Marisa Merz : une femme dans l’Arte Povera

  • Marisa Merz, a woman artist in the Arte Povera movement
  • Marisa Merz, ein Künstlerin von Arte Povera

DOI : 10.57086/sources.306

p. 141-153

Marisa Merz (née en 1931) est la seule artiste à avoir participé à l’aventure de l’Arte Povera. Depuis la fin des années 60, elle a réalisé une œuvre discrète, en marge des institutions, privilégiant des matériaux périssables pour créer ses sculptures et puisant dans sa vie comme sources d’inspiration.

Marisa Merz (born in 1931) is the only female artist who has participated to the Arte Povera’s story.Since the end of the 60’, she has created an unobtrusive work, out of institutions, giving importance to ephemeral materials to realize her sculptures and taking from her life subjects of inspiration.

Valérie Da Costa is associate professor of art history at the university of Strasbourg.

Marisa Merz (geboren 1931) ist die einzige Künstlerin, die an den Aktivitäten von Arte Povera beteiligt war. Seit dem Ende der 60er Jahre hat sie abseits der Institutionen ein diskretes Werk geschaffen, in dem vergängliche Materialien für die Skulpturen und das persönliche Leben als Inspirationsquelle eine tragende Rolle spielen.

Valérie Da Costa ist habilitierte Dozentin für Kunstgeschichte der Gegenwart an der Universität Straßburg.

Outline

Editor's notes

Tous les textes en italien cités dans l’article ont été traduits par l’auteur.

Text

« Je ne suis intéressée ni par le pouvoir ni par la carrière. Seuls le monde et moi m’intéressent. Je peux faire peu, très peu. » (Marisa Merz, 19681)

À l’instar de Niki de Saint Phalle (1930-2002), seule artiste du groupe des nouveaux réalistes, Marisa Merz (née en 1931), qui a reçu le Lion d’or pour son œuvre à la Biennale de Venise en 2013, est la seule femme à avoir participé à l’aventure italienne de l’Arte Povera. L’historien et critique d’art Germano Celant (né en 1940) créa la notion d’« Arte Povera » en 1967 à l’occasion de l’exposition collective « Arte Povera-Im Spazio » qu’il organisait à la galerie La Bertesca à Gênes2 réunissant un groupe de jeunes artistes (Alighiero Boetti, Luciano Fabro, Jannis Kounellis, Giulio Paolini, Pino Pascali, Emilio Prini) actifs à Turin, Milan et Rome et ayant la particularité d’avoir choisi de travailler avec des matériaux (terre, eau, charbon, feuilles de papier journal…) dépourvus de tout caractère technologique et partageant dans la diversité de leurs réalisations l’idée de dialogue entre les notions de concept et de matière. Cette réflexion avait déjà été préalablement engagée par le galeriste Fabio Sargentini en organisant dans sa galerie L’Attico (Rome), quelques mois auparavant en juin 1967, l’exposition « Fuoco, Immagine, Acqua, Terra » dans laquelle l’historien de l’art Maurizio Calvesi s’attache, dans le texte du catalogue, à mettre en avant les notions de matériaux élémentaires et de structures primaires selon l’idée de reconstruire artificiellement la nature.

Un texte, au titre offensif et ayant valeur de manifeste : Arte Povera : Appunti per una guerriglia (Arte Povera : Notes pour une guérilla), publié par Germano Celant quelques mois plus tard dans la revue Flash Art3, vint affirmer par le choix du mot « guérilla » cette nouvelle tendance artistique qui refusait toute référence technologique et que le critique envisageait comme moyen d’existence face à la domination de l’art américain (le Pop Art et le Minimal Art notamment) et la supériorité de certains de ces protagonistes4. Plusieurs expositions qui eurent lieu en 1968 à Bologne, Trieste et Amalfi5 lui permirent ainsi d’ouvrir sa réflexion et d’élargir le groupe en associant de nouveaux artistes parmi lesquels Giovanni Anselmo, Piero Gilardi, Mario Merz, Gianni Piacentino, Michelangelo Pistoletto et Gilberto Zorio.

Marisa Merz ne fait partie ni des premiers noms ni des toutes premières expositions à Gênes, Bologne ou Trieste6. Sa présence est indirecte, hors du « groupe ». Elle est surtout considérée par les artistes povéristes et par Celant lui-même comme la femme de Mario Merz (1925-2003) avant qu’il ne décide de l’intégrer pour la première fois à l’exposition d’Amalfi (« Arte Povera + Azioni povere ») en octobre 1968.

