Parmi les disciples de Gandhi : journal d’une pacifiste aux Indes (octobre 1949-février 1950)

DOI : 10.57086/sources.310

p. 185-267

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Circulaires n° 1 à 4

Départ de Liverpool

Au départ du bateau, beaucoup d’Indiens attendaient sur le quai, surtout des Sikhs dont les cheveux longs jamais coupés sont cachés dans des turbans multicolores. L’un d’eux était ivre et jetait de l’argent par terre ; un autre le ramassait. Devant ce bateau qui partait vers le soleil, ils criaient tous, eux qui restaient dans cette ville noire1. L’un d’eux s’écriait de temps en temps : « Azad ! Azad ! » Liberté ! Liberté ! (Le nom de notre bateau était Jal’Azad : Liberté sur l’eau). Et puis nous sommes partis, et le chrysanthème jaune que le pauvre Sikh ivre avait à la boutonnière de son costume bleu ciel est tombé dans l’eau noire du port. Pas d’ « Azad » ni pour l’homme ni pour la fleur ; et pour nous qui partions ?

Vers cinq heures nous avons quitté le quai… Jusqu’à neuf heures nous avons attendu la marée au milieu de la rivière, regardant la brume et la ville noire qui s’illuminait peu à peu. Elle appartenait déjà au passé puisque la passerelle et les cordages ne nous reliaient plus à la terre.

En route

Le capitaine a mis un petit salon à la disposition de notre délégation. Nous nous sommes entretenus de beaucoup de choses et ce matin-là, j’ai parlé du Collège Cévenol.

Le délégué allemand Kraschnutzky est très allemand. Il a fait neuf ans de prison en Espagne et a l’habitude de faire des kilomètres dans un temps limité. Il marche d’une façon énergique et consciencieuse (tüchtig und gründlich) de haut en bas et de droite à gauche, avec le pas régulier d’un officier prussien, car il fut jadis marin avant d’être pacifiste. Reginald Reynolds est très anglais, très quaker, très ami de Gandhi, très écrivain, un peu illuminé. Il n’a pas d’enfant et par conséquence (sic), parle beaucoup d’éducation. Il ferme parfois les yeux en parlant ; il s’assied souvent par terre à l’indienne, et ses jambes sortent, longues, pâles et maigres, de son « short », et son long cou rose se dégage du col d’une chemise verte. Ses cheveux sont couleur paille. L’Américain Richard Gregg2, auteur du livre La puissance de la non-violence (The power of non-violence) est presque vieux. Il est bon enfant. Il a vécu quatre ans aux Indes et beaucoup avec Gandhi. Il a renoncé au professorat et s’est fait paysan par idéalisme. Maud et Russel Brayshaw sont anglais, quaker, riches, bien élevés. Tout leur a réussi, y compris l’éducation de leurs quatre fils, tous pacifistes, tous en place. Lucy Kingston, irlandaise, proteste parce qu’on l’a inscrite comme anglaise sur la liste des passagers. Elle est grande, maigre, et dit des choses pleines d’esprit d’un air sérieux. Elle est sortie de l’Église officielle et est devenue quaker pendant la Première Guerre mondiale après la prédication militariste d’un pasteur sur « L’Offensive de Printemps ». Magda Yoors Peters est belge, catholique, toutes voiles dehors : c’est la femme conférencière. Elle parle beaucoup d’une école internationale qu’un comité est en train de fonder3. Le pasteur hollandais J. J. Buskes travaille à Amsterdam parmi les ouvriers libres-penseurs et communistes. Il connaît la situation continentale et dit des choses justes. Nous avons défendu ensemble Niemöller4, attaqué par Kraschnutzky et d’autres, à la réunion publique sur le pont. Le soir, la discussion a repris par petits groupes à l’avant du bateau, sous des étoiles magnifiques, au clair de lune. Vers l’arrière, le bateau se dessinait sur le ciel ; vers l’avant, nous fendions l’eau régulièrement, tranquillement, vers l’est. Diderich Lund, ingénieur norvégien, parle peu. Il est sympathique, il vient toujours en aide à tout le monde. Il a deux yeux bleus et des cheveux d’étoupe. Aage Yrgenson est danois, il a vécu en Russie, sait le russe et porte un petit béret. Il a traduit Tolstoï. Sven Ryberg, suédois, a la peau blanche mais les cheveux et la barbe touffus, très noirs. Il est candide. Il créait des dessins animés pour les écoles mais a résolu d’abandonner ce travail pour devenir horticulteur car on réclamait de plus en plus de lui des films destinés à la préparation militaire des enfants. Le Suisse, René Bovard, vient de me faire lire le dernier article pour le dernier numéro de La Suisse contemporaine. Cette revue, qu’il dirige depuis neuf ans, doit cesser de paraître faute d’argent5. Les Suisses sont trop contents d’eux-mêmes ; les problèmes soulevés par la revue ne les intéressent pas. Mildred Fahrni, secrétaire de la Réconciliation au Canada, est très gentille, intelligente, ouverte, serviable et courageuse6. Quand elle a une idée, elle l’exprime et ne la lâche pas. Henri Roser, un pasteur français, est membre de la Réconciliation (Fellowship of Reconciliation). Il a fait de la prison comme objecteur de conscience. Il rejoindra notre groupe plus tard7.

Dehli

Me voici dans la capitale de l’Hindoustan, au palais du Parlement. On est en train de voter la constitution des Indes. Le 26 novembre, elle sera sur pied. Le 26 janvier, elle entrera en vigueur et la république sera officiellement proclamée8.

Nous sortons du Cabinet du Ministre de l’Information et de la Radio, Mr R. R. Dywakar9. Il a passé neuf ans en prison comme gandhiste. Jusqu’en 1930, les prisonniers n’étant autorisés que deux livres à la fois, de philosophie ou de religion. Après 1930, ils purent avoir presque tous les livres qu’ils voulaient et écrire à volonté : « Si je n’avais pas été en prison, nous dit Mr Dywakar, et cela avait été aussi le cas de Nehru, je n’aurais eu le temps ni de réfléchir ni d’écrire. La méditation en prison a instruit plusieurs membres du Parlement. » Le jeune gandhiste qui nous pilote a ajouté en souriant : « Les Occidentaux ont reçu leur instruction dans les universités, les Hindous dans les prisons10. »

Nous nous sommes entretenus avec Mr Dywakar sur l’impuissance actuelle de l’O.N.U. « Pour que l’O.N.U. jouisse d’une autorité suffisante », déclara-t-il, « il faudrait que les représentants des différents pays aient une notion intérieure claire du bien et du mal et qu’ils aient une puissance morale assez grande pour faire accepter leurs décisions. Même si nous avons une notion claire du bien et du mal, nous ne pouvons faire accepter nos jugements si la force morale nous manque. Voilà la cause de la faiblesse de l’O.N.U. Pour remplacer cette force morale inexistante, il faudrait mettre à la disposition de l’O.N.U. une force de police internationale et demander aux États membres de refuser toute coopération avec le pays coupable ou belligérant. Cela suffirait à rendre la guerre impossible. Certes, ce n’est pas là de la non-violence pure, mais une forme de violence moins destructive que la guerre. »

Lutte contre l’alcoolisme

Avec M. Bovard et Melle Fahrni, nous sommes allés ensuite rendre visite à Melle Mascarene, Ministre de la Santé et de l’Énergie Électrique pour l’État de Travancore. Elle nous a parlé longuement de sa lutte contre l’alcoolisme :

« On espère », dit-elle, « qu’au premier avril, toute l’Inde sera un pays sec. Pour le moment la prohibition n’est appliquée que partiellement ou totalement que dans quelques États. La transformation est extraordinaire. Les femmes disent qu’elles sont tellement plus heureuses ; elles ne courent plus les rues à la recherche de leurs maris, surtout les jours de paye. L’argent rentre intégralement dans le budget familial, la vie est tout autre. Le gros problème pour l’État, c’est de compenser la perte subie sur les licences accordées aux débitants et sur l’alcool même. Pour remédier à ce déficit, l’État a dû imposer chaque objet de consommation, sauf les produits alimentaires et les vêtements ordinaires en coton. Il a aussi imposé lourdement le revenu. »

Je lui ai demandé pourquoi la prohibition semble réussir aux Indes alors qu’elle a échoué aux États-Unis : « Parce que le terrain n’était pas préparé aux États-Unis », répondit-elle, « tandis que Gandhi a ouvert la voie aux Indes. D’ailleurs la religion de notre pays condamne l’alcoolisme, ce qui n’est pas le cas dans les pays chrétiens. »

Problème de réorganisation de l’Inde

Nous avons aussi pu nous entretenir avec le Président et le vice-Président de l’Assemblée Constituante : Mr Rajendra Prasad11 et Mr H. C. Mukerjee. Mr Rajendra Prasad est Président de notre conférence de Shantiniketan et de Sevagram : « Assemblée Mondiale pour la Paix » (World Peace Meeting). Il sera très probablement élu Président de la République en janvier. Mr Dywakar, Ministre de l’Information et de la Radio est Président du Groupe Pacifiste de Delhi. C’est lui qui organise notre séjour dans la capitale. Nous aurons donc l’occasion de les revoir à nos réunions.

« La préparation de la Constitution », nous dit le Président, « a représenté une tâche énorme : la séparation du Pakistan, l’immensité du pays (un vrai continent), la multiplicité des langues, l’analphabétisme (3% d’Indiens savaient lire il y a cinq ans, 15% aujourd’hui), la multiplicité des religions, l’afflux de six à sept millions de réfugiés venus du Pakistan ; autant de problèmes presque insolubles, posés aux Constituants. »

« Une autre situation extrêmement complexe nous avait été léguée par les Anglais. Ceux-ci ne gouvernaient pas tout le pays : 1/3 du territoire était resté sous l’autorité des Maharajas avec qui les Anglais avaient signé des traités, tous différents les uns des autres. Ces princes percevaient l’impôt et dépensaient une bonne part de ce revenu sans contrôle. Le gouvernement de l’Inde a dû négocier directement avec chacun d’eux et amener à accepter une « liste civile » bien inférieure à celle à laquelle ils étaient habitués. Leurs enfants hériteront de ce privilège. Tous ont accepté sauf un, celui de Heiderabad. On espère qu’il finira par se laisser convaincre. »

L’Inde restera-t-elle non-violente ?

Nous avons été enfin reçus par le Ministre de la Santé de toute l’Inde, une femme, une princesse : Rajkumari Amrit Kaur12. Elle est chrétienne, protestante. Comme les autres ministres, elle nous a confessé que le gouvernement de l’Inde s’éloigne des principes de Gandhi : « Ce n’est pas », nous dit-elle, « parce que les principes de Gandhi sont mauvais ou inapplicables, mais parce que nous ne l’avons pas assez écouté et parce qu’il n’y a personne parmi nous qui puisse prendre la direction d’un gouvernement non-violent. Si Gandhi avait été là, nous nous serions tous sentis protégés et dirigés par lui. »

Ce qui m’a frappée, c’est la grande sincérité des politiciens indiens. Loin d’essayer de s’excuser et de revêtir de vertus imaginaires la Constitution qu’ils élaborent, ils confessent ouvertement leurs échecs et expriment leur espoir en l’avenir.

Ils portent tous les habits en coton et le bonnet blanc tissé à la main lancés par Gandhi. Je rapporte quelques bonnets pour les miens.

Le mausolée de Gandhi

À cinq heures du soir, hier vendredi 18 novembre, nous sommes allés à l’endroit où Gandhi a été incinéré. Gandhi est mort un vendredi. Tous les vendredis à cinq heures, les gens se réunissent là, sans prêtre, pour chanter des prières et un hymne que Gandhi aimait. Les prières ont pour but de demander que Gandhi, s’il se réincarnait, puisse jouir d’une belle vie dans sa nouvelle réincarnation.

Le lieu de l’incinération est un grand espace plat où l’on est en train de construire un grand monument très simple : des pièces d’eau au ras du sol, des escaliers montant jusqu’à une plate-forme où se trouve une dalle rectangulaire qui marque l’emplacement de l’incinération. On laisse ses souliers au bas des escaliers, on monte vers l’enclos où se trouve la dalle. Elle est couverte de feuilles et de fleurs formant des dessins. À un certain endroit, le visiteur peut brûler de l’encens ou déposer des fleurs. Nous avions apporté une gerbe. Quelqu’un avait apporté un écheveau de coton filé à la main, coton symbolique de l’indépendance indienne.

À droite de l’enceinte se trouve un espace assez grand avec un tapis. Là, assis par terre, les jambes croisées, des gens se sont réunis pour la prière du vendredi, riches et pauvres, hommes et femmes, enfants de tous âges. Pendant que nous étions avec eux au milieu de la foule, un des fils de Gandhi est arrivé : Devadas, avec sa femme. Nous lui avons été présentés. Le soir nous devions le retrouver à souper. Devadas dirige le journal The Hindoustan Times. Son frère Munilal qui continue le travail de son père en Afrique du Sud viendra à notre conférence13.

Pendant les prières chantées à mi-voix, le soleil se couchait dans une gloire d’or. Nous étions entre la nouvelle et la vieille Delhi. Au loin on voyait des cheminées d’usine près des bicoques de réfugiés ; c’était grandiose ; on sentait flotter l’esprit de Gandhi ; une femme accroupie par terre, son bébé sur les genoux, massait la tête de l’enfant au rythme des prières. À la fin, pendant le dernier chant Sita Ram, tout le monde tapait des mains en cadence ; nous avions déjà entendu ce chant sur le bateau : Gandhi le faisait toujours chanter. Ensuite tout le monde s’est levé calmement ; des voitures et des autos se sont approchées pour prendre les gens fatigués.

Le lieu de la mort de Gandhi

Ce matin nous avons été visiter Birla-House, la maison où Gandhi a été assassiné. C’est la maison magnifique d’un ami riche, très riche. On avait persuadé Gandhi de quitter le quartier des parias par mesure de prudence. Birla-House possède un grand jardin, une pelouse dans un enclos avec un portique sur l’un des côtés.

Gandhi avait l’habitude de se tenir sous le portique, assis sur une table pour la prière du soir. Un soir une bombe éclata sur la pelouse. Gandhi ordonna aux gens de ne pas bouger et continua la prière. À l’avenir, on décida de fouiller les gens pour les désarmer, mais Gandhi s’y opposa. Quelques jours après, à cinq heures 17, sur la pelouse, il fut assassiné par un fanatique d’un coup de revolver. Il dit : « Oh ! Rama » (Oh ! Dieu) et ses mots sont gravés sur une petite pierre carrée que les visiteurs couvrent de pétales de fleurs. Autour de la pierre, on a creusé un peu… les gens emportent de la terre. Nous avons vu le jardinier qui a saisi l’assassin ; il travaillait dans un carré de légumes et est venu jusqu’à nous. Godsè, l’assassin, et son complice Aptè ont été pendus l’autre jour, 15 novembre. Qu’aurait dit Gandhi ? Tout le monde sait ce que Gandhi aurait dit, mais il n’était pas là pour le dire. Dès notre arrivée aux Indes, Richard Gregg a été à Delhi en avion. Il a parlé au Gouverneur Général de notre part. Le Gouverneur a compris notre point de vue, mais la loi a été appliquée quand même. Cette exécution des assassins de Gandhi ne serait-elle pas l’occasion d’un nouveau point de départ ? Ne faudrait-il pas demander à tous les gouvernements de supprimer la peine capitale ?

J’ai cueilli une petite branche de jasmin en fleurs dans le jardin, entre la chambre de Gandhi et l’endroit de sa mort. Il y a toujours des fleurs aux arbres ici. Quelques arbres perdent leurs feuilles un mois par an.

L’après-midi, avant notre départ, nous avons été reçus par le Gouverneur Général, Rajagopalachari14, dans le palais magnifique qui servait aux Anglais. Le Gouverneur indien, ami de Gandhi, a donné une grande partie du palais pour en faire un musée national et des annexes pour les réfugiés. Le jardin est splendide et les gardes ont conservé l’uniforme rouge avec le turban blanc et rouge. Au thé, j’étais assise à côté du Gouverneur. Les journalistes ont pris des photos, mais comment les avoir en partant tout de suite après ? J’essayerai d’écrire à Delhi15. Le Gouverneur n’est pas pacifiste et nous a posé des colles. Heureusement que j’ai pu répondre aux deux questions : – « Que faisait votre mari pendant la guerre ? » « Que pensez-vous de la condamnation de Pétain ? » – « Mon mari a travaillé contre le gouvernement de Pétain, il a prêché en disant que ce n’était pas la condamnation d’un homme, mais bien la condamnation de l’attitude de toute la nation. » Cette réponse lui a… cloué le bec ! Le Gouverneur Général va rester en place jusqu’au 26 janvier et quand la nouvelle constitution entrera en vigueur, il cédera sa place au nouveau Président. Qui sera le Président ? Probablement le Président de la constituante dont je vous ai envoyé la photo [voir supra, fig. 1], photo sur laquelle je prenais des notes à côté de lui : Rajendra Prasad. Les trois hommes les plus aimés aux Indes sont : 1) Rajendra Prasad, Président de la constituante ; 2) Nehru, Ministre ; 3) Patel, Ministre de l’intérieur (Home minister, comme ils disent si « gracieusement »). Et en voilà assez pour Dehli.

Foules indiennes

Nous avons été visiter une école destinée à la préparation des sages-femmes à un travail de santé sociale, école placée dans un faubourg ouvrier, un vrai faubourg oriental ; des rues bordées de boutiques hétéroclites où l’on vend de tout : des tissus, des jouets, des fruits, des noisettes, des noix de tous genres, de l’encens et des images sacrées. Des barbiers rasent les gens dans la rue, d’autres leur coupent les ongles des pieds ; tous ces misérables vendent, achètent et se font servir par un autre plus misérable qu’eux. Les coolies (porteurs) mettent d’énormes fardeaux sur leur tête. Nous avons acheté des fruits sur une place extraordinaire où se tenait un marché continuel. Tout autour de la place rayonnaient des ruelles avec des marchands partout : échoppes débordant sur la rue, fruits, fritures, sucreries, de tout ; et les ruelles étaient remplies de gens aux vêtements bariolés : femmes voilées, femmes en « sari », femmes en culottes étroites, femmes portant des pots d’eau sur le dos dans des peaux de buffle, enfants se faufilant partout, marchands ambulants, aveugles (il y en a beaucoup aux Indes), mendiants criant et insistant, montrant leurs yeux, leur ventre ou leur bouche et se prosternant jusqu’à terre en touchant vos souliers. Des mendiants vous poursuivent partout : dans les gares, dans les rues, dans les temples. Les vaches se promènent au milieu de tout cela.

Misère des réfugiés

Nous parvînmes à un terrain vague, souillé de dépôts d’ordures. Il était couvert de tentes, de gourbis en terre battue, de bicoques de branchages, d’abris construits avec n’importe quels débris. Les réfugiés du Pakistan, chassés par les Mahométans, grouillent dans cet espace. Les femmes portent des enfants à cheval sur leur hanche, une jambe sur le ventre, une autre dans le dos. Les hommes charrient des choses aux formes bizarres. Tout cela va et vient, pleure, rit, crie sous un soleil éclatant : la vraie misère humaine, pétrie dans la souffrance mais qui la supporte et qui l’oublie, car la vie sera meilleure dans une autre incarnation. Ailleurs, 12 000 réfugiés sont parqués dans la poussière : des tentes, des rangées de petites maisons basses composées d’une pièce minuscule par famille, de grandes surfaces qu’une seule toiture recouvre, aux parois de chiffons déchirés : une espèce de « maternité » en briques, avec des grabats (les autres dorment par terre où une jeune femme se lamente horriblement sans pouvoir m’expliquer ce qu’elle a). Et partout des enfants, des enfants de tous âges, habillés de n’importe quelles nippes, se groupant, criant, saluant, arrivant en grappes autour de l’auto.

Dans un autre camp, un disciple de Gandhi occupe quelques femmes à carder et filer du coton et quelques hommes à travailler le bois. Un professeur est payé pour donner des cours, sans rien : ni livres, ni cahiers, ni banc, ni tables ; les enfants ne peuvent pas aller aux vraies écoles car elles ne sont pas gratuites. Au contraire on a dû augmenter l’écolage !

Pendant un an, le gouvernement a distribué de la nourriture gratuitement aux réfugiés ; c’était de la nourriture crue. Chacun faisait sa cuisine sur de petits fourneaux de terre ou entre deux pierres. Les réfugiés ont désappris le travail. Privés du secours de l’État, ils doivent se débrouiller aujourd’hui. Mais comment ? Entourées de leurs marmots, les femmes font la cuisine, lavent le linge ou, le plus souvent, restent accroupies dans un coin, subissant leur destinée. Elles sont enveloppées de loques, mais elles portent des bracelets aux poignets et aux pieds, des colliers au cou, des bijoux au nez et aux oreilles et même accrochés au pavillon de l’oreille. Les trous étant assez irrégulièrement percés, le bord de l’oreille est décoré avec la plus grande fantaisie.

Il y a 460 000 réfugiés dans la province de Dehli et ils s’installent partout : en ville, à la campagne, dans les villages, souvent sous un simple toit de feuilles pour les abriter.

Les parias

Nous sommes allés dans le quartier des « balayeurs », des parias. Ce sont eux qui assurent tous les travaux inférieurs et qui nettoient les cabinets ; il n’y a pas d’égouts en Inde et personne n’accepterait de faire ce que, seuls, les intouchables font. Gandhi était allé habiter parmi eux.

Nous avons vu sa chambre. On lui avait bâti une maison propre, avec une cour. Tout autour se pressent les innombrables bicoques de ces pauvres gens ; les femmes intouchables ne portent pas de « sari » à Delhi, mais des jupes de toutes couleurs et des bijoux en quantité. Je leur ai vu des bagues aux orteils et aux chevilles, des bracelets à sonnettes. Elles ont des bijoux même sur le front. Nous avons été entourés par des enfants qui parlaient avec leurs grands yeux et leurs mains. Au nom de Gandhi, ils ont gesticulé encore davantage et nous ont chanté le chant aimé de Gandhi qu’ils ont appris de lui (Sita Ram).

Agra 20/11/49 (la Canadienne, la Suisse, et moi)

Me voici assise devant l’une des sept merveilles du monde : le Taj-Mahal, érigé par l’empereur Mahométan Shahjaban pour sa femme Mumtaz-Mahal. La construction a duré de 1631 à 1648, occupant vingt-mille hommes ! Comment vous le décrire ? Lisez un livre d’art, car je préfère ne pas répéter des pages déjà écrites par des littérateurs plus capables que moi. C’est une gloire en marbre blanc sur le ciel bleu. Je n’ai jamais rien imaginé de semblable : des coupoles, des dentelles de marbre. Par devant, un jardin magnifique. Par derrière, le fleuve Jumna dont les eaux reflètent cette merveille. Nous avons passé tout l’après-midi au Taj. Le bâtiment central est un tombeau en forme de mosquée blanche, de style oriental. Trois Italiens sont venus travailler à la décoration intérieure. Il y a des ressemblances avec San Miniato de Florence : j’ai pensé à la chaire de San Miniato et à la balustrade en marbre qui sépare le chœur de la nef de l’église. Pour avoir la vue, nous sommes montés sur un autre bâtiment de pierres rouges. Le Taj est un bijou contenu dans un écrin de bâtiments rouges. De là, nous avons assisté au coucher du soleil. Les oiseaux, de merveilleuses petites perruches vertes, criaient comme effarouchées par la nuit qui arrivait ; les Musulmans priaient, la fumée des habitations du village était dense et flottait très bas. Notre guide, du toit où nous étions, se prosternait le front à terre, face au soleil.

Le lendemain matin à cinq heures, le muezzin, en invoquant Allah, annonça que c’était l’heure de la prière et les mêmes oiseaux se mirent à chanter un hymne de joie au matin. La population musulmane est la plus nombreuse dans cette région. On voit les femmes voilées circulant à pied, ou cachées par des rideaux dans des voitures.

Hôtes de la police

La nuit tombée, nous avons demandé l’autorisation d’étendre notre literie dans le jardin du Taj. Aux Indes, chacun voyage avec un grand rouleau contenant un mince matelas genre courtepointe. Mais hélas, depuis quelques mois le Taj ferme la nuit, de peur des communistes (?) qui pourraient l’endommager. On nous a conseillé de retourner en ville pour aller à l’hôtel, mais nous avons insisté pour coucher économiquement dehors, comme beaucoup de gens ici. Un vendeur de camelote nous a offert une chambre chez lui, mais il fallait demander la permission à la police. Pour aller à la police, nous avons circulé dans de petites rues et traversé une place minuscule. Je ne voyais que les trous noirs des échoppes, à hauteur d’une table, et les gens accroupis dedans étaient éclairés par une lanterne ou une autre lumière. Dans cette obscurité brillaient des yeux, des yeux noirs sur un fond blanc éclatant, des yeux qui nous regardaient avidement.

Au poste de police régnait la même obscurité. Surprise des policiers ; coucher dehors, par terre ? Des étrangers ? On nous a fait du thé ; j’ai demandé en riant à loger en prison, mais la cellule des hommes venait d’être occupée par des joueurs et des buveurs. L’un des policiers nous a accompagnés pour juger si le local qu’un petit garçon nous offrait était convenable.

« C’est la première fois », me dit-il, « que je vois des étrangers comme cela. Je croyais qu’ils avaient tous beaucoup d’argent. » En cours de route, il se ravisa soudain, chargea sur une « tonga » (voiture légère à deux roues) les bagages que nous avions laissés chez le marchand de camelote et il nous amena chez lui !

Nous étions donc dans une véritable maison indienne : une cour entourée de chambres sur trois côtés, le quatrième côté étant fermé par la haute muraille d’enceinte du jardin du Taj. La femme du policier nous reçut. Elle avait dix-sept ans, mariée depuis deux ans : longue réception et chuchotements, courtes absences ; puis, dans la nuit, on apporta trois lits indiens, un cadre tendu de ficelles en guise de sommier. On les installa côte à côte dans une pièce vide. Monsieur Bovard près de la porte, puis moi, puis Mildred Fahrni ! Plus tard, quand nous étions déjà couchés, le policier est venu nous demander de ne pas dormir. Quelques minutes plus tard, il arrivait avec quatre petits pots en terre contenant du lait de buffle. Je me trouvais sur un drôle de lit en bois et en ficelle, avec une drôle de literie de « Thomas Cook et Cie », un directeur de revue suisse à ma gauche, une Canadienne à ma droite, un policier indien m’offrant du lait de buffle dans une chambre tout contre les remparts d’un tombeau musulman, sous le ciel étoilé de l’Inde ! Le lendemain matin à cinq heures, à l’appel du muezzin, nous courûmes jusqu’au Taj pour voir le lever du soleil, puis nous revînmes chez le policier pour le bain. Ici, la salle de bain consiste en une pièce ou un coin de pièce, avec ou sans robinet ; le sol est légèrement incliné. Par terre on dispose deux seaux, l’un avec de l’eau chaude, l’autre avec de l’eau froide. On se mouille, on se savonne entièrement et on se rince comme on peut, en puisant l’eau chaude ou froide avec un cruchon de cuivre. Les Indiens seraient scandalisés si on prenait son petit déjeuner avant le bain ; les prières ne peuvent se dire qu’après le bain. Quand je sortis, j’aperçus, donnant sur la cour, une toute petite cuisine ayant sur le sol deux fourneaux de terre. Accroupie par terre dans son sari bleu, la femme du policier faisait cuire de la semoule avec des épices. Elle se faisait apporter le nécessaire par une servante qui confectionnait des bâtonnets de farine de riz.

Une école et un temple

Le village du Taj est misérable. Nous y avons vu une école et un temple minuscule. J’ai dépisté l’école grâce au « chahut » extraordinaire qui venait des locaux ouverts. Nous sommes entrés : il y avait dans des salles et sous un portique non fermé des gosses assis par terre : des petits tas de hardes colorées écrivant par terre. Les plus fortunés se servaient d’une caissette en guise de pupitre. L’un d’eux m’a donné deux dessins. Il n’y avait aucun mobilier ; quelques ardoises. Les murs étaient tapissés de dessins faits sur des papiers chiffonnés. J’ai vu un dessin représentant Napoléon Ier ! Le temple était une espèce de niche avec des idoles, dans un petit coin minuscule en haut d’un escalier. Sur le côté de l’escalier était étendue la literie du prêtre qui vivait accroupi là, recevant des fidèles l’aumône de quelques « annas ».

