Odile Kammerer posait en 2004 en ces termes une interrogation majeure : « Les Vosges sont-elles une montagne au Moyen Âge ? »1. Une telle problématique revient à examiner ce qui, avant que ne s’impose une lecture moderne et naturaliste de l’espace, peut marquer le caractère montagneux d’un environnement, de ses paysages – dans leur dimension subjective – et de l’idée même d’un référentiel de « montagne » qui peut être, ou non, partagé par une ou plusieurs sociétés à l’échelle de l’Europe occidentale2. Odile Kammerer concluait ainsi :
[Les Vosges] comportent des caractéristiques géographiques de moyennes montagnes indéniablement : morphologie, couverture végétale, climat ou modes de vie. Mais les Vosges au Moyen Âge ne sont pas perçues dans la globalité du massif comme une entité physique ou politique nommée. Les espaces traversés grâce à des repères qui nous échappent en grande partie (la géographie du quotidien) ou les espaces d’exploitation sont désignés à petite échelle3.
Se pose dès lors la portée de la catégorie même de moyenne montagne, ici dès l’époque médiévale et jusqu’au tournant des temps modernes. Au regard des enjeux auxquels sont confrontés aujourd’hui nombre de massifs qualifiés en France (et au-delà) de « moyenne montagne », le caractère montagneux d’un massif comme les Vosges gagne à être posé de manière étendue, au prisme de sources qui permettraient de poursuivre cet examen jusqu’à l’affirmation d’un rapport recomposé aux régions de montagne, dans leur diversité. Car au cours des siècles, parmi les différentes sociétés qui peuvent être appréhendées, la « montagne », moyenne ou haute, plus encore lorsqu’elle n’est pas définie par de telles épithètes, dépend avant tout de celui ou de celle qui la qualifie. La place des acteurs et leur rôle, dans la transcription dont ils ont pu laisser la trace dans les archives pour inscrire les espaces de montagne, au prisme de leurs imaginaires, est centrale. Cette question incite à prendre en compte la grande diversité d’acteurs – ici humains par défaut – dans les discours sensibles qu’ils ont pu produire à partir de leurs représentations des espaces de montagne, particulièrement des Vosges et de leurs composantes comme les sommets qui intègrent aussi, dès lors, les non-humains4. Ce sont plus encore les contextes d’élocution qu’il paraît important de saisir, chaque acteur pouvant faire état de leur rapport à la montagne – lorsqu’elle est exprimée – dans des situations et à des fins très diverses. Le caractère montagneux d’un espace peut en effet remplir des objectifs très différents dans les discours ou les représentations qui peuvent exister. Peut-on à partir de ce constat chercher, avant que ne s’imposent les qualificatifs stricts de « moyenne » et de « haute » montagne, à situer un degré de « montagnité » ? Le présent article propose une réactualisation, dans sa dimension élargie et au prisme de nouvelles disciplines, d’une notion utilisée par l’architecture : la « montagnité »5. En architecture, le concept de « montagnité » permet d’interroger, suivant le même processus que l’« urbanité » pour la ville, la manière dont un bâtiment ou un aménagement évoque et s’intègre dans un environnement qualifié de « montagnard ». Dès lors, cette notion gagnerait à être étendue à une prise en considération et à une interrogation plus globale de « l’environnement montagnard » lui-même, en fonction des critères qu’on lui associe (relief, altitude, végétation, usages, etc.) ; du moins dans la manière dont les paysages perçus sont considérés, de manière plus ou moins reconnue et partagée selon les périodes et les sociétés, comme intégrant les critères associés à un espace de montagne – voire une reconnaissance de ces critères suivant différents « degrés de montagnité ». Cette lecture des montagnes pose plus généralement les enjeux d’un rapport au lieu et à l’espace. La « montagne » devient ainsi une notion relative, indissociable de l’œil et des objectifs exprimés par un auteur, en fonction des réalités et de la symbolique qu’il peut attacher à un tel espace6. En montagne, ces indices sont plus précisément engagés parmi des critères de verticalité pour un lieu, pensé en trois dimensions, tel que le proposent Jon Mathieu et Stéphane Gal7.
