En novembre 1878, dans la ville d’Utrecht, aux Pays-Bas, une petite fillle malade est soupçonnée d’être victime de sorcellerie. Ses parents consultent un spécialiste à Bois-le-Duc qui, pour la somme de six florins, confirme leur pressentiment et leur conseille de faire bouillir une poule noire vivante dans une marmite neuve. Comme ce remède paraît bien compliqué, il leur suggère de faire bouillir l’urine de leur fille et d’y planter une fourchette, afin d’attirer de force la sorcière, une veuve, et de la contraindre à désensorceler sa victime. C’est bien ce qui se produit : la sorcière annule son sort et la petite fille se rétablit. Cependant, ceci n’atténue pas la fureur des gens du voisinage vis-à-vis de la veuve, et ils l’auraient sans doute lynchée s’ils n’avaient pas été retenus par la peur qu’elle leur inspirait2.
C’est en ces termes que le journal Utrechtsch Dagblad rapporta l’incident. Je n’ai pas pu consulter le journal lui-même car seuls les numéros parus entre 1863 et 1869 ont été numérisés, mais le compte-rendu paru dans le Dagblad fut ensuite repris par d’autres journaux nationaux3. Six semaines plus tard, il était même publié dans la presse des Indes orientales néerlandaises4. Le premier compte-rendu ne précisait pas qui avait déclaré que la jeune fille était victime de sorcellerie, mais il s’agissait en toute probabilité de femmes du voisinage. On ne sait pas davantage ce qui les orienta vers ce diagnostic (voir plus bas) ni pourquoi les parents décidèrent de consulter un homme de Bois-le-Duc, outre le fait qu’il avait acquis une certaine renommée en tant que désenvoûteur. De plus, Bois-le-Duc était facile d’accès par train et les parents de la jeune fille avaient peut-être des relations catholiques dans la ville. Les recommandations du désenvoûteur se conformaient aux pratiques alors en vigueur aux Pays-Bas : comme c’était à la sorcière d’annuler son sortilège, elle devait d’abord être identifiée, puis enjointe, ou plutôt forcée, de désensorceler sa victime. Les spécialistes fournissaient des conseils mais ne pratiquaient d’ordinaire pas eux-mêmes les désenvoûtements. Un moyen sûr pour attirer une sorcière était de faire bouillir une poule noire ou un autre ingrédient.
Même après la fin des procès en sorcellerie, des habitants continuèrent à être tenus pour responsables d’avoir causé la maladie ou le malheur de leurs voisins5. Le manque de sources ne nous permet pas de retracer avec exactitude les fluctuations du discours de la sorcellerie6. Lorsque l’on observe la manière dont les accusations de sorcellerie se perpétuèrent aux Pays-Bas, il est très difficile de comprendre pourquoi et comment les procès prirent fin. C’est l’élite judiciaire, ou plus généralement l’élite intellectuelle, qui avait décidé de leur mise en place, qui décida aussi, plutôt que le peuple, d’y mettre un terme. Les villes, sièges des cours provinciales, jouèrent un rôle majeur dans ces évolutions. Si la République, puis le royaume uni des Pays-Bas, pouvaient être qualifiés de centralisés, c’était au niveau des provinces. Dans la capitale provinciale d’Utrecht comme dans d’autres villes du nord (ainsi qu’à Nimègue), les procès en sorcellerie apparurent au début du xvie siècle7 et se déroulèrent jusqu’à la dernière décennie du siècle8. Au début du xviie siècle, on sait que les autorités assignèrent à domicile une femme accusée de sorcellerie, et en 1618 et dans les années 1620, dans la région de Twente et la province de Münster, certains accusés se virent remettre un certificat garantissant qu’ils avaient un poids normal (et ne pouvaient donc pas être coupables de sorcellerie)9. Pourtant, 300 ans après la fin des procès, la ville était encore agitée par des accusations où se déployait le discours de la sorcellerie. Ce décalage montre aussi que la division entre « peuple » et « élite », « culture populaire » et « culture savante » n’est pas seulement une construction des historiens mais bel et bien un concept historique à prendre au sérieux10.
Dans cet article, je vais me pencher sur l’identité des présumées victimes, et tenter de répondre plus précisément à la question suivante : le discours de la sorcellerie demeura-t-il vivace à Utrecht en raison d’évolutions internes ou de l’afflux de migrants au cours de la deuxième moitié du xixe siècle ? Entre 1850 et 1900, la population passa de moins de 50 000 habitants à plus de 100 00011. Les nouveaux arrivants importèrent-ils également le discours de la sorcellerie, ou était-il déjà présent ? Qui, des catholiques ou des protestants, eut davantage recours à ce langage ? Il est nécessaire de comparer Utrecht et les villages environnants pour clarifier ce point. Les journaux ne publièrent que rarement le nom de ceux qui étaient impliqués dans des affaires de sorcellerie, et il est donc impossible de déterminer de manière catégorique quelle partie de la population y joua un rôle actif. Cependant, il est parfois fait mention de la profession du père d’un enfant ensorcelé, et presque toujours de la rue où la famille habite. La petite fille mentionnée plus haut dans l’article vivait par exemple dans une ruelle, Baansteeg, et son père était un porder, dont le métier consistait à réveiller les gens en tapant à leur fenêtre. C’était un métier nécessaire, certes, mais qui ne jouissait pas du plus grand des prestiges.
