La franc-maçonnerie philippine à l’heure de la transition impériale (1889-1917). Sociabilité et réseaux d’une élite hispanisée (position de thèse)

p. 245-250

Text

« The Successful Revolution of 1896 was masonically inspired, masonically led, and masonically executed, and I venture to say that the first Philippine Republic of which I was its humble President, was an achievement we owe largely, to Masonry and the Masons. »

Emilio Aguinaldo, président de la Première République philippine1.

L’appartenance maçonnique des principaux leaders nationalistes philippins à la fin du xixe siècle et le rôle joué par la société secrète Katipunan dans le début de la révolution philippine ont fait que la franc-maçonnerie a souvent été considérée comme une des institutions clés de l’histoire contemporaine des Philippines. Cependant, la plupart des ouvrages consacrés aux loges maçonniques de l’archipel asiatique, écrits par des francs-maçons, ne répondent guère à des critères scientifiques. Jusqu’à présent, l’étude la plus citée reste celle publiée en 1920 par Teodoro Kalaw, un historien, politicien et franc-maçon philippin2. La thèse de Susana Cuartero, soutenue en 20073, n’a pas profondément modifié cette situation, notamment parce qu’elle se limite à décrire les activités des loges d’obédience espagnole aux Philippines et peine à contextualiser leur évolution. C’est une étude très caractéristique du courant « maçonologique » qui a longtemps dominé les recherches sur l’histoire de la franc-maçonnerie en France et en Espagne. Une approche plus récente s’inspire du concept de sociabilité pour réaliser une histoire sociale et culturelle de l’institution maçonnique4. Ma thèse, qui s’appuie sur des sources d’archives conservées en Espagne, en France et aux Philippines, utilise cette nouvelle approche pour analyser le rôle de la franc-maçonnerie philippine au tournant des xixe et xxe siècle.

L’élite philippine est à l’origine de l’apparition du mouvement nationaliste qui provoqua le début de la Révolution en 1895 et la proclamation de la Première République philippine en 1898. Cependant, après l’arrivée des Américains et le début de la guerre avec le nouveau pouvoir colonial (1899-1902), une bonne partie de ses membres tourna le dos au général Aguinaldo et accepta la domination américaine, rendant plus simple la mise en œuvre d’un projet colonial qui, en théorie, avait comme objectif d’apprendre aux Philippins le fonctionnement de la démocratie5. L’évolution de cette élite politique philippine est au centre des récents débats historiographiques au sujet des transformations provoquées par cette transition impériale6. L’étude des loges maçonniques, formées principalement par des membres de cette élite, est un cas particulièrement pertinent, car il montre également la subsistance d’une culture hispanique aux Philippines après le changement de colonisateur, qui n’a pas non plus été étudiée en profondeur jusqu’à maintenant7.

Ainsi, le cadre chronologique a été fixé entre 1889 et 1917, deux années très importantes à la fois pour l’histoire de la franc-maçonnerie et pour l’histoire générale de l’archipel. En effet, en 1889, les premières loges qui peuvent être définies comme philippines furent créés en Espagne, où des étudiants philippins résidant à Madrid et à Barcelone avaient donné naissance à un mouvement nationaliste au cours des années 1880. L’arrivée de Marcelo del Pilar dans la métropole, cette même année, était également fondamentale pour l’organisation des activités de ce mouvement ainsi que pour le développement que la franc-maçonnerie allait connaître aux Philippines à partir de 1892. Quant à l’année 1917, elle mit fin à l’hégémonie maçonnique du Grande Oriente Español dans l’archipel asiatique en raison de l’affiliation des loges philippines à la Grand Lodge of Free and Accepted Masons of the Philippine Islands. Celle-ci se réalisa seulement quelques mois après l’approbation par le Congrès américain de la loi Jones, qui accorda plus d’autonomie aux Philippins et reconnut pour la première fois que l’objectif de la colonisation américaine était l’indépendance de l’archipel.