Les sommets et leur perception, en tant qu’éléments paysagers représentatifs des espaces montagneux en fonction des échelles de perception de ces espaces, deviennent dès lors une clé de lecture, un outil qui permet de poser un premier jalon à la reconnaissance – ou la non-reconnaissance – du caractère montagnard d’un espace. Si une récente comparaison entre les massifs vosgien et alpin avait déjà été l’occasion d’interroger la place d’une telle analogie – « le sommet fait-il la montagne ? »8 –, chercher à observer par ce biais un hypothétique « degré de montagnité » pourrait-il permettre de resituer le concept de « moyenne montagne » dans un temps plus long ? Plus précisément, les sommets et leur inscription écrite et matérielle dans des espaces dits aujourd’hui de « moyenne montagne » ont-ils répondu à des enjeux de visibilisation ou d’invisibilisation comparables aux régions dites de « haute montagne », avant que ne s’affirme et ne s’impose, à la fin de l’époque moderne, le régime géométrique de l’altitude ? En guise de mise à l’épreuve de ces concepts, nous proposons ici de nous en tenir à un premier corpus abrégé centré sur la période médiévale, qui permet d’interroger la perception des Hautes-Vosges (partie sud du massif vosgien) en tant qu’espace – montagneux ou non – à traverser, antérieure à une lecture « moderne ».
Percevoir des « hauts » depuis des « bas » : une première mise en récit médiévale de la montagne vosgienne par les clercs
L’enquête peut être engagée sur le temps long et débuter dès le ixe siècle. Comme l’avait déjà proposé Odile Kammerer en 2000, il est possible d’invoquer dès le haut Moyen Âge les écrits d’Ermold le Noir, clerc originaire d’Aquitaine et exilé dans la région de Strasbourg par le pouvoir carolingien lorsqu’il compose, au milieu de la décennie 820, un poème dans lequel il cherche à saisir les deux grandes structures paysagères que représentent le Rhin d’un côté, et les Vosges de l’autre9. Dans son texte, les deux entités sont engagées dans une querelle, chacune défendant ses avantages tout en blâmant les défauts de l’autre, au regard d’une lecture anthropocentrée de l’environnement rhénan dans laquelle chacun de ces attributs est pensé dans l’intérêt qu’il apporterait aux sociétés humaines, plus encore aux classes dominantes de la région10. Les Vosges personnifiées se démarquent de leur concurrent fluvial par le critère de la verticalité qui leur permet de se défaire des crues de la plaine, particulièrement des rieds : « si je n’avais installé mon séjour sur le haut des montagnes, il serait bloqué par tes eaux farouches »11. C’est par ce critère des « hauts », celui également qui soumet le massif à des conditions climatiques moins propices, autrement dit par autant de critères qui font la montagne (ici « montanis »), que sont définies les Vosges chez l’auteur. La montagne vosgienne est d’abord caractérisée par rapport à la plaine voisine, sans être comparée à d’autres massifs. Elle ne relève d’aucun qualificatif pour le clerc qui décrit son nouvel environnement : elle n’est ni « moyenne », ni « haute »12. La montagne est perçue ici depuis la plaine rhénane, celle d’où l’auteur observe le massif qui se détache à l’horizon. A contrario, le clerc ne rend pas du tout compte de la présence du massif de la Forêt-Noire, tout aussi bien perceptible pourtant depuis la région strasbourgeoise. Son poème ne se focalise que sur l’une des deux chaînes montagneuses qui délimitent cette portion du Rhin supérieur. Les Vosges, en tant que montagne, représentent donc plus encore un horizon territorial au sein duquel se projette l’auteur. Les trois dimensions de l’environnement qu’il décrit, à une échelle vaste, permettent de répondre à de tels enjeux.