Les journaux comme sources pour l’étude de la sorcellerie
Il est surprenant, pour bien des raisons, que la sorcellerie se soit manifestée à Utrecht. À la fin du xixe siècle, Utrecht était la capitale de la province du même nom et la quatrième ville la plus grande des Pays-Bas. Avant la Réforme, puis après 1853, l’archidiocèse d’Utrecht y était établi et, depuis 1530, la ville était le siège de la cour provinciale. Depuis 1636, elle comptait une université. Dans la seconde moitié du xixe siècle, on pouvait y trouver plusieurs hôpitaux. Son emplacement géographique, au centre des Pays-Bas, en avait fait un carrefour de voies navigables, puis des transports ferroviaires. À l’ouest de la ville se situait une zone industrielle dominée par la métallurgie12. Depuis la moitié du xixe siècle, la diffusion des journaux était en forte hausse : les principaux journaux nationaux étaient publiés à Amsterdam et Rotterdam mais étaient aussi distribués à Utrecht où ils disposaient de correspondants locaux.
Dans les dix dernières années du xixe siècle, les journaux font état de plusieurs cas de sorcellerie ayant eu lieu à Utrecht : le Rotterdamsch Nieuwsblad en rapporte quatre, et le Utrechtsch Nieuwsblad quatre autres13. Le premier journal est fondé en 1878 et rapporte l’année-même de sa création un premier cas, en provenance de Flardingue, petite ville située à l’ouest de Rotterdam14. Ce journal constitue l’une des principales sources concernant l’étude de la sorcellerie aux Pays-Bas. Entre sa fondation et le début du xxe siècle, il publie le compte-rendu de plus de 90 cas pour les Pays-Bas. Le deuxième journal, fondé en 1893 à Utrecht, rapporte 19 cas de sorcellerie en huit ans, dont deux provenant d’Italie et un des États-Unis, pour une moyenne de moins de trois cas par an. Les comptes-rendus restent assez factuels, tout en critiquant la croyance en la sorcellerie et en jugeant que les faits rapportés témoignent de la « stupidité » et de la « superstition » (1878) des habitants, et montrent « à quel point la superstition reste tristement ancrée dans l’esprit de certaines personnes » (1894). En 1898, le rédacteur en chef de l’Utrechtsch Nieuwsblad qualifie avec cynisme l’un des incidents de « curieux exemple de superstition15 ». Les journalistes ne semblent pas avoir eux-mêmes accordé beaucoup d’intérêt à la sorcellerie : des quatre cas rapportés, l’un leur a été signalé par un lecteur et les autres ont été repris du Nieuwe Rotterdamsche Courant et de l’Algemeen Handelsblad, deux journaux nationaux, et de l’Utrechts Dagblad, un journal d’Utrecht plus ancien. Le Rotterdamsch Nieuwsblad n’indique pas toujours ses sources : l’un de ses articles de 1899 est également repris de l’Utrechts Dagblad. Quelle que soit leur origine, ces articles constituent un contre-discours, visant à décrédibiliser les affirmations des personnes impliquées, clairement considérées comme de pures superstitions. Juger de la réussite ou non de l’entreprise relève d’un autre débat.
En 1896, le rédacteur en chef de l’Utrechts Nieuwsblad affiche son point de vue en première page16. La superstition, explique-t-il, est causée par l’ignorance et le manque d’éducation. Pour lui, les accusations de sorcellerie ont souvent la même origine : la maladie d’un enfant résiste aux remèdes proposés par le médecin et est alors attribuée par une femme du voisinage à un sort, au « toucher maléfique » d’une sorcière. Les parents vont alors consulter un désenvoûteur, dont ils peuvent trouver plusieurs représentants en lisant les journaux. Les premiers remèdes proposés sont oubliés, mais, ajoute le rédacteur, les parents ont souvent honte d’avouer qu’ils ont suivi les conseils de leurs voisins. Ils consultent des diseurs de bonne aventure, après avoir trouvé leur adresse dans des encarts publicitaires, en pensant que si la situation ne s’améliore pas, elle ne pourra pas non plus empirer. Les diseurs de bonne aventure voient leur clientèle augmenter, explique le rédacteur, seulement du fait de l’incompétence de la médecine17. C’est ainsi que l’on peut comprendre la honte des parents : il s’agit tout d’abord d’une réaction de défense face aux questions du journaliste, et cette réaction suggère, par ailleurs, que le fait de consulter un spécialiste de la sorcellerie était une tentative désespérée dans les cas où la médecine conventionelle n’avait pas donné de résultats.
Le rédacteur saisit cette occasion pour adresser une pique aux esprits « plus éclairés », qui seraient attirés par le spiritisme et l’hypnotisme : il plaide en faveur d’une meilleure éducation, notamment en ce qui concerne les sciences naturelles. Cet enseignement serait peut-être trop compliqué pour les jeunes enfants, auxquels on pourrait tout de même inculquer les connaissances de base. Il se réfère au « mouvement Toynbee » (Toynbee est orthographié « toynbie » – peut-être en a-t-il seulement entendu parler ?) dont le but est de permettre à chacun d’acquérir toutes sortes de connaissances sur toutes sortes de choses18. Dans cet éditorial, la « superstition » est définie en regard de la science. Le rédacteur doit se montrer prudent, même si lui-même est protestant : Utrecht est le siège de l’archidiocèse catholique et, depuis les années 1850, les catholiques ont les mêmes droits que les protestants dans le royaume. Ils peuvent ainsi se livrer ouvertement à des activités jusqu’alors pratiquées en secret, comme offrir leur intercession pour lutter contre les forces surnaturelles. Dans les années 1960, plusieurs personnes se souviennent ainsi être allées consulter des prêtres à Utrecht après avoir été victimes d’apparitions fantomatiques ou de cauchemars19. Les prêtres étaient sans doute aussi consultés en cas de soupçon de sorcellerie20. Les journaux ne font pas référence aux compétences « paranormales » des frères, et il n’y a qu’un article portant sur les nonnes de Rijsenburg, résidant quelques kilomètres à l’est d’Utrecht, lorsqu’elles sont consultées par une femme protestante venue de Zeist : les nonnes lui promettent de prier pour elle21.