L’histoire est bien connue des sources de l’Arte Povera décrites par Germano Celant comme base de sa réflexion :

Rien ne se passe sur l’écran, un homme dort pendant douze heures. Rien ne se passe sur la toile, si ce n’est la toile ou le cadre, la mer est faite d’eau bleue, une glace fond et les cerises émettent un bruit sourd en tombant, le feu est fait d’une flamme de gaz, un drame est fait de gestes et de mouvements mimétiques, un sol est un morceau de carrelage à cirer régulièrement, un tas est fait de tubes en Eternit posés les uns sur les autres, la pièce est faite et résonne de quatre angles. Voici la description d’un film de Warhol, d’une toile ou d’un tableau de Paolini, d’une sculpture de Pascali, d’un film d’Andersen, d’une fleur de feu de Kounellis, d’un texte théâtral de Grotowski ou de Ricci, d’un environnement spatial de Fabro, d’une sculpture de Boetti, d’un « périmètre d’air » de Prini.

Que se passe-t-il ? La banalité entre dans le champ de l’art. L’insignifiant commence à exister voire à s’imposer. La présence physique, le comportement, dans le fait d’être et d’exister, deviennent art7.

Germano Celant reprend du metteur en scène polonais Jerzy Grotowski (1933-1999), dont les théories sur le théâtre sont avec celles du Living Theatre animé par Julian Beck (1925-1985) et Judith Malina (1926-2015) largement diffusées en cette fin des années 1960, la notion de « théâtre pauvre » qui présente un théâtre dépouillé de tout ce qui fait habituellement le théâtre (décor, costume, maquillage, musique…) au profit d’une valorisation du corps de l’acteur et de sa relation avec le spectateur. Ce que d’une autre manière ces jeunes artistes proposent de faire, et ce que Celant voit, dans la simplicité formelle de leurs réalisations qui engage de manière inévitable le corps, support d’une forme de théâtralité qui caractérisera nombre d’œuvres d’art pauvre.

Amalfi : octobre 1968

À Amalfi, en octobre 1968, lors de l’exposition « Arte Povera + Azioni povere », dont l’idée revient au jeune collectionneur et mécène Marcello Rumma8 qui transforme pendant trois jours, du 4 au 6 octobre, les anciens arsenaux et cette petite ville balnéaire de la côte amalfitaine en un laboratoire artistique où le concept d’exposition est largement étiré, Marisa Merz intervient en marge de la présentation des œuvres des autres artistes italiens (Giovanni Anselmo, Alighiero Boetti, Jannis Kounellis, Mario Merz, Pino Pascali, Michelangelo Pistoletto, Gilberto Zorio…) exposées dans le bâtiment de l’arsenal.

Elle choisit la plage où elle montre plusieurs de ses récentes réalisations créées pour l’occasion : une paire de petites chaussures tricotées en fil de nylon (Scarpette/Petites chaussures), trois lettres formant le mot BEA (BEA), diminutif du prénom de sa fille Beatrice, et un cercle (O sulla terra/O sur la terre). Faites dans le même matériau et selon la même technique, posées à même le sable, elles sont vouées à disparaître, emportées et détruites par le flot des vagues, mais immortalisées par les célèbres photographies de Claudio Abate, témoin précieux de cette scène artistique italienne des années 1960-1970. Non loin de là, Marisa Merz a déposé sur la plage de grandes couvertures (Coperte) qu’elle a roulées et nouées avec du fil de cuivre et que l’artiste Mario Merz (1925-2003), son mari, porte sur son dos, jouant avec ces éléments dans une démarche qui est moins performative que dans une simple coïncidence avec la vie, action déjà expérimentée sur la plage d’Ostie, non loin de Rome, l’année précédente.

La temporalité et la fragilité de l’œuvre caractérisent ce travail montré en retrait du groupe comme si Marisa Merz jouait avec cet écart volontaire, cette mise à distance du collectif qu’elle ne va cesser par la suite de revendiquer. Un retrait qui signifie aussi un éloignement de la sphère de production de l’art et du marché de l’art dans laquelle ses réalisations, trop fragiles et éphémères, ne peuvent s’inscrire et que l’artiste refuse.