Les Vosges d’Ermold le Noir n’ont rien de comparable avec celles de Jonas de Bobbio, qui, deux siècles plus tôt dans la Vita posthume de saint Colomban, effaçait entièrement le caractère montagneux des Vosges. Le récit hagiographique qu’il propose en 640 décrit ainsi la région : « Il y avait alors un vaste désert nommé Vosges où se trouvait un poste militaire en ruine depuis longtemps, auquel une ancienne tradition donnait le nom d’Annegray »13. Le désert ou la solitude (« eremus ») dans lesquels s’inscrit le saint n’intègre aucun qualificatif de relief, encore moins de montagne. Cette invisibilisation du caractère montagneux s’explique par trois critères : d’abord le site effectif de la fondation colombanienne, dans la région de Luxeuil qui ne se caractérise pas par des reliefs marqués. Plutôt qu’au massif des Vosges, le biographe fait ici – peut-être sans le savoir – plutôt référence à la région vallonée de la Vôge, qui marque les contreforts du massif. Surtout, Jonas de Bobbio n’a sans doute jamais vu ni les Vosges, ni la Vôge, sinon de manière lointaine lors de ses voyages, et il ne les assimile en rien dans ses représentations personnelles à des espaces de montagne. L’une des raisons est peut-être qu’il est lui-même originaire de la région turinoise (Suse), et qu’il a développé un autre rapport aux critères de « montagnité » auxquelles les Vosges ou la Vôge, aussi lointaines soient-elles, ne correspondent pas. Les deux siècles et les cadres qui séparent les productions des deux clercs sont certes difficilement comparables. Ils rappellent surtout l’enjeu des contextes d’élocution dans un rapport aux espaces de montagne, qui se veut tout sauf homogène. Le point commun entre les deux auteurs reste, néanmoins, l’absence du sommet. Si la montagne n’est pas construite par le sommet chez Ermold le Noir, en tant qu’élément paysager constitutif, l’absence de sommet n’implique pas forcément non plus une absence de montagne.
Il faut attendre le milieu du xiiie siècle pour que le massif, tout en conservant son caractère de « désert » propre à l’imaginaire christianisé, soit décrit par un habitant des lieux. Dans sa chronique, le moine bénédictin Richer de Senones propose une « description de la situation et assiete de la Vosges, contrée solitaire »14. Enfin, les sommets apparaissent : « Ceste terre est farcie et occupée de hautes montagnes de roches aspres, et de grosse et lourde façon, qu’il semble à les voir être des chasteaux naturellement posez aux sommetz d’icelles, redonnants de premier aspect horreur à ceux qui les regardent. […] Ceste terre que nous descrivons étoit appellée Vosague, et par les modernes Vosges »15. Les sommets entendent répondre ici à un topos bien ancré dans le discours religieux : celui du locus horribilis16. Par l’intérêt accordé aux hauts, la montagne vosgienne ancrée dans sa pleine verticalité est plus qu’une région de désert : elle relève du sauvage17, de l’inaccessible. Pour Georges Bischoff, qui commente le même extrait de la chronique de Richer : « les Vosges sont des alpes, au sens latin du terme, c’est-à-dire de hautes montagnes difficiles à franchir, et, pour l’essentiel, demeurées à l’état de nature »18. La description que Richer propose du massif dans lequel il vit, qui porte enfin ou presque toutes les caractéristiques – médiévales – d’un espace de montagne, confirme les enjeux d’une lecture attentive des perceptions de paysages : il n’existe en rien une conception homogène et unifiée des montagnes (dans leur ensemble), encore moins de la montagne vosgienne et de ses sommets. L’histoire des représentations est avant tout affaire de diversité, indissociable des cadres d’interprétation adoptés par les auteurs. La montagne fait en cela paysage, elle est construite par ce rapport subjectif à l’œil de l’auteur ou de l’artiste. Pour l’anthropologue Philippe Descola, « un paysage est d’abord un objet produit ou façonné intentionnellement par des humains afin […] [qu’]il fonctionne aussi comme un signe iconique tenant lieu d’autre chose que lui, en l’occurrence d’une portion d’un espace réel ou imaginaire »19. Les Vosges médiévales et leur paysage répondent bien à ces enjeux, du point de vue des imaginaires, que les sociétés plus ou moins lointaines peuvent projeter dans ces espaces qu’ils peuvent associer à des critères de montagne.