Dans l’un des journaux d’Amsterdam, un enseignant se montre moins réticent que le rédacteur d’Utrecht, mais il concentre ses critiques sur les protestants22. Lors d’une conversation portant sur un cas de sorcellerie, qui comprenait l’ébouillantement d’un poulet et l’agression d’une femme, son interlocuteur avait remarqué : « Demandez au pasteur. Il refusera de dire que la sorcellerie n’existe pas. » Selon l’enseignant, les croyances du pasteur étaient considérées par le peuple comme des vérités absolues. Les pasteurs ne croyaient peut-être pas vraiment à la sorcellerie mais c’est ce que les gens pensaient : la Bible énonçait clairement que les sorcières existaient et 90% de ceux qui tenaient la Bible pour vraie le pensaient également. Pour débarrasser les habitants de cette superstition, il faudrait donc, selon l’enseignant, que les pasteurs la dénoncent collectivement. À l’aube du xxe siècle, cela aurait été possible alors que deux siècles plus tôt, Balthazar Bekker avait créé le scandale en osant affirmer qu’il n’y avait rien dans la Bible qui fasse référence à la sorcellerie23. Bekker reprenait les arguments émis au xvie siècle par Johann Wier et Reginald Scott, en y ajoutant sa propre critique acerbe au sujet de l’influence du Diable. On ne peut pas savoir si les pasteurs de la fin du xixe siècle suivirent ces conseils, mais leur influence, ajoutée aux articles des journaux et aux progrès de l’éducation, est l’un des facteurs qui auraient pu mener à l’extinction du discours de la sorcellerie, en tant que conception du monde à part entière. La modification des circonstances menant à la formation de ce discours aurait pu jouer dans le même sens, bien entendu, mais la remise en cause des manifestations de la sorcellerie se montra sans doute beaucoup plus efficace.
Pour les journalistes, la croyance en la sorcellerie était ridicule en soi ; les détails des différentes affaires achevaient de les transformer en récits sensationnels. L’historien qui s’intéresse à ces articles doit tenir compte de leur manque d’exactitude, car les journalistes laissaient souvent des détails de côté ou ne posaient pas toujours les questions les plus pertinentes. On peut pallier en partie ce problème en comparant les comptes-rendus de différents journalistes. Certains mentionnent, par exemple, le rôle joué par les femmes du voisinage, alors qu’elles sont passées sous silence dans l’article de 1878. Par ailleurs, tous les cas de sorcellerie ne comportaient pas forcément tous les mêmes traits caractéristiques : le sacrifice d’une poule noire, par exemple, était un rituel purement protestant ; les catholiques usaient d’autres moyens de protéger leurs maisons (ce qui rend moins probable l’idée que les victimes de 1878 aient été catholiques). Si la poule noire n’était pas mentionnée, ou insérée de manière incongrue dans un contexte inadéquat, l’affaire concernait donc sans doute une famille catholique.
Traits caractéristiques de l’ensorcellement
Au xixe siècle, l’un des moyens les plus fréquents de diagnostiquer un envoûtement maléfique était de rechercher la présence de boules ou de couronnes de plumes dans le lit de la victime, et plus particulièrement dans son oreiller. Il s’agit là, à ma connaissance, d’une conception qui ne se manifeste qu’aux Pays-Bas depuis la fin du xviie siècle24. Il était plus facile de déceler la trace d’un sortilège en cherchant la présence de plumes qu’en attendant que la victime crache des clous ou des objets du même type, comme on se représentait la sorcellerie auparavant25. Bien qu’il soit répété avec insistance que l’on pouvait trouver des boules ou des couronnes de plumes à l’intérieur d’un oreiller si celui-ci n’avait pas été assez secoué, sans que son propriétaire n’en ressente pour autant le moindre mal, cette opinion n’était pas prise au sérieux et, dans les années 1890, la présence de plumes demeurait l’un des principaux moyens de diagnostiquer un envoûtement. En 1895, à Utrecht, la couronne trouvée dans l’oreiller d’une petite fille fut même exposée en public26. En 1896, on découpa le matelas d’un bébé pour y découvrir le motif d’un poulet et de « roses » noires en herbier marin, preuve que les sorcières pouvaient aussi user d’autres matériaux que de plumes27.
En 1890, un spécialiste recommanda aux parents de faire bouillir le contenu de l’oreiller28. La sorcière ayant été attirée par ce moyen, il proposa contre rétribution de chasser « l’esprit maléfique » qui avait pris possession du corps de la mère et de l’enfant. L’opération fut apparemment couronnée de succès. En 1899, un spécialiste résidant dans Jutfaaschenweg fut consulté, mais la source ne précise pas s’il recommanda d’effectuer un rituel (comme faire bouillir une poule) ou s’il se contenta de prédire le moment où la « sorcière » se manifesterait à la porte de sa victime29. Dans le compte-rendu du cas de 1894, on trouve plus de détails sur la méthode du désenvoûteur, même s’il n’est pas certain qu’il se soit agi du même homme30. Après la consultation, il récita des prières, ce qui laisse à penser qu’il était protestant. En 1899, c’est un acte de divination utilisant une clé et un livre qui révéla l’action d’une sorcière31, et les psalmodies du spécialiste (tirées d’un livre de prières) indiquent de même qu’il était probablement de confession protestante32. Son nom n’est pas donné. L’article de 1894 signale juste que l’expert consulté travaillait comme ouvrier (werkman) pour l’une des principales entreprises d’Utrecht.