L’Inde peut s’élever aux plus hautes conceptions spirituelles et s’abaisser au plus grossier paganisme. Mais sachons nous regarder nous-mêmes. Les gens d’ici jugent sévèrement nos églises catholiques : certains chrétiens ne prétendent-ils pas seulement enfermer les idoles mais encore Dieu lui-même dans leurs églises ?

Hôte d’un millionnaire

Le soir, nous sommes de nouveau arrivés à Delhi. À la gare, notre ami Thomas nous attendait avec un taxi mis continuellement à notre disposition pendant notre séjour à Delhi. Le fils de Gandhi nous a offert une auto, mais nous en avions déjà une jour et nuit. Un journaliste nous attendait, et celui-là était plus insistant que tous les autres : il est monté en auto avec nous et nous a suivies, Mildred et moi, dans notre chambre. Comme nous n’avions que cinq minutes avant le dîner, nous avons dû nous coiffer devant lui en répondant à ses questions, et changer de robe dans la salle de bain à côté.

Nous logeons chez un industriel qui est propriétaire d’une usine de coton : Sir Shri Ran. Quelle énorme fortune ! Son immense jardin est en partie cultivé en légumes dans le but d’augmenter la production de l’Inde. Il possède des serviteurs et des autos en quantité. Il tient chaque jour table ouverte dans sa grande et magnifique maison. Les gens vont et viennent, même au milieu ou à la fin du repas. À côté de sa demeure personnelle, Mr Shri Ran met à la disposition de ses invités une autre maison avec une cour carrée immense, une salle de bain et un cabinet privé. Ce monsieur n’est pas pacifiste du tout mais nous traite royalement. Il a envoyé cent roupies au Comité d’Accueil qui organise nos voyages. Il est âgé, sec. Il se lève à cinq heures du matin, va se promener avec ses amis, discute avec eux, rentre et se fait masser. À huit heures et demie, il prend son petit déjeuner, puis il travaille toute la journée.

L’hôpital des vaches (25/11/1949)

J’écris devant « ma maisonnette » sous un auvent de chaume. Le Gange chante doucement. Le soleil se lève derrière les contreforts de l’Himalaya : une brume légère ajoute du rêve au paysage. Le Gange est bleu : il y a des fleurs et des oiseaux. Avant le lever et après le coucher du soleil, on allume un feu de camp. Depuis avant-hier, je suis en effet l’hôte de l’ashram dirigé par une Anglaise, Miss Slade (alias Mira Behn) qui a été pendant vingt-deux ans disciple de Gandhi16. Ashram signifie « lieu sacré », Mira est le nom d’une sainte Hindoue ; Behn veut dire « sœur ». Ici on l’appelle Behnji, comme on disait : Gandhiji. Ji est un terme de respect. Mildred et moi occupons une maisonnette en terre battue, comportant une chambre en bas (notre chambre), une autre chambrette vide, la salle de bain indienne et au premier étage, une chambre-terrasse couverte de chaume. Un auvent de chaume entoure la maison sur trois côtés. Pour tout mobilier, il y a : sous l’auvent deux fauteuils en jonc, et à l’intérieur deux sommiers en corde et deux petits placards en bois. Avant sa mort, Gandhi avait déjà envoyé Mira Behn dans cette région pour s’occuper des vaches. L’ashram se compose de quelques maisonnettes en terre comme la nôtre. Il y a un puits et une cuisine centrale. On mange à l’indienne, assis par terre sur une natte. La nourriture est servie dans des feuilles fraîches ou sèches, ou de grands plats en cuivre, les sauces dans de petits bols en cuivre. La main droite seule est employée pour se servir et manger. Il n’y a jamais de viande. On vous offre d’abord une galette cuite sur la cendre. Elle est souple comme une crêpe et sert de pain. Chacun en déchire un morceau et s’en sert pour saisir et manger les légumes. Avant les fruits, il faut à nouveau se laver les mains. On se déchausse pour entrer dans les maisons et surtout dans les temples et les cuisines.

L’œuvre de Mira Behn consiste à recevoir les vaches qui donnent peu ou pas de lait. Celles qui donnent un peu de lait sont soignées moyennant une pension minime. Des croisements scientifiques sont opérés, puis la vache est rendue au propriétaire. Les vieilles vaches, celles qui n’ont plus de lait, sont accueillies gratuitement et parquées dans un camp où elles attendent tranquillement la mort. Cela décharge les pauvres gens qui ne peuvent pas les nourrir et qui ne peuvent pas non plus les tuer. La vache est en effet un animal sacré, vénéré comme une mère car elle donne le lait aux hommes. Les fleuves aussi sont vénérés car ils donnent la fécondité à la terre. Le Gange, dit-on, descend directement du ciel.

Nous avons été voir les vaches et les essais agricoles qui doivent donner à l’ashram son indépendance financière. Pour le moment, c’est l’État qui le subventionne. Savez-vous comment cette visite s’est effectuée : à dos d’éléphant ! L’éléphant s’appelle Ram Piary (aimé de Dieu). Nous étions quatre, perchés là-haut dans une espèce de caisse. Le soleil se couchait, c’était splendide. Vous me voyez sur le dos d’un éléphant, au pied de l’Himalaya, au bord du Gange ! Le long de la route, nous avons rencontré un sadhou, « un saint » hindou revêtu d’une robe jaune orange et portant sa cruche d’eau ; et un peu plus loin, un fakir musulman revêtu de peaux de léopard sur la tête et la poitrine, avec des fétiches pendant par-dessus ! Du haut de l’éléphant, je voyais ces « saints » dans la poussière, pieds nus, poursuivant leur route en silence. Notre éléphant était très intelligent ; il s’arrêtait quand on le disait, s’agenouillait pour nous laisser monter ou descendre, ramassait ce qui tombait de notre tourelle. Il cassait des branches quand on le lui demandait et portait la branche cassée là où on le lui ordonnait.

Rikhikesh [Rishikesh], la ville des « Saints »

Hier, second jour à l’ashram, nous sommes allés en auto le long du Gange, au-delà de Rikhikesh. Au bord du fleuve, on portait à l’incinération un mort ficelé dans des tissus blancs. Au pied de l’Himalaya se trouvent deux ashrams, des temples en quantité et les maisonnettes des « Kutias » où résident les saints, ermites à robe orange. Les uns sont complètement habillés, d’autres presque nus, portant juste un cache-sexe. Les uns sont rasés, d’autres ont de longues barbes. Certains laissent tomber sur leurs épaules de longs cheveux de sauvage, d’autres les relèvent en chignon. Quelques-uns ont les cheveux et le corps couverts de cendre. Plusieurs d’entre eux ont des signes sur le front, en blanc, en noir, en jaune, en rouge, ceci selon leur dévotion particulière. Même les laïques portent certains de ces signes. Il y a à Rikhikesh une institution qui nourrit quinze-cents de ces saints, mais hélas, peu d’entre eux sont vraiment saints. La majorité est composée de paresseux qui vivent sans rien faire. Les fonds sont donnés par certains riches et pas toujours pour des motifs profondément religieux. Il s’agit d’une croyance superstitieuse qui veut que l’on offre une partie de l’argent que l’on a mal gagné à une œuvre sainte pour libérer sa conscience. Cependant, à côté de vous, des familles entières croupissent dans la misère17.

Dans une de ces Kutias, Mildred et moi avons parlé à un Saint. Nous étions assises à côté de lui sur son lit de planches (chose usuelle ici). Nos amis qui nous guidaient étaient assis par terre. Deux cruches, un vêtement de rechange, quelques livres composaient toute la propriété du sage. Shri Hari Naraya Basu nous raconta qu’il était autrefois fonctionnaire du Gouvernement. Mais à trente-neuf ans, il vit en Sadhou. Il n’a pas accepté la robe orange car il ne croit pas aux choses extérieures. Il cherche la paix et dit qu’on ne peut la donner sans l’avoir trouvée. Il nous a lu des passages de l’Imitation de Jésus-Christ et du Frère Laurent qui recommandent la vie retirée et contemplative. Je crains que ces hommes, qui recherchent les hauteurs spirituelles, oublient trop souvent l’humanité qui souffre.

Imaginez le Gange bleu, les premières collines de l’Himalaya, des saints circulant lentement, des gens faisant leurs ablutions dans le fleuve, des singes sautant et grimaçant de tous côtés. L’un d’eux a sauté sur notre table au moment de notre repas ; nous avons dû demander à un gamin de surveiller notre pique-nique avec un bâton. Il y a aussi des espèces d’écureuils gris, à petite queue. En été, les éléphants sauvages descendent des montagnes ; il y a des tigres et des serpents dans la région, mais ils n’attaquent pas les hommes si on les laisse tranquilles.

Que de choses curieuses sur la terre ! Que de désirs de s’élever, de monter vers Dieu ! Je vous parlerai de tout cela. Ce sont des choses délicates à expliquer car la nature humaine est si compliquée, et varie de jour en jour.

Un drôle de Sadhou

Nous avons vu hier un ashram très connu : « La Yoga Vedanta Forest University » à Anandakuter Rishikish-Himalayas. Le saint fondateur est vivant, gros et gras, et s’appelle Shri Swanu Sawathanauda. Quand il rit, tout son ventre tremble. Il nous attendait et nous a couverts de littérature. Je vais essayer d’expédier les livres qui me chargent trop. Il nous a reçus dans une salle où des secrétaires, ses disciples, travaillent gratuitement à sa revue La Vie Divine (The Divine Life) et à l’impression de ses livres. La porte était ouverte. Des mendiants et des pèlerins nous regardaient tandis qu’on nous servait du thé, des fruits et des biscuits. Un disciple de Sadhou nous filmait et nous photographiait sur toutes les coutures. Un gramophone nous chantait des chants ou nous débitait des sermons de notre hôte. Celui-ci, entre temps, nous dédicaçait des livres à toute vitesse. De la pièce voisine arrivait la voix d’un conférencier parlant des livres sacrés. Les singes dansaient et couraient sur la terrasse ; ils se pendaient aux arbres en convoitant notre nourriture. Le Gange, lui, coulait paisible et majestueux.

Nous avons visité l’institution, curieux mélange de choses antiques et modernes. D’une part la fabrication et la vente de disques, de livres imprimés, de photos, de films qui sont développés sur place. D’autre part, nous avons assisté aux « asen », c’est-à-dire aux exercices ascétiques par lesquels un jeune sadhou s’efforce d’atteindre la communion avec la divinité. Ces mouvements consistent en contorsions extraordinaires du corps. Le corps de ceux qui pratiquent ce « Yoga » est souple comme du caoutchouc, mais le gros saint, leur chef, ne s’est pas livré à de tels exercices, lui. Dans une espèce de temple, les membres de l’ashram se relayent un à un, d’heure en heure. Chacun, assis par terre les jambes croisées devant des images, répète continuellement différents noms de dieux : « Rama-Krishna, Bouddha-Jésus »…

L’image de Jésus et un sacré-coeur catholique sont placés avec les autres idoles. Par ailleurs, dans le musée où se trouvent rassemblés des ouvrages décrivant tous les moyens pour arriver à Dieu, on trouve aussi l’image de Saint François et celle de… Saint Antoine !

Dans le temple, les idoles m’ont effrayée. On m’a offert des quartiers de mandarine, de l’eau du Gange accompagnée de je ne sais quelle herbe et de quelle bénédiction, et l’on m’a mis de la poudre sur le front. Le Sadhou photographe continuait à filmer et à photographier.

Gandhi n’était pas parfait

La personnalité de Gandhi est souvent discutée aux Indes. Ce qui n’est pas discuté, c’est sa non-violence. Gandhi était cent pour cent non-violent, mais il a peut-être accepté trop facilement l’aide du capitalisme indien qu’il croyait meilleur que le capitalisme anglais. Cela explique l’influence considérable que les capitalistes exercent sur le gouvernement actuel, et sa tendance un peu fasciste. Au fond, le capitalisme indien est venu en aide à Gandhi pour se débarrasser des Anglais. Ils se sont servis de sa non-violence comme d’une technique pour aboutir à leurs fins, mais ils ne l’ont pas adoptée comme philosophie. De même, chez nous, les communistes accepteront d’encourager les objecteurs de conscience et Garry Davis parce que cela peut les aider aujourd’hui à parvenir à leurs fins, mais ils n’accepteront pas la non-violence comme un programme pour l’avenir.

Les vrais disciples de Gandhi, les vrais non-violents n’ont jamais été très nombreux aux Indes. Cela me confirme dans l’idée que les masses ne sont pas encore très mûres pour la non-violence. La non-violence me semble être une prise de position individuelle, religieuse et prophétique, destinée non pas à obtenir des résultats immédiats et visibles mais à préparer le terrain pour l’avenir. Notre travail doit tendre à faire accepter par nos gouvernements cette prise de position prophétique, c’est-à-dire à obtenir d’eux l’acceptation de l’objection de conscience. Nous ne devons pas nous laisser décourager simplement parce que Gandhi n’a pas été un homme complet, parce que le problème social lui a parfois échappé et parce que, tout en abolissant les castes, il n’a peut-être pas assez pris le parti du peuple contre le capitalisme. Si Gandhi avait été un saint, un dieu, aucun d’entre nous, ou très peu, ne pourrait prétendre à le suivre. Mais Gandhi nous a donné le meilleur des exemples : il a poussé au plus haut point la fidélité à une idée, à une vocation, celle de la non-violence. Il est mort pour cette idée. Il appartiendra à un autre de s’élever pour travailler à sa réalisation. Malgré l’imperfection de Gandhi, sa divinisation va vite : on le voit déjà figurer dans les temples à côté des idoles et des images pieuses. Hier, j’ai vu un calendrier représentant Gandhi au premier plan, le crucifix au second, et Bouddha au troisième, comme en transparence les uns sur les autres.

*

Circulaires n° 5 et 6

27 novembre 1949, à Bénarès.

J’ai donc quitté l’ashram de Mira Ben et le haut Gange avant-hier soir, mais avant de partir, je suis descendue au Gange et malgré l’eau glacée, je me suis baignée à l’hindoue en versant sur moi l’eau sacrée à l’aide d’un petit pot en cuivre. Il n’y avait que des vaches qui me regardaient. L’eau du Gange ne s’altère jamais. On peut la garder toute sa vie18 et elle sert pour tous les grands évènements, jusqu’à la mort. On met une goutte de cette eau sur les lèvres des mourants. Après Hardwar, ou plus bas, après Allahabad, le Gange, contaminé par ses affluents, n’a plus d’eau pure.

À Hardwar nous avons pris le train. Mais avant de quitter les amis de l’ashram qui nous avaient conduites en auto, nous sommes allées à l’endroit sacré. Mes aïeux ! Des escaliers en marbre descendant dans l’eau reliés à la terre par des constructions, des temples autour de l’eau, de tout petits édifices comme des chapelles ou comme des grottes, des gens buvant l’eau salée, d’autres y mettant des coupes de feuilles pleines de fleurs avec un lumignon allumé, partant sur l’eau comme de petits bateaux ! Des saints ou des prêtres sur des espèces d’estrades en bois, l’un à côté de l’autre, quelques-uns d’entre eux lisant des livres sacrés à des gens assis par terre. Des mendiants en quantité ! Des enfants vendant des boulettes de farine, genre manne du désert, pour les poissons ! Cet endroit est le plus sacré des Indes et la pêche y est défendue. Les poissons y sont énormes et gavés. Sous le pont, il y en a tant qu’ils ne bougent plus et restent l’un à côté de l’autre, énormes, repus, bêtes, sacrés de la tête à la queue. Nous étions déchaussés car ce sont des lieux très saints. Des élèves d’écoles de religion ou de sanscrit se tenaient assis en rang d’oignons le long du quai, regardant l’eau. Les prêtres sonnaient des cloches. Pauvres prêtres inéduqués et misérables quêtant les « annas » des fidèles ! Un richard distribuait des plateaux de nourriture à une foule de pauvres hères accroupis par terre en rond. Je regardais de tous mes yeux. Il faudra que j’aille à Lourdes pour voir cela aussi ! Le lieu saint donne directement sur le marché, un enchevêtrement de petites rues étroites, misérables, avec des splendeurs étalées sous mes yeux étonnés ! Mais qu’y faire ? Pas d’argent ! Des vaches se promènent partout là-dedans, regardant tranquillement et marchant au hasard. Avant de partir nous avons vu un saint, venu de Ceylan. Irai-je ? Il nous a remplacées, Mildred et moi, à l’ashram de Mira Ben. Nous n’avons parlé à Mira Ben que deux fois – elle avait la malaria – et on ne pouvait la voir que sur rendez-vous, étendue devant sa hutte dans des draps et des couvertures couleur « saint », jaune-orange. Gandhi n’a jamais utilisé cette couleur et les saints qui venaient à lui s’habillaient en blanc. Mira Ben reçoit des visites. Les gens viennent de loin pour la voir et il y en a qui viennent sans lui parler. « Darshun » est le mot qui veut dire « contempler quelqu’un en silence ». La sainteté se transmet sans paroles. Parfois, dans les campagnes, sans haut-parleur, les foules venaient voir Gandhi. Il s’asseyait pendant une heure sur une table, puis il partait et les gens s’en allaient satisfaits. La dame chez qui nous sommes ici à Bénarès, Dr. Thungamma, chirurgien ayant étudié ici et en Angleterre, a été deux fois en prison pour Gandhi sans presque le connaître personnellement. Souvent elle allait à Delhi pour le voir, pour assister à ses prières, sans lui parler. Elle dit qu’il était trop occupé, et d’autres le disent aussi, et cela aurait été cruel de le déranger. Ses secrétaires d’ailleurs veillaient sur lui.

Après une nuit en train (nuits très confortables toujours), Mildred et moi sommes arrivées à Lucknow. Des amis étaient venus nous voir : il y a là des membres de la Réconciliation, mais impossible d’y rester car notre train partait pour Allahabad ! Peu après, nous nous sommes aperçus que nous avions quatre heures d’arrêt dans un petit patelin, à Partabgarh, et que nous aurions pu rester six heures à Lucknow ! Tableau ! Dans le petit patelin, rien à faire, rien à voir ! J’ai demandé s’il y avait une mission chrétienne : oui, il y en avait une ! Nous voilà accompagnées par un jeune employé du chemin de fer qui a passé tout le temps avec nous, grimpant sur une « ekka ». (Je continue le 2819.) Les « ekka » sont ces voiturettes à deux roues qu’on dirait faites pour une personne mais on y monte à quatre ! Au fond, cela consiste en une planche carrée, surmontée de quatre bâtons avec un petit dôme en tissu. Les Indiens s’y accroupissent mais moi j’ai laissé pendre les jambes sur le côté.

Nous sommes arrivées ainsi à la mission Saint-Joseph. Ne voilà-t-il pas que devant la porte, je vois l’uniforme d’une sœur « canossiana20 » ! Je pose deux ou trois questions : oui, elle est italienne, c’est même la supérieure ! Cinq sœurs italiennes et trois indiennes ! Pensez quelles exclamations elles ont poussé et moi aussi ! Depuis 22 ans pour l’une et pour une autre 12 ans, j’étais la première femme italienne qu’elles voyaient. Elles avaient vu seulement des prisonniers de guerre italiens ! Elles m’ont demandé si j’étais catholique, j’ai dit que non. J’ai parlé des Mantellate21, de notre séjour à Careggi, et la supérieure m’a dit que sa grande amie était la missionnaire protestante qui nous a été présentée et nous a amenées chez elle. Mr et Mme Ericson, les missionnaires suédois, nous ont offert du thé, des gâteaux, invitant aussi les deux soeurs, le prêtre catholique et notre guide indien. Nous avions trois thés en vue, chez les catholiques, chez les protestants et chez l’ami indien ! Nous n’avons pu accepter que le thé protestant…

Le soir, vers huit heures, arrivées à la gare du faubourg d’Allahabad, on ouvre notre portière et on nous fait descendre en hâte, car il y a une « function22 » de prévue ! Je change de robe à la salle d’attente et je me trouve à l’Université de filles. Les filles me mettent une couronne de fleurs fraîches autour du cou – signe de bienvenue – et nous voilà installées avec les étudiantes dans la salle à manger. On avait invité avec nous quelques personnages importants et deux délégués chinois ! Naturellement, nous avons dû faire un « speech » et le lendemain matin, le journal parlait de ce grand évènement ! Je vous l’apporterai. Je ne peux pas détacher l’article et vous l’envoyer comme les autres, car le journal parle de la constitution qui a passé le 26, de ministres que je connais, et je garde donc le journal entier. J’ai dormi sans Mildred chez un banquier, et cinq énergumènes armés gardaient la maison et la banque !

À sept heures du matin, nous sommes partis en auto pour l’endroit qui s’appelle « Surghum » (conjonction). Il s’agit de l’endroit où le Jumna se jette dans le Gange, lieu très sacré où on a jeté les os de Gandhi (les cendres sont éparpillées ailleurs). Grand espace sablonneux qui se remplit d’eau au moment des pluies. Au loin, au-delà du sable, l’union des deux fleuves sacrés et quantité de petites baraques où se tiennent des prêtres avec des registres. Chaque Hindou est censé se rendre dans ce lieu et écrire son nom au bas du cahier dans lequel les ancêtres ont écrit le leur. Chaque prêtre, sur sa cahute, a un bâton avec un signe au bout, et c’est ce signe que chaque famille doit se rappeler pour retrouver les noms de ses ancêtres. Il y a ainsi de vrais arbres généalogiques ! J’ai écrit mon nom et les enfants le trouveront peut-être, et j’espère qu’André viendra ici aussi. En janvier et février, avant la mousson, l’espace sablonneux va être rempli de cahutes car beaucoup d’Hindous viennent passer un mois au lieu sacré ; ils laissent leur travail ! Parfois il y a des millions de gens qui se baignent en une journée, et tous les jours des foules arrivent à Allahabad et à Bénarès ! Le banquier, mon hôte, (sauf rares exceptions), se lève à cinq heures, va se baigner dans le Gange et revient au travail, marchant trois « miles » en tout, aller et retour.

Bénarès. Encore le 27 novembre 1949

À midi et demi nous étions à Bénarès. Dans la campagne, dans les gares, nous avons vu des femmes parfois misérables chargées de bijoux, et des chameaux en quantité. Ici à la gare, une foule immense plus qu’ailleurs, et plus qu’ailleurs des gens installés par terre, dormant, mangeant, attendant je ne sais quoi, leur literie autour d’eux et leur vaisselle en cuivre aussi ! Tout à coup paraît un défilé compact de gens au type esquimau : longs cheveux huileux avec des quantités de petites tresses, visages plats, jaunes, foncés, presque rougeâtres, vêtements en laine, mocassins en cuir. Ce sont des Tibétains qui vont au temple de Bouddha près de Bénarès. Au milieu de la foule et des trains, une vache se promène.

Notre hôtesse la chirurgienne a une drôle de famille et une drôle de maison ! Nous voyons de tout et l’humanité est si intéressante ! L’après-midi, visite de l’« Université » en « rickshaw23 ». Nous n’avons vu qu’un bâtiment, car c’est un terrain de quatorze « miles24 » carrés ! C’est la plus grande université du monde au point de vue terrain, après celle de Washington ! Nos hôtes sont très lents et on perd beaucoup de temps. Le soleil s’est couché pendant que nous étions à l’université et la soirée sera vite passée ! La lune se levait (un faible quartier) quand nous avons pris une barque sur le Gange. Mais on ne voyait presque rien. C’était mystérieux et impressionnant. Les temples se pressaient sur une rive. On les devinait se dessinant en noir sur un ciel moins noir. L’autre rive était dans la brume. Des clochettes sonnaient. C’était l’heure de la prière et on entendait des chants et des cris. Quelques échafaudages de bois brûlaient ou s’éteignaient doucement sur la rive, aux lieux consacrés aux incinérations. On brûle une quantité de morts ici, car on y amène les corps même de loin. Il y a des cars spéciaux pour cela, et les corps des gens riches viennent même en avion ! Récemment, un corps est venu du Sud de l’Inde. Les cendres de Gandhi ont été jetées ici dans le Gange ainsi que dans beaucoup d’autres endroits, même dans l’océan au large de l’Afrique du Sud où il avait tant travaillé. Les gens ordinaires jettent les cendres de leurs défunts en bloc, sans les éparpiller partout comme celles de Gandhi ; mais en général ils les amènent dans un lieu sacré et si possible le long du Gange. Si la famille est pauvre et habite loin, on garde les cendres et on attend. À la première occasion du voyage de quelqu’un, on le charge des cendres de plusieurs personnes ! Ce n’est pas plus curieux que nos voyages effectués par des corps morts, parfois depuis des années, pour les enterrer dans un cimetière spécial.

Notre barque a abouti sous le grand Temple. Des escaliers conduisant au cœur de la ville étaient encombrés de mendiants, de pèlerins, de vendeurs, d’échafaudages de prêtres ; des ruelles extraordinaires, bordées de boutiques, d’échoppes et de petits temples de la dimension d’une échoppe, devenaient de plus en plus étroites et tortueuses. Finalement on ne pouvait y tenir qu’à deux et malgré cela, les vaches et les veaux circulaient librement ! Que de marchands de fleurs, de bouquets serrés, serrés, de guirlandes, le tout garni de fils brillants comme pour les arbres de Noël. Enfin l’entrée du Temple genre coupe-gorge, entrée précédée par des quantités de mendiants et de prêtres à la recherche des quelques « annas ». Seuls les Hindous peuvent entrer dans ce Temple. Nous sommes montées sur des balcons en face, c’est-à-dire à deux mètres du Temple ! En enjambant des gens en train de lire des livres sacrés, nous en avons vu l’intérieur par une petite fenêtre et admiré la coupole ronde et la coupole allongée recouvertes d’or : quatre cents pounds25 d’or pur, et cela ne se voit de nulle part car c’est enserré dans un amas de maisons et de constructions innommables ! Une vache, dans le temple, se promenait devant les idoles…

28 novembre 1949. Ce matin, nouvelle course dans les ruelles, nouvelle promenade en barque pendant que les fidèles en foule se baignent, lavent leur linge dans l’eau sacrée et boivent cette eau, même dans les endroits les plus sales, eau trouble couverte d’écume et de détritus ! Des hommes et des femmes, de l’eau jusqu’à la taille, les mains jointes, prient au milieu de la foire générale, l’air recueilli et transporté. Les Indiens peuvent se recueillir et s’isoler n’importe où, au milieu du plus grand charivari.

Nous sommes remontées dans la vieille ville où nous avons vu un charmeur de serpents ; puis nous sommes allées hors de la ville à l’université de sanskrit la plus renommée des Indes. Nous avons vu la bibliothèque avec 60 000 volumes manuscrits de sanskrit, drôles de petits paquets, chacun enveloppé dans de la toile rouge, lié et étiqueté. On nous a ouvert l’exemplaire le plus vieux datant d’il y a 700 ans. Ce sont des feuilles de papier faites avec du coton, écrites des deux côtés, mises l’une sur l’autre ; au-dessus et au-dessous du petit tas, il y a des tablettes de bois, souvent peintes. Nous avons aussi visité les bâtiments de classes. Il y a quelques classes comme les nôtres, mais on trouve surtout de grandes pièces au sol recouvert d’un grand tapis, des souliers à la porte et quelques étudiants, jeunes ou d’âge mûr, assis à côté d’un maître, discutant avec lui. J’ai vu aussi une immense salle avec de nombreux tapis, et sur chaque tapis, un maître assis, les jambes croisées, parlant à un seul ou à quelques disciples attentifs. Le professeur d’astronomie avait à côté de lui une boule en métal à claire-voie, avec des méridiens et des signes bizarres. On aurait dit une fresque comme celle de la cathédrale du Puy-en-Velay, représentant la grammaire, la logique, la théologie et je ne sais quoi d’autre de mystérieux et d’ancien. Quatre cents étudiants hommes travaillent dans cet endroit et on sent la pensée, la religion et la philosophie de l’Inde concentrée dans ces bâtiments, sur ces vieux tapis, sous d’énormes éventails. Ici, dans les maisons modernes, il y a des ventilateurs électriques, mais dans les maisons anciennes il y a des espèces de barres en bois garnies de petits « jupons » genre petits rideaux, suspendues d’un côté à l’autre de la pièce ; un « coolie » tire une ficelle qui fait osciller tout doucement toutes ces barres pour faire circuler l’air. Dans les grandes pièces, il y a plusieurs de ces « ventilateurs » manuels.

