« L’Affaire Lip » 50 ans après

p. 270-273

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Colloque coorganisé par Régis Boulat, Besançon, 16-18 novembre 2023

 

Le 29 septembre 1973, la « marche des 100 000 » à Besançon marque l’apogée d’un mouvement social de grande ampleur. Depuis avril-juin 1973, des salarié·e·s de l’usine Lip de Palente ont enchaîné initiatives de grève et d’occupation pour s’opposer à un plan de licenciement massif, dans une entreprise renommée en difficulté. Durant ces turbulentes et contestataires « années 68 » marquées un an auparavant par un autre mouvement emblématique, celui du Joint Français à Saint‑Brieuc, le retentissement et la médiatisation du conflit tiennent moins à sa durée et à son caractère protéiforme, certes remarquables, qu’à la dimension autogestionnaire à laquelle son souvenir est attaché à tort ou à raison et, surtout, à une expérience globale et originale de lutte collective au retentissement exceptionnel, en France comme en Europe.

En tâchant de ne céder, ni à une nostalgie rétrospective, ni au fétichisme des dates-anniversaires, il est apparu fructueux de faire le point, un demi-siècle plus tard, dans un cadre pluridisciplinaire, à la lumière de recherches et de publications récentes sur les mouvements sociaux et à un moment où les protagonistes et les témoins commencent à se faire plus rares, tandis que se pose à nouveaux frais la question des archives. Après la tenue d’un workshop dans les trois universités de Franche‑Comté, Bourgogne et Lausanne d’avril à septembre 2023, la réalisation d’un état des sources disponibles grâce à un étudiant du parcours « Gestion contemporaine des archives » du master Histoire et patrimoine de l’université de Haute-Alsace et la mise en œuvre de diverses initiatives mémorielles ou médiatiques, un colloque international pluridisciplinaire a été organisé à Besançon du 16 au 18 novembre 2023. Ce dernier a réuni les laboratoires suivants : CRÉSAT (UHA), Centre Lucien Febvre (UFC), LIR3S (UBFC), Centre Walras Pareto (UNIL) et les maisons des sciences de l’Homme de Dijon et de Besançon. Vingt-six communicants et un public nombreux ont pu réfléchir aux trois axes qui rythmaient la manifestation.

D’abord à l’ancrage de l’entreprise Lip dans son territoire de sa fondation en 1867 à la veille du conflit en 1973. Apparue en Franche‑Comté à la fin du xviiie siècle après avoir traversé la frontière suisse, l’horlogerie se développe dans le Haut‑Doubs et à Besançon, capitale française de la montre où domine le système de l’établissage. C’est là qu’en 1867, Emmanuel Lipmann, juif d’Alsace, ouvre un petit atelier qui, avec l’aide de ses fils et grâce à la mécanisation et à la rationalisation de la production, à des méthodes commerciales originales, est devenu en 1930 la plus importante manufacture française de montres. Ayant découvert la gestion à l’américaine lors d’un séjour aux États-Unis, son petit-fils Fred Lip diversifie la production afin d’assurer l’avenir d’une entreprise victime d’aryanisation durant la Seconde Guerre mondiale, dont il finit par prendre la tête en 1946 après la mort de son père en déportation. Mariant innovation, publicité et politique sociale généreuse, le modèle d’entreprise qu’il met en place lui permet de hisser Lip au septième rang mondial au début des années 1960, date du déménagement de la rue des Chalets à l’usine flambant neuve du quartier Palente. Toutefois, la situation se dégrade rapidement car Lip, dont la rentabilité n’est désormais plus suffisante faute de production en grande série, vit au-dessus de ses moyens, perdant finalement son autonomie financière au moment même où elle fête son centenaire.

