« Smart French, le logement collectif du second xxe siècle au prisme de l’énergie ». Un projet à la frontière des recherches fondamentales et appliquées.

p. 107-112

Notes de la rédaction

Rédigé pour le collectif des contributeurs par Shahram Abadie.

Texte

À la fin du printemps 2016, le Bureau de la recherche architecturale, urbaine et paysagère (BRAUP) du Ministère de la culture lança un appel à projet destiné particulièrement, mais pas exclusivement, aux unités de recherche des écoles nationales supérieures d’architecture (ENSA). Cette initiative suivait l’annonce faite peu auparavant par le gouvernement en vue d’établir un programme de recherche en architecture dont l’objectif serait « de valoriser le patrimoine récent, sans le figer, pour améliorer le cadre de vie des habitants, changer l’image et restaurer l’attractivité des quartiers construits au xxe siècle1 ». Créant une synergie entre quatre ministères – ceux de la Culture, de la Ville, de l’Environnement et du Logement –, la Caisse des dépôts et consignations, l’Atelier international du grand Paris et l’Union sociale pour l’habitat, ce programme a été intitulé « Architecture du xxe siècle, matière à projet pour la ville durable du xxie siècle ».

C’est dans ce cadre, et en vertu de sa mission à promouvoir la recherche dans les écoles d’architecture, que le BRAUP a invité la communauté scientifique à « jeter une lumière nouvelle sur la capacité de l’architecture du xxe siècle à construire une ville plus durable et plus citoyenne », avec l’ambition d’élaborer « les conditions épistémologiques, les hypothèses conceptuelles et les bases techniques propices à la définition de stratégies pérennes de valorisation de l’architecture du xxe siècle, hors de toute position doctrinale2 ». Cet appel, le premier d’une série censée devenir annuelle, constitue l’un des deux volets projetés par le BRAUP, consacré à la « capitalisation des connaissances et promotion des expériences ». Le second volet sera lancé courant 2017, sous le titre de « Permis de faire : innover ensemble pour le renouvellement urbain ». Il doit « faire émerger des stratégies d’intervention sur le bâti existant que les modalités habituelles de projet ne permettent pas ». Le projet « Smart French » fait partie des cinq lauréats de cette première session. Il est porté par un groupe d’une dizaine de jeunes chercheurs, réunis à l’initiative de Raphaël Labrunye, qui en a également endossé la coordination et la responsabilité scientifique3. La grande majorité des contributeurs enseignent dans les écoles d’architecture4 mais quelques institutions universitaires sont aussi partie prenante comme la Vrije Universiteit de Bruxelles et les Unités mixtes de recherche (UMR) Ausser, Eso-Rennes 2 et Passages de Bordeaux. L’équipe d’accueil ARCHE-EA 3400 y est également représentée par deux de ses membres associés (Gauthier Bolle et Shahram Abadie), ainsi qu’une de ses doctorantes (Anne-Sophie Cachat).

Le titre du projet fait allusion à l’ouvrage de Bruno Vayssière, Le « hard French » ou l’architecture française des Trente Glorieuses5, l’une des premières publications qui, tout en approuvant le lieu commun sur le caractère « haïssable » des grands ensembles, tentait d’en éclairer l’origine et de « les admettre comme les représentants les plus imposants de notre culture moderne ». L’objet principal de « Smart French » en revanche, est de construire une large et profonde connaissance du parc des ensembles de logements collectifs produits après la Seconde Guerre mondiale. Ces habitations souffrent généralement d’un jugement dévalorisant tant de la part des habitants et des usagers que de la part des acteurs des mondes politique et technique, à tel point que dès le début des années 1980, elles ont subi d’importantes transformations, voire des démolitions partielles dans le cas des logements sociaux.

En raison – ou en dépit – de leur grand nombre (environ 20% du parc français selon les études Logements de l’INSEE 2002 et 2013), les logements construits entre 1949 et 1974 n’ont guère fait l’objet d’études approfondies. Quelques opérations emblématiques ont, certes, bénéficié du label patrimoine du xxe siècle, souvent grâce à la renommée de leurs auteurs, mais la grande majorité restante est considérée, sans distinction, comme obsolète. Or, des études sporadiques récentes ont montré que ce patrimoine bâti dispose de qualités architecturales, urbaines, paysagères et environnementales. D’une part, dans le sillage de l’architecture hygiéniste de l’entre-deux-guerres6, ces édifices sont, dès l’origine, conçus de manière à assurer la circulation de la lumière et de l’air tout autour et en leur sein. D’autre part, la pénurie de matériaux jusqu’à la fin des années 1950 semble avoir conduit les constructeurs à la recherche de dispositifs économiques, comme l’utilisation de matériaux lacunaires accessoirement isolants7. Au-delà de l’enveloppe constructive, l’une des caractéristiques de ces réalisations réside dans l’articulation intelligente des échelles urbaine, architecturale et paysagère8. Dès lors que l’architecte dispose d’un foncier important, il est en mesure d’organiser plus librement les volumes dans l’espace, de distribuer les appartements selon les orientations les plus favorables et de structurer l’ensemble sur une trame constructive indépendante. Il en résulte, souvent, une symbiose entre l’industrialisation de procédés constructifs, une forme urbaine moderne et ouverte, et la rationalisation des plans de logement.

