Yves Jeanneret et Valérie Patrin-Leclère, la notion de contrat doit être considérée comme une métaphore qui n’a aucune prétention juridique17. Elle est un outil facilitant la modélisation du processus de communication afin de comprendre ce qui influence les participants d’une situation de communication en précisant les attentes et les imaginaires figurés. Il s’agit alors d’interroger concrètement les relations mises en scène entre les trois pôles d’énonciation fondamentaux de toute situation de communication. Quelle représentation adopte le pôle énonciatif : « qui parle », « qui produit du discours » ? Quelle relation à la réalité relatée est proposée au sein de l’énonciation ? Quels liens peuvent éventuellement se nouer avec le destinataire figuré du message ? Le contrat de communication résulte ainsi de l’interprétation d’indices divers par le lecteur d’information et c’est la nature des interactions entre un locuteur, ce qu’il raconte et ses récepteurs qui nous orientent vers différents types de contrats. La valorisation de chacune de ces entités et les relations qu’elles sont capables de nouer dans le récit, contribuent à établir une garantie de fiabilité ou, plus généralement, un éthos auprès des publics. Cette fiabilité se manifestera par exemple dans l’engagement de l’énonciateur avec le réel comme dans son rapport avec ceux à qui il destine son récit, sachant comme l’a précisé Michel De Certeau que le caractère fiable d’un énoncé est « une modalité de l’affirmation et non pas son contenu »18.
Récits en transition
Afin d’illustrer ces différents éléments que met en relief le contrat de communication des récits de transitions, nous souhaitons nous appuyer sur deux productions qui présentent des genres informationnels très différents : l’un, le média 2050Now19, puise dans l’imaginaire social du journalisme tout en cherchant à s’en détacher et le second, le roman graphique Le monde sans fin20, s’ancre plutôt dans l’héritage du genre documentaire et de la vulgarisation scientifique. Si ces deux types de production semblent, a priori, avoir très peu en commun, ils correspondent néanmoins tous deux à la définition des récits de transitions, du fait de leur expérimentation narrative contemporaine de l’information climatique.
Le média en ligne 2050Now lancé en avril 2024 par le groupe de presse Les Échos-Le Parisien se situe à la croisée du journalisme et de la communication d’entreprise. Cette plateforme d’information est présente sur Internet et se décline dans les médias sociaux. Elle est décrite par ses responsables éditoriaux « comme un média engagé, mais pas militant, qui a la conviction que le développement économique et la croissance peuvent être compatibles avec les limites planétaires ». Le média 2050Now propose « un journalisme de solutions en montrant des résolutions positives et des initiatives »21.
Le « journalisme de solutions », apparu aux États-Unis, dans les années 1990, s’est construit autour de la figure d’un lecteur citoyen en quête d’une « alternative au traitement traditionnel de l’information, souvent axé principalement sur les problèmes »22. Pour Pauline Amiel, qui a enquêté sur cette pratique dans la presse quotidienne régionale française, cette proposition éditoriale marque surtout une incursion de la communication commerciale et de l’information service dans la pratique journalistique : « le journalisme de solutions semble être utilisé, entre autres, pour imposer des vocabulaires et des normes professionnelles plus proches des mondes du marketing et de la communication que des mythes professionnels éthiques traditionnels du journalisme »23. Tout en se revendiquant du journalisme, mais d’un journalisme amélioré puisqu’il se veut prolonger de solutions, la démarche du média 2050Now consiste ainsi à tisser de nouveaux types d’alliances et proposer d’autres formes de liens comme le révèle son mode d’énonciation. Le tutoiement et les interpellations individualisés (« On te raconte le monde en 2050 », « le média qui t’accompagne dans ta transition écologique ») fixent les termes d’un contrat de proximité qui contraint le récit d’information. Les responsables éditoriaux de 2050Now ne se présentent pas sur le site du média en tant que journalistes (malgré leurs parcours et renommé dans la profession), mais comme « auteurs ». L’énonciation directe est confiée à différents experts offrant des témoignages de transitions positives sous forme de vidéos courtes pensées pour les réseaux sociaux.