Les descriptions proposées par les clercs, si elles comptent parmi les plus anciennes conservées, ne sont pas les seules à proposer un regard sur le massif vosgien. Un premier critère de la construction de l’objet « montagne » relève donc ainsi du bagage intellectuel et culturel (ici celui de clercs du Moyen Âge) exprimé vis-à-vis de la montagne. Le second critère qui se dégage est celui de la familiarité avec l’espace concerné et les régions de montagne, selon que ces derniers soient perçus comme un horizon lointain, ou comme un espace habité. Or la majorité des archives relève de l’administration des territoires concernés, y compris en contexte féodal. Le rapport construit alors à ses espaces, par et à destination des organes de gestion qui ont pu se succéder entre des modèles féodaux, ruraux, urbains, étatiques, témoigne également d’une diversité de situations. Loin des descriptions des Vitae ou des chroniques, les sources de la pratique – notamment – rendent plus perceptible encore le rapport entretenu par les sociétés qui vivent et habitent une région de montagne. C’est notamment par leur expérience de la montagne, dans leur expérimentation du relief dans lequel ils s’insèrent, que les habitants des régions de montagne, avant de qualifier ces dernières de « moyennes » ou de « hautes », se forgent leurs propres représentations d’un espace montagneux. Comme avait pu le proposer Emmanuel Le Roy Ladurie pour l’occupation de la Haute Ariège par les habitants de Montaillou :
En ce qui concerne la perception et l’utilisation mentale de l’espace – immédiates, puis géographiques, sociologiques, culturelles –, la donnée de base reste liée aux appréhensions corporelles […]. Le sens concret de la marche, dans ses modalités ascensionnelles, en cette région montagneuse, est toujours prescrit : on ne va pas simplement d’un point à un autre, surtout dans Montaillou, village pentu. On monte ou bien on descend […]20.
C’est dans une certaine mesure ce qui est perceptible, déjà, chez Richer de Senones. C’est encore, chose plus rare, ce qui permet de motiver en partie la translation du chapitre de chanoines de Saint-Amarin (en vallée) vers Thann (sur le piémont viticole) en 1442, les religieux quittant ici un espace de montagne qualifié et construit à dessein de « inter asperos et frigidos montes [au milieu de rudes et froides montagnes] et in loco non munito in confinibus terrarum [et dans un lieu non fortifié aux confins du territoire] »21. Mais dans chacun de ces cas, la montagne vosgienne n’est pas tant traversée qu’elle est donnée à voir comme un espace de marge à quitter. Or, dans le même temps, les chapitres religieux ont pu chercher à valoriser ces espaces, y compris les hauts qui sont tout sauf inaccessibles, jusqu’à fonder des succursales en altitude, comme dans le cas du prieuré de Goldbach (fondé en 1135), ou en faisant établir des places fortes au plus proche des sommets, comme le château du Freundstein (xiiie siècle), tous deux dans le massif du Grand Ballon. Ce sont donc des rapports pluriels à la montagne, mais aussi aux sommets, qui se construisent et interagissent, faisant des « Hautes-Vosges » un objet montagneux complexe.
Transcrire la montagne par le temps long de sa traversée
Le massif vosgien, lorsque qu’il est pensé en tant qu’espace de montagne, intègre donc plus que les seuls enjeux de traversée. Cette traversée, si elle existe en ces termes dans les sources, peut néanmoins être considérée comme constitutive du caractère montagneux d’un territoire, particulièrement auprès de populations extérieures au massif. Pour autant et pour ces mêmes raisons, une chaîne de montagne constitue un territoire économiquement indissociable de la plaine. Les nombreux axes de passage témoignent d’une mobilité ancienne, révélée notamment par l’archéologie22. Les vestiges associés à des « voies romaines », à l’image des ornières de Malmerspach en direction du col du Bussang, gagnent néanmoins à être considérés avec tout le recul nécessaire23. L’histoire de la traversée des Vosges et de sa mise en récit n’est pas non plus homogène. À l’instar des Alpes, les itinéraires de traversée évoluent au gré des enjeux des populations qui ont été amenées à s’engager dans ce qui peut être considéré comme un périple, mais tout autant au moins des acteurs locaux et des habitants des vallées qui ont pu chercher à tirer un intérêt de ces flux. Vallées et cols structurent ces circulations et les flux associés, à l’image pour les Hautes-Vosges des passages de Bussang ou du Bonhomme – pour les plus connus. Ces cols, en tant que points culminants des itinéraires, constituent souvent le seul contact direct des voyageurs avec les sommets environnants, et par extension les espaces d’altitudes qui correspondent aux critères d’une « montagnité » perçue par les voyageurs. Lors du passage d’un col tout particulièrement, la montagne sort de l’arrière-plan des schémas des voyageurs. Se posent dès lors les enjeux de la perception, parfois encore de l’invisibilisation de ces espaces sommitaux et de leur caractère montagnard. La montagne est définie ici selon deux perspectives complémentaires : d’une part celle d’un espace parcouru et fonctionnel, d’autre part celle d’un décor lointain dont la valorisation varie en fonction des représentations culturelles et sociales.