Toujours en auto nous sommes allés à Sarnath, à quelques miles de Bénarès, voir le musée, le temple bouddhiste et les ruines de l’ancien couvent où Bouddha a prêché pour la première fois devant les cinq ermites. En face du temple, Birla, le richissime ami de Gandhi, a construit une hostellerie pour bouddhistes et dans une petite cellule, nous avons vu la poétesse hindoue Biraj Ribi, convertie au bouddhisme ; elle nous a chanté ses vers, les derniers. Elle les a écrits en contemplant les oiseaux qui portent des brindilles sur la pointe du temple de Bouddha ; elle, la poétesse, apporte au Lord Bouddha la fleur qui sort de sa bouche : le chant et la poésie. C’est à peu près le sujet d’une de ses chansons. Elle veut venir à la réunion publique qui aura lieu à Calcutta le 8…

Tous les journaux parlent de notre conférence et les journaux locaux parlent du passage des délégués ; tous ceux qui sont instruits sont au courant.

Dans la rue, nous avons vu plusieurs morts. La seule différence avec les vivants qui eux dorment partout, couverts de hardes de la tête aux pieds, en pleine rue et en plein soleil, c’est que les morts sont ficelés sur leurs brancards et que parfois il y a des fleurs. Au milieu d’un marché il y en avait un par terre, et sur la rive du Gange il y en avait un autre, un collier de fleurs autour du cou ! Parfois les morts ont la figure découverte.

Le soir à sept heures, à la gare au départ pour Calcutta, nous avons trouvé Gladys Owen qui allait à Shantiniketan ; elle habite ici depuis des années. Elle a un jardin d’enfants à Lucknow. À Lucknow ainsi qu’à Calcutta, il y a une école Martinière, comme celle de Lyon. Il n’y en a que trois dans le monde. C’est elle, Gladys, qui était déjà venue à la gare de Lucknow. Nous lui avons dit que nous aurions pu passer six heures avec elle et elle le savait : elle n’avait rien dit par délicatesse, pour na pas changer nos projets qui étaient basés sur un faux renseignement ! Gladys était à Sandwich en Angleterre, quand nous y étions, André et moi en 1928. Elle a encore en sa possession une photo de Nelly bébé avec un petit Anglais ! Personnellement, je suis en continuelle réaction contre cette politesse, cette non-violence poussée à l’idiotie qu’on trouve souvent chez les Quakers et les Anglo-Saxons ! Mildred Fahrni est une personne comme ça et a failli me faire rater la ville sacrée d’Hardwar, pour ne pas « déranger les gens de l’ashram » qui voulaient pourtant nous y conduire en auto ! Elle a proposé de prendre le train et de ne pas aller à Hardwar ; les gens ont cru naturellement que Hardwar ne nous intéressait pas, car eux aussi, les Hindous, n’insistent pas et laissent faire. Heureusement que j’ai pris mon courage à deux mains et que j’ai mis les choses au clair, bien que Mildred ne m’ait pas approuvée. Un des Hindous, un socialiste, a dit que cette façon de faire est hypocrite et je suis d’accord ; mais d’autre part, je comprends que trop de franchise choque parfois les gens. Moi-même, je vois un tas de mensonges dus à trop de politesse…

Dès notre arrivée à Calcutta au centre Quaker, nous avons eu le temps d’avaler un peu de nourriture, de prendre le courrier (les cinq chères lettres de la maison) et de repartir pour Shantiniketan, l’ashram, l’école et l’université du poète Tagore. Nous avions un énorme wagon spécial pour un tas de délégués de toutes les races et de toutes les religions, aux costumes variés et aux langues extraordinaires. J’étais assise à côté d’Henri Roser mais je n’ai parlé à personne. J’ai lu vos lettres ! Merci. Je vous parlerai de Shantiniketan dans ma prochaine lettre ; je veux envoyer celle-ci et en deux mots, vous finir Delhi et vous parler de Bombay, pour être à peu près à la page.

À Dehli, pour finir, nous avons visité un temple modernissime, construit par le fameux Birla, temple pour tous les Indiens, pour le fédéralisme de toutes leurs religions. C’est une chose extraordinaire ! le style est hindou-baroque-moderne : une énorme construction, des galeries, des terrasses, des chapelles pour tous les cultes – les Chrétiens y seraient reçus s’ils voulaient – des terrains de jeux, de sport, des cascades d’eau, des grottes, des éléphants en pierre grandeur naturelle avec des clochettes, des belvédères, des prés pour les pique-niques, des banquettes pour dormir, d’autres pour s’asseoir, un gymnase, un dispensaire, une hôtellerie gratuite, cuisine payante, cuisine gratuite, tout ce que vous voulez. Les riches et les pauvres, les hautes castes et les intouchables circulent là-dedans librement et y sont heureux. Les parias y viennent de leurs taudis, les sans maison y trouvent un abri. C’est merveilleux. J’ai pensé à notre miteux Belleville !

Bombay : Arrivée le 11 novembre, le matin tôt : vue splendide avec le lever du soleil sur la baie et des montagnes genre Japon. La « All India Gate », genre d’arc de triomphe construit pour le couronnement de Georges V venu aux Indes avec sa femme, se voyait de loin. Sur le quai, Jean Trocmé26 en blanc, et des tas de femmes en « saris » colorés avec des bouquets et des colliers de fleurs pour leurs amis et parents. J’ai eu un beau bouquet qu’une camarade de table m’a passé. Pour nous, pas de fleurs mais des journalistes, des photographes et des caméras pour les actualités. Inutile de vous décrire la ville qui m’a enthousiasmée mais qui avait maintenant moins de saveur pour moi, car Bombay est une ville internationale et j’avais déjà pénétré dans le cœur de l’Inde.

Notre centre était la loge théosophique dont la grande dame est Sophie Wadia, une Française mariée à un Parsi (religion de Zoroastre) converti à la théosophie. Elle l’a rencontré en Amérique. Grande maison orientale, richesse, intellectualisme.

Le 11, jour de notre arrivée, nous avons été à la police ; puis nous avons pris le thé dans le bureau de Mr Radjati, millionnaire (exportations-importations). Dans son bureau, les comptables sont accroupis dans des espèces de grands parcs genre énormes lits entourés de barrières ; tous les registres sont étalés autour d’eux sur des matelas ! Mes hôtes, la famille du Dr. Jodh, sont des gens charmants. Maison indienne donnant directement sur la mer et les rochers, balançoire dans le salon c’est-à-dire un siège plat en bois qui se balance au bout de quatre câbles. Nourriture indienne, végétarienne, dans de grands plats en métal. En général, on mange de la main droite, assis par terre sans couvert ; on boit de la main gauche ; mais chez les Jodh on est à table. La grand-mère mange par terre, car elle est orthodoxe et ne veut pas partager notre repas. Il y a une chambre pour les idoles. Le matin, la grand-mère ou la mère lavent les idoles à l’huile et au lait, changent les fleurs, font jeter l’huile et le lait dans la mer, prient en agitant une sonnette pour attirer l’attention de Dieu. Avant le repas, une portion est mise de côté pour la vache sacrée.

Un matin, j’ai vu le maraîcher étalant fruits et légumes dans le couloir. Une autre fois, le marchand de « saris » étalait des tissus magnifiques sur le tapis dans l’entrée. Un autre jour, sur le même tapis, le professeur de musique, tout en brûlant de l’encens, donnait une leçon de musique aux deux enfants. Le garçon tapait sur des tambourins et la fillette grattait une espèce de guitare. La musique ici est en mineur, et tous ces petits instruments ont beaucoup d’allure. Les gens se balancent et s’agitent en jouant et en chantant. À Delhi chez mes hôtes, nous avons entendu les meilleurs musiciens de l’Inde qui se regardaient en jouant, souriaient, riaient et avaient l’air de vivre à un autre niveau, sur une autre planète.

Le soir du 11, dîner somptueux avec mes hôtes dans un club très élégant.

Le 12, Horace Alexander, un Quaker résidant aux Indes, président du comité qui nous avait invités27, nous a demandé à chacun un petit « speech » dans le magnifique salon des Wadia, face à la mer. Puis nous avons pris le thé chez le gouverneur de Bombay, Rani Maharaj Ringh. Il y avait aussi l’ambassadeur de Tchécoslovaquie qui avait voyagé avec nous, le Dr. Kratschvil. La maison du gouverneur est sur une péninsule. Splendeurs de bâtiments, d’uniformes et de jardins, et à côté, la misère. Même dans le jardin, de pauvres hères arrachaient l’herbe ! Ce sont des bâtiments anglais, mais le gouvernement actuel a repris les locaux du gouvernement précédent. Ensuite boissons glacées chez le premier ministre de Bombay, Mr Wher, qui a discuté sur le problème de la condamnation de l’assassin de Gandhi.

Le soir, visite dans les « slums28 », dans le quartier des « sweepers29 » (parias). Quelle misère ! Huit, neuf, dix personnes dans une petite chambre infecte, et la moitié de la famille couchant par terre dehors, sans compter tous ceux qui, sans maison du tout, vivent dehors, font leur cuisine, naissent et meurent dans la rue.

Le 13, promenade et pique-nique en bateau, dans une île de la baie, pour visiter les « Elephantia Caves », temples de grottes creusées dans le rocher avec des bas-reliefs religieux splendides, massacrés en partie par les Portugais. – Que l’intolérance religieuse et nationale est terrible ! – Comment vous décrire cette promenade dans un paysage de rêve, au milieu d’une foule d’Indiens (c’était dimanche) ? Que de couleur et de vie ! Le jour de repos n’est pas le dimanche partout. Par exemple à Shantiniketan, c’est le mercredi ; ailleurs, le vendredi.

Pour le thé, j’étais invitée avec d’autres chez une femme socialiste écrivain, Mrs Kasala Bevi. Chez elle, j’ai rencontré beaucoup de femmes de la « All India Women’s Conference » (ligue féminine). C’est extraordinaire ce que les femmes arrivent à faire dans ce pays : contraste entre la femme modernissime et la femme esclave de son mari.

Le 13 au soir, nous sommes allés voir chez des amis des films sur Gandhi et son activité, surtout la « marche au sel ». Deux jours avant, nous avions entendu sa voix sur un disque.

Le 14, visite de plusieurs institutions « parsi », religion de Zoroastre, élevée, éclairée mais fermée. On ne peut devenir « parsi » : il faut naître parsi. Ce sont des gens riches, intelligents, qui s’entraident comme les Juifs chez nous.

J’ai demandé à aller à la « Tour de silence », instruite par mes amis du bateau. Les Mahométans et les Bouddhistes enterrent leurs morts, tandis que les Hindous les incinèrent et les Parsis les exposent au soleil et aux oiseaux. Dans un grand jardin silencieux et magnifique s’élèvent des tours. À Bombay, le jardin domine la ville. Personne, sauf les « porteurs », ne peut entrer dans les tours qui sont des espèces d’amphithéâtres avec des creux de la longueur d’une personne. Les creux, genre tombeaux ouverts, sont en cercles concentriques. Trois cercles : l’extérieur pour les hommes, celui du milieu pour les femmes et le plus bas pour les enfants. Des rigoles conduisent le sang et les restes dans un puits central qui communique par dessous avec quatre caniveaux qui arrivent à quatre espèces de petits puits à égale distance, donc en carré. Le liquide arrive aux petits puits où il est filtré par de la terre, du charbon de bois et d’autres produits et se perd ensuite dans la terre, purifié. Les vautours connaissent les heures des services funèbres (environ trois par jour pour Bombay) et viennent et vont comme des oiseaux migrateurs, avec un certain rythme. Les corps sont enveloppés dans du tissu blanc et les porteurs sont en blanc. Après chaque « exposition », les linges blancs des morts et des porteurs sont jetés dans la jungle. Les parsis ne brûlent rien de souillé car le feu est sacré ; ils ne mettent rien de souillé dans la terre, car la terre nous nourrit. En quelques heures, paraît-il, le corps est détruit et les os, au soleil, tombent en poussière en deux mois.

Un délégué suédois et moi avons déjeuné, avec notre hôtesse, Mme Jodh, au « Taj Mahal » (nom du monument d’Agra), un magnifique hôtel « air conditionné » avec orchestre et tout ce qu’il a de mieux. Sur les murs, des peintures extravagantes, dont la tour Eiffel et un cabaret de Paris !

L’après-midi, nous avions une invitation pour assister, assis sur l’estrade, au discours de Nehru prononcé le jour de son anniversaire. Il rentrait d’Europe. Quelle foule ! Un demi-million de personnes sur la grande place du Shivaji Park. Des enfants sur les arbres, des gens sur les toits et un enthousiasme fou. Nehru a rendu un grand hommage à Gandhi.

Le soir, souper avec Jean Trocmé chez les Jodh. Puis nous, les délégués, étions invités chez le gouverneur pour l’anniversaire de Nehru, pour voir un film sur le Cachemire, et puis pour assister à la présentation d’un cadeau offert par la « All India Women’s Conference » ; il a reçu 22 000 roupies pour les soldats du Cachemire et un énorme gâteau de fleurs avec 60 bougies. Après cela, Ballet « By 1951 », magnifique chose, mais je ne comprenais pas le speaker. Reconstitution de la famine, du marché noir, des progrès, etc., et finalement l’abondance en 1951 !

Le 15. J’ai vu une école pour « sweepers » (parias), une institution hindoue pour filles mères, enfants et jeunes filles en danger etc. Quel dévouement ! Les enfants dansent avec des grelots – l’art n’est pas négligé ; la direction organise des mariages pour ces jeunes filles, et elle a un tas de demandes, plus de demandes en mariage que de jeunes filles à donner !

À midi j’ai déjeuné avec Jean dans son hôtel. J’ai pu le présenter à des Hindous et j’ai suggéré qu’on invite sa femme dès son arrivée, pour lui ouvrir la porte de certains milieux réellement indiens, d’autant plus que Bombay n’est pas l’Inde ! Le Pen Club a organisé un grand meeting le soir, et j’ai parlé devant deux cents personnes ainsi que l’Allemand, le Suisse, la Belge et un Américain, R. Gregg. Tous les délégués ont été invités à dîner chez mes hôtes et nous sommes allés voir les jardins suspendus, la nuit, au-dessus de la ville. Belle vue sur la baie.

Le 16 matin, Mildred et moi sommes allées voir l’institution catholique de « Sainte-Catherine », hors de la ville. Même dévouement. Les yeux clairs de la supérieure allemande rayonnaient d’amour. Elle aussi organise des mariages. Il y a des enfants de tous les âges et une maternité sous un abri de chaume, de bois et de terre ! Nous sommes aussi allées voir Mme Balasabrahomanyan, l’Hindoue de notre cabine sur le Jal’Azad, qui avait réuni des amies pour nous voir.

Je suis dans un dortoir de filles. J’ai été tirée du lit par un type de la radio qui m’a demandé deux « speeches ». Il va les enregistrer demain soir, un pour l’Inde (douze minutes) et un pour l’Europe (sept minutes).

J’ai fini le roman Coolis sur le bateau et à Calcutta ; à l’anniversaire de Nehru, chez le gouverneur, j’ai fait la connaissance de l’auteur Mulk Raj Anand. Sa fille est en France ; il voudrait la mettre au « Collège Cévenol », mais elle est trop petite. Il a des idées avancées et il est mal vu30.

East Pakistan

Chittagang, le 12 décembre 1949.

Il y a eu un mois hier que je suis arrivée aux Indes et que d’expériences déjà accumulées ! Me voici non loin de la Chine, près de la province Assam et tout près de « Burma » (Birmanie).

Je suis arrivée ici ce matin. Le voyage en avion a duré une heure et quart, mais avec les voyages en car, en auto, les douanes, les passeports, etc., je suis partie de chez les Kars à six heures et je suis arrivée ici à l’hôpital à midi. Je suis avec Mildred Fahrni chez deux demoiselles Quakers anglaises qui travaillent à l’hôpital musulman. L’une d’elles n’est pas demoiselle mais veuve. Gandhi l’a connue aux Indes mariée ; la sachant en Angleterre veuve et sans enfants, sachant qu’elle regrettait les Indes, il lui a envoyé l’argent pour le voyage et l’a mise au travail ; elle continue toujours. Elle a même fait des études de sage-femme pour pouvoir mieux aider. Savez-vous pourquoi Gandhi s’est intéressé à elle ? Lors d’un séjour de repos à Sevagram, elle avait demandé à aider ; Gandhi lui avait dit de nettoyer les cabinets, ce qu’elle a fait vaillamment ! (C’était le travail des intouchables) !

Beaucoup de gens, venus aux Indes pour d’autres raisons, se sont enthousiasmés et ont consacré leur vie à la cause du pays.

Mira Ben, de l’ashram où j’ai été dans le Nord à dos d’éléphant, était une riche Anglaise ; après avoir lu la vie de Gandhi par Romain Rolland, elle est allée à Villeneuve pour parler de Gandhi avec lui, et puis elle a acheté un billet pour les Indes. Juste avant de partir, elle a revendu son billet, pensant devoir se préparer à ce voyage : pendant un an, elle a étudié la langue, le tissage, le filage, et puis elle est partie ; depuis trente-deux ans, elle est au travail.

Mr Keithahn, un missionnaire américain, membre de notre conférence, a renoncé à faire des prosélytes peu après son arrivée aux Indes. Il a décidé de vivre son christianisme et de s’intégrer dans la vie d’ici. Il porte des chemises et des shorts dont il a filé le coton et il travaille dur. Pendant les séances, il file à la main ainsi que Margery Sykes, une Anglaise qui vient d’écrire la vie de C. F. Andrews31 et qui est ici depuis très longtemps.

Shantiniketan

Première semaine de décembre et première partie officielle du congrès

Il faudrait des heures et des heures pour tout vous écrire ! Une grande plaine dans le Bengale, des couchers de soleil splendides, des levers de soleil lumineux, des palmiers et des cocotiers, quelques grands arbres, des routes sablonneuses, des villages perdus dans les bois de palmiers, une lune énorme, irréelle. Un grand arbre sous lequel Tagore le saint, père du poète, rêva à une école au milieu de la plaine désertique ; autour de cet arbre, des bâtiments variés en pierre, en terre, de toutes les formes et de toutes les dimensions qui se multiplient selon les besoins de cette école extraordinaire. Malgré les Anglais, l’instruction y a toujours été donnée en « bengali », la langue de la région. Garçons et filles sont instruits ensemble et il y a deux sections très importantes : l’une pour la musique, le chant et la danse, et l’autre pour la peinture et la sculpture. Nous avons assisté à un ballet de toute beauté inventé sur un drame de Tagore. Tout ce qui est poésie est respecté. À chaque pleine lune, les chanteurs et les musiciens circulent le soir dans le « campus » de l’école, chantant des chants de Tagore et des chants poétiques et religieux. Parfois cela se fait le matin, et pendant notre semaine de conférence, tous les matins à cinq heures, il y avait des chants tout autour des bâtiments et autour du campement, car les délégués hommes couchaient sous des tentes ; le bureau, la cuisine et la salle à manger étaient sous de grandes tentes ouvertes de tous les côtés.

Les réunions avaient lieu dans le grand salon de Tagore (le fils du poète vit sur place). Les cultes de l’école se font le matin à sept heures et quart en plein air. Des chants, une courte lecture des écritures et encore des chants. C’est facultatif. Les élèves arrivent et se mettent en groupes devant la bibliothèque. Pendant les promenades chantées, les élèves arrivent en cours de route et se joignent au groupe, et d’autres qui ne chantent même pas débouchent de plusieurs bâtiments à mesure que le cortège avance, musiciens en tête.

(Je continue le 15, en bateau, sur un grand fleuve du Pakistan de l’Est.)

À Shantiniketan je couchais dans un dortoir de filles, chambrettes à deux lits en bois, comme des tables. Trois fenêtres et pas de vitres, mais des volets. Pour douze personnes, salle de bain à l’indienne. Pas d’eau courante. Les filles montaient nous voir chaque fois que nous étions dans notre chambre, même si nous étions en déshabillé ! Plusieurs, ainsi que des garçons, étaient volontaires pour nous aider : renseignements, guides, service à table, aide pour les bagages, sans se soucier des divisions de castes abolies par Tagore et Gandhi.

À côté de cette école, trois autres écoles pour la « basic education32 », telles que l’agriculture et tous les métiers, surtout le filage et le tissage à la main. Il y a aussi une école pour former des maîtres pour ce genre d’éducation et ce sont eux qui faisaient le nettoyage des latrines du camp, travail qui n’est fait ordinairement que par les « sweepers » (les intouchables).

Le premier jour de la conférence, grande réception des délégués, avec le ministre de la santé, Mme Rajkumari Amrit Kaur que j’avais vue à Delhi ; le gouverneur du Bengale Dr. Kaitche, Horace Alexander (chairman du congrès), et un tas d’autres gens. Des télégrammes en quantité sont arrivés, entre autres celui de Nehru annonçant son arrivée pour la deuxième partie de la conférence à Sevagram, celui de Pearl Buck, la romancière, et beaucoup d’autres. Dr. Rajendra Prasad, le chef de la Constituante33, qui devait être notre président et dont vous avez la photo prise avec moi, a dû s’excuser à cause d’un grave accès d’asthme. Il viendra à Sevagram.

Sous les arbres de l’école, une énorme tente de couleurs variées, tente recevant les autorités et les speakers installés sur une estrade, au milieu des vapeurs d’encens et du parfum des fleurs. Chaque speaker a reçu un collier de fleurs, et à notre arrivée sous les arbres, nous avons reçu le signe de révérence d’une élève qui nous a appliqué sur le front avec une fleur un peu de poudre de bois de santal. Sous cette même tente, sur ce même siège se sont assis maintes fois Tagore et Gandhi, et Henri Roser le jour de l’inauguration de la maisonnette C. F. Andrews (maison d’études chrétiennes), et puis moi le dernier jour, quand j’ai parlé de l’Inde comme je l’imaginais et de l’Inde comme je l’ai découverte. J’étais très émue et j’ai lu mon « speech », ce qui était parfaitement idiot : je l’ai beaucoup regretté. J’ai parlé la première. Si j’avais parlé après un ou deux speakers, je me serais rendu compte que ce n’était pas si terrible et que je pouvais très bien parler librement. C’est dommage ! Par contre à la radio, mes deux « speeches » ont tellement plu aux enregistreurs (un speech pour l’Europe et un pour l’Inde) que plus tard, on m’en a demandé un troisième pour le radiodiffuser à Calcutta le 30 janvier, deuxième anniversaire de la mort de Gandhi. J’ai parlé sur Gandhi lui-même. À Shantiniketan, le chef de la radio venu avec ses appareils de Calcutta, m’a dit : « Au lieu d’être pacifiste française, vous devriez être écrivain anglais ! », et quand je lui ai raconté l’hospitalité du policier d’Agra, il m’a dit : « Mais vous, vous aurez toujours des amis partout ! » J’étais très flattée !

Ici aux Indes, les ministres ne peuvent voyager sans escorte militaire. Mais arrivé à Shantiniketan, le ministre de la santé a de suite renvoyé son escorte. En effet, cela faisait drôle, en arrivant dans l’allée conduisant à la maison de Tagore pour la première conférence, de voir des hommes armés ! La question s’est posée pour Nehru : plusieurs délégués ont déclaré qu’ils s’abstiendraient des réunions à Sevagram si Nehru venait avec des hommes armés. Certains amis de Gandhi ont aussi refusé de rester à Sevagram si les gardes armés entraient dans l’ashram. Les journalistes se sont emparés de la chose et cela a fait un grand méli-mélo ; finalement Nehru a écrit ou télégraphié qu’il laisserait son escorte en dehors du territoire de l’ashram. C’était courageux, car la presse ayant parlé de la chose, il aurait pu être en danger.

Le fils de Tagore a parlé à l’inauguration du congrès et à l’inauguration de la maison « C. F. Andrews ». Madame Tagore a invité toutes les dames déléguées à un thé magnifique dans ses jardins. La nièce du poète a fait amitié avec moi et m’a donné l’hymne national écrit par son oncle, avec la musique transcrite à l’européenne pour Nelly. J’ai vu les différentes maisons habitées par Tagore, par Gandhi, et l’école en général. Les classes se font en plein air, directement sur l’herbe ; les élèves sont assis en rond sur des nattes ou sur de petits murs en ciment disposés en cercle, avec un endroit surélevé pour le maître. Chaque classe a un tableau noir portatif. Pendant les grandes pluies, ce sont les vacances et les premiers jours de pluie, toute l’école se balade, un genre de pique-nique sous des trombes d’eau et ils aiment beaucoup cela.

Le temple est une espèce de serre surélevée, en vitres de couleur. Le mercredi matin (leur dimanche à Shantiniketan) il y a le culte. Chants, musique, passages des livres sacrés, sans idoles. Culte genre réformé. Notre culte était le soir à cinq heures et quart. Les élèves y venaient aussi. Les souliers restaient au bas des marches et tout le monde était assis par terre sur le marbre froid ! Le chœur des élèves chantait et les musiciens jouaient leurs instruments inconnus de nous. Chaque jour c’était le culte d’une religion différente. Voici les religions représentées (en anglais) : Bahais, Buddhists, Christians, Confucians, Hindus, Jains, Jews, Sikhs, Moslems and Theosophists.

Les délégués représentaient cinq continents et trente-quatre nations :

63 en dehors des Indes.

24 des Indes et 3 du Pakistan (72 hommes et 18 femmes34).

La langue officielle était l’anglais, l’âge de 24 à 75 ans.

Voici les professions (en anglais) : Minister of Religion, Members of Religious Orders, Social Workers, Educators, Physicists, Astronomers, Teachers, Professors and Heads of Universities, Anthropologists, Psychologists, Linguists, Archeologists ; Statesmen, Farmers and Housewives ; Artists, Authors, Journalists, Poets and Publishers ; Lawyers, Business Executives and Accountants. Qu’en pensez-vous ?

Je ne peux pas vous raconter toutes les séances, car il y en avait pour plusieurs heures par jour. J’ai envoyé les bulletins imprimés à André. Nous avons surtout étudié les méthodes de Gandhi et à la fin de la semaine, nous avons commencé en groupes les travaux qui continueront à Sevagram. André manquait beaucoup. Il aurait pu mettre au clair les choses embrouillées, ayant l’esprit clair et sachant plusieurs langues35 ; je regrette tellement son absence. Mais d’autre part, le voilà embauché pour quatre conférences aux États-Unis au printemps 1951. Ici tout le monde le connaît et me parle de lui. Je ne suis pas Magda Trocmé Grilli, mais la femme d’André Trocmé36.

Un matin je me suis levée très tôt à Shantiniketan et j’ai émoustillé quelques délégués dont Roser et Marchand (ce dernier arrivé en avion à la place de Garry Davis37), et nous sommes partis avec Mr Bose, professeur à l’université de Calcutta, pour voir un village. Mr Bose a rassemblé une espèce d’anthologie des œuvres de Gandhi et j’espère la rapporter en cadeau à André. Nous sommes allés à travers la plaine sablonneuse vers une forêt de palmiers ; le soleil s’est levé à l’horizon et à l’opposé, il y avait encore la lune lumineuse. Nous avons visité ce petit village de huttes en terre, plein de poésie. Nous avons visité l’intérieur d’une maison et ses dépendances ; nous avons vu ramasser dans de petits pots la sève sucrée du palmier, coulant d’une incision faite au tronc, puis nous avons bu le liquide frais et sucré ; nous l’avons vu bouillir en plein air pour en faire du sucre. Dans ce pays brûlé par le soleil, pays sec, les noix de coco et le tronc de certains palmiers donnent une boisson abondante, et les fruits en général si juteux.