Cela va à l’encontre de la littérature technique qui fustige l’ensemble de la production architecturale des années 1949-1974. L’étude de l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR) sur la performance énergétique des logements parisiens en 2009 affirme, par exemple, que « les bâtiments construits durant les Trente Glorieuses sont les plus énergivores mais aussi les plus simple à adapter. Leur [faible] valeur patrimoniale permet d’envisager des mesures ambitieuses de réhabilitation thermique dont l’isolation par l’extérieur9 ».

Le projet « Smart French » vise à interroger de telles recettes toutes faites à travers l’analyse quantitative et qualitative des logements collectifs de l’après-guerre, tant du point de vue de l’histoire, du patrimoine, du dispositif (architectural, constructif et de maîtrise d’ambiances) que de la sociologie de l’habitat et de l’énergie. Il a pour ambition de proposer de nouvelles approches d’élaboration de projet de performance énergétique globale, prenant appui sur les qualités et les potentialités existantes. En effet, certains de ces édifices présentent des caractéristiques architecturales qui empêchent l’application systématique de solutions normatives. L’isolation par l’extérieur est ainsi rendue, tantôt inopérante par des larges balcons en saillie et des compositions formelles complexes qui créeraient de nombreux ponts thermiques, tantôt inadéquate en raison de l’existence en façade de matériaux nobles, tels que la brique et la pierre, ou de mises en œuvre remarquables comme le béton brut apparent. D’autre part, des enjeux sociaux, urbains ou programmatiques appellent, dans certains cas, des modifications substantielles de ces architectures, qui contreviendraient aux dispositifs classiques de protection du patrimoine ancien, d’où la nécessité de déterminer le champ des possibles dans les interventions contemporaines.

Le corpus d’étude est constitué à partir des travaux déjà effectués, partiellement sous l’égide du Ministère de la Culture10, et en particulier une base de données qui a recensé 300 opérations d’ensembles de logements réalisées à travers la France, entre 1940 et 1980. Une campagne de dépouillement systématique de quatre revues spécialisées parmi les plus importantes de l’époque11 a été, en parallèle, entreprise, afin d’enrichir ce fichier aussi bien d’exemples éventuellement omis que des dispositifs techniques inventés dans la réalisation de logements collectifs et ayant fait l’objet de publications dans ces sources imprimées. Cette approche quantitative qui aspire à l’exhaustivité semble fondamentale pour repérer les grandes tendances et les innovations dans la production architecturale qui fait l’objet de l’étude. Cela dit, il va de soi que des recherches complémentaires aux archives et sous forme d’entretiens, d’enquêtes de terrain et de relevé d’existant, seront ensuite réalisées sur des opérations-témoins jugées représentatives.

L’un des enjeux des recherches est d’aborder cette production de masse à une échelle judicieuse et selon une méthode pertinente, en dépassant les deux types de travaux existants : l’étude de cas, qui apporte une connaissance spécifique et des réponses non reproductibles, et l’approche générique, qui réduit ces édifices à des « passoires thermiques » caduques. Par ailleurs, si la typomorphologie a offert une méthode fructueuse dans les études à l’échelle de l’îlot et de la parcelle, elle semble inefficace lorsque l’on est confronté à une emprise foncière de plusieurs hectares et des systèmes constructifs standardisés. Les méthodes définies depuis les années 1960 par l’historien Pierre Chaunu sous le vocable d’« histoire sérielle », peuvent en revanche constituer un socle méthodologique approprié12. François Furet en a, assez tôt, souligné l’avantage du point de vue scientifique, à savoir « de substituer à l’insaisissable “événement” de l’histoire positiviste la répétition régulière de données sélectionnées et construites en fonction de leur caractère comparable13 ». De plus, les limites de l’approche sérielle qui s’avèrent problématiques dans des corpus caractérisés par la discontinuité temporelle ou d’espèces exceptionnelles, ne seront pas en l’occurrence atteintes, puisqu’il s’agit d’étudier des objets aux caractères relativement homogènes sur une période restreinte, pour en repérer les séries caractéristiques et les récurrences. Ainsi, le brassage de ces éléments au prisme de l’histoire sérielle permettra d’éclairer une histoire de l’architecture trop souvent fondée sur l’écart entre l’exception artistique et la production ordinaire et normative14.