Elle est la seule femme de l’exposition, présence singulière dans un projet essentiellement masculin où la place de la femme artiste semble plutôt se situer du côté de l’invisible et de la disparition que du pérenne et de l’objet.

Face aux nombreuses œuvres stables, soient non évolutives, parmi lesquelles celles de Pino Pascali (Vedova blu, 1968), récemment disparu en septembre 1968, Michelangelo Pistoletto (Mappamondo, 1966-68 ; Candele, 1967), Alighiero Boetti (Lampada annuale, 1966 ; Tavolo e quattro sedie, 1967), Gianni Piacentino (Specchiera, 1967), Gilberto Zorio (Il fuoco è passato, 1968 ; Spugna fluorescente, 1968), exposées dans les anciens arsenaux, « Arte Povera + azioni povere » ouvre l’exposition à une conception moins « muséale » et plus expérimentale où plusieurs gestes et actions s’inscrivent dans une temporalité immédiate quasiment imperceptible telles les poignées de mains échangées par l’artiste anglais Richard Long avec les passants de la ville ou la corde blanche de dix mètres de long plongée dans l’eau de l’artiste néerlandais Jan Dibbets, faisant de l’Arte Povera non plus une seule aventure italienne, mais désormais européenne.

C’est dans ce registre des azioni povere (actions pauvres) que peuvent se lire les réalisations de Marisa Merz fuyant les espaces circonscrits au profit de lieux moins attendus (la plage) pour montrer ses œuvres qu’en définitive peu de personnes auront vues et dont la photographie est le seul témoignage de ce bref temps d’exposition conditionné par leur imminente disparition. Car ce qui compte pour Marisa Merz, c’est la modification de l’œuvre par la nature et par le temps, son changement continu voire sa disparition ; un état d’instabilité qu’elle partage notamment avec Pino Pascali9 (1935-1968) qui, dans sa courte vie, avait conscience que les matériaux employés (eau, terre, laine d’acier, tissu…) dans ses sculptures engageaient une éphémérité de l’œuvre, un temps de l’œuvre impliquant la possibilité de pouvoir la refaire dans une perspective artistique plus allographique qu’autographique10.

Créer en retrait

Les premières réalisations de Marisa Merz datent de 1965. Ce sont des sculptures suspendues faites de minces feuilles d’aluminium cousues entre elles formant des structures tubulaires ou en spirales, légères, que l’artiste suspend dans sa maison et qui, placées dans son lieu de vie, transforment l’espace privé et entremêlent vie et art. Comme Kurt Schwitters avec son Merzbau envahissant progressivement sa maison de Hanovre entre 1923 et 1933 ou, plus tard, les artistes Fluxus tels George Maciunas ou Robert Filliou, Marisa Merz n’a jamais cherché à séparer ce qui relevait de sa vie et de son travail artistique, mêlant indissociablement les deux comme si la vie trouvait son prolongement dans l’art et l’art poursuivait la vie.

Non, il n’y a jamais eu de séparation entre mon travail et ma vie (…) Lorsque Bea était petite, je restais avec elle à la maison. À ce moment-là, je faisais des travaux avec des feuilles d’aluminium. Je taillais et je cousais ces choses (elles se plient toutes seules, tu sais, il n’y a pas besoin de forcer, elles ont leurs propres possibilités et limites). Il y avait un rythme dans tout cela et du temps, beaucoup de temps. Donc, il y avait Beatrice, petite. Elle me demandait des choses, je me levais et je les faisais. Tout sur le même plan, Bea et les choses que je cousais, j’avais la même disponibilité pour tout. Mais cela devenait un peu mécanique. Alors, je me suis arrêtée. Assise dans ce fauteuil. Deux années assise. Je me levais seulement pour Bea. Je ne faisais plus d’œuvres,

explique-t-elle quelques années plus tard, en 1975, à Anne Marie Boetti dans un entretien qui croise son travail avec celui de Carla Accardi, et de Iole de Freitas, deux autres figures de la scène artistique italienne du début des années 197011.