La première mention d’un rituel incluant le sacrifice d’une poule noire date des alentours de 1650 à Amsterdam33. Je doute que les acteurs de ce rituel en connaissaient tous la fonction exacte, mais le rituel était fondé sur l’idée que la poule représentait la sorcière et que la faire bouillir lui infligerait une terrible douleur. Pour l’atténuer, elle serait forcée de se rendre à l’endroit où le rituel était effectué. On trouve une mention de ce rituel en 1878 où il n’est pas accompli34 et une autre en 1898 où il s’agit d’une option possible35. On ne dispose de preuves attestant qu’un tel sacrifice ait eu lieu que pour les communes rurales de la province d’Utrecht. Peut-être qu’à Utrecht les victimes de sorcellerie n’avaient pas les moyens d’acheter une poule. Il était moins coûteux de faire bouillir des plumes36 ou de l’urine37. Le rituel obéissait au même principe général, car la sorcière était censée avoir formé le motif en plumes trouvé dans l’oreiller ou avoir introduit des substances étrangères dans le corps de sa victime – comme les clous mentionnés précédemment. Le lien entre la sorcellerie et le fait de bouillir un ingrédient particulier apparaît également dans un cas en 1891, où la présence d’une sorcière aurait empêché l’eau d’une marmite de bouillir38.
Le cas de 1898 diffère des précédents, car l’incident à l’origine des accusations n’a pas eu lieu à l’intérieur d’une habitation mais dans la rue. Les faits ont de toute évidence été reconstruits et réinterprétés, à la suite du malaise subi par une jeune femme de dix-neuf ans, malaise suffisamment rare chez une personne de son âge pour causer des soupçons. La victime prétend avoir été touchée à l’épaule dans la Nicolaasstraat par une étrangère qui lui demandait son chemin39. Selon le compte-rendu du journal, son père allait « frire » une poule noire mais cela aurait été peu efficace pour contrer l’action d’une femme étrangère : il aurait été très étonnant qu’elle se présente à la porte lors de l’accomplissement du rituel. Le journaliste ou le père ont sans doute commis une erreur. Le moyen réputé le plus sûr pour contrer une sorcière ayant touché une partie du corps de sa victime était d’asséner à celle-ci un coup à un endroit situé plus haut que la partie du corps concernée40.
Bas-fonds et allées
En mentionnant le nom des rues et des ruelles prétendument frappées par la sorcellerie, les journalistes cherchaient à couvrir d’opprobre leurs habitants et à faire taire les accusations. Il semble qu’à l’époque, les habitants du quartier de la Sluisstraat croyaient fermement en l’action d’une « main maléfique » qui aurait touché plusieurs femmes. Comme la sorcellerie devenait une affaire publique dès que l’on accusait quelqu’un d’étranger au foyer, la stratégie des journalistes aurait pu fonctionner en théorie. En pratique, cela dépendait du crédit que les résidents du quartier, les femmes en particulier, donnaient aux journaux. Il est possible qu’elles aient ignoré les informations contenues dans la presse, et celles qui savaient lire préféraient peut-être consulter leur bible, qu’elles investissaient d’une plus grande autorité que l’opinion des rédacteurs éclairés. Ces femmes pensaient disposer de moyens pour lever le mal. Là se manifestait une nouvelle différence entre protestants et catholiques. Les premiers avaient recours à la violence car les sorcières reconnaissaient rarement leurs méfaits et devaient être forcées d’annuler leurs sorts, tandis que les catholiques disposaient d’une panoplie plus large de mesures pour éloigner les sorcières de leur foyer.
La profession des victimes est rarement indiquée. Le compte-rendu de 1898 constitue l’unique exception (si l’on ne tient pas compte du porder mentionné en 1878), décrivant le sort de la servante d’un blanchisseur41. L’histo-rien peut tout de même tirer des conclusions au sujet des participants au discours de la sorcellerie à partir de leur lieu de résidence. Par exemple, le quartier C, où, en 1895 une jeune fille se consume d’une maladie mystérieuse, est qualifié de achterbuurt, c’est à dire un quartier mal famé concentrant les habitants pauvres de la ville42. En 1894, le journaliste parle « d’un de nos fau-bourgs », mais au xixe siècle, l’expression renvoie à un quartier d’ouvriers ou d’artisans43. Ce cas précis concerne une jeune mère dont le bébé était tombé malade. Après avoir consulté un spécialiste, elle en avait conclu que durant sa grossesse, une marchande ambulante, se présentant chez elle, l’avait touchée de sa main maléfique. Le spécialiste ne réussit pas à désenvoûter l’enfant mais conseilla à la mère de faire l’aumône à la misérable qui apparaîtrait à sa porte. La mère (l’article ne fait pas mention de son mari) ne semble pas avoir appartenu à la partie la plus démunie de la population, et l’accusée n’était pas ici du voisinage.
Fig. 1. Carte d’Utrecht en 1890. Archives d’Utrecht, catalogue n° 214053. Les croix (x) indiquent des affaires de sorcellerie.