Dans la perspective de croiser et d’enrichir les regards disciplinaires sur l’objet d’étude, l’équipe a réuni des chercheurs de différents domaines : historiens, architectes, sociologues et ingénieurs spécialisés. Les échanges interdisciplinaires permettront une synthèse des connaissances afin de mettre en valeur et d’exploiter de manière optimale les potentialités de ces édifices. Mais en amont, chaque champ disciplinaire s’est fixé des objectifs précis.

Ces derniers se développent, dans le domaine des sciences historiques, autour de trois axes principaux : l’apport de nouvelles connaissances en particulier sur les réalisations délaissées par l’historiographie, la mise en contexte de la production architecturale de l’après Seconde Guerre mondiale, entre autres au regard des expériences de l’entre-deux-guerres, et l’interrogation de la construction historiographique communément et trop facilement désignée comme les « Trente Glorieuses ». À propos de ce dernier point, il semble en effet, que la période en question se divise au moins en deux phases : la première est marquée par une conjoncture critique et un contexte politique instable, la seconde se caractérise effectivement par une prospérité sans précédent.

Dans le champ du patrimoine, il s’agit de réévaluer cet héritage architectural en fonction de son potentiel de développement, d’adaptation et d’intégration urbaine, et de mener en parallèle une réflexion sur des dispositifs de protection innovants et adéquats.

En matière de sciences de la thermique, l’analyse et l’évaluation des performances énergétiques des éléments urbains, formels et constructifs des bâtiments sont visées comme un premier pas vers une démarche commune entre ingénieurs et architectes.

Enfin, les membres sociologues de l’équipe envisagent d’identifier et d’analyser les discours et le rôle des maîtres d’ouvrage dans la mise en œuvre des dispositifs liés à l’énergie et au confort des habitants dans ces logements. La sensibilité des commanditaires et des concepteurs à la maîtrise des ambiances et aux qualités d’usage dans ce type d’édifice reste à ce jour peu étudiée. La littérature existante, souvent très critique à l’égard du modernisme de cette époque, accuse l’absence de toute conception environnementale15, en opposition à la période suivante, post-crise pétrolière, qu’elle considère comme innovatrice16. Or, le discours de certains acteurs et quelques traits des réalisations d’avant le choc pétrolier révèlent une recherche de fonctionnalité des logements, à travers l’adaptation des idéaux du Mouvement moderne à un contexte historique, social et économique singulier. Là gît un chapitre entier de l’histoire de l’architecture du xxe siècle à écrire, et « Smart French » souhaite amorcer cette entreprise.

Outre les investigations ci-dessus esquissées, le projet comprend un volet d’expérimentations pédagogiques au sein des établissements partenaires, afin de conforter l’articulation entre l’enseignement et la recherche. Ainsi, les méthodologies adoptées et les connaissances produites par les chercheurs seront, dans un premier temps, présentées et débattues dans le cadre des séminaires thématiques du cycle master. Il est ensuite prévu que les ateliers de projets architectural et urbain s’appuient sur des cas d’étude ciblés, pour choisir des sites, disposer d’une base d’informations essentielles et inviter les étudiants à réfléchir sur des stratégies de réhabilitation des ensembles de logements collectifs, dans des situations où la qualité architecturale et patrimoniale est mise en crise par les attentes contemporaines. Un autre objectif pédagogique est d’initier les futurs maîtres d’œuvre à l’approche environnementale et interdisciplinaire dans les projets d’intervention sur le bâti existant. Il s’agit, d’une part, de former les élèves architectes et ingénieurs à considérer l’ensemble des compétences qui peuvent être mobilisées, des sciences historiques et sociales aux sciences constructives, et d’autre part, de faire émerger dans les établissements d’enseignement un langage et une culture commune entre les acteurs principaux de la maîtrise d’œuvre. Le projet architectural peut dès lors devenir le lieu d’expérimentations complexes et enrichissantes, où l’espace est compris comme le premier des dispositifs environnementaux, et non une forme plastique à rendre techniquement crédible et réalisable par l’ingénierie.

C’est sur ce programme plutôt ambitieux et selon un calendrier serré qui doit s’achever au bout de deux ans, que le chantier de « Smart French » a été ouvert, à la fin de l’année 2016. Nous espérons avoir, d’ici la clôture du projet, l’occasion exposer à nos collègues, l’état d’avancement ou les résultats des recherches, dans les prochaines livraisons de Source(s).