Travaillant chez elle, dans les espaces de vie (cuisine, chambre…), elle réalise une œuvre qui trouve sa place dans l’intime comme Altalena per Bea (Balançoire pour Bea, 1968), étrange structure géométrique triangulaire, et, dans une deuxième version, rectangulaire, inclinée, qualifiée de balançoire pour sa fille Beatrice, qu’elle suspend dans la chambre à coucher de la maison familiale ; cette maison familiale qui était pour Piero Gilardi (né en 1942), ami et artiste actif parmi ce groupe turinois, « “sa” maison. Certes, les œuvres de Mario (Merz) y figuraient en bonne place, mais la maison était une projection de Marisa12. »

Elle prend en compte et détourne ce qui appartient traditionnellement au registre culturel féminin en se réappropriant certains gestes comme celui de coudre ou de tricoter qui deviennent dans sa main des gestes qui construisent sa sculpture.

Certains de ses travaux, auxquels elle donne le titre générique de Senza titolo (Sans titre), faits, non sans difficulté, en fil de cuivre tricoté laissent apparaître les grandes tiges métalliques qui ont servi à leur réalisation comme s’il n’était pas question d’ôter le processus de création de ces œuvres à la fois formellement aériennes et fragiles et paradoxalement d’une matérialité authentique.

L’heure est à une sculpture faite de matériaux mous, tombants et à l’aspect chaotique qui caractérise notamment le langage postminimaliste. Ces préoccupations processuelles trouvent un écho avec certains travaux d’artistes américains contemporains comme Richard Serra qui détourne les propriétés du plomb en le déchirant comme un morceau de tissu (Tearing Lead from 1:00 to 1:47, 1968) ou Eva Hesse avec ses sculptures en corde suspendue (Untitled (Rope Piece), 1970) jouant sur le caractère évolutif de l’œuvre, préoccupation également commune à certains artistes de l’Arte Povera : Pino Pascali, Jannis Kounellis, Giovanni Anselmo, Giuseppe Penone et Marisa Merz.

C’est à ce titre que Marisa Merz adopte des matériaux « pauvres » car immédiatement accessibles et peu coûteux, et, a fortiori, instables : aluminium, fil de nylon, fil de cuivre, cire, sel pour lesquels Tommaso Trini parle d’« une économie de survivance » (economia di sopravvivenza)13.

Il semble évident de dire qu’elle détourne chacun de ces matériaux qu’elle fait entrer dans le champ de sa création comme le font, au même moment, Pino Pascali avec l’eau et la terre et Jannis Kounellis avec le coton et le feu pour renouveler profondément le langage de l’art et brouiller les pistes de ce qui se nomme communément « peinture » et « sculpture », et faire ainsi des œuvres qui empruntent et croisent les deux espaces en s’exposant du sol au mur.

Ainsi, Marisa Merz envisage-t-elle à un lieu une œuvre spécifique comme pour sa première exposition personnelle à la galerie Sperone (Turin) en juin 1967 où elle réalise ces immenses cocons et formes tubulaires faits en feuilles d’aluminium cousues (Sculture viventi) dont l’aspect organique saturent la galerie du sol au plafond. Elle en a déjà expérimenté la forme dans sa maison, à une échelle plus réduite, mais la spécificité des matériaux qu’elle emploie, leur fragilité, leur éphémérité, leur capacité à ne pas être une forme fixe, lui offre la possibilité de refaire l’œuvre et de l’adapter au lieu qui l’accueille, ce qu’elle fera à plusieurs occasions avec sa Scultura vivente aussi nommée Living Sculpture au cours des années 1980-199014.

Bien que respecté par le groupe turinois, son travail pose cependant certaines limites quant au choix des matériaux notamment, mais peut-être aussi à cause de cette part intime qu’il révèle. Piero Gilardi se souvient que :

(…) Qu’est-ce qui, dans ce travail, rebutait le groupe se retrouvant à dîner dans cette maison ? Ce que nous n’aimions pas, c’était ce matériau qu’elle utilisait, la fine feuille d’aluminium plastifiée. L’aspect “cheap” de ce matériau, brillant, nous dérangeait. Nous cherchions au contraire la pureté de certaines matières portant en elles une vérité intrinsèque. (…) De prime abord, elle était toujours appréciée ; il était agréable pour tout le monde d’entrer dans la maison de Marisa, d’être entouré de ses sculptures. Tous éprouvaient de l’admiration pour cette installation de l’espace ambiant. Mais à ce moment-là, l’installation d’une ambiance15 n’était pas vraiment le pivot de la recherche du groupe de Turin ; celui-ci au contraire creusait l’objet pour dégager de l’intérieur un nouveau type de signification, une énergie primaire. Nous avions derrière nous les espaces de Pascali, donc le groupe de Turin appréciait, d’une manière implicite, ceux créés par Marisa, mais nous n’avions pas saisi l’élément féminin, la spécificité récurrente qu’incluait sa véritable démarche. Après les espaces de Pascali, nos intérêts s’étaient déplacés sur un aspect plus conceptuel – voir les Oggetti in meno (Objets en moins) de Pistoletto – ou bien sur la matière et sur l’énergie16.