J’ai indiqué les rues concernées par les accusations de sorcellerie sur une carte d’Utrecht de 1890 (fig. 1). J’ai aussi inclus la Gruttersdijk parmi elles, même si elle n’est mentionnée qu’en passant (1890)44. Apparaissent alors des quartiers éloignés tant du point de vue culturel que social du centre de la ville ; les petites rues étroites ou ruelles se démarquent plus particulièrement. Certes, nombre de ruelles d’Utrecht ne figurent pas du tout dans les journaux, mais cela ne veut pas dire que de semblables cas n’auraient pas pu s’y produire. Ces petites rues n’étaient pas toutes habitées par des ouvriers supposés pauvres. La Sluisstraat, qui donnait sur la route principale menant à Amsterdam, ne comptait que 25 habitations mais en 1890, elle était surtout peuplée d’artisans, maçons, peintres, charpentiers ou rouleurs de cigares. Il y avait aussi un cordonnier, un charron, un menuisier et plusieurs employés des chemins de fer. Les habitants se répartissaient également entre catholiques et protestants, et on comptait plusieurs couples mixtes. En 1890, une querelle entre voisines, impliquant une femme plus âgée, y déclencha une affaire de sorcellerie45. Quelques jours après la querelle, en effet, l’une des jeunes femmes ayant pris part à la dispute, puis une autre ainsi que l’enfant de celle-ci, tombèrent malades. La vieille femme est qualifiée de nourrice, mais il ne faut pas comprendre ici une profession établie, mais plutôt un service épisodique rendu aux voisins. Parmi les habitants de la rue, le groupe qui semble se rapprocher le plus de cette configuration humaine concerne un dinandier qui vivait avec sa vieille mère (née en 1817), à côté d’un rouleur de cigares catholique venu du sud de la province et père d’une petite fille de neuf mois. Mais il y avait aussi d’autres familles avec de jeunes enfants habitant plus loin ou de l’autre côté de la rue46.
La Oranjestraat (1891) était située dans le quartier C (un quartier de taudis, mais situé à l’intérieur de la frontière tracée par le canal autour de la ville historique). On dispose ici de plus d’éléments concernant la famille impliquée. Le journal rapporte qu’« il n’y a pas longtemps est mort un petit garçon de cinq ans47 ». Peu d’enfants de cinq ans sont morts à Utrecht à cette période et encore moins dans la Oranjestraat : le registre des décès nous mène donc à un certain Gerardus, dont le père était ouvrier. Son décès était survenu cinq mois plus tôt48. Le père était catholique, mais sa femme et ses enfants étaient protestants ; il conserva la même profession et le même lieu de résidence dans les années suivantes, et déménagea finalement en 1911, année où il est décrit comme « un ouvrier en entrepôt à la retraite ». Ni sa femme ni sa belle-mère ne savaient lire. La mère de l’enfant et quelques unes de ses voisines s’étaient entendues pour que la mort de l’enfant soit déclarée comme la conséquence d’un sortilège, ce qui avait été confirmé quand on trouva dans le lit du garçonnet des plumes arrangées en motifs étranges. Il était trop tard pour annuler le sort, mais les femmes essayèrent d’identifier la sorcière avec un procédé de cuisson décrit plus haut49. L’accusée demanda l’aide de la police, car vivre dans le quartier lui était devenu impossible.
Les autres rues mentionnées par les journaux présentent les mêmes caractéristiques. Le nom de Gasthuissteeg (voir ci-dessous) indique une ruelle, et un autre cas se produisit dans une ruelle donnant sur la Jutphaascheweg (parallèle au canal Vaartse Rijn). La police fut également forcée d’intervenir dans ce dernier cas, car la grand-mère d’un enfant mourant avait tant maltraité la « sorcière » présumée qu’ils la trouvèrent les vêtements déchirés et le visage ensanglanté. Le compte-rendu ne mentionne que des femmes50. Concernant le cas de 1890 de la Gruttersdijk, trois ruelles se situaient à proximité, mais on ne peut rien déduire car le cas est à peine décrit. Je suppose que le deuxième cas de la Oudwijker Dwarsstraat (1899) se produisit au niveau de la Baansteeg ou à proximité, comme en 1878.
Torts de voisinage
En 1896, l’affaire de la Gasthuissteeg implique des membres de la classe ouvrière (mindere volksklasse). La santé du bébé d’un ouvrier s’était brutalement dégradée et rien n’avait pu l’améliorer. Une femme du voisinage avait alors déclaré que « l’enfant était ensorcelée ». Elle trouva des preuves dans le matelas du bébé (voir plus haut), qui semblent l’avoir aidée à identifier la coupable. La sorcière fut attirée dans la maison (apparemment sans que l’on fasse bouillir la moindre chose) et obligée à dire les mots « Dieu te bénisse » à l’enfant. Pourtant le bébé mourut la nuit même51.
Muni de cette information, j’ai recherché les certificats de décès des enfants de moins d’un an, morts un ou plusieurs mois avant le 3 juillet, et repéré leur adresse. Un seul enfant habitant dans la ruelle était mort à l’époque, une petite fille du nom de Geertruida, fille d’un ouvrier catholique résidant au n° 55. Il était né à Utrecht et sa femme à Wijk bij Duurstede, environ 30 kilomètres au sud-est d’Utrecht. Si c’est bien la famille dont il est question, il y a plusieurs inexactitudes dans la description que donne le journaliste de leurs circonstances. Le bébé n’avait pas six mois, mais seulement un mois. Ce n’était pas la première enfant, mais la huitième enfant du couple, et trois de ses frères et soeurs étaient morts en bas âge en 1885 (suite à une épidémie ?)52. La femme de l’ouvrier, ses beaux-parents et sa mère ne savaient ni lire ni écrire. Les registres portent la mention d’ouvrier concernant la profession du père, mais de conducteur de wagons d’excréments pour 1896 ; ils indiquent aussi que la famille déménageait souvent, ce qui rend douteuse l’intervention de la femme du voisinage. D’après le correspondant du Handelsblad, c’est une femme du voisinage qui aurait suggéré que l’enfant avait été ensorcelé. Or, entre 1885 et 1890, la famille avait habité dans la Oudwijkerdwarsstraat ; en 1878 et en 1899 plusieurs affaires de sorcellerie avaient été signalées à cet endroit et peut-être des affaires similaires s’étaient-elles produites pendant qu’ils y vivaient. Puis ils s’étaient installés dans la Oranjestraat, où le petit Gerardus était mort. Il est donc fort probable que la mère possédait déjà quelques connaissances sur le sujet elle-même.