Ces bornes chronologiques ont été également suggérées par les documents disponibles au Centro Documental de la Memoria Histórica de Salamanque, d’où provient la majorité des sources primaires utilisées pour la réalisation de cette thèse. En effet, obsédé par l’idée de « complot maçonnique », le général Franco avait ordonné pendant la guerre civile espagnole la saisie de tous les documents appartenant aux obédiences maçonniques. Ainsi, ce centre d’archives conserve de nombreux documents relatifs aux loges maçonniques philippines, la plupart d’entre elles ayant été affiliées aux obédiences espagnoles avant 1917. On y trouve notamment des lettres envoyées par les francs-maçons lors d’évènements extraordinaires et des informations administratives. S’il s’avère difficile de retracer la vie quotidienne des loges maçonniques, ces documents permettent de suivre l’évolution générale de l’institution maçonnique dans l’archipel. Ils ont aussi permis l’élaboration d’une base de données de plus d’un millier de francs-maçons philippins. Celle-ci met en évidence, entre autres, l’importante présence dans les loges de Manille des membres de la classe moyenne urbaine de la capitale, un groupe social qui a été très peu étudié malgré son importance dans le mouvement nationaliste philippin au début du xxe siècle8.

D’autre part, la découverte à la Bibliothèque nationale de France de documents relatifs à la franc-maçonnerie philippine a été décisive pour comprendre le rôle joué par l’institution maçonnique au début de la colonisation américaine. Susana Cuartero avait déjà souligné que la franc-maçonnerie s’était développée plus amplement aux Philippines après le changement de colonisateur, mais elle n’avait pas mis en lumière l’importance acquise par les loges dans le nouveau contexte politique philippin. Le meilleur exemple en ce sens est le cas de la loge Rizal, du Grand Orient de France. Jusqu’à présent, le seul élément connu était qu’elle avait été fondée sous l’initiative de Trinidad H. Pardo de Tavera, le leader du Partido Federal, le plus important sur le plan national pendant les premières années du xxe siècle. Grâce à l’utilisation de documents inédits conservés dans les fonds maçonniques de la BnF, j’ai pu montrer que la loge Rizal était un espace de sociabilité très fréquenté par d’éminentes figures federalistas. Par ailleurs, il semble que les dirigeants de ce groupement politique – Pardo de Tavera en tête – essayèrent d’utiliser cet atelier maçonnique afin d’augmenter l’influence de leur parti au sein des élites de certaines provinces de l’archipel. La présence de dix-sept gouverneurs provinciaux dans les rangs de la loge Rizal entre 1901 et 1905 montre bien que la franc-maçonnerie prit une nouvelle orientation au début de la colonisation américaine, développant sa fonction de lieu privilégié pour l’établissement de réseaux personnels.

Les loges du Grande Oriente Español dans l’archipel semblent avoir suivi cette même orientation après la célébration des premières élections à l’Assemblée philippine en 1907. Après le changement de colonisateur, les membres de ces loges avaient rencontré des difficultés pour attirer des Philippins dans leurs rangs, et c’est seulement grâce aux activités des membres d’une nouvelle loge, la Sinukuan, que l’obédience espagnole avait repris de l’importance dans l’archipel. Les francs-maçons appartenant à cette loge furent particulièrement impliqués dans le mouvement d’opposition nationaliste au parti fédéral qui avait surgi à Manille dans les premières années de la domination américaine. La candidature de l’un d’entre eux, Justo Lukban, au siège de député pour le district nord de Manille en 1907, montra pour la première fois ouvertement l’intérêt de la franc-maçonnerie dans le nouveau système politique implanté par les États-Unis. Malgré sa défaite et grâce au soutien d’éminents francs-maçons, Lukban réussit à occuper ce siège dans la chambre législative à la place d’un autre politicien nationaliste, Dominador Gomez, qui avait essayé sans succès de s’intégrer à la franc-maçonnerie. En effet, à partir des années 1910, les loges Nilad et Sinkuan semblent avoir accompli une fonction similaire à celle remplie par la loge Rizal pendant les premières années du xxe siècle. Par ailleurs, la présence d’un certain nombre de francs-maçons à l’Assemblée philippine n’avait pas été remarquée jusqu’à maintenant, ce qui est surprenant si l’on considère que près d’un tiers des députés de la troisième législature étaient des membres actifs des loges philippines.