L’œuvre comme exposition

Très apprécié par les artistes de Turin avec lesquels il expose au Deposito d’arte presente (Turin), lieu d’expositions et de réunions des artistes de l’Arte Povera, financé par des collectionneurs et dont l’existence dura entre décembre 1967 et juin 1969, Pino Pascali, actif à Rome, est l’un des rares artistes du groupe à réfléchir à la notion d’installation dans sa pratique artistique et à celle de la mise en espace d’objets qu’il partage avec Marisa Merz.

Chacune de ses expositions est pensée comme un véritable environnement invitant le visiteur à faire une autre expérience de l’œuvre qui dépasse celle du simple face à face avec l’objet que l’on peut rencontrer dans les travaux de Mario Merz, Giovanni Anselmo ou Michelangelo Pistoletto. Généralement envisagées en deux temps (« Nuove sculture », galerie L’Attico, Rome, 1966 ; « Bachi da setola ed altri lavori in corso », galerie L’Attico, Rome, 1968), tant l’artiste est prolixe, ses expositions proposent une conception environnementale de l’œuvre qui n’a cependant rien de spectaculaire et qu’il faut lier à son attachement pour la dimension scénographique d’un espace :

(…) Ces œuvres avant d’être des œuvres étaient surtout des environnements, des mondes dans lesquels Pascali bougeait et habitait. Il était le premier habitant à donner vie à ces environnements. Je me suis tout de suite rendu compte de sa puissante qualité à construire un espace. Dans l’exposition que je lui consacrais à L’Attico en novembre 1966, je compris que ces animaux blancs, faits d’une toile tendue sur une armature en bois, n’étaient pas vraiment isolables et séparables, mais faisaient partie d’un bloc de travail17.

Proche de Pino Pascali dont elle affectionne le travail18, Marisa Merz partage avec lui cette conception de l’œuvre comme exposition et cet attachement aux matériaux non transformés. Bien que d’essence plus ténue, ses réalisations viennent habiter l’espace où elles sont exposées. C’est ainsi que Marisa Merz expose avec sa Scultura vivente en aluminium, la chaise sur laquelle elle s’est assise pour réaliser les éléments de la dite sculpture. Indissociable de la réalisation finie, la chaise, qui sera au fil des expositions une chaise d’enfant, est le lieu de l’expression et de la manifestation de l’œuvre, sorte de refuge et d’espace intime déplacé dans l’exposition.

Au Deposito d’arte presente (Turin) en 1967, elle conçoit une installation faite de plusieurs éléments : des couvertures enroulées et entourées de fil de cuivre (Senza titolo), un grillage métallique en forme de cylindre sur lequel elle a accroché des morceaux de laine (Senza titolo), qui ressemblent étrangement à des postiches, et des bols remplis de sel (Senza titolo). Tous ces éléments font références au corps ; ils l’évoquent indirectement ou bien expriment la capacité à se saisir d’un objet.

Ce caractère anthropomorphique est au cœur des œuvres des artistes de l’Arte Povera. Il apparaît, entre autres, dans In cubo (1966) de Luciano Fabro, un cube en tissu fait aux mensurations de l’artiste, dans 32mq di mare circa (1967) de Pino Pascali, une étendue d’eau teintée dans une gradation de bleus qui évoque les couleurs de la mer Méditerranée et dont les dimensions (32m2) correspondent à l’âge de l’artiste (32 ans) au moment où il conçoit l’œuvre. Ou encore chez Mario Merz dans son Igloo de Giap (1968) dont les sachets de terre contiennent la masse de terre saisie par la main de l’artiste.