Le roman graphique Le monde sans fin livre une autre illustration des phénomènes d’hybridation et des renouvellements de construction de sens propres aux récits de transitions. L’ouvrage à succès est une initiative de l’illustrateur Christophe Blain et consiste en un long entretien dessiné avec l’essayiste Jean-Marc Jancovici afin d’aborder la question du réchauffement climatique sous l’angle des énergies24. Dans la tradition de la bande dessinée documentaire et journalistique25, ce récit utilise les ressorts de la fiction tout en s’inscrivant dans l’héritage des récits du réel. Il s’appréhende comme un travail de vulgarisation scientifique et dans le même temps comme un point de vue créatif et singulier sur une réalité. Les qualités pédagogiques de ce récit ont très certainement contribué au succès de l’ouvrage, tout comme la polémique qu’il a suscitée pour ses prises de position en faveur du nucléaire. Il peut être pertinent alors d’étendre l’analyse de ce récit aux productions annexes qu’il a générées. Un récit miroir est présenté, par exemple, comme le « corrigé » du Monde sans fin à l’initiative de l’économiste Ghislain Dubois associé à l’illustrateur Nicolas Caruso26. Les deux récits ont en commun l’utilisation de la médiation visuelle et textuelle du roman graphique. Toutefois, chacun des deux met en scène des contrats de communication très différents qui marquent leur argumentaire respectif ainsi que la relation énonciative proposée aux lecteurs de ces récits.
Le monde sans fin adopte l’humour et des référents fictionnels populaires (comme les super héros) dans une lecture visuelle dynamique qui facilite la transmission d’informations. Le genre ludique associé aux propos savants contribue très nettement à créer une relation de proximité, voire de confiance, avec les destinataires visés par cet ouvrage. De façon traditionnelle, la fiabilité du récit s’appuie d’abord sur la valorisation de l’énonciateur expert et sur une mise en récit efficace et pédagogique de l’information. En revanche, il n’est pas présenté de références sur les données mentionnées par le récit, comme le propose, de plus en plus, la bande dessinée documentaire.
Le corrigé fait également valoir le parcours savant de l’énonciateur principal dès l’introduction du propos. Mais, pour soutenir son point de vue, le récit mise moins sur la force visuelle des illustrations que sur le texte chargé d’apporter les corrections promises par le titre. Il met en place un partage des sources citées et des références complémentaires qui viennent enrichir son argumentaire. Les lecteurs se retrouvent, par ailleurs, invités à poursuivre le débat en ligne dans un espace guidé par des règles de discussion explicites (exigence de factualité, partage des sources). Le dispositif donne ainsi une tonalité très claire au contrat de communication suggéré en faisant signe de s’adresser à des destinataires perçus comme actifs et critiques.
Dans ces différents récits de transitions, on notera les enjeux qui reposent sur la construction d’une relation de proximité avec les destinataires figurés par l’énonciation. Cette stratégie de proximité s’instaure, d’une part, dans des marques de familiarité et, d’autre part, dans la mise en lien avec la réalité rapportée par l’échange de références culturelles ou documentaires. C’est dans cette logique que les récits posent les fondements d’un contrat de transparence et de confiance ancré, ou non, dans une culture de partage. Finalement, ces configurations sont propres à nourrir des imaginaires communs au sein de récits sur les transitions, mais pointent aussi toute la fragilité et les limites d’un tel projet. Les processus interprétatif et imaginatif de ces récits demeurent, en effet, à l’initiative des publics qui s’y engagent.
Pour conclure et continuer…
L’information climatique et la situation d’urgence et de crise qui accompagnent actuellement la communication environnementale nous confrontent en définitive à une des questions essentielles qui traverse les recherches en Sciences de l’information et de la communication : qu’est-ce qui fait qu’un message porte, touche les publics, suscite ou non de l’engagement ? Ce qui fait écho plus généralement à l’interrogation que formule également Geraldine Muhlmann à la toute fin de son ouvrage Du journalisme en démocratie : « Comment faire, comment écrire, pour que ce monde dans lequel nous vivons nous parle »27 ? Le journalisme a une part de la réponse à cette question au regard de son mandat social et politique qui consiste idéalement à tisser du commun et du conflit. Cette interrogation constitue également un axe majeur autour duquel nous souhaitons poursuivre notre travail de recherche.
Les éléments d’analyse que nous avons présentés dans cette contribution ont vocation à être développés au sein de corpus ciblés qui nous permettront d’arrimer ces pistes de recherche à des contextes de production et de diffusion spécifique. Ce travail à poursuivre trouve parfaitement sa place dans les recherches menées par le CRÉSAT. Il se situe en effet en complémentarité avec les travaux qui portent sur les transitions contemporaines, les innovations et changements en émergence dans les milieux médiatiques comme dans les domaines socio-économiques, géopolitiques et juridiques. Le récit, objet éminemment interdisciplinaire, offre la perspective de collaborations très riches. Il est un espace d’interprétation collectif pour mieux comprendre, notamment, les réalités territoriales, culturelles et historiques en lien avec les phénomènes de transitions. Il demeure un point d’ancrage symbolique des imaginaires et des interactions qui construisent progressivement la question écologique.