Ensuite à « L’Affaire Lip », centrée sur le combat atypique des salarié·e·s contre les licenciements entre 1973 et 1977, qui est surtout célèbre pour sa première phase (1973-1974), sur laquelle il importe de revenir. Après le départ de Fred Lip en 1971 et la prise de contrôle de l’entreprise par le groupe horloger suisse Ébauches SA, c’est au tour du PDG de Lip, Jacques Saintesprit, de démissionner le 17 avril 1973 devant la crise financière de l’entreprise. Les événements se précipitent : le 20 avril est créé le Comité d’action ; le 10 juin, l’usine de Palente est occupée ; les 12 et 13, les administrateurs provisoires sont séquestrés, le plan de licenciements massifs révélé et le stock de montres protégé ; le 18, l’AG des salarié·e·s décide de reprendre la production, puis de vendre les montres à partir du 20, assurant la paye d’août. Le gouvernement envoie alors un médiateur, l’industriel Henri Giraud, reçu par le CA et les syndicats le 7 août. Mais l’expulsion brutale de l’usine de Palente et son occupation par les CRS le 14 août engendre une rupture durable, des heurts entre policiers et salarié·e·s et une extension locale des grèves et manifestations, tandis que les ouvriers sont accueillis aux alentours (gymnase mis à disposition par la mairie…). La « marche des 100 000 » soutiens aux Lip à Besançon est un immense succès. Toutefois, le plan proposé par Giraud fissure le bloc CGT-CFDT, qui propose alors un compromis. Le 12 octobre, l’AG des Lip le refuse très majoritairement, une minorité, soutenue par la CGT, acceptant la logique de licenciements partiels (169). Le front syndical rompu, le Premier ministre, Pierre Messmer, déclare le 15 octobre 1973 : « Lip, c’est fini » – ce en quoi il se trompe…

Après le rejet du plan Giraud, s’engage une négociation menée par la Fédération générale de la métallurgie CFDT, soutenue par la confédération, avec une fraction moderniste du patronat français et l’appui du ministre de l’Industrie, Jean Charbonnel. Fin janvier 1974, les accords de Dole actent le redémarrage de la partie horlogère de la société avec une partie des Lip, les autres étant envoyés en formation en attente de leur réemploi progressif. Claude Neuschwander est chargé du pilotage de l’entreprise (Compagnie européenne d’horlogerie). La grève s’achève en mars 1974 et, à la fin de l’année, la totalité des Lip restants est réembauchée – pour un temps.

Enfin, au devenir de l’entreprise et de ses salariés après le conflit. Dès 1975, la nouvelle entreprise se révèle très fragile et le plan de relance échoue finalement, en butte à de nombreux problèmes, accentués par les refus des fournisseurs et des banques et par le non-respect de certaines promesses gouvernementales, sinon par son hostilité depuis l’élection de Valérie Giscard d’Estaing. Neuschwander doit démissionner en février 1976 et la CEH dépose son bilan en avril 1976. À nouveau occupée en mai, l’usine de Palente est remise en route par les salariés, les montres séquestrées (26 juillet) et les salariés réappliquent en mai 1977 le slogan « On fabrique, on vend, on se paie ». Faute de repreneurs, la Compagnie est liquidée en septembre 1977. L’AG du 28 novembre 1977 la transforme en six coopératives ouvrières (SCOP), rassemblées sous le nom « Les industries de Palente » (LIP) ; légalisées en juin 1980, elles cessent peu à peu leurs activités au fil des années 1980. Si le conflit de 1973 a constitué une victoire contre le développement du chômage et la désindustrialisation, cela n’a été que temporaire. Les Lip ont permis des avancées juridiques pour les travailleurs (indemnisation des chômeurs à 90 % de leur salaire, priorité aux salariés dans l’indemnisation en cas de faillite…). Mais les transformations économiques (crise, désindustrialisation, etc.), ainsi que leurs conséquences politiques (en 1983, tournant de la gauche au pouvoir vers la « rigueur »), ont rendu beaucoup moins visibles les acquis de ce conflit phare. Il n’en reste pas moins que les Lip ont montré que, collectivement, il était possible d’emprunter une autre voie. Sur cette nouvelle phase, beaucoup moins bien connue, quelles pistes de recherche explorer ? Le colloque a permis de soulever cette question.

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« « L’Affaire Lip » 50 ans après », Revue du Rhin supérieur, 6 | 2024, 270-273.

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« « L’Affaire Lip » 50 ans après », Revue du Rhin supérieur [Online], 6 | 2024, online gestellt am 16 décembre 2024, aufgerufen am 03 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/rrs/index.php?id=497

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