Marisa Merz n’est pas exclue de cette réflexion. Son travail y entre pleinement. Les anneaux de sel, les fils de cuivre qui courent dans une salle ainsi que ses Scarpette, qu’elle refera et montrera dans différentes expositions et qui sont réalisées à la mesure de son pied, sont tous faits en fonction de ses mensurations et de ses possibilités physiques. Elle jouera même de sa présence corporelle dans la seconde exposition personnelle à L’Attico en 1975 (« Ad occhi chiusi gli occhi sono straordinariamente aperti ») où elle occupe, vit dans l’espace de la galerie, allant jusqu’à ressentir cet espace en réalisant une sorte de « performance » où elle appuie ses deux jambes sous l’une des fenêtres de la galerie, les pieds placés dans des chaussures en fil de cuivre, clouées sur la paroi du mur et orientées en fonction de la lune entraperçue par la fenêtre. Tandis qu’elle a placé dans le reste de l’espace différentes réalisations : trames et objets en fil de cuivre, tables, tête en bois.

Ces installations sont d’une esthétique excessivement elliptique qui refuse le spectaculaire. Elles se laissent découvrir au détour d’un mur, quasiment imperceptibles comme les fins carrés de fil de cuivre tissés et placés sur le mur selon la forme croissante de la suite de Fibonacci19, progression numérique évoluant à l’infini, qu’elle partage avec Mario Merz qui lui l’exprime sous la forme de l’igloo ou d’une suite de chiffres en néon.

Marisa Merz, elle, réalise des signes et non des objets dont la présence est aussi énigmatique et resserrée que ses propos sont succincts et singuliers.

Ainsi, son utilisation des matériaux primaires, est-il un moyen d’évoquer l’espace de la nature qu’elle ne reproduit pas, contrairement à son ami Pascali, mais qui accompagne son travail et auquel elle se réfère indirectement n’hésitant pas à dire de manière métonymique : « La scodella di sale, questo sì, è tutto il mare. Tutto il mare ! » (« Le bol de sel, ça oui, c’est toute la mer. Toute la mer ! »)20.

Une artiste en marge de l’histoire de l’art

Marisa Merz est, avec Pino Pascali, la grande absente de la première monographie que Germano Celant consacre en 1969 à l’Arte Povera21, livre fait de témoignages d’artistes, qui associe aux artistes italiens d’autres personnalités, américaines et européennes, comme Hans Haacke, Denis Oppenheim, Richard Long affirmant un désir d’internationalisation de pratiques artistiques communes. Il faut attendre les années 1970 et 1980 pour assister à une présentation plus systématique de son travail et ce sous la plume de plusieurs critiques d’art féminines (Mirella Bandini, Marisa Volpi Orlandini, Anne Marie Boetti, Lea Vergine), exception faite de Tommaso Trini, le premier à parler d’elle en 1967 dans les revues Domus et Flash Art22. L’histoire de l’art de ces années s’écrit essentiellement au masculin. À titre d’exemple, la célèbre histoire de l’art d’Ernst Gombrich parue en 195023 ne compte aucune femme artiste !

Vingt ans plus tard, l’historienne de l’art américaine Linda Nochlin publie en 1971 dans la revue Art News un article au retentissement déterminant : Why Have There Been No Great Women Artists24? (Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ?). Dans ce texte, écrit en pleine naissance du mouvement de libération des femmes et à une période où se mettent en place les prémices d’une réflexion sur la place des femmes dans l’art, la critique note que l’absence de femmes artistes a été jusque-là liée à un manque de considération de leurs moyens de production et de diffusion. Confrontées à cette mise à distance volontaire, recluses dans une forme de marginalité, Linda Nochlin analyse cette position singulière pour comprendre comment le dépasser.

C’est dans cette situation d’écart et de marginalité que se trouve Marisa Merz, dont l’œuvre n’est pas comprise de ses amis artistes et critiques. Oubliée aussi, en ce début des années 1970, des historiennes de l’art et critiques d’art féministes, de Lucy Lippard dans sa précieuse anthologie d’actions, de déclarations d’artistes, de textes et d’expositions ayant eu lieu sur la scène européenne et américaine entre 1966 et 197125. Et de Carla Lonzi dans son fameux Autoritratto26 qui croise, sous la forme d’une grande conversation, les entretiens avec quelques-unes des personnalités de l’art italien des années 1960 (Carla Accardi, Pietro Consagra, Luciano Fabro, Lucio Fontana, Jannis Kounellis, Pino Pascali, Mimmo Rotella…) avant qu’elle ne s’engage en 1970 dans le féminisme italien.

