Nous n’avons conservé que de rares témoignages sur la cour pontificale avant le pontificat d’Innocent III (1198-1216). Beaucoup de questions que nous pouvons nous poser à ce sujet restent donc sans réponse : quels étaient les rapports entre le pape et les cardinaux ? Comment les visiteurs et demandeurs étaient-ils accueillis ? Comment les pétitions étaient-elles traitées ? Quelles réponses leur étaient apportées ?
C’est ce qui fait tout l’intérêt du témoignage, unique1, d’Hariulphe d’Oudenburg. Hariulphe, il est vrai, n’était pas n’importe qui2. Né vers 1060 en Ponthieu, entré très jeune, comme oblat, à l’abbaye de Saint-Riquier, il devint un auteur reconnu : on lui doit, entre autres, une chronique de son abbaye, le Chronicon Centulense, et un récit des miracles accomplis par saint Riquier3. Devenu en 1105 abbé du petit monastère bénédictin d’Oudenburg, en Flandre maritime, il écrivit une vie du fondateur de cette abbaye, le saint évêque de Soissons Arnoul, auparavant abbé de Saint-Médard dans cette même ville (mort en 1087)4.
En 1140, âgé d’environ 80 ans, Hariulphe gouvernait tranquillement son monastère quand éclata un coup de tonnerre : l’abbé de Saint-Médard de Soissons soutenait qu’Oudenburg ayant été fondé par un de ses prédécesseurs, ce monastère devait dépendre du sien. Il avait même obtenu une lettre d’Innocent II (1130-1143) en faveur de ses prétentions. Concrètement, cela risquait d’entraîner la rétrogradation d’Oudenburg au rang de prieuré ; et pour Hariulphe, la perte de son abbatiat.
Le vieil homme n’hésita pas. Dans le courant du mois d’août (ou de septembre ?) 1140, Hariulphe quitta son monastère d’Oudenburg pour se rendre à Rome. Et c’est de ce voyage que nous avons gardé un récit. Il est écrit à la troisième personne, mais la critique unanime en attribue la rédaction à Hariulphe. Rien n’exclut qu’il ait été rédigé par un moine qui l’aurait accompagné, mais peu importe : même si ce fut le cas, ce moine a sans doute été contrôlé de très près par l’abbé-écrivain.
Comme c’est souvent le cas pour les textes d’histoire locale au Moyen Âge, le récit d’Hariulphe n’est conservé que dans un manuscrit5. Écrit au xve siècle à Oudenburg, ce codex contient surtout la grande chronique d’Oudenburg écrite à cette période6, ainsi que quelques autres textes historiographiques. L’auteur du majus chronicon, un compilateur davantage qu’un auteur, a inséré le texte d’Hariulphe dans sa chronique. C’est donc grâce à un moine anonyme du xve siècle, soucieux de transmettre la mémoire de son monastère, que nous devons la préservation de ce document. Le titre de l’ouvrage est « Les actes d’Hariulphe, abbé de Saint-Pierre d’Oudenburg, contre l’abbé de Saint-Médard de Soissons à Rome en présence du pape Innocent et des cardinaux7 ». Mais comme toujours avec les manuscrits médiévaux, il est impossible de savoir si ce titre a été donné par Hariulphe lui-même, ou par un copiste postérieur.
Le récit d’Hariulphe a été publié pour la première fois par le chanoine Van de Putte, qui livre en 1843 les textes historiographiques d’Oudenburg8. Cette édition a été reprise dans la Patrologie latine9. L’édition de référence actuelle est due à Ernst Müller10, et a été rééditée en 2003 dans une publication un peu confidentielle, avec une introduction et une traduction néerlandaise11.
Le texte d’Hariulphe n’est pas en soi un récit de voyage : il commence à l’arrivée d’Hariulphe à Rome, et se termine quand l’abbé prend congé du pape. Nous ne saurons donc rien de l’itinéraire suivi, du temps de parcours, des éventuels incidents en cours de route… Nous savons simplement qu’Hariulphe consacra sa première journée romaine à faire ses dévotions à Saint-Pierre du Vatican. Le lendemain il passait aux choses sérieuses. Mais il était impossible d’aller directement voir le pape. Hariulphe, nanti d’une recommandation de son ordinaire, l’évêque de Noyon et Tournai Simon de Vermandois, s’adressa à l’archichancelier Aimeric12, lui demandant ses conseils et son intercession. Aimeric, selon le récit d’Hariulphe, commença par le mettre en garde de manière formelle et sévère : il ne devait surtout pas procéder en faisant des cadeaux, il fallait qu’on sache que contrairement aux rumeurs, la justice pontificale était gratuite et impartiale13 !
Aimeric conduisit ensuite Hariulphe devant le pape. Celui-ci siégeait en consistoire, entouré de cardinaux et de nobles. Hariulphe se jeta à ses pieds, avant de lui donner ses lettres d’introduction : elles émanaient de deux grandes personnalités ecclésiastiques, l’évêque de Noyon-Tournai, et Bernard de Clairvaux. Hariulphe espérait un traitement rapide de son affaire. Ce ne fut pas le cas. Au contraire, le pape – peut-être il est vrai occupé par des affaires plus importantes – le fit attendre, et Hariulphe s’inquiéta du coût que représenterait pour lui le séjour à Rome. Il fut rassuré sur ce point : Innocent II prendrait en charge ses frais.