Notes

1 Lors du 3e Comité interministériel à l’égalité et à la citoyenneté (CIEC), réuni autour du Premier ministre à l’École nationale supérieure d’architecture de Lyon le 13 avril 2016. Retour au texte

2 Ministère de la Culture et de la Communication, « Architecture du xxe siècle, matière à projet pour la ville durable du xxie siècle », appel à projets de recherche, 1ère session 2016, 17 juin 2016, en ligne :<http://www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/Architecture/Formations-Recherche-Metiers/La-recherche-architecturale-urbaine-et-paysagere/L-organisation-de-la-recherche/La-politique-incitative-a-la-recherche/Architecture-du-XXe-siecle> Retour au texte

3 Architecte DPLG, docteur en histoire de l’architecture et des formes urbaines de l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, maître assistant à l’ENSA de Bretagne. Retour au texte

4 Y sont en effet impliquées les ENSA de Bretagne, de Bordeaux, de Nantes, de Clermont-Ferrand, de Strasbourg et de Normandie. Retour au texte

5 Bruno Vayssière, Reconstruction. Déconstruction. Le « hard French » ou l’architecture française des Trente Glorieuses, Paris, Picard, 1988. Retour au texte

6 Déjà en 1929, Siegfried Giedion appelait l’air et la lumière dans le titre de son ouvrage sur le logement : Sigfried Giedion, Befreites Wohnen, Licht, Luft, Zurich, Orell Füssli, 1929. Retour au texte

7 Voir Benoît Carrié et Raphaël Labrunye (dir.), Étude de 10 ensembles de logements construits de 1945 à 1975, Ministère de la Culture, 2013, 10 vol., 3 tomes publiés en 2015. Retour au texte

8 Sandra Parvu, Relation de l’objet au territoire. Les grands ensembles d’habitation en France (1958‐1961), thèse de doctorat en architecture et études urbaines, École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris) et Université de Genève, 2008. Retour au texte

9 <http://www.apur.org/etude/analyse‐performance‐thermique‐logements‐parisiens>. Retour au texte

10 Frédéric Dufaux, Annie Fourcaut et Rémi Skoutelky, Faire l’histoire des grands ensembles. Bibliographie 1950‐1980, Lyon, ENS, 2003 ; Jean‐François Briand et Philippe Henault (dir.), Les ensembles urbains de logements collectifs construits en France entre 1940 et 1980, Direction générale des patrimoines, service de l’architecture, sans date. Retour au texte

11 Il s’agit de L’Architecture d’aujourd’hui, La Construction moderne, L’Architecture française et Technique et architecture. Retour au texte

12 Pierre Chaunu, Histoire quantitative, histoire sérielle, Paris, Librairie Armand Colin (Cahier des Annales), 1978. Retour au texte

13 François Furet, « L’histoire quantitative et la construction du fait historique », Annales, 1971, vol. 26, n° 1, p. 65. Retour au texte

14 L’intérêt des études de grand nombre d’un même type d’édifice, autrement dit des études « typologiques », a été souligné dans Michaël Darin, « Pour une histoire complémentaire de l’architecture au xxe siècle », eaV, n° 13, 2007‐2008, p. 4‐15. Retour au texte

15 Georges et Anne‐Marie Alexandroff, Architectures et climats : soleil et énergies naturelles dans l’habitat, Paris, Berger‐Levrault, 1982. Retour au texte

16 Adam Bobette, Giovanna Borasi, Harriet Russel et Mirko Zardini, Désolé, plus d’essence : l’innovation architecturale en réponse à la crise pétrolière de 1973, Montréal, Centre Canadien d’Architecture, 2007. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Shahram Abadie, « « Smart French, le logement collectif du second xxe siècle au prisme de l’énergie ». Un projet à la frontière des recherches fondamentales et appliquées. », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 10 | 2017, 107-112.

Référence électronique

Shahram Abadie, « « Smart French, le logement collectif du second xxe siècle au prisme de l’énergie ». Un projet à la frontière des recherches fondamentales et appliquées. », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [En ligne], 10 | 2017, mis en ligne le 20 octobre 2022, consulté le 11 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=283

Auteur

Shahram Abadie

Architecte, docteur en histoire de l’architecture de l’université de Strasbourg, membre associé de l’EA 3400-Arche, maître-assistant à l’ENSA de Clermont-Ferrand et membre du Groupe de recherche en formation (GRF) Ressources.

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • ORCID
  • ISNI

Droits d'auteur

Licence Creative Commons – Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International (CC BY-NC-SA 4.0)