Il faut attendre les années 1980 pour que Marisa Merz soit incluse dans les expositions et publications que Germano Celant consacre à l’Arte Povera27, rattrapage du critique dans cette période qu’il conçoit comme l’historicisation du mouvement et qui voit naître, dans le travail de l’artiste, aux côtés des œuvres en fil de cuivre ou en cire, des têtes de femme dessinées au crayon ou sculptées en argile, moyen de conjuguer une diversité de pratiques et de formes dans un attachement constant aux matériaux que son œuvre n’a cessé de manifester jusqu’à aujourd’hui. Absente des collections françaises alors que le Centre Pompidou lui consacre une exposition rétrospective en 1994, et que le Musée national d’Art moderne achète, entre le début des années 1980 et jusqu’aux années 1990, de nombreuses œuvres des artistes de l’Arte Povera28, son travail n’a cependant jamais cessé d’être régulièrement montré dans le cadre d’expositions personnelles29 et collectives affirmant un intérêt non démenti, mais dont la place dans une histoire de l’art des femmes artistes aux xxe et xxie siècles reste cependant encore à définir car encore trop souvent occultée par l’œuvre de son mari Mario Merz30.

Fig. 1 : Marisa Merz dans son œuvre Scultura vivente en 1966 à la galerie Gian Enzo Sperone, Turin.

Fig. 1 : Marisa Merz dans son œuvre Scultura vivente en 1966 à la galerie Gian Enzo Sperone, Turin.

© DR

Fig. 2 : Marisa Merz, O sulla terra, plage d’Amalfi, 1968.

Fig. 2 : Marisa Merz, O sulla terra, plage d’Amalfi, 1968.

© Claudio Abate

Notes

1 Marisa Merz, « Come una dichiarazione », Bit, vol. II, n° 1, mars-avril 1968, p. 29. Return to text

2 Du 27 septembre au 20 octobre 1967. Return to text

3 Germano Celant, « Arte Povera : Appunti per una guerriglia », Flash Art, n° 5, novembre-décembre 1967, p. 3. Return to text

4 « L’art européen ne m’intéresse en rien ; je pense qu’il est fini », affirme Frank Stella dans « Questions to Stella and Judd : Interview by Bruce Glaser », dans Minimal Art : A Critical Anthology, New York, E. p. Dutton, 1968, p. 154. Return to text

5 Sur la généalogie de l’Arte Povera, voir Germano Celant, Arte Povera storia e storie, Electa, Milan, 2011 [1985]. Return to text

6 « Arte Povera », galerie De Foscherari, Bologne, 24 février-15 mars 1968 ; « Arte Povera », Centro Arte Viva, Trieste, 23 mars-11 avril 1968 ; « Arte Povera + Azioni povere », Arsenali dell’Antica Repubblica, Amalfi, 4-6 octobre 1968. Return to text

7 Germano Celant, Arte Povera – Im Spazio, Gênes, Edizioni Masnata-Trentalance, 1967. Repris dans Id., Arte Povera storia…, op. cit., p. 30. Return to text

8 C’est Marcello Rumma qui confie à Germano Celant la sélection des artistes. Return to text

9 Voir Valérie Da Costa, Pino Pascali : retour à la Méditerranée, Dijon, Les presses du réel, 2015. Return to text

10 Selon les concepts définis par le philosophe américain Nelson Goodman dans son livre Langages de l’art, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1990 [New York, 1968], puis développés par Gérard Genette dans L’Œuvre de l’art (Immanence et transcendance), Paris, Éditions du Seuil, 1994. Return to text

11 Anne Marie Boetti, « Lo specchio ardente », DATA, n° 18, septembre-octobre 1975, p. 50-55. Anne Marie Boetti a été l’épouse de l’artiste Alighiero Boetti, autre protagoniste de l’Arte Povera. Elle s’est fortement engagée dans le féminisme et dans la défense du travail des artistes femmes en Italie au début des années 1970 en écrivant notamment dans la revue d’art Data fondée par le critique d’art Tommaso Trini en septembre 1971. Return to text

12 Piero Gilardi, « Pour Marisa Merz », dans Marisa Merz (catalogue d’exposition), Centre Pompidou, Paris, 1994, p. 201-204. Return to text