Un jour à Shantiniketan, j’ai parlé à une vingtaine de filles de l’école et elles m’ont mis un collier de fleurs autour du cou. Une autre fois j’ai dîné avec elles. Garçons et filles mangent dans deux salles contiguës. Il y a deux cuisines, une végétarienne et l’autre pas. Personne ne surveille le repas. La cloche sonne, les élèves vont manger, font le service eux-mêmes, commencent à mesure qu’ils arrivent et partent à mesure qu’ils finissent et personne ne les ennuie. Ils sont très libres et heureux, et le tempérament des Indiens est doux et calme.

Les poésies du poète sont chantées, ses drames sont représentés ou dansés. Au milieu du jardin il y a une espèce de tabernacle avec un beau dessin de la tête de Tagore ; sous l’arbre où son père, le saint, a conçu l’école future, il y a un monument simple et sobre. Dans la maison du poète il y a un musée qui le concerne, son prix Nobel, ses cadeaux, ses écrits, ses photos, les lettres que Gandhi et d’autres lui ont écrites. Le poète revit dans son école et on l’appelle « le poète » ou « le maître ».

Je pourrais parler longuement de Shantiniketan, « société de paix », « maison de paix » ; Santi = paix. Un professeur d’art m’a donné deux reproductions d’eaux fortes : la tête de Gandhi et la tête de Tagore. J’ai connu la veuve d’un professeur : lui était hindou, elle hongroise, et elle ne voulait pas rentrer en Europe. J’ai passé une soirée avec elle et avec le délégué « sadhu » de Rama Krishna, missionnaire aux États-Unis. Une autre fois, j’ai pris le thé chez elle et elle m’a habillée en « sari » pour aller au ballet.

J’ai été chez le directeur du collège, un scientifique qui a suivi le conseil de Tagore et a épousé une ancienne élève peintre ! Que de poésie dans leur maison ! Tagore y a écrit et y a peint ; le fils de la dame peint aussi, et le mari scientifique admire ! Elle m’a aussi donné un souvenir. Pas de contrainte, les élèves vont et viennent et ne sont pas liés par les programmes et les examens comme chez nous. L’école agit à sa guise et elle est renommée parce qu’imaginée et fondée par Tagore, le saint, et lancée par Tagore fils, le poète. Le fils actuel est plutôt quelconque.

À Shantiniketan, chacun peut construire sa maison. Il y en a une ronde, en terre battue, qui a comme pilier central un palmier !

Calcutta

Le huit décembre, nous sommes partis pour Calcutta en grande troupe, et à la gare se trouvait Mr Kars. Il ressemble en plus petit et en plus gros à son fils, professeur à l’école Cévenole. La mère est petite et très différente38. Ils ont un très bel appartement près des Quakers et ils m’ont donné une immense chambre à coucher avec salle de bain européenne. Ils ont été charmants et elle, la mère, m’a fait penser à la « Mamette » de Daudet, recevant l’ami de Maurice ! Faites lire cette histoire à son fils en France ! Ils m’ont donné une nourriture européenne mirobolante et je me suis aperçu que j’avais besoin de viande. On en mange rarement ici, et j’ai aussi mangé du « Apfelstrudel » viennois que Mr Kars fils aime tellement. Quand je suis sortie, Mme Kars a pendu mes habits dans l’armoire et j’ai trouvé mes épaulettes cousues et mes robes repassées ! Naturellement dès mon arrivée, le téléphone s’est mis à sonner et leur vie a été bouleversée. Les invitations sont arrivées en masse, les autos sont venues me chercher et je leur ai même amené à déjeuner un Quaker anglais et Mme Herbert, une Suissesse mariée à Mr Herbert, un Hindouiste français ! Mme Herbert a été tout le temps avec moi à Calcutta.

Nous sommes arrivés le neuf et l’après-midi, nous avons eu un thé solennel dans le jardin des Quakers, organisé par le comité exécutif de notre congrès ; puis un meeting dans le jardin de la Nizam’s House (le jardin d’un ex-Rockefeller) où quelques délégués ont parlé à une foule d’invités. Nous étions sous un dais de tissus multicolores. Une rangée d’éclaireurs faisaient la haie à notre passage, et les éclaireuses en « sari » bleu ont donné à chacun une bouteille de limonade (soda) avec une paille ainsi que des noix et noisettes, etc. Nous étions tous très drôles, suçant notre biberon ! Mme Herbert est arrivée à cette réunion et depuis lors elle m’a suivie. Le soir je l’ai amenée à un grand dîner « jaïniste » (secte religieuse). Les « jaïnistes » voulaient nous expliquer leur religion. J’avais déjà eu leur visite à Delhi. Grand banquet dans le « Calcutta Club », mais pas grand-chose à manger. Il y avait une soupe et puis un plat avec un tas de « choses bizarres et intéressantes », mais j’ai cru que c’était des hors-d’œuvres et étant servie une des premières, j’ai pris un seul petit « truc » bizarre. Le plat n’est pas revenu et les autres ont pris toutes les choses bizarres à la fois ! Après dîner, on m’a reconduite en auto. Mr Kars m’avait dit de lui téléphoner si personne ne me ramenait, car ici les femmes ne circulent pas seules le soir et il serait venu me chercher ! (moi qui m’en vais seule à travers l’Amérique, l’Europe et l’Asie !!!)

Avant le dîner, j’ai vu où habitait Mme Herbert, une espèce d’ashram de femmes où elle est pensionnaire, femmes qui se consacrent à Rama Krishna. Elles ont une sorte de chapelle avec une alcôve-autel. Le soir elles mettent leur literie par terre dans la pièce qui sert de dortoir. Sur l’autel il y a quatre photos encadrées : une de Rama Krishna, une de sa femme, une de son premier disciple Vivekananda et une autre de je ne sais plus qui. Autour des cadres, un fichu enveloppe chaque photo, attaché comme sur une personne car c’est l’hiver. À côté de l’autel, des petits lits où le soir on fait coucher les photos. Le matin, on les lève et on les remet en place ; les images de Dieu et de ses incarnations vivent avec les Hindous et partagent leur vie.

Le samedi matin 10, j’ai été chez les Quakers et là, j’ai décidé d’aller le lundi dans le Pakistan de l’Est pour étudier la situation de ce nouvel État. Horace Alexander m’a proposé d’y aller en avion pour gagner du temps et de renoncer à Orissa, car le problème musulman ne peut pas être compris en quelques jours. J’ai accepté et j’ai passé la matinée à obtenir les papiers de la police et le visa d’aller et retour. Au bureau musulman, on m’a fait faire une espèce de conférence sur la France, le pacifisme etc. J’ai eu les visas très vite et très amicalement. Pour d’autres gens, cela peut prendre trois jours, mais comme déléguée française, cela a marché comme sur des roulettes.

L’après-midi il y avait un énorme meeting public dans le parc du Nizam Palace. Il y avait une grande tente-estrade pour nous, deux tentes avec chaises pour les invités, et le gros public était assis par terre, les jambes croisées. Il y avait une grande foule et… quatorze délégués ont parlé !! Les Indiens peuvent subir des meetings qui durent éternellement. Mais après la présentation des délégués par Horace Alexander et après je ne sais combien de « speeches », un gardien en uniforme m’a fait passer un mot de Roser39 qui était à l’autre bout de la tente. Il me disait en avoir assez et m’annonçait que son hôte lui avait prêté une auto et un chauffeur et que si je voulais, je n’avais qu’à me lever et partir ! Je me suis levée juste au moment où Mr Seyne, père d’un camarade de Westtown40 de Jacquot, traduisait Marchand qui donnait le message de Garry Davis, et j’avais à peine quitté mon siège pour filer à l’anglaise quand ces mots ont retenti à mes oreilles : « Garry Davis aidé par le pasteur Roser ici présent et par le pasteur Trocmé dont la femme est ici présente »… !! Notre départ, évidemment, avait été mal calculé !!! Dans le public, j’ai ramassé Mme Herbert et Mme Kars et nous voilà empilées dans l’auto de Roser, y compris son camarade de logement, le pasteur Buskes de Hollande41 ! Mme Kars était sur mes genoux et Mme Herbert nous a conduits au grand temple hindou de la déesse Kahli. En route, nous avons vu une longue file calme de manifestants communistes. Les chefs communistes sont en prison sans jugement…

La misère de ce peuple, comme celle du peuple chinois, est une proie facile pour le communisme, proie facile mais justifiée !

Le temple de Kahli est un monde ! Grande enceinte qui enferme un tas de petits magasins ; vente de fleurs, de guirlandes surtout, nourriture pour les prêtres et les fidèles, sucreries, encens, fritures, fruits. Une population grouillante, un grand espace couvert pour les pèlerins qui sont nourris gratuitement trois jours et où les fidèles passent une partie de la nuit en prière ou en attente, près de la déesse. Les Indiens attendent toujours. Ils attendent la nuit, puis ils attendent le jour. Ils attendent le repas ou la faim, et ils attendent toujours la mort qui est une libération, espérant une réincarnation meilleure. Ils attendent accroupis par terre en petits paquets, ou assis les jambes croisées, ou les genoux pliés et le derrière à deux cm du sol, position de repos (!), ou perchés sur une table, un lit, une marche d’escalier, ou même sur un espace surélevé minime, comme des pigeons sur une gouttière. Parfois ils sont à demi-nus, parfois enveloppés dans des châles de toutes les couleurs sans aucun rapport avec la température. Parfois ils regardent devant eux ; d’autre fois ils fument et souvent ils fument une pipe compliquée genre alambic dont la fumée passe dans un réservoir d’eau. Ils ne sont jamais pressés. Il y en a qui dorment par terre, n’importe où, même au milieu d’une place. Les gens et les autos, les chevaux et les vaches errantes les contournent. Ils dorment la tête couverte, recroquevillés ou étendus de tout leur long comme des momies. Parfois ils n’ont que des haillons pour se couvrir et ils dorment du sommeil du juste. Les gares sont pleines de dormeurs. Il faut les enjamber !

La déesse Kahli est dans un petit bâtiment. On défile devant elle. Son plancher est à la hauteur des épaules des fidèles. Elle est représentée comme une énorme boule noire dont la partie supérieure seulement, le front, dépasse le plancher ; sur ce front il y a trois yeux énormes dont le deuxième est vertical entre les deux autres. Les gens circulent, entrent et sortent, vivent avec la déesse. Non loin de là, l’endroit des sacrifices. Cinquante boucs par jour et quelques taureaux par an sont tués et nourrissent les pauvres et les lépreux. Mille repas par jour sont servis gratuitement. À dix heures du matin, on sacrifie les bêtes (les femelles sont sacrées, que faire des mâles ?) et à cinq heures de l’après-midi on allume le feu sacré. À six heures et demie du soir, les gens frottent encore leurs doigts ou leurs fronts contre l’endroit du sacrifice pour en ramasser le sang. Toujours dans l’enceinte du temple, il y a un arbre bas, espèce de gros buisson aux nombreuses branches. À ces branches, des pierres sont attachées par des cheveux. Les pierres sont prises dans le Gange tout proche. On y descend par des marches au bout d’une ruelle genre bazar, finissant par un portique-sanctuaire où l’on offre de la nourriture, et l’on s’y baigne. Le prêtre prélève un peu de nourriture sur chaque assiette offerte et le reste est rapporté à la maison – nourriture sacrée et bénie. La femme qui veut un enfant ramasse une pierre et arrache quelques cheveux à sa longue chevelure pour suspendre la pierre à l’arbre. Quand l’enfant a huit mois, elle revient à l’arbre et y apporte ses dons et ses prières et se prosterne très bas, le front sur une pierre.

Mme Herbert, aidée d’un prêtre, nous a expliqué tout cela. Après deux ans de travail ici, elle vient de finir son livre et fournit à son mari en Suisse des documents et des renseignements pour ses livres et ses conférences sur l’Inde. Le soir à neuf heures et demie, les Kars se sont couchés. Moi j’ai encore reçu jusqu’à minuit deux membres de la Réconciliation, un Américain et un Indien.

Le lendemain, le dimanche onze à sept heures du matin, départ dans l’auto de Roser : le même groupe tassé dans la « bagnole », et Mme Kars, très intéressée, assise sur mes genoux. Mme Kars habite Calcutta depuis douze ans mais connaît très peu la ville et l’Inde en général, et pas plus les mœurs ni les religions. J’ai beaucoup de chance. En quelques semaines, j’ai vu, entendu et compris plus de choses que d’autres n’ont vues, entendues ou comprises au cours de longues années. Le fait de circuler beaucoup, d’entrer dans un tas de milieux, d’avoir assez de « bagou » et d’intérêt pour poser des questions et pour susciter les réponses m’ouvre un tas de portes généralement fermées42. Je ne peux pas tout vous écrire, mais je vous raconterai.

(En ce moment, je vous écris en bateau sur un immense fleuve, et ce soir après vingt heures de voyage splendide, je vais arriver à Dacca, capitale de l’East Pakistan. La vraie capitale, Karachi, est dans le West Pakistan ; mais retournons à nos moutons.)

À cinq « miles » de Calcutta se trouvent le temple et le couvent de Rama Krishna, le long du Gange. Mme Herbert y a habité et avec son aide et avec celle du supérieur, un moine en vêtements rouges. Nous avons tout visité et nous sommes allés plus loin, de l’autre côté du Gange, au lieu même où Rama Krishna a vécu. Les Européens ne peuvent entrer ni dans le grand temple, ni dans les douze petits temples de Sciva, mais nous avons vu un « worship43 » dans un petit temple annexe, les gestes extraordinaires d’un prêtre manipulant eau, fleurs, encens, nourriture, etc. etc. Spectacle d’un autre monde, d’une autre civilisation incompréhensible, rebutante et attrayante en même temps.

Ensuite Mme Kars nous a laissés en ville, et nous sommes allés à une initiation Parsi. Mme Herbert n’avait jamais vu cela. Roser était invité et tremblait d’amener d’autres gens non-invités, mais les hôtes, enchantés, nous ont installés aux premières places et ont demandé au Parsi, grand-père de l’enfant, d’expliquer en anglais toute la cérémonie. Un grand jardin, une énorme tente bariolée, des fleurs, de l’encens, des musiciens qui ont même joué la Veuve Joyeuse ! Sur l’estrade, plusieurs prêtres, le feu sacré de Zoroastre, la grand-mère et la mère de l’enfant initié, un garçon de huit ans environ. La cérémonie compliquée s’est déroulée sous les yeux des amis et parents qui, assis à de petites tables devant l’estrade comme à un café-concert, dégustaient des noix et des noisettes, et après la cérémonie, un tas de bonnes choses. J’ai dû partir au moment des glaces pour aller à un déjeuner où huit dames étaient invitées. L’enfant Parsi, enveloppé dans un châle avant la cérémonie, a reçu la chemise sacrée et la ficelle entourant sa taille ; cette ficelle ne le quittera que dans la « tour du silence », quand les vautours dévoreront sa chair.

Mariage hindou

Le déjeuner avalé en vitesse, je me suis précipitée chez les Quakers, puis au bureau d’aviation pour le billet, puis à un mariage où seul Roser était invité. Il était très embêté que je veuille y aller et y amener Mme Herbert ! Il devait nous attendre à la poste, mais nous avons eu du retard ; nous sommes arrivées devant un grand jardin où une foule immense circulait. Comme toujours, il y avait un énorme dais sous lequel se trouvait un autre dais de toute beauté, recouvrant un feu sacré, des fleurs, de l’encens, des prêtres et le mari « en grand tralala » installé sur un petit canapé à deux places. Les mariages hindous durent plusieurs jours et nous arrivions au point culminant ! À l’entrée j’ai expliqué mon affaire, et au mot « déléguée », on nous a fait entrer ; Roser était soulagé ! Les Hindous sont très hospitaliers et aiment qu’on s’intéresse à leurs coutumes. Mes amis, quel mariage ! C’étaient des « marvari », une secte hindoue orthodoxe, des gens très riches et pas toujours très honnêtes (commerçants et industriels). Les « saris » étaient splendides et j’ai vu des diamants extraordinaires et un luxe que nous ne connaissons pas ! Les époux ont été finalement rassemblés sous le même dais ; la jeune femme n’ayant que 15 ans arrivait l’air embarrassé, la tête basse, accompagnée d’autres jeunes femmes. Les époux ont subi de longs rites compliqués, marchant autour du feu sept fois, mangeant, etc. Les pauvres s’étaient à peine vus avant le mariage !

Après cela j’étais invitée chez des gens qui avaient organisé des films, des danses et de la musique pour quelques délégués. Ces gens avaient envoyé une auto chez les Kars, mais je n’y étais pas. Roser n’étant pas invité, nous n’avions pas d’auto ! Toujours avec Mme Herbert, nous avons demandé des renseignements mais personne ne connaissait l’adresse ! Finalement, un policier sur un grand boulevard nous a dit de monter dans un autobus où nous étions les seules blanches (les Européens ne s’en servent pas). Personne ne savait l’anglais ! Nous sommes descendues au hasard à un arrêt et un monsieur en auto particulière s’est arrêté pile devant moi, me demandant s’il pouvait m’aider en m’offrant sa voiture. Comme nous étions deux, j’ai accepté et je lui ai dit qui j’étais. À mon grand étonnement, il m’a répondu qu’il le savait et qu’il m’avait reconnue, m’ayant vue au grand meeting public. Il passait dans la rue quand je demandais des renseignements à l’agent de police et il s’était arrêté pour m’aider, mais j’avais grimpé dans l’autobus si vite qu’il n’avait rien pu faire d’autre que de suivre l’autobus, sûr que j’aurais besoin de son aide à l’arrêt !! Qu’en pensez-vous ? Il nous a conduites devant la porte de mes hôtes. Mme Herbert ne sait aucune langue indienne. Je ne sais pas pourquoi elle dit que la connaissance d’une langue établirait une barrière entre elle et les gens ! Elle sait un tas de choses mais plutôt des choses livresques et en dehors du milieu où elle évolue, elle a l’air de peu connaître les gens et les choses. Elle connaît parfaitement et idéalise beaucoup un côté de l’Inde. Naturellement, je ne connaîtrai moi-même jamais le contenu de tous les livres sacrés, ni les symboles ni toute cette spiritualité extraordinaire ; mais en quelques semaines j’ai été lancée dans l’Inde et secouée comme dans un panier à salade, me frottant à un tas de milieux et accumulant un tas d’expériences.

Dans la maison en question, j’ai vu des danses très intéressantes et puis j’ai dû filer. On m’a reconduite en auto et j’ai vite dîné avec les Kars, car déjà avant mon arrivée, ils avaient acheté un billet pour aller au concert. Les bons concerts de musique de l’Ouest sont rares à Calcutta. La pianiste était juive autrichienne et le violoniste indien. Très bon concert. Les Kars aiment beaucoup la musique et leur fils a écrit un livre sur le sujet. Il faudra le lui demander, et s’il recommence ses soirées musicales, il faudrait que Jacquot et Daniel y aillent.

Nous sommes rentrés tard et jusqu’à deux heures du matin, j’ai écrit et fait mes bagages. Le matin je me suis levée à cinq heures. À six heures l’auto des Quakers est venue me chercher, et avec Margaret Johns, une des Quakers de Chittagang (une veuve amie de Gandhi), j’ai été au bureau des avions pour prendre l’autobus de l’aéroport. L’employé chef au bureau d’aviation avait entendu ma causerie à la radio et a commencé une grande conversation et a fait venir du thé. Le thé était brûlant, il me faisait parler et l’autobus allait partir ! Il m’a aidée à porter les bagages et j’étais en route vers l’aéroport ! Peu après, nous étions lancées dans le ciel d’Asie dans un soleil levant et éblouissant. L’avion avait vingt et un passagers. J’ai survolé le delta du Gange, un enchevêtrement d’une quantité de fleuves avec des îlots de terre cultivée et de minuscules villages installés au milieu des eaux : une vie tout à fait aquatique. Tout s’y fait en bateau. Le soleil brillait dans le ciel, sur l’eau, sur les vitres des fenêtres de l’avion. On nous servait du thé, du café, des sandwiches, des biscuits, des citronnades. Sur le petit papier des réclamations, j’ai fait des compliments et une heure et quart après, j’étais au Pakistan, le « Pays des purs », le pays des Musulmans qui a provoqué de tels massacres et qui est encore un point dangereux sur le globe car la question du Cachemire n’est certainement pas encore réglée. Je vous parlerai du Pakistan dans ma prochaine lettre car ma dernière circulaire est partie le douze et nous sommes le vingt décembre. Bon Noël, mes chers tous. Où sera cette lettre le 25 décembre ? Où sera chacun de nous, éparpillés comme nous le sommes en Amérique, en Europe et en Asie ?

Maintenant je vous écris de Dacca, capitale de l’« East Pakistan44 ». Demain matin je vais prendre l’avion pour Calcutta et j’espère avoir un gros courrier. Encore une heure de voyage dans le ciel. Je pense à mon voyage de noce et au vol Venise-Trieste ! Du Pakistan à Calcutta, les communications sont si longues et si mauvaises ! Il faut voyager en train et en bateau ; l’avion n’est donc pas plus cher et on fait en une heure le voyage de deux jours.

À Chittagang j’ai habité à l’hôpital, à la maternité et j’ai tout visité. L’East Pakistan, séparé de l’Inde, s’est trouvé dans de très grandes difficultés, car comme Paris, Calcutta avait attiré à elle tout ce qu’il y avait de mieux et avait tout centralisé.

Une autre grande difficulté pour tout, et pour les hôpitaux en particulier, c’est que 50% des femmes musulmanes sont encore en « burkha », bien plus que les Arabes. Elles ont une mantille qui leur couvre toute la tête et descend jusqu’à la taille. Sur la tête, le tissu est plissé en couronne et retombe avec des plis. Pour les yeux il y a deux trous pour les pauvres, plus petits que ceux de la Misericordia à Florence, ou un petit rectangle de tulle épais pour les plus élégantes. Parfois la mantille est faite de façon qu’un petit « tablier » puisse se soulever et se rabattre sur la figure ! Les femmes, donc, ont peur de l’hôpital, peur des docteurs hommes et les docteurs hommes sont envahissants et prétentieux, même là où il y a un docteur femme, comme à la maternité de Chittagang. Ils veulent s’occuper des femmes et amener les étudiants voir les cas intéressants, même si les femmes ont payé une somme supplémentaire pour être soignées seulement par des femmes ! Le conflit est terrible et va être résolu en hauts lieux. La maternité n’a donc presque que des cas compliqués, car les femmes préfèrent rester chez elles. J’ai vu des fillettes mariées à quatorze ans, malades, opérées ! Les pauvres ! Dernièrement, un mari avait amené sa femme âgée de dix ou douze ans pour la faire opérer car elle n’avait pas d’enfants ! La petite n’était pas encore mûre pour en avoir. On l’a donc renvoyée chez ses parents. Que de misère, que de détresses ! Mais j’en suis à l’hôpital et je vous raconterai tout cela la prochaine fois.

Je vous écris dans une petite cuisine indienne, assise par terre. Je me suis levée avant l’aube aux chants musulmans criés aux quatre vents, pour annoncer le lever du soleil. Je vous aime tous et je pense à vous. Je voudrais tellement vous avoir avec moi et partager avec vous toutes ces impressions. C’est André surtout qui devrait être ici ! Aujourd’hui j’ai rendez-vous avec un poète bengali folkloriste pour le mettre en relation avec Nelly. Écrivez, je suis privée de nouvelles.

*

Circulaire n° 7

21 décembre 1949

Mes chéris. Ma circulaire 6 est partie hier et j’ai un moment à l’aéroport de Dacca, avant de quitter l’East Pakistan, pour vous écrire un mot. Que de choses à vous dire ! Je regrette d’être toujours en retard et d’écrire toujours après coup, quand les événements sont moins vivants dans mon esprit ! Mais je suis tellement prise que je n’ai pas le temps de respirer !

Hier soir à minuit dix, un poète folkloriste me ramenait chez moi ; j’ai peu et mal dormi dans une grande maison où il n’y avait que deux Musulmans à part moi, et à sept heures du matin, un missionnaire musulman était à la porte pour aller prendre le petit déjeuner chez un professeur ami de Tagore ! Au bureau de l’aéroport, il y avait, pour m’accompagner, un membre du « Friends Unit » avec mes bagages, le poète, et un employé des chemins de fer !

Donc, retournons à nos moutons, c’est-à-dire à l’hôpital de Chittagang.

Sauf les opérés et les grands malades, tous sont accroupis sur leurs lits, exactement comme ils le sont dans la rue, sur les murs, sur les talus et partout. (Ce matin, j’en ai vu un, perché sur un coin de mur, où nous aurions eu juste la place de mettre un géranium !) Les Hindous sont partis en masse au moment de la séparation du Pakistan et comme ils étaient les plus cultivés, les problèmes sociaux sont grands. Problèmes médicaux, administratifs, scolaires, etc., sans compter que les Anglais sont partis au même moment. Malgré cela, les gens d’ici font de grands efforts et des progrès énormes.

Je continue le 22, à Calcutta, chez les Kars.

La salle d’opération est à l’entrée de l’hôpital et n’importe qui y entre de plain-pied pendant les opérations, même les animaux ! Il n’y a qu’un rideau qui masque la porte qui donne sur une espèce de cour d’entrée. On est en train de bâtir une autre salle d’opération au premier étage. L’infirmière en chef est arrivée à bannir les vaches de l’hôpital car elles y circulaient librement, mais impossible d’éviter les plus petits animaux. Moi-même, j’ai vu une chèvre circuler dans un dortoir et des quantités de corbeaux. Le climat exige portes et fenêtres ouvertes ; d’ailleurs il y a beaucoup de malades sous les portiques de la cour, et même sous ceux de la façade car la place manque. Les journées sont chaudes, mais maintenant, en hiver, les nuits sont froides ; cependant on ne peut pas caser tout le monde à l’intérieur. L’eau courante est installée, mais elle manque le plus souvent et il faut remplir des réservoirs. J’ai vu un enfant blessé à la tête par une auto. Personne ne l’a réclamé, on ne sait pas qui c’est et il a perdu un peu la tête après l’accident. Il a encore la tête bandée, il est vêtu de haillons et de temps en temps, il se sauve on ne sait où pour revenir à l’hôpital quelques jours après. Qu’en faire quand sa tête sera extérieurement guérie ? On ne l’enferme pas et on le laisse libre. Il y a des maisons pour anormaux aux Indes, très peu d’ailleurs, mais presque pas de maisons de fous.

Je suis arrivée à Chittagang vers une heure de l’après-midi, et tout de suite après, deux Anglaises, Miss Margaret Bradley et Mrs Margaret Jones ont téléphoné à la femme du District Magistrate, Mrs G. Dehlavi qui est française ! Celle-ci devait partir avec sa famille le lendemain, et donnait un grand thé au « Club » en l’honneur de la femme du ministre de l’éducation et du commerce, venue avec son mari à Chittagang. (Mrs Begum Fazlur Rahaman, venue de Karachi, la capitale du West Pakistan.) Malgré cela, la dame française d’Amiens est venue nous prendre en auto. Le thé était offert par la « All India Women’s Association », division de la « All India Women’s Conference45 », et j’étais là en robe de coton, mes tresses en bataille, au milieu de magnifiques « saris » en soie de toutes les couleurs ! Toutes ces dames étaient musulmanes et la femme du ministre était d’humeur massacrante parce que son mari, dont la visite n’était pas appréciée en ville, avait dû ravaler le discours préparé. Cela m’a permis de mesurer le caractère de quelques-unes de ces dames. L’une d’elles parlait de l’école catholique, la meilleure de Chittagang pour le moment. Réaction violente de la « ministress » qui parlait de l’avenir et non du présent des écoles du Pakistan. En parlant du grave problème du Cachemire, la « ministress » assurait que les Musulmans y étaient torturés. Une de ces dames, Mrs Shhabir Ahmed, était beaucoup plus vraie et modérée et la « ministress » lui a dit de ne pas se mêler de ce qu’elle ne savait pas ! À cela, la jeune dame a répondu qu’elle-même était du Cachemire et qu’elle venait d’y passer deux mois dans sa famille ! Une autre jeune fille ravissante de dix-neuf ans s’est mise à me parler de Gandhi et de son favoritisme pour les Hindous. Je ne partageais pas son opinion, mais elle m’a plu par sa sincérité. Renonçant à la table d’honneur de la « ministress » (nous étions installées à plusieurs petites tables), j’ai été ailleurs parler à la « dame courageuse » et à la jolie fille, Miss Trarages Ispahani, d’origine perse mais indienne depuis plusieurs générations. À trois nous avons décidé de nous revoir le lendemain au thé dans le même club pour causer tranquillement, et la « ministress » nous a reconduites à l’hôpital.