Fig. 2. La Gasthuissteeg entre 1919 et 1929. Vue de la Biltstraat. Le n° 55 est visible à l’extrême gauche. Archives d’Utrecht, catalogue n° 52726.
Le registre de la population pour les années 1890-1899 indique la profession, l’origine et la religion des personnes résidant à côté et en face du numéro 55 de la Gasthuissteeg en 1896. Les numéros impairs étaient situés côté est, et le numéro 55 était tout près de la Biltstraat (fig. 2). Les interactions sociales avaient lieu principalement à l’arrière de la maison, où étaient situés la pompe à eau et les cabinets. Environ 15 familles vivaient dans le voisinage immédiat, principalement des ouvriers catholiques originaires d’Utrecht. Dans la ruelle près du n° 55 vivaient un rouleur de cigares veuf avec ses enfants. Il se peut que ce soient les femmes des familles unies par un lien de parenté qui lancèrent l’accusation (fig. 3).
Fig. 3. La partie nord de la Gasthuissteeg débouchant dans la Biltstraat, d’après une esquisse de carte de 186653.
L’article du journal précise que la « sorcière » et son mari étaient des marchands de fleurs, et juste en face du n° 55, au n° 42, habitaient un marchand de fleurs protestant de 74 ans et sa femme du même âge. Ils ne venaient pas de la province d’Utrecht ; le 10 juillet 1896, ils étaient partis54.
Si l’on considère que l’article du Handelsblad comporte plusieurs inexactitudes, on peut supposer que lorsqu’il déclare que la prétendue sorcière « avait vécu près d’une famille dont les membres avaient presque tous disparu », il faut comprendre qu’il ne fait pas référence à une famille quelconque, mais à la famille dont il est question dans l’article, celle dont les trois premiers enfants étaient décédés. Si la reconstruction que je propose est correcte, alors il se peut que cette famille se soit déjà crue victime de sortilèges en 1885 et ne s’en soit souvenue que plus tard. Loin d’extrapoler, je ne fais ici que croiser le compte-rendu de 1896 avec des sources plus fiables. On peut penser qu’il a dû y avoir une autre affaire de sorcellerie, impliquant plusieurs victimes, même si elle n’est mentionnée nulle part. Le discours de la sorcellerie, cela dit, a peut-être fonctionné comme une réinterprétation tardive de faits passés, donc on ne peut finalement rien affirmer de certain.
L’étude des autres cas pâtit parfois d’un même défaut de sources fiables. Mais si les notes prises par ce correspondant sont inexactes, on ne doit pas considérer que toutes le sont. Personne n’avait intérêt à faire circuler de fausses informations, et les dossiers judiciaires et fichiers de police constituent d’autres sources utiles, bien que cela ne soit pas le cas à Utrecht. Les études sur le folklore conduites vers 1960-1970 permettent aussi d’évaluer la popularité du discours de la sorcellerie vers 1900.
Ville et campagne
Pour les habitants des environs, c’était à la ville d’Utrecht qu’il fallait se rendre si l’on souhaitait consulter un spécialiste compétent en matière de sorcellerie. On pouvait y trouver des prêtres, une diseuse de bonne aventure, une désensorceleuse (duivelbanster) et une voyante. Il n’est pas exclu que ces trois dernières désignent la même personne pour les différents services qu’elle rendait à Utrecht au début du xxe siècle, voire même plus tôt55. On n’en trouve pas de mention dans les journaux. On pouvait aussi trouver des spécialistes en dehors d’Utrecht : outre les quelques leveurs de maux qui apportaient parfois leur secours56, il y avait des désenvoûteurs dans les villes d’Amersfoort (pour les habitants du village de Maartensdijk) et Hilversum (pour les habitants du village de Loosdrecht)57. C’est ce que nous apprennent les enquêtes menées sur le folklore, qui ont principalement recueilli les souvenirs de villageois extérieurs aux affaires de sorcellerie mais familiers du discours qui y était tenu.
Entre 1961 et 1971, une enquête fut réalisée auprès des habitants les plus âgés des villages de la province d’Utrecht afin de connaître leurs perceptions de la sorcellerie. La plupart évoquèrent les formes étranges en plumes, signes révélateurs de l’action d’une sorcière. Certains les avaient vus de leurs propres yeux ou en avaient entendu parler de la bouche d’un témoin. Cependant, les personnes interrogées montrèrent un profond désaccord sur les mesures à prendre pour combattre l’influence maléfique, selon qu’elles étaient protestantes ou catholiques. Pour les catholiques, il existait une large gamme de remèdes : asperger la victime d’eau bénite, réciter un agnus dei, porter un scapulaire, ou faire appel au prêtre de la paroisse58. Certains protestants firent référence aux mêmes recettes59, mais selon la plupart, il fallait d’abord se débarrasser des boules de plumes ou alors ne rien faire du tout60.