En définitive, j’ai pu démontrer dans ma thèse l’importance acquise par les loges maçonniques en tant qu’espace de sociabilité de l’élite politique philippine au cours des deux premières décennies du xxe siècle. La structuration relativement faible des principaux partis, ainsi que le rôle joué par les liens personnels dans la vie politique pendant cette période, firent de la franc-maçonnerie une institution clé dans le fonctionnement du système politique implanté par les États-Unis. À la différence des autorités espagnoles, les Américains ne persécutèrent pas les activités des loges maçonniques et, à partir de 1914, conscients de l’ampleur pris par la franc-maçonnerie, ils décidèrent de l’inclure dans leur stratégie d’américanisation de la société philippine. Cela explique en partie l’intégration des loges philippines dans la Grand Lodge of Free and Accepted Masons of the Philippine Islands, qui fut encouragée par le gouverneur général américain, Francis B. Harrison, et par Manuel Quezón, un des membres les plus éminents du Partido nacionalista. L’abandon, à ce moment-là, du Grande Oriente Español fut donc une conséquence de la collaboration établie entre les hauts fonctionnaires américains et l’élite philippine, qui était plus soucieuse d’amplifier son pouvoir politique que de préserver certains éléments hispaniques de son identité culturelle.

Cette évolution de la franc-maçonnerie philippine au début de la colonisation américaine permet également de mieux comprendre le rôle joué par les loges à la fin de la domination espagnole. Face à l’absence d’autres espaces de sociabilité dans les années 1890, les ateliers maçonniques eurent un succès notable parmi les membres de la classe moyenne et l’élite de Manille où les écrits du mouvement nationaliste apparu en Espagne avaient contribué à augmenter le nombre de partisans des réformes du modèle colonial implanté dans l’archipel. Cependant, comme il a été démontré dans la première partie de la thèse, l’appartenance de certains francs-maçons à la Liga Filipina ou à la société secrète du Katipunan ne fait pas de la franc-maçonnerie une institution à caractère révolutionnaire. La plupart des francs-maçons ne participèrent pas au soulèvement du mois d’août 1896, et l’efficacité de la répression « maçonnique » mise en marche par les autorités espagnoles s’explique principalement par l’ignorance de l’arrivée de la révolte par la majorité d’entre eux9. De fait, comme ce sera le cas quelques années plus tard, la majorité des francs-maçons et des membres de l’élite philippine cherchaient à participer à l’administration de la colonie après la reconnaissance de certaines libertés individuelles. L’influence des ordres missionnaires dans le système colonial espagnol sur l’archipel asiatique empêcha la réalisation des réformes et, en même temps, contribua à la diffusion de la théorie selon laquelle la franc-maçonnerie fut le principal moteur de la révolution philippine.

Ces résultats sont provisoires en raison de la pénurie de sources sur la vie d’une grande partie des francs-maçons philippins en dehors des loges. Comme je l’ai montré à travers l’élaboration d’une annexe regroupant les biographies d’une centaine de francs-maçons, les membres les plus éminents de cette institution jouèrent un rôle notable au sein de la société philippine au cours de cette période. Toutefois, concernant la plupart des membres des loges, on ne connaît que leur date de naissance, leur profession et leur parcours au sein des loges. C’est la raison pour laquelle une analyse plus approfondie des réseaux s’impose comme la principale piste pour prolonger cette étude qui donne une nouvelle vision de l’évolution de la franc-maçonnerie aux Philippines et permet d’approfondir la connaissance des élites de l’archipel, qui eurent une importance majeure dans le processus de transition impériale.