À Chittagang plus qu’ailleurs au Pakistan, les femmes ne circulent pas dans la rue. C’est une ville sans femmes. Cela donne à la rue une physionomie étrange. Les couleurs ne manquent pas car les hommes musulmans portent de petites jupes, des « lunsqui » multicolores mais surtout vertes, car la couleur du Pakistan est le vert (drapeau vert avec une étoile blanche et un croissant de lune blanc). En outre, les hommes sont enveloppés dans des châles en coton ou en laine aux couleurs les plus éclatantes. Les femmes riches circulent en voiture ou en auto, les autres pas du tout. On voit quelques femmes du peuple en « purda » (être en « purda » signifie porter la « burkha »). À Chittagang comme ailleurs en pays musulman, 50% des femmes sont en « purda » et n’entrent même pas dans la salle quand les maris reçoivent. Pour les voir, il faut entrer chez elles, dans leur chambre. On mange ce qu’elles ont préparé, mais elles sont absentes. Dans la rue, les pauvresses ou les mendiantes ont des « burkha » extraordinaires, de vrais chiffons sales et rapiécés, percés de deux trous ronds à travers lesquels on voit seulement briller une partie de l’œil ce qui donne un regard animal. Le lendemain au thé, les deux dames m’ont raconté leur histoire.

La « dame courageuse » était active et travaillait au point de vue social ; elle a été en « purda » dans certaines circonstances, par exemple chez son beau-père et à Delhi où elle travaillait parmi les Musulmanes avant la séparation du Pakistan de l’Inde. Si elle n’avait pas porté le « burkha », les maris ne l’auraient pas autorisée à voir leurs femmes ! Elle était contre le « purda » et pour l’émancipation féminine.

L’autre, la jolie fille qui n’avait jamais porté de « burkha » était, elle, pour le retour à cette coutume pour toutes les femmes, disant que cela convenait à la nature de leur race ! (À propos, j’ai vu aussi une école secondaire et une espèce d’orphelinat hindou, genre ashram, où les enfants filent et tissent et vivent sous la direction d’admirateurs de Gandhi : un vrai village, et j’ai acheté là un cadeau pour Jispa. Devinez ! André devinera peut-être. Il faut deviner la chose et la couleur.)

J’ai rencontré le « commissioner » Mr N. M. Khan, le plus haut personnage de la ville, et pendant plus d’une heure il a parlé à cœur ouvert de la situation de son pays, très flatté que deux déléguées se soient dérangées pour étudier la pensée du Pakistan.

Après cela, Mildred et moi, nous nous sommes séparées : elle est partie pour Orissa, et moi, accompagnée de Margaret Bradley, j’ai continué le voyage à travers l’East Pakistan. Après une nuit de train, je suis arrivée à Chardpur à trois heures du matin. J’ai dormi par terre comme les Indiens, dans une salle d’attente sale, sur un mince petit matelas, enveloppée dans une couverture ! Le matelas et l’oreiller pneumatique de Jispa me suivent toujours, mais impossible de gonfler le matelas pour peu de temps. Au lever du soleil, nous avons pris le bateau sur un grand fleuve. Il s’agit de plusieurs branches du Gange et de ses affluents, un delta énorme. Les bateaux sont larges et bas comme de gros cafards et il y a quatre classes. J’étais en seconde mais pour y arriver, il a fallu enjamber des foules de gens de troisième classe et de la classe « intermédiaire ». Le plancher du bateau était littéralement couvert de monde. Les gens accroupis par terre, couchés, avec des matelas, des châles, des vêtements, des ustensiles de cuisine, de la nourriture, des instruments de musique, des enfants de tous les âges, des sacs, des valises, des pipes, des cigares, des cigarettes, de petites cigarettes coniques dont le tabac bon marché est roulé dans une feuille, en un mot, tout un monde ! Nous sommes arrivés à Barasol l’après-midi et nous sommes allés en « rickshaw » à la mission baptiste anglaise, chez les Morris, membres de la Réconciliation. Pour le moment, aux Indes, j’ai toujours des « rickshaw » avec une bicyclette, sauf à Calcutta où l’homme court nu-pieds devant la voiturette, circulant au milieu du trafic et transpirant à grosses gouttes. Pauvres gens ! Pourtant ils seraient navrés de perdre leur travail…

J’ai vu la mission baptiste, les écoles de la High Church (mission d’Oxford) où j’ai pris le thé et où j’ai découvert que cette église, sauf une petite restriction concernant l’Immaculée Conception, est exactement comme l’église catholique ! Les sœurs sont anglaises, sauf une Française des îles de la Réunion. J’ai cherché éperdument un centre genre travail de Gandhi, mais les missionnaires ne savaient rien. Ils vivent très en dehors de tout. J’ai finalement trouvé une espèce d’ashram hindou, mais il y avait des tas d’idoles et ce n’était certainement pas cela. Mais c’est là qu’on m’a dit d’aller voir les « Harigens-parias ». Gandhi leur a donné ce nom ; ce sont bel et bien des balayeurs intouchables, mais Hari signifie people of God = peuple de Dieu. J’y suis allée. Le chef était sorti ; je me suis trouvée dans un quartier épouvantablement pauvre. Les cochons couraient de tous les côtés, signe des parias car ni les Hindous des hautes et moyennes castes, et encore moins les Musulmans n’élèvent de cochons. Les cochons ici sont noirs et souvent poilus comme en Hongrie ; les chèvres et les vaches ont de longues oreilles de chien de chasse !

Souvent ici, dans l’East Pakistan, les maisons sont en bambou : murs et clôtures sont en bambou natté et les toits aussi ; mais plusieurs maisons ont le toit en tôle ondulée ! Quelques villages près des rivières sont sur pilotis. Tout le pays est dans l’eau et on circule beaucoup en barque ; pendant la saison des pluies, on va en barque même d’une maison à l’autre. Les barques sont charmantes, avec une espèce de toiture en bambou natté au centre, comme un petit tunnel. Il y a aussi de longues barques noires, fines et élégantes genre gondoles, plus étroites et plus longues, finissant par deux longues pointes qui semblent vouloir piquer le ciel. Il y a des voiles de toutes les formes et de toutes les couleurs, souvent rectangulaires, parfois deux voiles l’une sur l’autre. Elles sont blanches ou couleur brique ; souvent elles sont tellement rapiécées qu’elles ont les couleurs des pièces. D’autres sont simplement trouées et je ne sais comment le vent peut pousser ces barques.

Mais revenons à mes « sweepers ». Imaginez trois maisons d’une pièce, une école élémentaire dans l’une d’elles, comprenant quatre parois de nattes de bambou trouées et une toiture branlante. La seconde est en pire état : c’est le dispensaire ! Quelques chaises, une table et un rayonnage avec des pilules homéopathiques ! Dans la troisième maison, deux grands lits en planches, une grande photo de Gandhi avec une guirlande de fleurs et des écriteaux en bengali. C’est là qu’habite le chef, le directeur de l’œuvre, l’ami de Gandhi. C’était vendredi, jour de vacances. Tous les jours il y a la prière du matin et celle du soir, mais le vendredi, jour de fête et jour de la mort de Gandhi (comme Jésus), il y a aussi des prières à midi. J’ai visité les maisons des parias, conduite par l’un d’eux qui parle anglais et qui est étudiant. C’est le fils de l’homme qui s’occupe des charognes : il enlève la peau aux animaux morts, métier méprisé. Il y avait aussi une jeune femme, la fille du chef, une maîtresse dirigeant le travail d’un village. Elle a été dans une école pour « basic education training ». Cela veut dire apprendre à enseigner non seulement comment filer et tisser, mais aussi comment lire, écrire et compter tout en faisant du travail manuel. Les leçons sont données pendant que les enfants filent. D’autres métiers simples et utiles sont aussi enseignés.

Je suis revenue le soir pour les prières, à peu près à l’heure où Gandhi a été assassiné. On m’attendait. Dans la hutte du chef, on avait mis des couvertures par terre, comme des tapis, ainsi que sur les deux lits qui occupaient les deux coins. Un des lits et l’espace vide entre les deux lits était occupé par des hommes, des femmes et des enfants en train de filer. J’ai été reçue par un vieillard à barbe blanche, un ami de Gandhi qui travaillait là avec ses deux filles. Il a fait une vingtaine d’années de prison car Gandhi l’appelait chaque fois qu’il en avait besoin et il avait confiance en lui. (La femme de Gandhi, Kasturba, est morte en prison et tous les ouvrages filés à la main et tissés prennent le nom de Kasturba.) Ce vendredi soir 16 décembre restera dans mes souvenirs comme quelque chose d’inoubliable. Le vieillard s’appelle Suresh Chandra Gupta. Il a soixante-cinq ans et a été membre du « Congress » (parti de Gandhi) depuis sa jeunesse. En 1921 il avait déjà pris part au mouvement de non-coopération. Là il y avait aussi le président de l’œuvre qui m’attendait et qui allait présider aux prières. Il s’appelle Surendra Natu Datta ; âgé de soixante-dix ans, il s’occupe encore de travail social. Il s’est assis sur le lit vide au milieu, les jambes croisées devant lui ; moi j’étais à sa gauche et Margaret à sa droite. Devant moi, par terre, le vieillard à barbe blanche brûlait de l’encens. L’encens montait vers Dieu, mais c’est moi qui en recevais les prémices. Et tout à coup je me suis sentie dans la peau d’une déesse ! Malheureusement je ne pouvais pas me croiser les jambes ! Une fillette paria est arrivée avec une assiette remplie de bois de santal mouillé, en poudre ; avec une fleur qu’elle a trempée dans la pâte, elle a fait des signes sur mon front. Elle a commencé par moi, puis elle a fait la même chose sur le front de tous les chefs et maîtres. Après cela, les prières ont commencé par le cantique que Gandhi aimait : Sita Ram. Nous battions tous des mains en mesure et j’ai revu par la pensée la soirée de prières à Delhi, à l’endroit où Gandhi a été incinéré et où j’avais entendu ce même chant avec tellement d’émotion pendant qu’une pauvre femme caressait en mesure la tête de son enfant au lieu de battre des mains. On a dit aussi le Notre Père en anglais et quelques prières ont été traduites pour nous. Un garçonnet accroupi sur le lit en face de moi continuait à filer pendant la prière. Après, on a voulu me faire manger quelque chose, mais j’avais une réunion à sept heures et demie et je partais par bateau à minuit ! J’ai tout de même accepté un repas symbolique, pour bien leur prouver que j’acceptais de manger leur nourriture. Ils ont pelé une orange et en ont mis les quartiers dans une assiette.

Donc les Hindous formaient l’élite à tous points de vue, surtout par leur situation et leur éducation ; les Musulmans se sentaient inférieurs tout en se croyant supérieurs par leur religion monothéiste et spiritualiste ; ils considéraient les Hindous comme des idolâtres.

En 1937, quand les provinces indiennes ont eu une certaine autonomie, il y avait aux Indes un Mahométan pour quatre Hindous. Les Mahométans minoritaires sentaient le danger, d’autant plus que le système des castes, système purement hindou, avait tendance à s’infiltrer aussi chez les Musulmans. En effet, les Musulmans vivant avec les Hindous et partageant leur travail étaient classés automatiquement dans les castes correspondant à ce travail. Les castes n’avaient pour eux aucun sens religieux, mais l’esprit des castes les contaminait aussi !

Donc au moment de la libération, les Musulmans auraient décidé de former un État indépendant tandis que les États indiens délibéreraient eux-mêmes de quel côté ils iraient. Les Anglais se sont retirés au moment du partage, laissant les Hindous et les Musulmans se débrouiller entre eux. Il paraît même que les Anglais n’étaient pas mécontents du désordre et des massacres pour prouver à l’Inde et au monde que désormais leur autorité manquerait.

Le dernier vice-roi, Lord Mountbatten, savait que les « siks » du Penjab, hommes de guerre qui ont une religion à part, avaient préparé une attaque contre les Musulmans de la région de Delhi ; ceux-ci devaient aller dans le West Pakistan avec toutes leurs paperasses administratives pour fonder un nouvel État dont la capitale serait Karachi. Le gouverneur n’a rien fait pour éviter les massacres qui ont eu lieu.

Certains États à minorité musulmane, dont les chefs (Maharajas ou autres) avaient voté pour le Pakistan, ont été quand même annexés par les Hindous par les armes. L’exemple le plus connu est celui de l’État de Heiderabad. Le Pakistan a renoncé à ces États-là et n’en réclame aucun. La seule chose qu’il réclame, c’est un plébiscite pour le Cachemire où la situation est la même que pour l’État de Heiderabad. La majorité y est nettement musulmane, 75 ou 80%. Le chef a voté pour l’Inde et les Musulmans ont accepté de cesser le feu au Cachemire. Naturellement cette histoire est racontée autrement aux Indes. C’est la bouteille à l’encre.

Le Pakistan réclame un plébiscite et ce plébiscite ne se fait pas. Les Musulmans du Pakistan ont demandé l’aide des Nations Unies et les choses traînent depuis longtemps, car les intérêts sont multiples. Il ne faut pas oublier que le haut Cachemire a une frontière qui aboutit à la Russie et que d’autres nations sont intéressées à la chose. En ce moment, au Cachemire, il y a des troupes indiennes, d’autres du Pakistan, et les gens du pays sont séparés en deux camps. Les Nations Unies réclament que les soldats évacuent les lieux mais les soldats ne veulent pas lâcher prise46. Nehru lui-même, dont la famille est originaire du Cachemire, s’était montré nationaliste le jour de sa fête à Bombay, chez le gouverneur. Je vous ai dit que les femmes de la « All India Women’s Conference » lui avaient offert un chèque de 22 000 roupies pour les soldats du Cachemire et que nous avions vu un film de propagande. Le discours de Nehru était chauvin au sujet du Cachemire et des soldats hindous. Cela m’avait frappée car l’après-midi, dans le grand discours public, il avait tellement parlé de Gandhi et de sa non-violence. Peut-on être premier ministre et rester objectif ?

Donc le Pakistan réclame un plébiscite et il acceptera le résultat du vote, mais il réclame que toutes les forces armées, musulmanes et indiennes, sortent du Cachemire et que le vote se fasse sans pression d’aucune part, en ramenant pour ce jour-là les réfugiés qui sont partis du pays. J’ai nettement l’impression, ainsi que beaucoup de non-musulmans habitant l’East Pakistan, que le plébiscite serait une chose normale.

Au Pakistan, on dit que l’Inde ne veut pas retirer ses troupes, et aux Indes on en dit autant du Pakistan.

Je continue à Sevagram, le 27 décembre 1949.

Certes le tirage est grand des deux côtés. Les massacres, les viols de femmes et les conversions forcées de Noakhali exigées par les Musulmans en octobre 1946, restent sur le cœur des Hindous, et les Musulmans parlent des vengeances exagérées que les Musulmans de Bihar, dans le Nord-Est du Bengale, ont subies de suite après les événements de Noakhali.

La situation est très embrouillée et je ne sais pas comment ils en sortiront. Le Cachemire est un point dangereux. Il ne faut pas oublier que non seulement le Cachemire touche à la Russie, mais que la Chine et l’État de Burma (Birmanie) sont communistes et que ce sont des États voisins de l’Inde. L’Inde est mûre pour le communisme comme l’était la Chine, car la misère y est grande. Je vous ai parlé de la manifestation communiste à Calcutta.

À Lucknow je ne me suis pas arrêtée, mais à la gare j’ai vu un tas de paysans appuyés sur de grands bâtons ; ils étaient venus pour manifester. On leur avait donné des portions de terre qui appartenaient à de riches propriétaires, mais l’État réclamait d’eux un prix trop élevé.

Gandhi n’étant plus là, je crois que quand l’Inde se réveillera, le communisme s’y installera vite. L’opinion publique n’est pas encore formée. Les gens savent très peu ce qui se passe ailleurs. Un médecin qui a voyagé avec moi en avion m’a posé des questions sur la France. Il a été très étonné d’entendre parler de toutes les lois sociales, des assurances, etc. Il avait entendu parler des grèves françaises et il croyait que les conditions des travailleurs étaient mauvaises. Naturellement, il y a peu de grèves ici et les conditions sont épouvantables. Il pensait donc que la situation en France était pire qu’aux Indes ! Ici, non seulement il y a des quantités de gens sans travail, sans logement, sans rien, mais un travailleur qui tombe malade est sans ressources, tout comme une veuve. J’ai vu une veuve à l’hôpital de Chittagang qui avait son fils de cinq ou six ans dans son lit, car elle ne savait pas où le laisser ! Je ne dis pas que Gandhi à la longue aurait évité le communisme, mais il aurait probablement trouvé le moyen non-violent d’accepter la révolution. Il faut reconnaître que la sienne était déjà une révolution.

Je suis arrivée à Dacca le soir. Nous avons pris une voiture, comme on en voit plusieurs dans le pays. Ce sont certainement les Anglais qui ont introduit jadis ce genre de voiture, espèce de victoria, genre landau napoléonien qu’on admire à Versailles, avec un petit quelque chose du corbillard. Nos bagages étaient sur le toit. Les ruelles étaient si mauvaises que j’ai cru verser plusieurs fois. Les roues étaient si grandes que je me sentais entre ciel et terre, en équilibre instable.

J’ai été reçue dans la maison que les Quakers avaient louée pour faire du travail social à Dacca. Les ouvriers y sont encore et les meubles n’y sont pas encore. Nous avions quelques lits, quelques pots en guise de cuisine, un couteau, une cuillère, et des assiettes et des tasses ! Il y avait là un domestique ne parlant pas anglais, préparant les repas sur un minable petit fourneau en terre. Le reste du temps, il attendait le repas suivant, sans rien faire ! Dès mon arrivée, j’ai appris que le délégué chargé d’inviter à la conférence un ou deux délégués du Pakistan, repartait le lendemain. Il s’était arrêté à Dacca seulement deux jours et n’avait trouvé personne ! Il m’a donné quelques adresses et je me suis mis en tête de trouver en trois jours les délégués en question. Nous en avions du Pakistan, mais c’était des Hindous et la conférence avait demandé à Shantiniketan des délégués musulmans. Le comité en avait invité six quelques mois plus tôt, mais ils avaient refusé ou n’avaient pas répondu. Naturellement la question était délicate et je me suis heurtée à beaucoup de difficultés. Incompréhension du Pakistan pour l’Inde (et vice versa), crainte d’être considérés comme collaborateurs, crainte que notre conférence soit quelque chose de gouvernemental puisque des membres du gouvernement hindou étaient venus nous voir et Nehru y était attendu. Je me suis « dépatouillée » comme j’ai pu, j’ai couru jour et nuit, j’ai vu un tas de gens, des étudiants, des professeurs d’université, des autorités du gouvernement. Je me suis démenée comme « un diable dans un bénitier » et finalement, le premier soir, je suis tombée sur un vieux professeur, un scientifique, Mr Muthar Quazim Hussein. Il était très sourd mais heureusement, si j’ai une voix désagréable pour ceux qui entendent, elle est très agréable et compréhensible pour ceux qui n’entendent pas !

Je l’ai trouvé seul dans une pièce, grand, mince avec une longue barbe blanche, l’air très pauvre, distingué et très bon. Il regardait fixement un échiquier. Je lui ai demandé s’il jouait seul. Non, il jouait avec un partenaire en Afrique ! Je suis entrée dans le jeu c’est-à-dire je me suis intéressée à la chose qui était d’ailleurs très intéressante. J’ai appris que les champions entre eux jouent par correspondance et que des amitiés internationales se créent ainsi. J’ai lu une lettre de son partenaire d’Afrique. J’ai vu des coupes d’argent en quantité, prix de concours gagnés, et finalement j’ai présenté mon affaire. Les difficultés prévues et déjà rencontrées ont surgi ; ce professeur avait déjà refusé de venir à Sevagram et je lui ai demandé de ne pas refuser avant d’avoir bien étudié la question. Je lui ai parlé longuement et le lendemain matin, je lui ai envoyé les résumés imprimés des séances de Shantiniketan ainsi que les biographies de tous les délégués. Le surlendemain de ma visite, mon dernier jour à Dacca, il a accepté et il est venu à ma conférence à l’université. Nous nous sommes retrouvés à Calcutta et nous sommes arrivés ensemble ici à Sevagram ! Il m’a raconté sa vie. Il gagne 400 roupies à la Faculté, 100 autres en faisant un travail supplémentaire et il a vingt-et-une personnes à sa charge ! Il a eu onze enfants, dont trois sont morts. Une fille, mariée à quinze ans, s’est suicidée parce que son mari l’avait giflée, une autre est chez lui, veuve avec quatre enfants, un garçon s’est noyé et l’autre est mort de maladie. Que de souffrances ! Il m’a raconté tout cela quand moi, le premier soir, en le voyant et en voyant un de ses fils me montrer les coupes gagnées par plusieurs membres de la famille (échecs, tennis, etc.), j’avais imaginé une famille calme et heureuse, sans problèmes sauf ceux des matches à gagner ! La mort de sa fille avait été une chose terrible, car c’était lui-même qui avait choisi le mari et la fille n’a rien eu à dire. Il pensait bien que sa fille était jeune à quinze ans, mais ayant sept filles à marier, il a demandé conseil à cinq de ses meilleurs amis et tous ont conseillé le mariage ! À dix-sept ans, la jeune femme s’en allait en laissant un petit garçon.

Un professeur d’histoire m’a conduite au « college » pour rencontrer son directeur, espérant qu’on organise une réunion pour moi. Mais le directeur en question a évité toute conversation pacifiste ou politique et m’a posé un tas de questions sur l’enseignement en France ! C’est donc un étudiant de la faculté qui a organisé un meeting à l’université. Une salle pleine d’étudiants. J’étais en forme, toutes voiles dehors, et l’attention a été très soutenue pendant plus d’une heure. En partant, j’ai eu beaucoup de compliments et un des étudiants m’a dit : « C’est étonnant, cette énergie, vous parlez d’une façon si vivante à votre âge !! » Compliment pour la langue bien pendue et aveu ingénu de ma vieillesse ! Vieillesse prématurée semble-t-il car au fond, je n’ai que quarante-huit ans et ce n’est pas encore l’âge de la décrépitude ! Personne ne veut croire que Mildred Fahrni a deux ans de plus que moi. On l’a même prise pour ma fille ! … mais de loin !

Après cela, thé chez le professeur d’anglais dans son bureau avec Miss Diana Stock que j’ai aussi revue chez elle, puis invitation à une soirée universitaire, mais j’étais déjà retenue par un poète, oui, un vrai poète.

On m’avait dit qu’il y avait à Dacca un poète musulman folklorique qui écrivait en « bengali ». C’était le meilleur poète « bengali » après Tagore. J’avais très envie de le voir. Il s’appelle Jasi Muddin47. Je ne sais pourquoi, mais peut-être à cause de Tagore, je l’imaginais vieux et barbu. Quand j’ai vu sa chambre, pièce unique dans un petit bâtiment carré au fond d’une cour, j’ai imaginé un homme solitaire ! La porte était ouverte, la table encombrée de livres. J’ai laissé sur la table un papier avec mon nom et mon adresse.

Un peu découragée par l’absence du poète, par la maladie du jeune « social worker » qui aurait dû m’accompagner dans les villages le lendemain, prévoyant l’échec de mon court séjour à Dacca, j’ai décidé de ne pas me laisser sombrer dans le découragement, de rassembler tous mes esprits. J’ai pris mon courage à deux mains et je suis allée faire antichambre chez le plus haut magistrat de la ville, le « chief secretary » Aziz Ahmed.

Toujours avec ma robe de coton, des sandales aux pieds, sans bas, sans chapeau, je me suis présentée à Mr Aziz Ahmed en lui exposant la situation. J’avais renoncé à un voyage intéressant à Orissa, j’avais renoncé aux beaux temples, à la jungle, aux bêtes sauvages, pour étudier la vie de l’East Pakistan, et j’étais là, sans guide, sans parler la langue et sans moyen de locomotion. Que faire ? Mr Aziz Ahmed pouvait-il m’aider ? J’étais la déléguée française au « World Pacifist Meeting ». Tableau. J’ai attendu la réponse. La réponse est venue. Quels étaient mes désirs ? Que désirais-je voir ?

Je désirais tout voir : la ville, l’artisanat, la vie dans les villages, le travail agricole, les mœurs et tout et tout ! Je voulais voir les villages reculés loin des centres, les villages le long des grands fleuves, en bateau si possible ; je désirais un moyen de locomotion, un guide, un interprète ! Le « chief secretary » a écrit un mot sur un papier, l’adressant à Mr Rahmatulah, « District magistrate », et me voilà accompagnée vers une de ces voiturettes-vélo par un magnifique garde à l’uniforme rouge et au turban blanc. Les gens se retournaient dans la rue car évidemment, l’attelage était bizarre. Mr S. Rahmatulah a mis à ma disposition sa « jeep » personnelle et un « officier civil48 » comme guide et interprète ; il m’a aussi promis un bateau.

Je n’avais plus que l’après-midi et le lendemain matin à Dacca car à seize heures, je devais être en ville et prête pour ma conférence à l’université. Il n’y avait donc pas une minute à perdre.

La première visite a été pour la ruelle très connue des fabricants de bracelets en coquillages, il s’agit d’une rue habitée par des Hindous qui travaillent chez eux. Les maisons sont étroites et très hautes, car avant la séparation du Pakistan et de l’Inde, les familles augmentaient et on avait besoin de travailleurs ; les maisons poussaient donc en hauteur. Les bracelets étaient surtout achetés pour les mariages et la vente a beaucoup diminué depuis, car aujourd’hui il faut payer des droits de douane pour envoyer la marchandise aux Indes, et les Musulmans, eux, ne portent pas ces bracelets ! Dans chaque maison on fait la première partie de l’opération, et au bout de la rue, les bracelets sont finis, sorte de travail à la chaîne de l’artisanat ! Ils emploient ces grosses coquilles49 que les enfants aiment mettre à leur oreille « pour entendre le bruit de la mer » ! Les coquilles sont débitées en tranches, sciées ; le centre de la coquille qui est plus épais est creusé, formant des bracelets à la forme bizarre, des cercles excentriques qui sont limés, polis, puis sculptés avec des instruments grossiers, le tout à la main. Le résultat en est quelque chose de très fin, de très artistique et d’exquis. J’ai acheté deux bracelets, un pour chaque bras pour le mariage de Nelly ! Quand les portera-t-elle ?

Après cela j’ai visité une école artisanale musulmane. J’en avais vu plusieurs aux Indes, mais ce qui m’a frappée, c’est que tout comme aux Indes, pour boycotter les filatures anglaises, Gandhi avait institué le tissage et le filage du coton à la main, symbole d’indépendance nationale. Mais ici au Pakistan, chez le « frère ennemi », on a instauré le filage et le tissage du jute ! Ici aussi, en petit, il s’agit du symbole de l’indépendance nationale. Si le jute pousse dans l’East Pakistan, les usines pour le travailler sont aux Indes, à Calcutta. Avant la division, Calcutta centralisait toute l’activité de la région. La dévaluation anglaise a entraîné la dévaluation de la monnaie de l’Inde comme celle de la nôtre, mais le Pakistan a maintenu sa « roupie » sans la dévaluer. Le jute commandé par l’Inde n’a pas été expédié, car l’Inde veut le payer à l’ancien taux d’échange de sa « roupie », et le Pakistan en refuse la livraison ! L’Inde objecte que la commande a été faite avant la dévaluation. Les usines étant à Calcutta, le Pakistan vend son jute ailleurs (la France aussi a augmenté ses commandes), et le pays essaye de filer et de tisser le jute à la main sur place ! Par représailles, l’Inde vient de refuser la livraison de charbon au Pakistan. Triste situation d’un pays jadis uni dans la souffrance de l’occupation anglaise ! Nous ne pouvons pas critiquer, nous ne pouvons pas juger, mais nous pouvons comprendre car nous aussi, nous avons des frères ennemis.