En 1878, dans le village de Maartensdijk, quelques kilomètres au nord-est de la ville d’Utrecht, un homme avait été poursuivi en justice pour maltraitance animale pour avoir fait bouillir une poule noire dans une marmite en fer61. Dans les années 1960, certaines des personnes interrogées se remémoraient le rituel, sans pour autant se souvenir de cet incident particulier – elles étaient probablement trop jeunes. Parmi ces personnes, environ quinze étaient protestantes, pour seulement un ou deux catholiques qui, en outre, auraient pu en avoir entendu parler par des protestants62. En 1899, Maartensdijk figurait à nouveau dans les journaux pour une autre affaire : une petite fille de cinq ans était morte après avoir été touchée par une vendeuse de bonbons. De plus, une jeune femme de vingt ans, après avoir été tapée sur l’épaule par la même personne, était tombée gravement malade. Des couronnes de plumes trouvées dans les oreillers des victimes avaient confirmé qu’il s’agissait bien d’un acte de sorcellerie63. J’ai pu reconstituer l’identité de la petite fille, qui s’appelait Geurtje et était la fille d’un ouvrier de Maartensdijk64, mais la jeune femme et la « sorcière », non identifiées dans les journaux, demeurent inconnues.
Plusieurs récits, collectés dans les années 1960 à Maartensdijk, concernent une mère et sa fille, toutes deux soupçonnées d’être des sorcières. Un grand nombre d’histoires extravagantes circulaient au sujet de la mère : on disait qu’elle avait ensorcelé un ouvrier, qui était tombé de son échafaudage plusieurs fois ; ou qu’elle avait ensorcelé les poules d’un voisin en s’asseyant dans le poulailler et en traçant des cercles dans le sable avec son doigt et un petit bâton65. Les habitants de Maartensdijk avaient connu sa fille : elle aurait appris à faire des sorts par sa mère et aurait utilisé ses pouvoirs pour ensorceler les cochons, rendre les chevaux boiteux et empêcher la crème de se transformer en beurre. Elle aurait également fait du mal à un petit garçon. Comme il ne restait plus aucun arbre devant sa maison, on rapportait qu’elle avait exercé ses pouvoirs sur les arbres, plutôt que sur des hommes ou des animaux ; selon l’un des hommes interrogés, un jour qu’elle passait devant chez lui, elle avait averti sa mère de ne pas laisser ses enfants sortir de la maison. Il est fort probable que cette femme avait appris à se tenir à l’écart pour éviter de nouvelles accusations. J’ai découvert dans le registre des décès qu’en 1936, une femme célibataire du même nom était morte, à l’âge de 55 ans, le jour d’Halloween. C’était peut-être la fille de la prétendue sorcière dont nous parlons66. Les registres peuvent nous renseigner davantage sur sa vie : en 1866, sa mère, que l’on appelait « Oal » à Maartensdijk, une servante venue d’Amersfoort, s’était retrouvée enceinte et avait été forcée d’épouser son séducteur, un homme de treize ans son aîné. Elle était morte en 1904, dix ans après son mari. C’est probablement elle que l’on avait soupçonnée d’avoir causé la mort de Geurtje et la maladie de la jeune fille en 1899.
Le village de Loosdrecht, au nord-ouest d’Utrecht, apparaît à trois reprises dans les journaux à la fin du xixe siècle, et à chaque fois, on peut noter le rôle majeur joué par un guérisseur : c’est l’un d’eux qui découvre les « roses » dans l’oreiller d’une petite fille et ordonne qu’elles soient brûlées afin de chasser les « mauvais esprits », à la suite de quoi la petite fille se rétablit. Quand une voisine, soupçonnée d’avoir jeté le sort, se présente, elle n’est pas très bien reçue67. Dans une autre affaire, le père de l’enfant malade va consulter un guérisseur (un cordonnier) à Hilversum, qui, pour la somme de 2 florins et 90 cents, garantit la santé de l’enfant pour la durée d’un an et 17 jours68. Une troisième histoire est rapportée par deux journaux nationaux à la fin de 1898 : une guérisseuse d’Hilversum recommande à la mère d’une enfant ensorcelée de ne rien toucher dans la maison pendant neuf jours69. Un couvreur de Loosd-recht, né en 1874, se rappelait bien la première histoire ; après s’être interrompu dans son récit, il insista sur le fait que dans de tels cas, on devait se débarrasser de toutes les plumes trouvées dans le lit et qu’on devait prendre garde à ne pas être tapé sur l’épaule par une sorcière70. Un pêcheur habitant dans les environs se souvenait qu’un enfant était tombé malade et que la maladie avait constamment empiré jusqu’à le conduire à la mort. Pensant qu’il avait été ensorcelé, la famille avait fait bouillir une poule, et une voisine était apparue à la porte. Ils avaient alors secoué le contenu de l’oreiller de l’enfant et avaient été consulter le guérisseur d’Hilversum pour écarter les derniers effets du sortilège71. À moins que les journaux n’aient omis de rapporter d’autres épiso-des, il est clair que cet homme avait seulement dû entendre parler de cette histoire, puisqu’il était né en 1905, longtemps après les faits. Pourtant, il connaissait le nom de la « sorcière72 ».
On ne peut établir une distinction claire entre population urbaine et population rurale, car il y avait un mouvement constant de va-et-vient entre ville et campagne. Il arrivait par exemple fréquemment qu’un jeune homme né à Utrecht épouse une femme venant d’un village des environs, ou qu’un couple formé à la campagne décide de s’établir en ville. Tout dépendait de l’endroit où ils pouvaient trouver du travail. Les exemples retenus ici semblent montrer que les catholiques résidaient plutôt en ville – les villages de Maartensdijk et Loosdrecht étaient majoritairement composés de protestants – mais il ne faut pas en tirer de conclusions hâtives : il y avait aussi beaucoup de catholiques dans le village de Soest et dans ses environs73. La division ville-campagne est moins pertinente que les différences religieuses, qui se traduisaient notamment par différents discours de la sorcellerie.