13 Tommaso Trini, « Marisa Merz », DATA, n° 16-17, juillet-août 1975, p. 49-53. Return to text

14 Notamment lors des expositions « The Knot: Arte Povera at P.S.1 », P.S.1, New York, 1985 et « Marisa Merz », Centre Pompidou, Paris, 1994. Return to text

15 Il faut plutôt entendre le mot « environnement ». Le mot italien « ambiente » signifiant en français « environnement » ; il semble ici avoir été mal traduit. Return to text

16 Piero Gilardi, op. cit., p. 203-204. Return to text

17 Fabio Sargentini, dans Pino Pascali dieci anni dopo. Atti del Convegno a cura dell’Associazione Amici dell’Arte, Castello Svevo, Bari 1979. Cité par Anna D’Elia, « Pino Pascali una crisi linguistica », dans Pino Pascali (catalogue d’exposition), Bari, Laterza, 1983, p. 23. Return to text

18 On la voit notamment sur la photographie du vernissage de l’exposition, « Bachi da setola ed altri lavori in corso », Galleria L’Attico, Rome, 1968. Photographie reproduite dans V. Da Costa, Pino Pascali…, op. cit, p. 250-251. Return to text

19 Suite de nombres entiers, du nom de Leonardo Fibonacci mathématicien du xiiie siècle originaire de Pise, dans laquelle chaque terme est la somme des deux termes qui le précèdent. Elle commence généralement par 0 et 1 (parfois 1 et 1) et ses premiers termes sont : 0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, etc. Return to text

20 Anne Marie Boetti, « Lo specchio ardente », op. cit., p. 51. Return to text

21 Germano Celant, Arte Povera, Milan, Mazzotta, 1969. Return to text

22 Tommaso Trini, « Marisa Merz : una mostra alla Galleria Sperone », Domus, n° 454, septembre 1967, p. 52 ; Id., « Marisa Merz », Flash Art, n° 5, novembre-décembre 1967. Return to text

23 Ernst Gombrich, The Story of Art, Londres, Phaidon, 1950. Return to text

24 Linda Nochlin, « Why Have There Been No Great Women Artists ? », Art News, vol. 69, janvier 1971 ; trad. française : Ead., Femmes, art, pouvoir et autres essais, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1993, p. 201-244. Return to text

25 Lucy Lippard, Six Years: The Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972 [1973], Berkeley, University of California Press, 1997. Return to text

26 Carla Lonzi, Autoritratto, Bari, De Donato Editore, 1969, rééd. Milan, et al. Edizioni, 2010 (Autoportrait, Zurich, JRP|Ringier, 2012 pour la traduction française). Return to text

27 Germano Celant, Arte Povera. Storie e protagonisti, Milan, Mazzotta, 1985 ; Id., The Knot : Arte Povera at P.S.1, Turin, Allemandi, 1985 ; Id. et Ida Gianelli, Del Arte Povera a 1985, Madrid, Palacio de cristal, 1985. Return to text

28 On citera, entre autres, à titre d’exemples : Mario Merz, Igloo de Giap, 1968 (achat en 1982) ; Giovanni Anselmo, Senza titolo (Struttura che mangia), 1968 (achat en 1985) ; Michelangelo Pistoletto, Metro cubo di infinito, 1965-66 (achat en 1990) ; Pino Pascali, Le Penne di Esopo, 1968 (achat en 1991). Return to text

29 Parmi lesquelles : « Marisa Merz », Kunstmuseum, Winterthur, 1995 ; « Marisa Merz », Galleria d’Arte Moderna, Bologne, 1998 ; « Marisa Merz », Centre international d’art et du paysage, Vassivière, 2010 ; « Marisa Merz », Fondazione Merz, Turin-Serpentine Gallery, Londres, 2012. Return to text

30 Voir la récente exposition « Marisa e Mario Merz. Sto in quella curva di quella montagna che vedo riflessa in questo lago di vetro. », MACRO, Rome, 18 février-12 juin 2016. Return to text

Illustrations

References

Bibliographical reference

Valérie Da Costa, « Marisa Merz : une femme dans l’Arte Povera », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 8-9 | 2016, 141-153.

Electronic reference

Valérie Da Costa, « Marisa Merz : une femme dans l’Arte Povera », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [Online], 8-9 | 2016, Online since 22 septembre 2023, connection on 11 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=306

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Valérie Da Costa

Valérie da Costa est maîtresse de conférences HDR en histoire de l’art contemporain à l’université de Strasbourg.

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