La course dans le village m’a enthousiasmée. J’ai vu au soleil couchant un village de huttes en terre battue, un village familial, chose courante ici puisque la vie est souvent patriarcale. Les huttes étaient d’une propreté remarquable ; de petits fourneaux creusés dans la terre en plein air augmentaient l’espace habitable. Les jeunes filles aux vêtements colorés et aux bijoux nombreux décortiquaient le riz en pesant de tout leur poids sur une espèce de levier en bois, qui faisait retomber un pilon de bois dans un creux dans la terre, sorte de cuvette qui contenait le riz. D’autres femmes aux gestes rythmés écrasaient avec un gros bâton du riz dans un autre creux, opération encore plus primitive. Le gros bâton vertical retombait sur le riz comme un marteau pilon et les femmes riaient et leurs yeux étincelaient ; leur visage était sans voile, car mon guide était resté dehors et nous étions « entre nous » ! Dans une hutte j’ai vu un vieillard étendu de tout son long par terre sous une couverture. C’était probablement le vieux père, le grand-père, ou l’arrière-grand-père : en un mot le patriarche. Tout à coup, sortant de dessous la couverture, j’ai vu une grosse chaîne de fer, rivée au mur tout proche ! Oui, le pauvre homme était fou et depuis six ans, il était ainsi rivé au mur, comme la chaîne et par la chaîne, la cheville prise dans un étau. Pas de maison d’aliénés dans la région, et le pauvre homme, mis en liberté, voulait se tuer ! Tout à coup, les vêtements des femmes n’avaient plus de couleurs à mes yeux ; leurs bijoux n’étincelaient plus et dans les champs tout proches, les graines que je mâchonnais n’avaient plus le goût sucré auquel je m’attendais. Je gardais dans mes yeux la vision de cet homme enchaîné depuis six ans par des êtres aimants et aimés qui ne pouvaient rien d’autre pour lui ! Voilà l’Inde, avec toute sa poésie et toute sa grande misère !

Le soir, assise par terre dans la cuisine quaker, manipulant à tour de rôle l’unique couteau, j’ai entendu sonner à la porte ; un homme est entré avec son vélo. Cheveux noirs, taille moyenne, silhouette un peu épaisse, regard rêveur en contraste avec un corps d’athlète. C’était le poète ! Mon poète barbu et solitaire était en réalité jeune, fort, père de famille nombreuse, mari d’une femme en « purda » ! Je l’ai invité à dîner et il s’est assis par terre avec nous, devant le riz et les légumes.

Je lui ai raconté ma visite dans les villages et mes projets pour le lendemain. « Non, non », dit-il, « vous n’irez pas dans les villages avec un fonctionnaire seulement, il ne vous montrera pas le pays comme je veux que vous le voyiez, avec toute sa poésie et sa beauté. Je veux que voyiez les Tziganes, je veux que vous entendiez le chant et la musique, je viendrai avec vous ! »

Et le lendemain il est venu avec nous. La « jeep » a roulé au milieu des champs sur une piste surélevée, sorte de digue en terre protégeant contre les inondations ce pays sillonné de fleuves et émaillé de petits étangs. Il suffit de creuser un peu et chaque village a son « tank », petit lac fermé, entouré de palmiers, à tous les usages : les bains, les lessives, les vaisselles, pour l’agrément des yeux et la fertilité du sol. La « jeep » allait vite et j’avais un peu peur… Si nous étions sortis de la piste, où aurions-nous dégringolé ?

Nous sommes arrivés ainsi au bord d’un grand fleuve et nous sommes montés dans une barque, une de ces barques dont la partie centrale est couverte de cannes de bambou coupées en deux dans le sens de la longueur et entrecroisées. Cela formait un genre de toiture en forme de tunnel qui protégeait du soleil. Deux mariniers, un Hindou et un Musulman, un long bâton à la main, chacun à un bout de la barque, nous faisaient avancer vers l’autre rive, vers un village qu’on apercevait parmi les arbres. Village aux huttes de bambou, petit centre familial de tissage à domicile des « saris » de Dacca.

À chaque métier un homme d’un certain âge, expérimenté, et un enfant qui apprend, coupe les fils, fait les nœuds, qui renvoie la navette et qui suit d’un regard étonné le dessin compliqué qui se forme devant ses yeux.

Je suis entrée dans la cour intérieure et ai vu les femmes, j’ai gesticulé pour me faire comprendre, j’ai montré des photos de mes enfants, j’ai accepté des racines crues et du riz gonflé que j’ai mangé ainsi, à pleines mains, sans assaisonnement et sans ustensiles.

Les organisateurs de notre conférence nous avaient distribué des feuilles avec des recommandations. Entre autre, on nous disait de ne jamais rien manger de cru. Mais comment entrer dans le cœur de ces villages sans accepter quelque chose ? La canne à sucre, les racines, le riz symbolisaient une communion sur le plan spirituel et matériel.

J’ai acheté un « sari » pour Nelly. Je n’avais pas beaucoup d’argent. « Si c’est pour le rapporter chez vous en France, voici le prix, mais payez seulement ce que vous pouvez », me dit un jeune garçon en anglais très pur. Il était étudiant et il était surpris et content de me voir dans son village, acceptant la nourriture de sa famille.

Dans la barque, le poète insistait pour me conduire au loin dans un village de Tziganes tandis que « l’officier civil » voulait me montrer son usine, une filature de coton. Il avait l’air inquiet, comme si nous n’étions pas libres de nos mouvements, comme si nous étions attendus quelque part. Un des bateliers dit qu’il y avait des Tziganes que le poète ne connaissait pas, et qu’il pouvait nous y conduire.

Nous avons changé de direction et malgré l’inquiétude de « l’officier civil », nous avons navigué vers les Tziganes. Le poète était rayonnant et j’étais pleine d’anticipation. Le clapotis de l’eau me faisait penser à mille choses, mille souvenirs m’assaillaient. Je revoyais nos Tziganes en Europe, le long des grand-routes, aux Saintes-Maries-de-la-Mer ; je revoyais leur peau brune et leurs grands yeux étincelants, leurs costumes bariolés, leurs bijoux, et je comprenais le poète qui me disait que tous les Tziganes d’Europe venaient des Indes. Au loin, au tournant du fleuve, je pouvais distinguer des quantités de barques comme la nôtre, alignées les unes à côté des autres, tournées vers la rive où elles étaient amarrées. Sur la rive, quelques maisons en tôle ondulée, une mosquée du même genre. Sur les barques, sur la rive et dans les maisons, une population grouillante, agitée. C’étaient les Tziganes, et leur roi, leur chef, propriétaire de la plus grande maison, était au bord de l’eau : il nous attendait.

Il était content qu’on vienne le voir, lui et ses sujets. Il a fait approcher quelques barques pour que je puisse sauter dedans. Cinq ou six personnes habitaient dans chaque barque. Juste assez d’espace pour s’étendre. Ordre parfait. De petites boîtes métalliques contre les parois, de petits sacs pendus au plafond : il faut se garder des rats d’eau. Le chef va de temps en temps en ville, à Dacca, pour acheter de la pacotille, de faux bijoux, des peignes, de la camelote ; il revend le tout à ses sujets et les barques s’en vont sur l’eau de village en village et reviennent au point d’attache quand tout est vendu. Vie errante sur l’eau, vagabondage le long des rives, familles nombreuses, silhouettes fines et flexibles, mêmes caractéristiques que nous retrouvons chez les Tziganes d’Europe. Chez nous la barque est transformée en roulotte et la poésie de la vie errante est tuée par l’hiver, par le froid, par la pluie, la boue et la neige.

Le roi nous a montré sa maison dont il était fier. Il possédait deux grands lits et quelques sièges. Le poète cherchait un chanteur, voulait de la musique et notre « fonctionnaire » regardait l’heure. Que faire ? Emmener un chanteur dans la barque ? Il n’y avait que cela à faire. Le chanteur nous a suivis : il s’est assis en proue avec le poète et il s’est mis à chanter ; chansons gaies, chansons plaintives, chansons monotones, chansons pleines de joie et de cris de détresse. Le poète écoutait, les bateliers ralentissaient la course, le fonctionnaire en oubliait sa montre, moi-même j’étais sous la toiture en bambou et je voyais le poète et le chanteur comme dans un halo de lumière au bout du tunnel. Tout à coup, un silence, puis une nouvelle chanson. Quelques mots, quelques notes et la figure du poète s’est illuminée, ses yeux se sont mouillés de larmes et d’un geste impétueux, il a pris le chanteur dans ses bras. « Ma chanson, c’est ma chanson, tu chantes ma chanson ! »

La figure du chanteur en quelques instants a passé de la surprise à l’étonnement puis au ravissement. C’était beau à voir ! Le poète ? Celui qui avait composé les vers et la musique de la chanson qu’il chantait ? Jasi Muddin lui-même ? Le poète dont il avait rêvé, dont il chantait les vers était-il bien là, devant lui, à côté de lui ? Joie du poète découvrant sa chanson sur les lèvres du chanteur ; joie du chanteur découvrant le poète de sa chanson !

La visite à la filature n’a plus eu de saveur après cela, et je suis revenue à moi-même en sortant de l’usine. Après être montée sur un bateau qui était à l’embarcadère, une jolie vedette blanche, je me suis aperçu que la vedette partait et que j’étais la seule passagère avec ma petite escorte ! Où étaient les voyageurs ? Il n’y en avait pas. Le bateau était pour nous, pour nous seuls. Une vedette du gouvernement, avec salle à manger, chambre à coucher, salle de bain et une baignoire européenne !

J’ai compris alors l’inquiétude et la hâte de mon guide et interprète qui savait que la vedette attendait, tandis que le poète et moi, nous nous livrions aux fantaisies les plus imprévues !

Le soir, chez le poète, j’ai entendu ses élèves. Ils chantaient et s’en allaient les uns après les autres pour exécuter leur programme à la radio. La pièce solitaire que j’avais vue la veille était maintenant pleine de vie. Il y avait des chants, du thé ; les enfants du poète s’endormaient sur le grand lit à côté des chanteurs accroupis. Un domestique venait les prendre un à un pour les emporter endormis dans un bâtiment voisin. J’ai été aussi dans le bâtiment voisin et j’ai vu la femme du poète. Elle ne se montre jamais. Elle attendait un autre bébé quelques jours plus tard et elle m’a offert des sucreries.

Il était dix heures du soir, mais le poète a pensé que je n’avais pas eu de conversations avec des Hindous résidant au Pakistan. Il a voulu me conduire dans un quartier hindou, de l’autre côté de la ville, quitte à réveiller quelqu’un pour me permettre de lui parler ! Longue course en « rickshaw » dans la nuit, ruelles presque désertes et mal éclairées, ombres frôlant les murs, mosquées fermées, puis des quartiers commerçants grouillant de cette humanité nocturne spéciale à tous les pays, mais encore plus nombreuse en Asie.

L’instituteur hindou que je devais voir était couché. La maison était tranquille. Le poète a frappé à la porte, une, deux, trois fois, puis un enfant s’est mis à pleurer et ensuite un homme est venu ouvrir. C’était l’instituteur ! Il avait l’air surpris et a dû penser à une espèce d’enquête policière. Il n’était pas libre dans ses réponses. La pièce, espèce d’antichambre, était petite. Un rideau cachait un lit dans lequel on remuait. Un enfant a encore pleuré, puis un autre ou le même est sorti de derrière le rideau, l’air effrayé, et peu après la mère l’a suivi !

C’est elle qui a parlé plus facilement. Ce n’était pas la description de la joie de vivre au Pakistan, comme le poète l’aurait voulu, mais la résignation de la femme, de la mère d’une famille très nombreuse qui doit lutter contre le courant et élever sa famille. Son mari n’aurait probablement pas trouvé de place en allant aux Indes. Ici, à Dacca, il était instituteur depuis longtemps. Ils n’avaient pas à se plaindre des Musulmans, mais ils vivaient dans la crainte, car il suffirait d’une étincelle pour que les massacres recommencent. Tous leurs parents étaient aux Indes et étant donné les difficultés et les complications pour obtenir un visa, la séparation était pénible !

Le poète m’a raccompagnée à pied chez moi ; dans la cour de la maison, il m’a encore parlé longuement. Nous nous sommes quittés après minuit.

La rue et la cour étaient désertes, il faisait bon, la maison se dessinait en silhouette noire sur le ciel étoilé. Le poète me disait qu’il ne savait pas la musique ni les notes mais que de temps en temps, il y avait une mélodie qui « dansait dans sa tête », alors de suite il composait des paroles sur l’air qui lui venait comme cela, on ne savait d’où. Il appelait un élève, lui chantait la chanson ; l’élève l’apprenait, la répétait, l’enregistrait sur disque, et ainsi la chanson était née à la vie !

J’ai entendu ainsi chez le poète des chansons d’amour, des chansons de mariage, des chants de mort, des chansons pour tous les sujets que je demandais.

Une des plus belles était celle d’une jeune fille qui chante pour un batelier qui s’avance sur sa barque et dont elle est amoureuse. J’ai revu notre barque, nos bateliers, le grand fleuve, j’ai entendu à nouveau le clapotis de l’eau et j’ai imaginé une jeune fille cachée parmi les arbres de la rive, chantant son amour au batelier, aux arbres, à l’eau et au ciel infini !

Avant de prendre l’avion le lendemain matin aux aurores, un missionnaire mahométan, Mr Muhammad Abdus Samad, un pacifiste, est venu me chercher pour aller prendre le petit déjeuner chez le professeur Shahidullah. C’était un professeur de bengali que je n’avais pas pu voir à l’université. J’avais donné mon adresse à un journal de Dacca qui avait annoncé ma visite, et c’est ainsi que le missionnaire est venu me voir et a failli venir comme délégué du Pakistan à Sevagram. Il a été empêché pour des raisons de famille. Quant au professeur Shahidullah, il avait étudié à la Sorbonne quelques années auparavant et il désirait me voir. Vieux monsieur, petit, portant une espèce de caftan et de longues papillotes, un bonnet musulman sur la tête. Il parlait assez bien français, connaissait le Coran à merveille et à le voir, on aurait dit une apparition sortie d’un vieux livre d’images. C’est ainsi que j’imagine les initiés de La Mecque et de Médine.

Le retour à Calcutta en avion a été intéressant. Je quittais un pays musulman, avec ses coutumes, ses griefs, ses haines, ses amours et ses espoirs, et une heure après je me retrouvais en pays hindou, avec une autre religion, d’autres mœurs, d’autres amours et d’autres espoirs, mais hélas avec les mêmes griefs et les mêmes haines.

Le cœur humain est partout pareil, mais ici le souvenir de Gandhi est récent et les âmes sont sensibles à son message : on n’ose pas rayer d’un trait de plume cette philosophie de non-violence qui a tout de même rendu la liberté à l’Inde. Pauvre liberté de suite compromise par la guerre civile ! La séparation de l’Inde et du Pakistan est une chose d’autant plus triste qu’il s’agit du même peuple, de frères, et que des deux côtés, il y a une grande part de vérité dans les accusations qu’ils se lancent les uns aux autres. C’est justement à cause de cette parcelle de vérité que de part et d’autre, ils se sentent forts et justifient leurs actes50.

Nous connaissons cela et nous faisons tous la guerre pour une vérité, sans nous rendre compte que par ce fait même, nous étouffons cette vérité par un tas de mensonges et de crimes.

*

Circulaire n° 8

Sevagram. Dernière semaine de décembre 49

Seconde partie officielle du congrès.

Sur le lieu près de la hutte de Gandhi51.

C’est vendredi. Le soleil va se coucher bientôt et l’heure de l’assassinat approche. Nous sommes sur un grand terrain carré couvert de gravier. C’est ici que l’on prie tous les soirs avec des formules de toutes les religions principales. Les enfants, les élèves et les travailleurs de l’ashram sont toujours assis en carré par terre, sur des nattes, les jambes croisées. Le soir, nous sommes sous la lune et sous les étoiles et on sent l’esprit de Gandhi. Sa place est toujours là, vide, devant le carré. Un petit coussin par terre et une planche qui lui servait de dossier, appuyée contre deux petits piquets plantés dans le sol. Aujourd’hui vendredi, jour de la mort du maître, tout l’ashram file le coton en silence : les enfants, les jeunes et les vieux, garçons et filles, hommes et femmes. Nous, les délégués, nous sommes assis sur des chaises et formons un groupe sur l’un des côtés du carré. Un autre côté est formé par toute une population debout derrière les fileurs assis, les gens des villages voisins. Le silence est complet. On n’entend que le bruit des rouets. Tous les jours, il y a une demi-heure de filage général, silencieux, mais pas à cette heure-ci. Tout à l’heure, aux prières qui suivront, Manéla Gandhi, un des fils du Mahàtmà, celui qui est en Afrique du Sud, terminera son jeûne de sept jours. C’est sa façon de collaborer à la conférence. Il a jeûné totalement pendant tout le temps de la conférence. Il a tenu le coup venant aux séances et servant à table, presque jusqu’à la fin. Ce matin à quatre heures vingt, il était aux prières devant la maison de son père. Je couche dehors depuis deux nuits, sous les étoiles, tout près de la maison de Gandhi ; j’ai entendu les prières, mais je n’ai pas pensé que c’était vendredi et je ne me suis pas levée.

L’autre jour j’y ai été. Il faisait noir. Les gens étaient arrivés comme moi avec une lanterne, mais nous avions tous baissé la flamme. C’était saisissant.

Tout comme le latin, le sanskrit est une belle langue.

En ce moment le soleil baisse. La maison de Gandhi est ouverte, comme toujours. Tout y est en place, ses livres, ses quelques objets personnels. Son bâton et ses sandales en bois sont près de la porte. À côté de son lit, il y a un petit écriteau : « Quand tu as raison, tu peux te permettre de rester calme et quand tu es dans ton tort, tu ne peux pas te permettre de te mettre en colère » (« When you are in the right, you can afford to keep your temper and when you are in the wrong, you cannot afford to lose it »). G. C. Larimer.

Le soir, comme dans les autres maisonnettes en terre séchée, on dépose une lanterne près de la porte. On voit la lumière à travers les fenêtres sans vitres. Gandhi dormait sous le porche pendant les pluies et à la belle étoile tout le reste du temps. Ses amis dormaient par terre autour de lui. On sent ici quelque chose de spécial, c’est certain, mais que donnera l’avenir ? Enfermera-t-on doctrines et méthodes dans un étau, sans suivre la marche du temps ? C’est ce qui arrive en général.

Ici 250 personnes filent et tissent, travaillent et prient, cultivent la terre et essayent de se suffire complètement sans y arriver encore. C’est un genre de communisme religieux. Il y a des orphelins, des écoliers, des jeunes gens et des jeunes filles qui se préparent à enseigner cette « basic education » voulue par Gandhi, et à travers l’Inde quantité de gens filent et tissent.

31 décembre 1949.

Hier soir après la période de travail silencieux, les prières ont été dites, très touchantes et belles. J’aime ce genre de communion de toutes les religions. Personne ne se sent exclu ni enfermé dans un dogme. Après les prières, les délégués ont défilé devant le président de la session de Sevagram, Rajendra Prasad, président de la Constituante52, et il nous as donné à chacun deux livres par Gandhi (un sur Gandhi qu’il a écrit lui-même) et un béret blanc, tissé et filé à la main, béret qui distingue depuis des années les membres du « Congress », le parti de Gandhi. Dans la rue, partout, on voit ces bérets blancs. Les Anglais pouvaient ainsi facilement repérer les amis de Gandhi. Il n’y avait rien de caché.

Aujourd’hui à midi et pendant tout l’après-midi, nous attendons Nehru, le premier ministre, « sans garde armée ». Sevagram est dans une plaine près de la ville de Warda. Endroit banal, sans beauté. Mais cette grande plaine est attachante, on y sent l’espoir né du désespoir.

3 janvier 1950. Sevagram

Tout est fini. Les délégués sont presque tous partis. On enlève les tentes. La vie reprend ici comme avant la conférence ; les élèves reprennent leur place dans les maisons de terre séchée, sous les vérandas de bambou. On va emporter les tables et les chaises louées pour nous ; tout le monde reprend sa position assise par terre, et quelque chose est mort, est fini, pourvu que cela revive dans nos âmes et dans notre travail ! J’ai dû renoncer à un grand et beau voyage dans le sud pour aller cette fois-ci dans le West Pakistan. Je voulais essayer d’établir des contacts et de l’amitié, comme je l’avais déjà fait pendant plusieurs jours, me demandant si cela en valait la peine, si le jeu en valait la chandelle, si le sacrifice de renoncer au sud n’était pas trop grand pour quelques misérables contacts aléatoires. Pourtant nous disons toujours que ce sont les petites choses qui comptent et qui font la guerre et la paix. Je suis donc restée quand les autres sont partis pour le sud, mais j’avais grande envie de pleurer ! Et puis je n’ai pas été bien et j’ai dû de toute façon prolonger de vingt-quatre heures mon séjour ici, ratant un grand dîner à Delhi, et la réception du gouverneur pour les délégués !

Déception sur déception. J’ai quitté mon dortoir de terre séchée pour laisser la place aux élèves rentrés de vacances, ceux qui se préparent au travail social à la Gandhi dans les villages. Je suis dans la « Guest House », une suite de cellules en terre avec une véranda ouverte. La véranda n’est qu’une toiture très débordante et j’ai une salle de bain indienne. Je me sens comme une lépreuse à Valbonne dans mon petit domaine… J’ai deux portes de sortie, celle de la cellule et celle de la salle de bain, un petit carré dallé avec deux seaux et un trou dans le mur pour l’écoulement ! J’ai un lit de planches et on n’a pas emporté la table et la chaise. À côté de mon lit, une petite fenêtre d’où je vois la maison de Gandhi et d’où j’entends les prières de quatre heures du matin (j’y ai été deux fois). J’entends aussi les oiseaux le soir et le matin, les grillons comme en Italie et les chacals la nuit. Dans un coin de la pièce, j’ai une cruche d’eau bouillie à boire. La cruche a une base ronde et repose sur quelques pierres. Le plancher est en terre battue. Creusés dans le mur, j’ai deux petits placards. On m’a mis des fleurs sur le rebord de la fenêtre et on m’a apporté le petit déjeuner et le repas de midi dans ma chambre. Vingt-quatre heures de repos me donneront des ailes. J’ai été à l’hôpital hier pour une piqûre ; « Kasturba Hospital » est une petite maison tranquille, nommée pour la femme de Gandhi qui est morte en prison. La doctoresse est veuve. Mariée à onze ans, son mari est mort quand elle en avait quinze, avant qu’elle aille avec lui. Selon les coutumes ancien genre, la femme rejoint son mari après la puberté. Elle est donc veuve sans l’être, et selon les coutumes de l’Inde, hors de la vie. Heureusement qu’elle a pu faire des études. L’hôpital genre maternité a vingt-cinq lits et pas d’électricité. On pense l’y installer bientôt, mais Gandhi y était contraire parce qu’il n’y a pas d’électricité dans les autres villages.

Je pars demain pour Delhi et puis on verra. Cela dépend. Peut-être qu’avant de franchir la frontière, j’irai dans l’East Penjab, à la frontière du Pakistan, voir les réfugiés. Evelyn Best, la première personne qui nous a écrit de l’étranger (d’Égypte) après la Deuxième Guerre mondiale est ici. Elle est arrivée pour travailler dans un groupe du « service civil » dans les camps de réfugiés hindous qui ont quitté le Pakistan et qui sont dans l’East Penjab. (Le West Penjab est au Pakistan.) Pierre Cérésole, fondateur du service civil, avait déjà travaillé aux Indes avec Gandhi53. Evelyn Best devait partir hier mais elle est restée à cause de moi. Elle m’offre un grabat sous sa tente dans le camp de réfugiés. Elle a été deux fois notre hôte au Chambon. Elle a préparé avec André les cartes du « Lien par la Prière ». Il est vrai que nous recevons trop, ou en tous cas beaucoup, et cela épuise notre énergie et nos finances ; mais partout dans le monde nous avons des amis, et voilà Evelyn qui surgit au Pakistan juste au moment où j’ai besoin d’elle pour ma santé ! Elle a travaillé en Égypte, en Grèce et en Palestine depuis que son mari est mort à Paris.

Toutes les demi-heures, quelqu’un vient m’offrir ses services et je n’ai besoin de rien. Je me suis levée à onze heures et demie et je suis dans ma cellule. Que de choses se sont passées ici à Sevagram, et je résume.

La séance d’inauguration à notre arrivée, présidée par Rajendra Prasad, a été émouvante. On a appelé les délégués un à un ; une parente de Gandhi nous a mis la poudre de bois de santal sur le front et nous a donné un écheveau de coton filé dans l’ashram.

La veille de Noël, le soir, nous étions tous dans la salle à manger où un haut-parleur nous a transmis le discours de Rajendra Prasad. Il parlait dans la hutte de Gandhi. Il donnait au monde un message de paix pour Noël. Après cela s’est déroulée dans l’étable la scène de la nativité de Bethlehem. Les acteurs étaient du cru, les costumes aussi, la nuit était chaude et étoilée : on se sentait transporté à 1949 ans en arrière. En rentrant dans nos huttes, nous avons vu les enfants de l’ashram autour d’un arbre de Noël. Un arbre était planté dans le sol, à la belle étoile, avec des flocons d’ouate (!) et des lumignons par terre, sous les branches ! Quelques fruits pendaient à l’arbre et les enfants poussaient des cris de joie !

Le dernier soir de l’année, les enfants de l’ashram ont dansé au clair de lune. Malgré ma grande fatigue (la veille les séances avaient fini après minuit), je suis restée avec eux et j’ai dansé avec eux sur cette terre d’Asie, immense plaine triste et grandiose, sous une lune immense et lumineuse. À minuit il y a eu des prières. Nous étions assis par terre dans la salle à manger, puis on nous a donné des sucreries et l’année 1950 a commencé, cinq heures et demie avant la vôtre et onze heures et demie avant celle de Nelly54. J’étais en 1950 et vous en 1949. On comprend mieux ainsi la relativité du temps. Je pense beaucoup à l’au-delà, à la vie, à la mort. Ici la vie et la mort sont presque la même chose. La mort n’est qu’une autre vie, comme on change d’habit, et cela enlève à la mort toute son horreur.

Nous avons eu une réception dans le village de Sevagram. Les villageois avaient travaillé toute la nuit ! À l’entrée du village nous avons été reçus en musique et tout le long de la route, par terre, il y avait des dessins de bienvenue. Ici aux Indes, quand on reçoit des amis, on dessine sur le sol des rosaces ou d’autres motifs en blanc ou en couleur, avec des poudres ou des couleurs liquides qui sèchent vite55. C’est ravissant. Quand on le fait avec des liquides, on a un tampon imbibé de couleur dans la main ; on presse le tampon pour faire couler le liquide le long du doigt qui dessine directement sur le plancher. Ceux qui emploient des poudres font tomber la poudre entre le pouce et l’index et dessinent avec une rapidité extraordinaire, sans mesures ni modèles. C’est un art spécial. Souvent on se sert de poudre ou d’eau de riz pour les dessins blancs. Ceux qui ne sont pas artistes emploient des pochoirs56. Sur la place du village, sous un grand arbre, il y avait une espèce d’autel avec la photo de Gandhi. Nous avons entendu des discours, des chants, reçu des fruits, des sucreries. Sur l’enveloppe individuelle qui contenait des souvenirs il y avait écrit : « Take this humble sweet offering and speak sweet » (« Prenez cette humble et douce offrande et parlez avec douceur »). Nous avons reçu des fleurs, de la fumée d’encens, des regards ardents et de l’amitié.