L’importance du facteur confessionnel en conclusion
Dans la ville d’Utrecht, les manifestations de la sorcellerie avaient changé depuis le Moyen Âge. En 1473 et 1527, les femmes ensorcelées ne pouvaient plus faire le pain, tout comme elles n’arrivaient plus à faire le beurre à la fin du xvie siècle74. Trois siècles plus tard, seuls quelques villages étaient encore af-fligés par l’ensorcellement du beurre, et plus personne ne se plaignait de ne pouvoir faire lever une pâte à pain. À cette époque, le discours de la sorcellerie mettait en avant la souffrance physique causée aux personnes, et surtout aux jeunes enfants.
Les faits rapportés à Utrecht constituaient-ils un phénomène typiquement urbain ? Je pense qu’ils relèvent plus d’un discours typiquement journalistique, qui se concentre sur les représailles à l’encontre des « sorcières ». Les journaux ne colportaient aucune histoire extravagante, qui aurait décrit des sorcières se faufilant par de minuscules trous ou se transformant en chats, comme les légendes qui continuaient à circuler des décennies plus tard le font sans scrupules75. La violence des châtiments infligés aux sorcières présumées eut, elle, tendance à s’estomper avec le temps : des décennies plus tard, les souvenirs et légendes sur l’époque évoquent beaucoup moins les agressions dont furent victimes les accusées que les journaux contemporains des faits. Quelle différence y avait-il entre les accusations lancées à Utrecht dans les rues Sluispad, Oranjestraat ou Gasthuissteeg, et celles qui circulaient à la campagne ? Quelle différence y avait-il entre les poules noires ébouillantées et la mort d’un petit garçon dans un quartier mal famé d’Utrecht ou celle d’une petite fille dans le village de Maartensdijk ? Les femmes soupçonnées d’être des « sorcières » à Loosdrecht étaient-elles différentes de celles à qui ce stigmate avait été attribué dans la Oudkerkerdwarsstraat ? À mon sens, nous ne disposons pas d’assez d’éléments pour conclure à une démarcation stricte entre ville et campagne.
Cependant, nous ne devons pas négliger une autre différence, beaucoup plus essentielle bien que moins évidente, ayant trait à la manière dont les membres des différentes confessions avaient intériorisé le discours de la sorcellerie et l’avaient intégré à leurs représentations mentales. La province d’Utrecht comptait une population mixte, de confession calviniste et catholique, qui se répartissait entre différentes municipalités. Apparemment, dans la ville d’Utrecht les contre-mesures utilisées par les catholiques n’avaient pas été assez efficaces, puisque les « sorcières » devaient toujours être attirées de force pour annuler leurs sortilèges. À la campagne, seuls les témoignages et histoires recueillis des décennies après les faits rendent cette distinction visible. Les journaux, cependant, étaient prudents lorsqu’il s’agissait de décrire les pratiques catholiques, non seulement parce qu’à la fin du xixe siècle les catholiques avaient acquis les mêmes droits que les protestants, mais aussi parce que les catholiques étaient alors déterminés à défendre leurs nouveaux privilèges. C’était une chose de dénoncer le manque d’éducation des quartiers populaires, c’en était une autre de critiquer la persistance de la « superstition » chez les catholiques76. Selon moi, les deux camps durent apprendre à s’accommoder l’un de l’autre, et les prêtres catholiques montrer eux aussi un peu moins d’ardeur à proposer des remèdes contre la sorcellerie.
Le discours en vigueur à Utrecht met en valeur les tensions entre les femmes encore en âge de procréer et celles ayant passé le cap de la ménopause ; ces dernières inspiraient la peur, car, comme elles avaient perdu la faculté de produire la vie, on les pensait capables de répandre la maladie à sa place. Dans les villes comme Utrecht, le discours excluait le plus souvent les hommes, mais on ne doit pas être aussi catégorique. Si le discours s’y concentrait sur les réactions aux cas d’enfants prétendument ensorcelés, on s’attendait simplement à ce que peu d’hommes soient impliqués. Les sorciers n’ont été signalés que dans les campagnes. Des hommes se rendaient néanmoins chez des désensorceleurs et aidaient à battre ceux qui étaient suspectés d’être sorciers. De la même façon, les femmes plus âgées aidaient à l’accouchement. Au xixe siècle, les sages-femmes non-qualifiées n’étaient plus autorisées à pratiquer aux Pays-Bas, mais elles continuaient pourtant à le faire. Beaucoup de femmes préféraient ces dernières aux sages-femmes dûment enregistrées dont les conceptions s’accordaient moins bien avec les leurs77. Bien qu’elles aient vécu dans un milieu très cultivé, certaines femmes vivaient et évoluaient dans une culture orale.
La situation d’Utrecht peut donc être mise en parallèle avec celle de la province de Drenthe, où le discours de la sorcellerie concernait surtout les fermiers travaillant dans les marais, dont la vision du monde se rapprochait de celle de leurs pairs vivant à Utrecht. À Drenthe, les accusations de sorcellerie reposaient sur une conception intégriste de la religion, alors qu’à Utrecht une telle conception était beaucoup plus rare. Nous ne pouvons nous attarder sur Drenthe dans le cadre de cet article78, mais les similitudes que l’on remarque entre Drenthe et la ville d’Utrecht indiquent à nouveau que la distinction ville-campagne n’a pas de réelle pertinence.