La thèse dirigée par M. André Gounot, professeur à l’Université de Strasbourg, et M. Florentino Rodao, professeur à l’Universidad Complutense de Madrid, a été soutenue à Strasbourg le 27 septembre 2019, devant un jury composé des membres suivants : M. Xavier Huetz de Lemps, professeur à l’Université de Nice Sophia Antipolis, M. William Guéraiche, maître de conférences HDR à l’University of Wollongong, Mme María Dolores Elizalde Pérez-Grueso, chargé de recherche au Centro Superior de Investigaciones Científicas, et M. Jean-Nöel Sanchez, maître de conférences à l’Université de Strasbourg.

Notes

1 Cité dans Melinda Tria Kerkvliet, « Interpreting Masonry in the Philippines », Public Policy, 1993, vol. 3, n° 1, p. 24. Return to text

2 Teodoro M. Kalaw, La masonería filipina; su origen, desarrollo y vicisitudes hasta la época presente, Manille, Bureau of Printing, 1920. Return to text

3 Susana Cuartero Escobés, La Masonería española en Filipinas, Santa Cruz de Tenerife, Idea, 2006. Return to text

4 Voir Pierre-Yves Beaurepaire, « Sortir de l’impasse maçonnologique : les sources d’une histoire interculturelle de la franc-maçonnerie européenne », dans Éric Saunier et Christine Gaudin (dir.), Franc-maçonnerie et histoire  : bilan et perspectives, Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2003, p. 53‑64. Return to text

5 Plus d'information sur le discours impérialiste nord-américain dans Norberto Barreto Velázquez, La amenaza colonial : el imperialismo norteamericano y las Filipinas, 1900-1934, Sevilla, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, 2010. Return to text

6 Josep M. Delgado et María Dolores Elizalde Pérez-Grueso (dir.), Filipinas, un país entre dos imperios, Barcelone, Edicions Bellaterra, 2011 et Alfred W. McCoy, Josep Maria Fradera et Stephen Jacobson (dir.), Endless empire : Spain’s retreat, Europe’s eclipse, America’s decline, Madison, Wis, University of Wisconsin Press, 2012 et Alfred W. McCoy et Francisco A. Scarano, The colonial crucible: empire in the making of the modern American state, Madison (WIS), University of Wisconsin Press, 2009 et Return to text

7 Voir les travaux de Florentino Rodao. Par exemple, Florentino Rodao, « Spanish Language in the Philippines: 1900-1940 », Philippine Studies : Historical and Ethnographic Viewpoints, 1997, vol. 45,  1, p.94–107 et Florentino Rodao García, Franquistas sin Franco: una historia alternativa de la Guerra Civil Española desde Filipinas, Grenade, Editorial Comares, 2012. Return to text

8 Michael Cullinane, Ilustrado Politics: Filipino elite responses to American rule, 1898-1908, Quezon City, Ateneo de Manila University Press, 2003, p. 22 et 41. Return to text

9 Xavier Huetz de Lemps, « Una escuela colonial de disimulación », dans María Dolores Elizalde Pérez-Grueso (dir.), Repensar Filipinas : política, identidad y religión en la construcción de la nación filipina, Barcelone, Edicions Bellaterra, 2009, p. 153 et John N. Schumacher, The propaganda movement 1880-1895, Manille, Solidaridad Pub. House, 1973, p. 265. Return to text

References

Bibliographical reference

Álvaro Jimena, « La franc-maçonnerie philippine à l’heure de la transition impériale (1889-1917). Sociabilité et réseaux d’une élite hispanisée (position de thèse) », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 14-15 | 2019, 245-250.

Electronic reference

Álvaro Jimena, « La franc-maçonnerie philippine à l’heure de la transition impériale (1889-1917). Sociabilité et réseaux d’une élite hispanisée (position de thèse) », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [Online], 14-15 | 2019, Online since 25 septembre 2023, connection on 04 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=178

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