Grâce à Gandhi, le village a une école maternelle, une école primaire, un dispensaire et un hôpital. C’est là que Mira Behn dont je vous ai parlé, qui s’occupe maintenant des vaches dans le nord, a commencé son travail. Gandhi était tout près, à Warda, et elle lui a demandé de se rapprocher d’elle après deux ans et demi de solitude. Il a répondu à son appel et Sevagram a été fondé ! Mr Jamnalal Bajaj, un riche ami de Gandhi, avait mis à sa disposition toute sa fortune ainsi que les terres qu’il possédait à Warda et à Sevagram.

La réception dans ce pauvre village a été extraordinaire. Nous étions un groupe important de personnes venant des quatre coins du monde, reçus par ces « grands seigneurs » drapés dans leurs châles, leurs saris et leurs haillons. Les parias d’hier étaient devenus aujourd’hui les amis de Gandhi lui-même et donc aussi les amis de tous ses amis.

Le 31 décembre, Nehru est venu nous voir. Ses policiers sont restés bien en dehors de l’ashram. Il est venu seul, en auto. Tout d’abord il est allé se recueillir dans la maison de Gandhi. Puis il a dîné avec nous et a écouté des discours de certains délégués. Ensuite il a parlé franchement, calmement. Il a expliqué qu’il n’est pas pacifiste puisqu’il a accepté d’être premier ministre, mais il croit à la philosophie de Gandhi et il espère en l’avenir. La non-violence a abouti au départ des Anglais mais ne peut pas se généraliser en philosophie pour tout le pays.

La grande réunion de Warda

Après le thé nous sommes allés à Warda où plus de vingt-mille personnes attendaient Nehru et les délégués. Nous étions sur une terrasse, devant la foule, un collier de fleurs autour du cou, du bois de santal et des grains de riz sur le front comme à chaque réception, et on nous a donné à chacun le plus simple des appareils pour filer le coton.

La foule devant nous était venue de loin, des villages environnants. Elle était houleuse et bariolée. L’événement était important. Nehru allait leur parler, ainsi que quelques-uns des délégués du World Pacifist Meeting venus de tous les coins du monde. Derrière la foule entassée sur la place, on voyait des charrettes aux vives couleurs attelées à des buffles noirs qui, eux, faisaient tache. Leurs couvertures étaient colorées et l’emplacement pour la bosse était d’une autre couleur. La foule accroupie par terre écoutait, silencieuse, mais deux fois elle a été soulevée d’enthousiasme ; elle s’est dressée et a ondulé comme les blés au vent. Une fois c’était le train qui passait, chose rare pour les habitants des villages, et la seconde fois c’était Nehru qui partait avant la fin de la cérémonie.

Avant de rentrer chez nous, comme partout, nous avons été assaillis par ceux qui sont avides d’autographes ! Je n’oublierai jamais les mendiants de l’Inde et les fanatiques d’autographes qui nous barraient la route et qu’on ne pouvait éloigner.

La réunion de Magpur

Le lendemain, premier janvier 1950, grande réception avec Nehru et le gouverneur des « Central Provinces » à Magpur, mais j’ai choisi la réception plus modeste à Warda, pour voir le travail de Gandhi. Visite au musée de Gandhi, au centre technique où se préparent les travailleurs qui se destinent au travail des villages à travers l’Inde. Préparation du riz, du savon, de l’huile, du papier, poterie, etc., etc. Le travail du potier est remarquable ! La roue même sur laquelle il travaille est en terre sèche et il lui donne son élan sans machine, avec un bâton ! J’ai vu faire du gaz d’éclairage avec de la bouse de vache, sans que la substance utile à l’engrais soit altérée, donc double emploi. Gandhi a été un génie qui a suscité mille idées autour de lui. Cela va pour un pays pauvre comme l’Inde qui doit se former, mais comment appliquer ces méthodes à une vieille civilisation telle que la nôtre, sans recommencer à marcher à quatre pattes, comme disait Voltaire ? Pourtant les guerres viennent du capitalisme57, des machines et des grandes centralisations.

Dans une école-ashram de jeunes filles, nous avons mangé par terre, au milieu des fleurs, des dessins et de l’encens. Nous avons visité un centre d’amélioration des vaches et une léproserie. Le vieillard qui a obligé Gandhi à ouvrir cette maison est encore là, et les lépreux réhabilités, soignés et mis au travail, ont une vie plus normale. Que de misère ! On compte un lépreux sur mille habitants et une forte proportion en est ici dans les « Central Provinces » où il y en a un sur cent !

Après le thé, nous avons eu une séance publique en plein air sur une place de la ville. J’étais un des orateurs. Il y en avait trois. J’ai choisi de parler en deuxième place, sans papier cette fois-ci ! J’ai parlé de l’Italie, de la France et de l’Inde d’une façon humoristique ; tout le monde riait… on a tapé des mains quand j’ai parlé de Gandhi. Il y avait plusieurs milliers de personnes ; la nuit tombait, le haut-parleur marchait bien, j’étais pleine de tristesse car Roser et le groupe du Sud allaient partir de suite après sans moi, et du coup, comme souvent quand je suis triste et fatiguée, j’ai amusé mon monde.

Après la séance, nous avons été assaillis plus que d’habitude par les collectionneurs d’autographes et nos organisateurs ont dû les chasser brutalement. Un d’eux m’a lancé encore un carnet dans l’autobus. Il y avait mis son nom et son adresse et j’ai pu le lui renvoyer ! Le soir avant aussi, après le départ de Nehru, nous avions été entourés par la foule qui s’était pressée contre nous. On se sentait comme dans un métro à midi, ou le soir à la sortie du bureau, mais au lieu d’être entouré comme à Paris par une foule anonyme, superficielle, aux yeux fuyants, les yeux de ces gens vous mangeaient du regard et vous pénétraient jusqu’au fond de l’âme. Nous étions des pacifistes, des amis de Gandhi, des gens qui allaient « changer le monde », qui venaient de pays lointains et mystérieux ! Pauvres de nous ! Que faire devant la misère humaine et devant notre propre misère ? Leurs aspirations et leurs fois tranquilles (j’ai mis un pluriel exprès, car toutes les fois mènent à Dieu) m’ont tellement bouleversée que j’en ai parlé longuement avec Roser58. Oui, nous vivons d’une façon trop superficielle, il faudra mieux étudier le christianisme et même les autres religions pour devenir plus chrétiens. Le christianisme est magnifique, mais la chrétienté s’est trompée, et beaucoup de mal a été fait et se fait tous les jours au nom du Christ. En pleine conférence, un Musulman a annoncé que différents groupes chrétiens s’entendent moins bien entre eux qu’avec les Musulmans ou les Hindous !

Pour les gens d’ici, missionnaires ou colonisateurs se valent. Les uns précèdent les autres. Les problèmes de l’Afrique du Sud ont été discutés, car Michel Scott, le grand apôtre de l’Afrique du Sud, est ici avec nous. C’est affreux. Il faudra agir dès notre retour chez nous. Nous sommes tous responsables. J’ai demandé un rapport écrit à Scott. Il est aujourd’hui à Nagpur pour rencontrer Dr. W. A. Visser T’Hooft et pour alerter le Conseil Œcuménique.

Hier, dans un village de quatre mille habitants, le village de Pausnar pas loin d’ici, un jeune Hindou découvrant que Michel Scott, l’ami des noirs et des Hindous d’Afrique de Sud, était dans notre groupe, a ouvert les yeux et la bouche comme en extase. Il le connaissait de nom, mais de le voir dans son village perdu dans les plantations de coton (on ramasse le coton maintenant) l’a complètement saisi. Je lui ai demandé s’il voulait parler à Mr Scott, il m’a dit « non » et il a avancé un peu, pour le regarder encore au-delà du tournant. J’aurais dû le dire à Mr Scott. Je le lui écrirai. Scott n’est pas marié : il a fait de la prison pour la cause, mais ce regard et un grand « merci » devraient le récompenser de bien des luttes.

C’est dans le village de Pannar que le Guru (saint) Vinoba Bhave, l’ami de Gandhi, a commencé la campagne de non-collaboration au moment de la guerre de 39. J’ai vu le piquet de bois qui marque l’endroit. À cause de cette campagne de non-violence, l’Angleterre n’a pu se servir que d’une armée indienne volontaire et n’a pas pu faire de levée en masse d’hommes. Le service militaire obligatoire n’a pas pu être organisé aux Indes. D’ailleurs il n’y a pas d’état civil. Comment savoir l’âge des gens ? Il faudrait y aller au petit bonheur. Ils vivent à leur manière et ne veulent pas se soumettre aux idées de l’Occident. Un homme répondait à quelqu’un qui demandait son âge : « Entre vingt-cinq et cinquante ans » ! Ce sont des choses qui rendent l’Inde charmante et insaisissable.

Avant d’aller à Pausnar, nous avons été voir le guru Vinoba Bhave chez lui, dans son ashram Param Dham Ashram, au bord du fleuve Dham. Il est descendu de sa chambre, à moitié nu comme Gandhi ; il a pris du petit lait devant nous, accroupi par terre, pendant que Scott lui parlait de l’Afrique du Sud. Je l’ai regardé avec intensité espérant qu’il comprendrait que je voulais lui parler, mais il n’a pas compris. C’est le malheur des groupes. Des visites comme celles-là devraient être individuelles. Cet homme me semble être un vrai saint. Gandhi lui demandait conseil quand il était dans l’embarras. J’ai pensé au livre L’ermite. Que cette Inde est intéressante ! Des cendres de Gandhi ont aussi été jetées dans le fleuve en face de l’ashram de Vinoba Bhave. L’endroit est marqué par un petit monument. La vie continue et à côté du monument, des femmes lavaient leur linge. Le Dham est un grand fleuve plein de curieux rochers cubiques qui disparaissent sous l’eau pendant la saison des pluies. Dans le village à côté dont j’ai parlé, nous avons fait cinq ou six visites, finissant par le maire qui nous a offert des fruits, du café, de la laine, des graines genre anis et d’autres épices. Les curieux de la rue nous ont suivis et ont bénéficié de la même hospitalité. Un caméléon se promenait sur un buisson. Les maisons sont en terre séchée avec d’énormes vérandas où la famille vit en plein air. Les bébés sont placés dans une balançoire rudimentaire qui fait berceau : deux cordes pendent du plafond et un morceau de tissu est attaché d’un côté à une des cordes et de l’autre à l’autre, formant cabas. L’enfant est fourré là-dedans et il faut le savoir pour le voir. Il y en a qui sont habillés et transpirent à grosses gouttes ; d’autres sont tout nus et risquent de prendre froid en sortant de là. Beaucoup d’enfants n’ont que des bracelets aux bras et aux pieds en guise de vêtement ! Quelquefois, une chaîne ou un cordon autour de la taille. Les femmes portent des bagues aussi aux doigts de pied ; mais dans l’entourage de Gandhi, il n’y a que des bracelets et peu de bijoux.

Hier soir nous avons assisté à un mariage simple et joli dans l’ashram. Les rites étaient les mêmes qu’à Calcutta, au grand mariage, mais ici les trois jours de cérémonies étaient télescopés en une heure et demie, au milieu de la foule simple de l’ashram et des garçons et filles des écoles de Gandhi… Le feu, le riz, les fleurs, tout y était, mais quelle simplicité ! Comment les critiquer d’offrir à Dieu feu, fleurs, riz, encens et fruits, puisqu’ils en font autant pour leur hôtes et leurs amis ?

Quand les simples vêtements de la mariée ont été apportés, cinq femmes mariées devaient les toucher. Ce sont les vêtements que la mariée donne au mari et qu’elle portera plus tard. Chez les riches, cela a une valeur de dot. J’ai été l’une de ces cinq femmes. J’ai touché le pauvre tissu en coton filé et tissé à la maison et j’ai salué comme on le fait ici, en joignant les mains. Les Mahométans, eux, saluent en se touchant le front de la main droite. Pas de « handshakes » ici. On ne se touche jamais, même pas en dansant. La jeune fille tourne autour de son cavalier, on s’entrecroise mais on ne se touche pas.

Dans l’ashram où nous avons mangé le jour de l’an, j’ai assisté à une danse merveilleuse de jeunes filles, chacune avec une assiette en cuivre (on mange toujours dans ces assiettes), contenant des fleurs et un petit bol avec de l’huile où flottait une mèche allumée. La danse représentait l’offrande du temple.

Pendant les danses, une autre jeune fille dessinait par terre avec des poudres de couleur. Des fleurs et des dessins géométriques apparaissaient sous ses mains habiles et elle écrivait aussi « Happy New Year ». Pour manger, assis par terre contre les murs avec une petite table haute de deux centimètres devant nous, les jeunes filles nous servaient plusieurs à la fois, en « file indienne » ; elles apportaient les plats en dansant. Elles avaient toutes des saris blancs à bordures bleues, uniforme de l’école. C’était charmant. Dans une coupe de cuivre brûlaient sept flammes chancelantes. Des pots de terre cuite, mis les uns sur les autres avec des garnitures de feuilles vertes entre chaque pot, formaient des centres non de table, mais de chambre. En mangeant par terre, tout le plancher est une jolie table et on y circule pieds nus.

Ce pays est très attachant et si je n’étais pas épouse et mère, je crois que j’y resterais volontiers pour y travailler quelques années – mais je suis épouse et mère et il n’en est pas question.

*

Circulaire n° 9

7 janvier 1950. Bâtiment de la « All India Radio » à New Delhi

Mes chéris,

Il est huit heures du soir. Je sors d’une « function », comme on dit ici, où j’ai parlé. Une auto de la « radio » est venue me chercher pour me mettre devant le micro.

Il s’agit de la « All India Radio », une affaire d’État, et mon discours a suivi immédiatement le journal parlé. Pendant toute cette semaine-là, un délégué a parlé chaque soir et les gens de la radio ne voulaient rien de personnel. Selon eux, l’école Cévenole et la Réconciliation étaient des choses personnelles. Ils voulaient mutiler mon discours. Je me suis défendue comme j’ai pu disant que je ne pouvais pas parler du travail en France sans expliquer le « Collège Cévenol » et la « Réconciliation ». Ils voulaient que j’en parle en disant : « Il y a une école, il y a un mouvement pacifiste ». Finalement nous avons cédé des deux côtés et nous nous sommes mis d’accord.

Le West Pakistan

11 janvier 1950, lettre écrite à Amritsar, près de la frontière du West Pakistan.

Je suis dans le nord, dans « L’East Pakistan », et demain matin je passerai la frontière en auto et serai de nouveau en pays musulman. Je suis dans le « rest house » du gouvernement où viennent dormir les membres du gouvernement de passage ici. J’ai une immense chambre à cinq portes et deux fenêtres, et une salle de bain indienne, avec une « commode » comme ils disent ici. Il s’agit d’une « chaise percée », ni plus ni moins. La maison est vide en ce moment J’ai presque peur ! Il y a d’immenses salons pour les réunions du gouvernement. En arrivant, j’étais seule et cinq ou six policiers, domestiques, « social workers » étaient à mes ordres. Un d’eux a attrapé mon « bedding » (rouleau avec la literie) pour faire mon lit, mais il s’est finalement décidé à partir quand il m’a vu souffler pendant une demi-heure dans mon matelas pneumatique.

Je suis depuis huit heures du soir avec Miss Mridula Sarabhai, une maîtresse femme que j’ai rencontrée à Bombay en allant aux « Elephant Caves59 ». C’est une femme extraordinaire. Elle n’est pas pacifiste mais elle a lutté pendant des années avec Gandhi comme membre du « Congress », et elle a été arrêtée huit fois en faisant en tout plus de quatre ans de prison très dure. Une fois, elle a même trouvé le moyen d’envoyer un message à Gandhi pendant que tous deux étaient en prison. Gandhi ne voulait rien faire en cachette et en sortant de prison, il lui a demandé si elle voulait le corrompre ! Elle organisait la résistance (underground) et maintenant elle habite Delhi à la Constitution House, une maison bâtie par les Américains et qui a servi aux membres de la Constituante venant à Delhi pour les assemblées. Ce sont des bâtiments bas, genre casernes élégantes. J’y ai dormi la nuit du huit, pour partir le matin du neuf avec « Benji », comme on appelle Miss Sarabhai : Ben, sœur et Ji = forme de respect. On l’appelle aussi « ji » tout court. Elle est petite, forte, les cheveux coupés, l’air homme (le costume des femmes en culottes du Penjab est musulman) et elle fait remuer comme des toupies des quantités d’hommes qui disent ne pas pouvoir la suivre dans son activité farouche. Elle les tue de travail partout où elle va, et elle continue à travailler ainsi de ville en ville, jour et nuit. Elle est chef de quatre départements pour tout ce qui concerne les « abducted women », c’est-à-dire les femmes volées aux Hindous par les Musulmans et vice versa ! Mais je vous en parlerai dans la prochaine circulaire.

Avant de continuer le récit du Pakistan de l’Ouest, voilà encore des descriptions de Delhi :

Arrivée avec vingt-quatre heures de retard, j’ai été d’autant plus triste d’avoir manqué la réception chez le gouverneur que Nehru y était présent. Dès l’arrivée, j’ai été à l’hôpital voir un docteur, Shanti Gosh (Shanti = paix), médecin qui m’avait attendue le soir avant pour le dîner. C’est elle et son mari qui étaient les hôtes. Elle m’a présentée à une collègue, Alice Thomas, qui était dans la salle d’opération et qui avait son « sari » accroché à l’épaule par une épingle représentant la tour Eiffel ! Elle aime beaucoup Paris et m’a donné deux variétés de pilules et de bons conseils. C’est tout à fait différent de circuler dans les hôpitaux pour examiner la souffrance des autres, ou pour demander conseil pour soi-même. Il faut que je me nourrisse plus… Évidemment à Sevagram, les choses de l’esprit prennent une si grande place que l’on oublie le boire et le manger ! J’ai vu à l’hôpital un bébé qui venait de naître et qui avait un bras gauche atrophié s’arrêtant avant le coude et finissant avec un seul doigt ! Quelle horreur ! C’était une fillette bien portante.

Après cela, repas « non-végétarien » à cause des conseils du docteur, avec Evelyn Best et Dr. Kora, la japonaise ; puis nous sommes allés à une réunion organisée par la congrégation d’« Aurobindo » où il y avait un thé. Le ministre de la radio et celui du ravitaillement y étaient aussi ainsi qu’une foule populaire dans une salle populaire, dans un quartier populaire genre Aubervilliers asiatique ! Discours, chants, danses, prières, etc. Quand on a su que j’étais française, on m’a demandé de parler. À Pondichéry, Aurobindo est considéré comme une incarnation de Dieu et on ne le voit que deux fois par an. C’est la « mère » de l’ashram qui reçoit depuis plus de vingt ans je crois. Elle est française. Il s’agit de Mme Richard, femme du professeur Paul Richard. Elle a laissé rentrer son mari seul en France (il est mort maintenant) et elle est restée avec Aurobindo60. J’ai donc parlé, les gens « se tordaient de rire ». J’ai fini en leur disant que je leur confiais un secret, que mon mari avait très peur de me voir partir à cause du précédent de Mme Richard, et qu’il m’avait demandé de rentrer en France même si je trouvais sur mon chemin un grand saint qui veuille me retenir ! (Voici la coupure du journal qui parle de ce discours !)

Le soir tard, je suis arrivée chez mes hôtes, les Singh, une famille Sikh. Tous les hommes ont les cheveux longs et un turban. Il y a dix enfants, une « joint family » ! Grande baraque extraordinaire, avec des domestiques qui ne nettoient jamais, mais tous ont le cœur sur la main ! Une des jeunes femmes va accoucher un de ces jours et reçoit « à tire-larigot » !

Le 6 janvier, j’ai vu le Fort Rouge et la Mosquée, la grande mosquée contenant un poil de la barbe rousse de Mahomet et sa savate. J’ai aussi rencontré une Française mariée à un Indien, élève en 1901 de la pension Reboul à St-Quentin et camarade de Madeleine de St-Affrique, ma belle-sœur (Mme Eugène Trocmé) ! Étant jeune fille, elle s’appelait Maud d’Auquier et elle fait bien saluer Madeleine ! Que le monde est petit ! J’ai aussi rencontré un Danois, un « sadhu » à robe rouge qui depuis vingt ans vit dans l’Himalaya et qui en descend une fois par an. Il était venu à Delhi pour voir les délégués et il est grand ami de Lisette Herbert ! Que le monde est microscopique !! Le même jour j’ai été à la réception de la secte religieuse des « Joines » qui avaient fait monter une énorme tente devant leur petit temple avec des tables et des domestiques qui offraient fruits, pommes de terre frites, noix et noisettes. Rediscours des « Joines » et de nous (voyez l’article dans le journal). Le soir, dîner dans un club sportif (National Club, Queen’s Garden) avec des gens du « Congress » comme le maire de Delhi Dr. Wudhivir Singh, portant comme Nehru et les autres le béret blanc de Gandhi (« Gandhi cap »), et le « deputy commissioner » à turban, Mr Rameshwar Wayal, qui m’a dit : « Vous faites un très bon travail en allant au Pakistan. C’est ce qu’il fallait faire ! » Cela m’a un peu consolée de ne pas être allée dans le Sud ! Vous voyez une autorité française dire cela en parlant d’un voyage en Allemagne au moment d’une demi-guerre ? Le délégué chinois m’a dit : « Nous, nous parlons, et vous, vous agissez ! » Oui, mais je pense souvent au Sud, et je le regrette si souvent !

Le 7 janvier, ouverture du Congrès pour la Bonne Entente de toutes les religions, ouvert par la femme ministre de la santé, ex-secrétaire de Gandhi. J’ai dit quelques mots et le soir, réunion à la « Constitution House », avec le thé offert par Mrs Nehru, cousine du premier ministre. J’ai dit quelques mots banals, puis assise à ma place, et non plus debout comme une vedette, j’ai raconté mes aventures avec le policier d’Agra qui m’avait offert l’hospitalité, et ma rencontre à Calcutta avec l’automobiliste complaisant ! Cela a beaucoup plu ! J’ai été enlevée de là par l’auto de la station de radio et là, pour la première fois, non pas devant un disque mais en direct, j’ai parlé à toutes les radios de l’Inde. C’est beaucoup plus impressionnant que par disque. (À propos, le 8 décembre, en Norvège, la femme du délégué norvégien, Mrs Lund, a entendu mon discours destiné à l’Europe : elle a dit que ma voix était très claire et très nette. Et vous n’avez rien entendu, mes chéris !)

Le 8, dimanche, grande tente dressée, comme tous les dimanches, dans la cour de mes hôtes et grande réunion religieuse interconfessionnelle, présidée par un prédicateur Sikh, assis sur une table, un lecteur-chanteur à côté de lui. Il a prêché l’égalité de toutes les religions devant un public multicolore accroupi par terre, qui augmentait de minute en minute : cela a duré presque deux heures.

À une heure j’ai déjeuné chez les Quakers qui m’ont donné de la viande car mes hôtes sont végétariens, et la veille, les Quakers m’avaient invitée au petit déjeuner pour me donner des œufs (travail d’Evelyn Best !).

L’après-midi, je suis allée en auto au camp de réfugiés de Faridabad, à dix-sept « miles » de Delhi. Evelyn y est restée. Elle s’est engagée à y travailler gratuitement pour le « Service Civil » dix-huit mois, ainsi qu’un Allemand et trois Russes qui arriveront en février ! Je dois en parler au « Service Civil » à Londres et à Paris.

Avec Evelyn, nous avions été la veille le long du fleuve Jumna, voir l’endroit où l’on incinère les morts. Plusieurs bûchers étaient en route. L’un d’eux était celui d’une jeune maman de vingt-cinq ans, laissant deux enfants de trois et de sept ans. Le père nous a raconté l’histoire et nous a dit qu’elle retournerait dans les cinq éléments, et que le lundi (c’était samedi soir), il reviendrait prendre les cendres et les os refroidis pour les jeter dans le Jumna, non à Delhi mais dans son pays natal. Les femmes n’assistaient pas à la cérémonie, et ces quelques hommes nous ont donné ces explications calmement, acceptant la chose et croyant dans une vie meilleure !

Le lundi matin, 9 janvier, départ en avion avec « Mridula » pour le Pakistan de l’Ouest.

L’avion, après Naritsar, allait au Cachemire et il y faisait mauvais, donc départ retardé ! Alors nous avons commandé du café et des œufs, mais avant l’arrivée de notre plateau, départ immédiat ! Vol calme et agréable. J’ai vu New Delhi d’en haut, avec un essai d’enfilades à la parisienne mais plutôt genre Washington, plus modestes, puis la chaîne de l’Himalaya sortant de la brume, la neige étincelante au soleil au bout d’une grande plaine, se terminant tout à coup par les montagnes. Ensuite, arrivée à Amritsar où une auto nous attendait et où j’ai vu deux petits paniers préparés pour deux nourrissons. Les enfants abandonnés par les femmes récupérées chez les Musulmans sont envoyés en avion à Delhi, deux à la fois. De là ils prennent un autre avion pour Adelhabad où ils sont placés dans l’ex-maison de Nehru devenue hôpital à la mémoire de sa femme. C’est la contribution de la compagnie d’aviation à ce travail immense pour les femmes dérobées. Les employés des avions donnent les biberons et suivent les indications qu’ils reçoivent. Une heure et demie de vol entre Amritsar et Delhi ! Pauvre humanité, pauvres bébés et pauvres femmes ! Il y a deux ans que la chose est arrivée et beaucoup de femmes ne sont pas encore rentrées. 13 000 ont été rendues aux Musulmans et seulement 7 000 sont revenues chez les Hindous ! C’est un travail délicat et difficile et je vous en parlerai la prochaine fois.

*

Circulaire n° 10

La Frontière du Pakistan n’est pas une frontière pour rire

Amritsar, midi ! – Pas la peine de me faire réveiller à six heures et demie, car arrivée en auto à la frontière, il me manquait un papier ! J’avais ce qu’il fallait pour aller au Pakistan en avion, mais par route il fallait un permis de plus. Miss Sarabhai est donc partie pour le Pakistan, promettant de m’envoyer une auto à la frontière pour deux heures de l’après-midi, et un vieux policier sikh avec turban m’a conduite à Amritsar ! Course à pied dans le « no man’s land », puis de nouveau passage de la frontière (j’étais arrivée jusqu’au poste de police), puis autobus branlant pendant une heure. Trois femmes seulement, dont une voilée et beaucoup d’hommes très intéressés aux aventures de la « memsahib » (ou femme de l’homme blanc). Le policier m’a conduite au bureau de police à Amritsar. J’ai eu les papiers en question en quelques minutes. J’ai vu les bureaux en plein air, quantité de tables avec des plumes qui n’écrivaient pas, des encriers sans encre, des taches partout, toute la splendeur de la bureaucratie, mais sous un soleil nordique (façon de dire !) avec un va-et-vient continuel de gens aux habits et aux turbans bariolés, en face d’une fontaine où les gens se lavaient, se mouchaient, buvaient. On se mouche ici en serrant le nez juste assez pour diriger le jet, comme un crachat. C’est très efficace. Les gens chics ont un mouchoir pour s’essuyer après, les autres se lavent la main ou la frottent contre leurs vêtements. Cela vous dégoûte ? Eh bien, sachez mes amis qu’ici, ce sont les Indiens qui sont dégoûtés par nous, car ils trouvent que nos mouchoirs sont des saletés et que ce qui sort du nez n’est pas assez propre pour le transporter dans sa poche ! C’est vrai au fond, c’est un autre point de vue !

Nos bains aussi les dégoûtent, car nous trempons dans l’eau que nous avons salie, tandis qu’eux se lavent dans l’eau courante ou avec de l’eau courante. Ce qui les dégoûte le plus, c’est le papier hygiénique. Eux se lavent chaque fois qu’ils vont au cabinet, avec la main gauche, et c’est pour cela qu’ils mangent seulement avec la main droite. Ils sont aussi scandalisés que nous prenions notre petit déjeuner le matin sans nous baigner et que nous, les femmes, nous ne nous lavions pas les cheveux deux à trois fois par semaine, que nous ne nous déchaussions pas en entrant dans les maisons et surtout dans les cuisines.