Ce n’est qu’après neuf jours qu’Innocent II eut le temps d’écouter la plainte d’Hariulphe. Celui-ci présenta son problème, longuement. Il commença par une parabole, dont il donna ensuite la clé. Surtout, il donna lecture de la lettre pontificale que, disait-il, l’abbé de Saint-Médard avait obtenue frauduleusement du pape, en lui mentant sur la nature des relations entre Oudenburg et Saint-Médard. Enfin, il raconta l’histoire de son monastère, et présenta à l’appui de ses dires deux chartes épiscopales.
Innocent II prit un jour de réflexion, et ce fut donc le lendemain que le chancelier Aimeric annonça son verdict : la désignation de trois juges délégués par le pape, chargés d’éclaircir l’affaire. Cette décision fut présentée à Hariulphe comme une faveur, puisque cela signifiait que l’affaire serait traitée en Flandre et qu’il ne devrait pas revenir à Rome. Hariulphe, très déçu que le pape ne tranchât pas séance tenante en sa faveur, engagea alors un long marchandage avec le pape pour influer sur le choix des juges, mais comme il multipliait les réticences, Innocent II finit par lui imposer son choix.
Qu’advint-il ensuite de cette querelle ? Aucun document en lien avec celle-ci n’a été conservé, ni dans les archives d’Oudenburg, ni dans celles de Saint-Médard de Soissons. Oudenburg, en tout cas, sauvegarda son indépendance, comme en témoigne la bulle donnée le 31 décembre 1156 par le pape Adrien IV, qui prenait l’abbaye d’Oudenburg sous sa protection et en confirmait les possessions14. Hariulphe, quant à lui, mourut le 19 avril 1143, à Oudenburg.
Comme Hariulphe est reparti de Rome visiblement très déçu de ne pas avoir obtenu de privilège pontifical, les historiens ont jusqu’à présent considéré comme lui qu’il n’avait pas obtenu gain de cause. En réalité, s’il n’a pas remporté une victoire complète, il a du moins obtenu un assez large succès, puisque la décision d’Innocent II était de confier la querelle à l’examen de juges délégués si, et seulement si, l’abbé de Saint-Médard relançait la querelle. Peut-être celui-ci a-t-il tout simplement renoncé, l’affaire s’annonçant plus complexe et coûteuse que prévu ?
Quel était le but d’Hariulphe en écrivant son récit ? Il ne le dit pas, et contrairement aux usages, il n’a pas écrit de préface (à moins que celle-ci ait été omise par le chroniqueur du xve siècle). On peut imaginer qu’il voulait surtout laisser à ses successeurs, à côté des chartes qui permettent de démontrer l’indépendance de son abbaye, un texte explicatif. Mais il aime aussi à parler de lui, comme le montrent les deux épitaphes qu’il a lui-même composées (c’est certain pour la première, probable pour la seconde)15. Il est d’ailleurs constamment mis en valeur dans le texte, qui montre un abbé soutenant énergiquement sa cause, et n’hésitant pas à adresser des reproches au pape. Hariulphe, historien, était sans doute soucieux de la trace qu’il laisserait dans l’histoire, et ce voyage à Rome, ainsi que le relatif succès obtenu, étaient en quelque sorte le couronnement de sa carrière.
Mais l’insistance que met Hariulphe, dès le début de son récit, à souligner la gratuité et l’impartialité de la justice pontificale conduit à se demander s’il ne s’agissait pas aussi d’un texte de propagande : le cardinal-chancelier Aimeric comme Innocent II, du reste, demandent à Hariulphe de rendre témoignage de la qualité de la justice romaine, et c’est peut-être bien à cela qu’Hariulphe s’est attaché. Il nous montre d’ailleurs un souverain pontife accueillant et bienveillant. Il ne faudrait cependant pas exagérer cette volonté de propagande, ou du moins ses effets : la pauvreté de la tradition manuscrite suggère que le texte n’est jamais sorti des murs d’Oudenburg, à l’intérieur desquels il n’a guère eu de succès.
Le fait qu’Hariulphe s’exprime à la troisième personne n’empêche pas de classer son récit dans le groupe des textes dont les auteurs, au xiie siècle, parlent d’eux-mêmes et se mettent en scène. On sait qu’il y a des liens, de ce point de vue, entre les récits de voyage et l’expression de soi16. C’est le cas au demeurant dans d’autres relations de voyages à la curie pontificale, comme celui de Gautier d’Arrouaise en 1161-116217 ou celui d’Ulger, évêque d’Angers, en 113618. Le texte d’Hariulphe est cependant différent, en ce qu’il est presque entièrement écrit au discours direct19. Cette succession de dialogues ne laisse guère de place pour l’expression des émotions, elle aussi liée à l’expression de soi. Mais même dans ce discours direct, l’abbé n’hésite pas à se dire gêné par ce qu’il y a de faux dans les lettres pontificales, ou prend un malin plaisir à présenter un Innocent II choqué par sa franchise et sa rudesse.
Le récit d’Hariulphe est, on s’en convaincra sans difficulté en en lisant la traduction, un texte très précieux, utile pour la connaissance de la curie pontificale, mais aussi pour de nombreux autres aspects. Il est étonnant, en ce sens, qu’il n’ait été jusqu’à présent traduit qu’en néerlandais.