C’est dans ce contexte qu’une historiographie déjà riche a pu poser la question d’une « perméabilité de la montagne »24. Si la célèbre table de Peutinger devait être considérée comme une carte des grands itinéraires de voyage de la fin de l’Antiquité, en y intégrant les obstacles à la circulation pour les voyageurs qui empruntent ces mêmes itinéraires, elle nous renseigne pour le cas des Vosges sur la considération d’un massif exclusivement contourné, ce qui n’est pas nécessairement le cas des autres montagnes représentées – la longue barrière alpine est traversée en de nombreux points sur la carte. Surtout, les Vosges comme la Forêt-Noire, situées en haut (et presque à la marge) du document, se démarquent par un mode d’identification graphique qui se distingue nettement des autres chaines de montagnes, avec la figuration d’une masse végétale plutôt qu’une simple série de « sommets » (sous la forme de pains de sucre). N’est-ce pas alors et avant tout la dimension médiévale du document du xiiie siècle qui apparaît ici, et avec elle l’expression d’un rapport aux espaces de montagne propre à ce second contexte de production, plutôt que celui de l’Antiquité tardive ?25 Les figurations si singulières des Vosges et de la Forêt Noire ne seraient-elles pas, même, un ajout de cette période par rapport au document antique copié, si l’on s’en tient à l’hypothèse d’une production du document du xiiie siècle dans un contexte rhénan ? Dans tous les cas, le choix d’une représentation d’une « Silva Vosagus », contrairement par exemple à l’« ex monte Vosego » de Jules César26, efface toute référence graphique et écrite au relief et à la représentation pourtant bien structurée d’un espace de montagne à l’échelle du document. Plutôt qu’une montagne, la référence renvoie ici pour les Vosges sans doute à une « silva », à un monde sauvage qui n’est pas sans rappeler la description de la solitude de Jonas de Bobbio, ou le repoussoir de Richer de Senones.
Figure 1. Détail de la table de Peutinger laissant apparaître le massif vosgien (« silva vosagus »).
ÖNB/Wien, Cod. 324, Segment II.
Les critères d’une possible « montagnité » d’un espace relèvent donc aussi grandement des supports choisis pour figurer le caractère montagneux d’un massif – si cela est l’objectif. Les modalités de transcription de ces espaces dépendent aussi de leur inscription dans le temps long, et dans leur capacité à comparer la relative (im)perméabilité des milieux face aux enjeux de traversée. Les montagnes qualifiées aujourd’hui de « hautes » ou de « moyennes » n’impliquent pas nécessairement une traversée plus ou moins difficile, ni régulière. Toutes peuvent s’insérer dans les itinéraires qui innervent les régions attenantes, auxquels les massifs sont le plus souvent bien intégrés.
Le récit de traversée et la montagne comme seuil
D’autres sources a priori plus explicites mais plus tardives témoignent encore de la traversée du massif, bien qu’elles restent relativement rares pour les Vosges. Elles permettent surtout de rendre compte de l’intérêt ou parfois du désintérêt accordé par les voyageurs, avant tout spectateurs, à des espaces parcourus de manière ponctuelle. L’une des traversées du massif les plus célèbres est celle de Michel de Montaigne. Il en fait état dans son journal de voyage en Italie au début de la décennie 1580. Il emprunte dans ce cas précis le col de Bussang depuis Plombières, via la haute vallée de la Moselle, et témoigne d’un effet de seuil courant dans les récits de voyage. Ce seuil peut être associé chez Montaigne au passage du col, et à son entrée en Alsace : « nous […] passames un païs montaigneus, qui retentissoit partout soubs les pieds de nos chevaus, comme si nous marchions sur une voûte […]. Nous suivimes par les montaignes où on nous monstra, entre autres choses, sur des rochers inaccessibles, les aires où se prennent les autours »27. La transition qu’il exprime ici entre la Lorraine et l’Alsace, jusqu’à sa description des environs de Thann, « première ville d’Allemagne », est indissociable du caractère montagneux qui l’entoure et qu’il expérimente à proximité du col. La montagne, à la fois en tant que barrière (pour son relief) et en tant que pont (pour le col), s’impose comme un espace d’interface entre deux entités qu’il distingue clairement dans son voyage.
Un tel effet de seuil était déjà exprimé en 1433, dans la chronique de Jacques d’Esch qui proposait lui aussi un récit de la traversée des « montaignes de Volges », cette fois par le col du Bonhomme28. Le caractère montagneux de la région est exprimé cette fois dès la sortie de la ville de Saint-Dié, sur le versant occidental, jusqu’à l’arrivée sur le versant oriental dans la cité de Kaysersberg. Entre les deux, et quoique de manière plus synthétique, le seuil est associé encore une fois au « chief des montaignes que tient a l’emperour »29. La montagne reste un élément structurant à la fois du paysage et du rapport aux territoires chez le chroniqueur.
On peut encore citer, pour l’année 1600, la traversée – et toujours le seuil associé à un col – du même secteur du Bonhomme par l’architecte italien Vincenzo Scamozzi30. Ce dernier, qui est également familier des Alpes, indique parvenir « au sommet des plus hautes montagnes », dont il s’applique à décrire les sols et la présence de neige qui n’étonne en rien pour un mois d’avril31. Dans chacun de ces trois exemples, quand bien même les auteurs ont pu parcourir des massifs de montagne aux altitudes plus marquées, le seuil associé au caractère montagneux des Hautes-Vosges reste présent. Il n’est pas effacé et ne semble pas pâtir d’une éventuelle comparaison avec les autres expériences des milieux montagneux.
Seule l’expérimentation de la verticalité compte, ce qui ne représente qu’un épisode du voyage parmi d’autres dans la mesure où la montagne ne représente pas un objectif en soi. Pour Georges Bischoff, le récit de voyage propose bien plus de « définir un espace imaginaire où la montagne joue un rôle de dépaysement. […] [La montagne] n’est jamais, ou presque, un but de voyage »32. Ce positionnement des auteurs par rapport à l’objet montagne pose dès lors l’un des biais majeurs du critère de « montagnité » : selon que la montagne, si elle est dépeinte, représente un objectif en soi, ou bien si elle ne correspond qu’à un décor temporaire – dans le cas d’un récit de traversée –, la sensibilité exprimée à l’égard de ces espaces ne sera pas la même. Le caractère montagneux d’un espace ne dépend que des finalités qu’y projette un auteur, à travers lui une société, ou au contraire de l’absence de but ou d’intention qui peut être exprimée. Les récits de traversée n’ont, pour autant, rien de comparable avec les nombreuses descriptions produites par ou à destination des sociétés qui occupent et valorisent ces espaces33.
Conclusion
Si le caractère montagnard d’un espace était défini par les qualificatifs de « moyenne » et de « haute » montagne, tels qu’ils peuvent être pensés aujourd’hui, comment aurait-il pu être considéré pour les productions qui n’intégraient pas le critère de l’altitude avant le tournant des époques moderne et contemporaine ? Les pistes non-exhaustives discutées ci-dessus, centrées sur un seul corpus associé à des traversées du sud du massif vosgien, proposent une réflexion, plus encore une mise à l’épreuve, de l’intérêt de penser les espaces de montagne suivant d’hypothétiques degrés de « montagnité ». Cette proposition gagne à être étendue à un ensemble de textes et de sources bien plus fourni, voire à être confrontée à d’autres disciplines. Elle démontre déjà à ce stade un certain nombre de points. Les traversées anciennes des Hautes-Vosges et leur mise en récit n’accordent qu’une place secondaire et ponctuelle aux sommets, qui ne s’imposent pas comme un critère premier de montagnité. Une part importante de la montagne est dès lors occultée. Dans l’imaginaire des voyageurs, les Vosges comme d’autres espaces de montagne restent ouverts à la traversée, suivant des itinéraires reconnus, loin de l’expression d’un locus horribilis associé par d’autres traditions aux lieux pensés comme inaccessibles.
Le rapport et l’appréhension des espaces de montagne demeurent en cela des phénomènes éminemment subjectifs et hétérogènes. Les imaginaires de montagne ne relèvent pas d’un phénomène de représentation universel qui se maintiendrait dans le temps. Ils dépendent avant tout d’un bagage culturel, de l’expérience et des objectifs qu’expriment les auteurs vis-à-vis de ces espaces particuliers. La distinction entre des espaces de haute et de moyenne montagne n’est que le pendant à une lecture naturaliste du monde, qui proposerait de classer de tels espaces en fonction d’un critère essentialisé (et à « relire »34) : l’altitude. Or ce critère ne repose sur aucun fondement sur le temps long, et sur les modalités de perception et d’occupation qui ont concerné les sociétés qui ont précédé une nouvelle lecture géométrisée du grand livre de la nature.