Mais revenons à ma police. J’ai vu amener trois voleurs enchaînés, car le tribunal était en face ; il y a deux cellules derrière un grand grillage, une pour les hommes, l’autre pour les femmes ; les malheureux y attendent leur tour et regardent passer le public comme le font les animaux du zoo. C’est comme une petite récréation, une sortie de la prison sans panier à salade. Les policiers parlent aux prisonniers, le soleil luit, les marchands font de la friture et offrent des fruits et des légumes ; les avocats et les clercs sont assis en plein air sur des tables couvertes d’un tapis et attendent les clients. Ils ont devant eux de tout petits pupitres et parfois les tables ont des dossiers d’un côté et les avocats s’y appuient ! Il y a beaucoup de vols et de meurtres dans ce pays, et les voyages sont parfois dangereux, même en chemin de fer.

Revenons maintenant au Pakistan.

Quand j’ai eu mon papier en poche, nouvelle course à travers la ville. Il était midi et quart et j’étais à jeûn ! J’ai donc mangé dans l’hôtel où Miss Sarabhai m’avait offert à dîner le soir avant. Hôtel simple et très sale, mais à ma grande surprise, cela a coûté quatre roupies et demie ! Quelle tuile ! On a eu beau dire que j’étais hôte du gouvernement, j’ai dû payer rubis sur l’ongle ! Après cela, course folle dans un autobus bondé d’hommes, de femmes et d’enfants, puis course à pied dans le « no man’s land », et finalement arrivée au bureau de police avec un jeune blanc sympa à la chemise et la figure américaines ! L’auto de la police m’attendait pour me conduire à Lahore. Les deux policiers riaient car je les amusais et l’un d’eux m’a dit que j’étais « a jolly fellow » ! À Lahore, ils ont pris mes bagages, m’ont fait faire mes inscriptions d’étrangère et m’ont amenée chez Melle Sarabhai qui était en conférence avec des autorités dont j’ai pris le n° de téléphone pour les avertir de mon adresse.

J’étais donc à Lahore ! La frontière n’avait pas été facile à passer.

13 janvier 1950. Lahore. – J’écris dans l’auto de la police. Je ne suis pas dans une famille musulmane comme c’était entendu, mais bel et bien à Kimaird61 College, un collège chrétien dans le sens anglais du mot. Miss McNair est aux Indes depuis trente ans et dirige ce collège depuis vingt ans. Elle est très anglaise, très comme il faut, et dès que j’ai su que j’allais habiter dans ce collège, j’ai écrit à Miss Sarabhai, j’ai téléphoné à la police et j’ai été prise d’un cafard monstre malgré le joli appartement qui m’avait été destiné (chambre à coucher, salon et grande salle de bain !). Ce n’était pas pour cela que j’avais renoncé à aller dans le Sud62 !

Ce matin, prières et puis discours de Miss Fraser, anglaise, membre du Conseil œcuménique !! Elle revient de la réunion à Bangkok (Siam). Visser T’Hooft y était aussi. Il était à Nagpur l’autre jour, mais je suis restée à Warda. Elle a parlé de la jeunesse en Europe, de la Cimade, d’Agape en long et en large, et pas un mot du Chambon ni du Service Civil ! Après la réunion je le lui ai dit. C’était très drôle d’entendre parler de la France et de l’Italie par une Anglaise qui très probablement ne sait ni le français ni l’italien, qui voit les choses à travers les yeux d’une Anglaise, d’une demoiselle, et qui entend avec les oreilles du Conseil Œcuménique !! Un coup de téléphone de police du Pakistan m’a heureusement sauvée en m’annonçant une auto pour m’amener chez Mr H. A. Majid, « Chief Secretary » pour lequel j’avais une lettre de recommandation de Mr S. A. Rahman, First Secretary du Pakistan, High Commissioner in India à New Delhi !

J’étais donc fortement recommandée. Mr Razvi, un des chefs de la police à Lahore, m’a téléphoné ce matin ; il me promet une auto et des visites intéressantes chez les Musulmans et dans des milieux de tous genres. Je lui avais dit que j’aurais pu tout aussi bien aller à Londres, si je devais rester à Kimaird College !!

Miss Sarabhai part ce soir pour Dehli et vient de m’inviter à déjeuner, car à Kimaird on mange à midi et il est midi et demi ! À midi, j’aurais pu déjeuner avec les élèves, mais le soir les professeurs mangent ensemble, grand luxe comparativement à l’école Cévenole. Cuisine anglaise et conversations anglaises, demoiselles anglaises en majorité. Elles ne s’intéressent pas assez à ce qui se passe au Pakistan et aux Indes surtout par rapport aux femmes détenues des deux côtés. Ne nous enfermons pas, ni dans notre religion, ni dans notre pays, ni dans n’importe quelle tour d’ivoire ! Voyons les problèmes où ils sont et tels qu’ils sont. Pour nous, les problèmes principaux sont le colonialisme et le communisme. Regardons-les en face.

Kimaird College est splendide. Maisons, jardins magnifiques avec roses et cyprès, les premiers que je vois aux Indes, classes et bibliothèques splendides. Un seul bâtiment suffirait à faire tourner de l’œil tout le Collège Cévenol ! Il y avait trois cents élèves avant la séparation de l’Inde et du Pakistan et maintenant, il n’y en a plus que cent-cinquante. Plus d’élèves hindoues, plus de Sikhs ; vingt-cinq pour cent des jeunes filles sont chrétiennes et les autres sont des Musulmanes qui assistent aux rites chrétiens. J’ai demandé si c’était par besoin religieux ou pour apprendre à connaître la religion chrétienne, et Miss McNair m’a répondu que c’était la « coutume » de St-François d’Assise : je m’en suis aperçue en voyant comment était disposé le texte, tant la traduction était « à l’anglaise » et tant le lieu différait de St-Damien63.

Gardons les yeux ouverts sur le monde, sur la vie dans le vrai sens du mot et sur les autres religions, les autres pays et les autres partis politiques. J’étouffe à Kimaird simplement parce que cela manque d’air, malgré les grands jardins, les grandes fenêtres et les ventilateurs électriques ! Attention au Collège Cévenol ! Même dans des baraques, même dans des granges on peut fermer les yeux et ne plus voir qu’un coin de monde.

À mon arrivée hier, Miss McNair a regardé mes sandales ! Pauvres sandales, jadis blanches, que je n’ai jamais le temps de nettoyer, qu’un cordonnier accroupi dans la rue sur un vieux chiffon a « rapetassées » à Sevagram, sandales qui marchent dans l’eau des camps de réfugiés, des camps de femmes violées, dans l’eau des hôpitaux et des asiles de fous, dans la poussière des routes et des pistes !

Ce matin, j’ai mis mes belles sandales en daim et les autres dans mon sac à main !! Miss McNair est gentille, mais elle a l’air d’avoir avalé un sabre ; sa bouche est presque tout le temps « en cul de poule64 » et elle est tellement polie que j’ai peur d’elle ! Du coup, je retombe dans les bras des policiers et des « social workers » hindous et musulmans avec une joie débordante ! Miss Sarabhai fait tourner en rond et fait marcher les officiels du Pakistan autant que ceux de l’Inde ! Mr Nazviz vient de me dire : « Je m’occuperai de vous quand elle sera partie car, chose extraordinaire, elle fait même marcher les officiers du Pakistan ! »

À Amritsar, avant d’arriver à Lahore, j’ai vu le « Golden Temple » des Sikh ! Chose vraiment extraordinaire ! Arrivée par de petites rues orientales dans une espèce de marché, j’ai dû naturellement quitter mes sandales et marcher dans une saleté repoussante. Peu après, j’ai dû enlever même mes bas, me laver les pieds c’est-à-dire les plonger dans un bassin d’eau non courante, eau sale et épaisse où un tas de gens, des hommes surtout, trempaient leurs pieds dégoûtants. J’ai essayé d’expliquer et de montrer que mes pieds étaient propres et j’allais les salir, mais rien à faire ; malgré mes crevasses ouvertes au talon dues à la sécheresse, j’ai dû m’exécuter ! Alors je suis entrée dans le lieu sacré, un grand carré avec au milieu un espace plein d’eau dont voici la photo ; et au milieu de l’eau, un temple recouvert d’or par dedans et dehors. On y arrive par une jetée qui a des deux côtés des espèces de lanternes vénitiennes recouvertes d’or ; on accède à cette jetée par une grande porte, comme une porte de ville. Bâtiment recouvert d’or et porte en argent. En face de la porte, (la photo ne la montre pas) un autre temple recouvert en grande partie d’or, contenant des livres sacrés cachés par des tapis et des fleurs. Mais dans le temple à deux étages au milieu de l’eau, les livres sacrés sont ouverts et l’un d’eux est lu continuellement à haute voix de quatre heures du matin à dix heures du soir, devant une foule qui défile, qui mange la nourriture sacrée, qui s’accroupit en contemplation et qui boit de l’eau du bassin auquel on arrive par quelques marches derrière le temple ! C’est un spectacle inoubliable. Les femmes traînent ou portent dans leurs bras des enfants, des hommes venus de loin charrient des ballots et les lecteurs chantonnent le livre sacré, se relayant après quelques heures ! Les corbeaux, oiseaux de l’Inde qu’on entend et voit partout, croassent et mangent les débris ; ils mettent des points noirs dans le ciel bleu au-dessus de ce temple d’or, de cette foule bariolée sous un soleil brillant.

Les Sikh ont perdu un de leurs sanctuaires qui se trouve au Pakistan, celui du guru Nanak (guru = saint), dont l’anniversaire a été célébré sur Jal-Azad, première cérémonie religieuse indienne à laquelle j’avais assisté. Les Sikh sont de grande taille et sont souvent soldats. Ce sont eux qui ont réagi aux massacres musulmans en employant la même cruauté. Ils ne se coupent ni les cheveux ni la barbe et se retiennent la barbe en l’enroulant sur un élastique qui leur fait le tour de la tête sous leur turban. Dans leurs cheveux, ils cachent un peigne et une petite épée symbolique ; ils portent un caleçon spécial sous leur pantalon ; tous portent un bracelet en fer qui, celui-là, est aussi porté par les femmes. Leur religion est assez moderne et elle est non-violente… disent-ils, sauf contre celui qui attaque… d’où la nécessité de l’épée.

À Amritsar j’ai aussi vu l’endroit où a eu lieu le plus grand massacre d’Indiens par les Anglais en 1919. Après la Première Guerre mondiale, les Anglais avaient promis à l’Inde l’autonomie partielle. Non seulement ils ne l’ont pas accordée, mais ils ont même défendu les rassemblements dans certaines provinces. En protestation, une énorme foule s’est réunie dans un jardin à Amritsar ; malheureusement c’était un espace complètement fermé. On n’y aboutit que par une ruelle. Toute la foule, des milliers et milliers de personnes, hommes, femmes et enfants ont été tués, pris comme dans une souricière65. Une quantité de gens se sont jetés dans un grand puits que j’ai vu, mais tombant les uns sur les autres en quantité, ils sont tous morts noyés ! À l’entrée de la ruelle, on voit un écriteau avec « Pande Materam » (« Je m’incline devant vous, mère »). (Il s’agit de la patrie.) Le gouverneur qui a ordonné ce massacre s’appelait Deyer et l’endroit s’appelle Jallian Walla Bagh (Bagh = jardin).

C’est très curieux : c’est un lieu sacré et pourtant, c’est sale et mal tenu comme souvent ici. Hier à trois heures moins vingt, je n’avais pas encore déjeuné et Miss Sarabhai m’a amenée avec elle chez Mr Puri, le « Deputy High Commissioner » de l’Inde que j’avais déjà vu le matin. J’ai déjeuné chez eux dans une magnifique maison. Il y a deux « Deputy High Commissioner » qui représentent l’Inde au Pakistan, un à Lahore (West Pakistan) et l’autre à Dacca, la capitale de l’East Pakistan. Le High Commissioner, lui réside à Karachi, la capitale du West Pakistan. Je suis invitée chez eux pour le 19 à huit heures du soir pour dîner. Il y aura aussi le consul français de l’Afghanistan qui en ce moment est à Dehli en vacances, et qui passera par ici le 19 en rentrant à son poste.

Hier à Lahore, Mr Razvi, chef de police, m’a fait servir thé et gâteaux dans son bureau, puis il m’a amenée dans sa maison. Il y avait six enfants et une femme en « purda ». Il a donné une de ses filles à un oncle sans enfants qui l’a complètement adoptée. Cet officier de police a décidé de m’inviter chez lui pour le début, et ensuite de me faire changer de maison tous les jours ou tous les deux jours, pour me faire voir les conditions de vie de plusieurs familles musulmanes. Hier j’ai été voir un de ses amis, mais les femmes ne viennent jamais au salon quand il y a des hommes ! La femme du policier voit son docteur sans « burkha », mais aucun autre ami de son mari ! Elle peut se montrer aux proches parents seulement !

Hier soir, je suis rentrée au Collège Kimaird, ici à Lahore. J’ai beaucoup parlé à table et dans le salon des professeurs. L’atmosphère s’est allégée. Miss McNair s’est épanouie. Elle est écossaise et non anglaise ! Elle dit que c’est fou que je change de maison tous les jours et que d’ailleurs, il faut que je voie aussi d’autres milieux plus « aristo ». Miss McNair n’a pas voulu que je déménage ce matin et elle a pris rendez-vous avec un bon docteur pour cette après-midi. Elle m’y conduira elle-même car je ne suis pas très bien, et avant que je quitte l’école, elle veut savoir si je peux continuer cette vie mouvementée. Nous avons décidé cela ensemble.

Ce matin l’auto de la police est venue me chercher. Je suis dans le bureau de police et j’attends un guide et l’auto pour faire une tournée. Demain Miss McNair veut m’emmener dans un collège chrétien où il y a une petite fête pour le départ de la directrice, et mon policier veut m’amener en auto dans la campagne voir des villages. Et que proposera le « Chief Secretary » ?, et que dira le docteur ? Miss McNair, après m’avoir entendue raconter un tas de choses hier soir, désire que je parle aux élèves. Un des professeurs, une Indienne chrétienne, m’a dit de ne pas me désoler si je dois me reposer quelques jours, car j’ai déjà vu plus de choses qu’elles toutes, et plus que n’en voient la plupart de leurs hôtes. Elles ont toujours beaucoup de visites à Kimaird College.

Puisque j’ai un moment, revenons à Amritsar d’où je suis partie pour Jullendur où Miss Sarabhai a aussi des bureaux et des secrétaires.

J’y ai couché deux nuits, j’ai mangé de la cuisine indienne et j’ai visité des camps de réfugiés de tous genres : des camps sous des tentes, des camps dans des maisons de terre, des camps de femmes et d’enfants, femmes veuves à cause des massacres récents, qui doivent s’adapter à une autre vie, apprendre un métier ou attendre que les enfants gagnent leur vie. Il y a des hôpitaux, des écoles pour enfants, pour adultes, des écoles techniques. C’est une énorme organisation dans un pays sablonneux et désolé, sec et triste. Sous chaque petite arrivée d’eau, bain, lavoir ou robinet, les réfugiés font pousser des jardinets grands comme des mouchoirs de poche tandis que de grandes étendues de terrain sont incultes, autour des villages en terre écroulés. Ce sont les villages et les terres des Musulmans partis au Pakistan que le gouvernement indien va distribuer aux Hindous réfugiés, mais en proportions minimes, car les Hindous qui ont quitté le Pakistan étaient en majorité très riches et cultivés et les Musulmans qui sont allés au Pakistan étaient très pauvres et incultes. Les écoles, les hôpitaux, tout était à Lahore. Dans la partie du Penjab qui est restée aux Hindous, il n’y a rien. J’ai vu un tas de gens désolés d’avoir quitté Lahore car Lahore est vraiment une très jolie petite ville.

J’ai pris deux fois le petit déjeuner chez Mrs Singhal Premvati Thapar qui vient de Lahore et doit maintenant gagner sa vie. Elle s’occupe des femmes et des enfants. Une de ses nièces est à Paris (son mari travaille à l’Unesco) et l’autre, pas mariée, dirige un camp de veuves et d’enfants à vingt-huit « miles » de Jullendur (une heure d’auto). J’y ai été. Quelques-unes de ces veuves font des études, vont à l’école avec les enfants pour pouvoir devenir maîtresses ou infirmières. Quelques-unes se remarient car maintenant cela commence à se faire, mais la majorité ne veut pas entendre parler de mariage ; elles en ont assez. Enfants, misère, veuvage à cause des massacres, viols, etc. Pensez que plusieurs de ces femmes n’ont pas seulement été prises et utilisées comme maîtresses et comme bonnes à tout faire par un Hindou si elles sont Musulmanes, et par un Musulman si elles sont Hindoues, mais elles ont été parfois vendues d’un homme à l’autre ! Elles sont si effrayées de l’avenir que parfois elles préfèrent rester où elles sont, c’est-à-dire avec le séducteur, et la police a beaucoup de mal à les dépister. Elles ne savent pas non plus comment elles seront reçues par leurs familles si elles rentrent chez elles ! Et combien d’enfants perdus qu’on ne retrouve pas ! Quelques-unes de ces femmes ont été prises avec leurs enfants ou avec quelques-uns de leurs enfants, d’autres enfants sont restés avec le père et d’autres ont été perdus. Il y en a qui étaient trop jeunes pour dire leur nom et maintenant qu’ils ont grandi et changé, comment les reconnaître ? Il y a toute une organisation de fiches, de photos, un réseau très compliqué et Miss Sarabhai travaille jour et nuit !

À côté de ces camps de veuves et d’enfants à Hoshiarpur, il y a un énorme camp de réfugiés sous des tentes, sous de très grands arbres. Ce camp m’a frappée le plus car il ressemble à un grand village. Les autres camps sont soit dans une pagaille lamentable, soit presque militaires. Ici, les réfugiés ont bâti de petites étables, ont construit non seulement des fourneaux devant les tentes mais des murs et des ouvertures sous les tentes mêmes, des murs en terre de façon à ce que la tente carrée de l’armée serve de toiture et que l’habitation ressemble plus à une maison. Plusieurs de ces murs sont peints avec des dessins géométriques en blanc et en couleur. Des tailleurs travaillent dans la rue, des savetiers aussi, des marchands vendent de tout, le bétail circule, et comme dans les villages et dans tous les camps, nous avons été suivis par une foule de réfugiés grossissant toujours ! La plaine au loin s’arrête brusquement et l’Himalaya s’élève comme une muraille. Il y avait de la brume et je devinais les montagnes, les ayant déjà vues de l’avion l’autre jour.

À Jullendur, avant d’aller au Pakistan, j’ai aussi visité un petit asile de fous organisé provisoirement pour les fous des camps de réfugiés. Oui, plusieurs de ces réfugiés perdent la tête et gardent dans leurs pauvres cervelles égarées les visions des horreurs qui ont précédé la séparation de l’Inde et du Pakistan : trains remplis de sang et de victimes, membres coupés par l’épée sacrée des Sikh ou par le fanatisme des Mahométans, femmes coupées en deux, seins arrachés et enfilés sur des bâtons, femmes prises et emmenées des deux côtés comme esclaves, comme servantes et maîtresses. Une pauvre folle se tenait près de la porte de sortie de l’asile improvisé. On n’essaie pas de la contrarier. Les règlements sont doux. Pourquoi l’obliger à rester avec les autres ? Quel mal y a-t-il à rester près d’une porte ? À rêver que la porte s’ouvrira un jour et vous laissera passer ? Que la route qui mène « à la maison », au West Penjab (maintenant Pakistan), ne sera plus barrée, ni par des fous armés, ni par une frontière ? La pauvre femme ne parle pas. Elle reste debout contre le mur, accroupie par terre contre le même mur et elle regarde la porte. La porte s’ouvre de temps en temps mais elle n’essaye pas de la franchir. Elle sait que ce n’est pas le moment et elle a l’habitude d’attendre. On attend toujours ici aux Indes. On a le temps d’attendre. Que sont quelques heures ou même quelques années en face des multitudes de réincarnations par lesquelles il faut passer ? C’est nous, les Occidentaux, qui n’avons pas le temps d’attendre, qui nous impatientons pendant cette vie unique et courte, tant de choses qui nous semblent tellement indispensables et ne le sont peut-être pas. Pourtant je reste « une active » malgré ce bain de passivité de l’Inde.

Une autre folle criait et écarquillait les yeux. Elle n’avait que quelques dents dans une bouche noire. Ses seins étaient aplatis et fripés, ses cheveux en désordre et toute la vie était concentrée dans les yeux et la voix. Elle criait que son fils avait été tué devant elle et elle décrivait la chose avec des expressions de terreur ; puis elle s’est mise à rire car je parlais anglais et elle m’imitait, puis elle a recommencé à se désespérer, puis elle m’a regardée, elle s’est jetée dans mes bras, sa tête contre ma poitrine. Je l’ai serrée très fort, je comprenais ce qu’elle voyait, ce qu’elle gardait tout le temps au fond de ses yeux. A-t-elle reconnu quelque chose de semblable dans mes yeux à moi ? A-t-elle compris aussi que j’ai vu et gardé dans mes yeux des visions horribles ? De ces choses qui restent dans le souvenir, dans l’arrière-pensée sans pouvoir s’effacer, et que toutes les visions nouvelles ne sont plus que des images qui se superposent sur ce fond qui reste, lui, toujours le même ? Les bien-portants analysent les choses ainsi ; or chez les fous, l’arrière-plan prend souvent la place du premier plan, et pour nous ils divaguent, tandis que pour eux, ils raisonnent juste. Cette pauvre mère m’a montré son ventre, puis elle a écarquillé les yeux et a parlé très vite. Elle disait que malgré tout ce qui est arrivé, son ventre réclame de la nourriture et parfois elle jouit de la nourriture. Elle a ajouté : comment jouir de quelque chose après ce qui est arrivé ?

D’autres femmes étaient passives comme des objets. Un homme criait et réclamait. Il voulait rentrer chez lui, dans le West Penjab (Penjab = cinq fleuves). Un autre homme restait toujours dans la rue, près du trottoir, accroupi sous un arbre, sans parler.

Le lendemain, en quittant la ville, j’ai passé devant l’asile. C’est une maison mahométane occupée par les Hindous. Les femmes sont par derrière, dans les cours arrangées pour les femmes en « purda ». Comme la veille, les hommes étaient devant la maison, sur le trottoir, assis sur des lits faits de cadres en bois tendus de ficelle. Un gardien les surveillait. L’homme solitaire était toujours tourné du même côté, accroupi sous son arbre, tout près du bord du trottoir. Derrière la porte fermée, je devinais la femme contre le mur, regardant la porte…

À Lahore, avec ma jeep et mon guide, j’ai commencé la visite de la ville. Non par une visite extérieure mais une visite « en dedans », pas de monuments, car je voulais voir la vie des gens.

J’ai demandé à voir la prison et on m’a conduite derrière un énorme mur en terre battue, à la prison des jeunes garçons au-dessous de vingt et un ans. C’était samedi le 15 janvier 1950, jour de parade comme tous les samedis, et on m’avait attendue pour cette parade. Quand la porte sur une énorme cour s’est ouverte, j’ai passé sous un pont de bâtons d’éclaireurs : entrée d’honneur. Deux rangées de jeunes éclaireurs en kaki, culottes courtes, faisaient le pont au-dessus de ma tête. Dans la cour, huit cents gosses de huit à vingt-et-un ans. Oui, de huit à vingt-et-un ans ! On m’avait apporté un fauteuil, un autre pour le directeur, et les jeunes se sont mis à défiler et à parader. L’orchestre en grand uniforme jouait du tambour et des cornemuses sifflaient joyeusement. Il s’agit de l’instrument écossais, un sac de peau et des espèces de flûtes qui sortent en étoile du sac.

Je regardais les petits, puis ceux de quatorze, quinze et seize ans. Qu’avaient-ils fait ? Où étaient leurs mamans ? Le soleil tapait sur nos têtes avec toute sa chaleur. Je clignais des yeux et c’est alors que je me suis aperçue que je pleurais à chaudes larmes. Heureusement la cour était énorme et le directeur et les chefs étaient derrière moi. Les plus jeunes ont fait des démonstrations d’éclaireurs, d’autres des pyramides. Après cela, j’ai vu leurs ateliers. Ils apprennent tous les métiers. La nuit ils ont des chambrettes individuelles grillagées. En partant, je les ai revus mangeant dans la cour (j’ai goûté leur menu). Les costumes d’éclaireurs étaient empilés par terre, ils avaient revêtu leurs vieilles hardes et mon cœur s’est serré de nouveau, très fort.

Après ça, la prison des hommes. J’ai aussi goûté leur menu ; je me suis promenée dans la grande imprimerie de la prison. J’ai vu des hommes condamnés à quatorze ans, à vingt ans de prison et de loin, j’ai vu les cellules des condamnés à mort. Quelle horreur !

Puis, un peu plus loin, suivant toujours le même mur en terre, l’asile de fous pour hommes. D’énormes cours avec des hommes assis par terre en rond. Des chaises seulement pour les payants. J’ai été dans la cour des fous criminels. L’un d’eux avec un ceinturon s’imaginait être le gardien. Le directeur lui demandait si tout allait bien et combien il gagnait. Tout allait bien et il gagnait une forte somme. Un homme avait étranglé deux de ses enfants et il chantait admirablement. Un autre l’accompagnait sur un petit harmonium portatif. J’ai vu aussi la cour des jeunes, pauvres êtres étendus ou assis au soleil. J’ai vu la cour des « payants » avec un anglais jouant aux cartes et un idiot la bouche pleine de mouches ; un autre malheureux se croyait un grand personnage et nous accompagnait solennellement, puis il s’est excusé et est parti, après avoir parlé de sa magnifique maison bâtie à Delhi depuis peu de temps. Dans la cour des furieux il y avait des barres de fer au lieu des murs. Il y avait un fou qui s’accrochait aux barres de fer comme un singe. Un autre était tout nu. Je devais aller voir ensuite l’asile des femmes, mais je me sentais si peu bien ! Je devais déménager l’après-midi et commencer par la maison du chef policier, Mr Nazoi, et vivre quelques jours dans différents milieux musulmans. Je regardais avec angoisse l’immensité des cours au sable jaune, aux murs de terre battue et je me demandais comment j’arriverais à les parcourir toutes et à arriver à l’auto et à ma chambre à Kimaird College. J’y suis quand même arrivée et je me suis mise au lit. Tous les jours suivants, l’inspecteur de police venait prendre de mes nouvelles et demander si je voulais continuer mes visites.

Quand je me suis levée, j’ai été à l’institution Ganga Ram, œuvre pour femmes et enfants victimes de la « partition » − séparation de l’Inde et du Pakistan. Veuves sans travail, enfants perdus ou blessés. Une tête fendue, un pied ou une main presque détachés du corps, grands coups d’épée des Sikh, de ces épées que leur religion leur confie, les sœurs des épées que j’ai vues dans leur « Golden Temple » à Amritsar. De ce côté-ci de la frontière, les mêmes blessures ont été faites au cri : « L’Islam est en danger ! » J’ai pensé aux guerres tout court et à l’enseignement de Jésus : « Aimez-vous les uns les autres », et au commandement : « Tu ne tueras point… » Que faire ? Il faut voir d’autres pays, les agissements des gens, d’autres religions ; il faut se mouvoir dans d’autres civilisations pour pouvoir ouvrir les yeux sur les erreurs de notre civilisation à nous. Cette découverte-là se fait par comparaison, car nous sommes tellement habitués à nos us et coutumes que nous n’en voyons plus la fausseté, nous recouvrons le mal par un apanage de bien. Parle-t-on de guerre ? Dieu est avec nous, car nous défendons la civilisation chrétienne66 ! Parle-t-on de colonialisme ? Nous apportons notre civilisation aux malheureux qui en ont besoin, et ainsi de suite ! Nous exploitons les ouvriers ? Mais non, nous donnons du travail à ceux qui en ont besoin et l’ouvrier est plus heureux que le patron, et ainsi de suite !

Mais quand, dans un autre pays, les gens d’une autre race, d’une autre langue, d’une autre religion, d’une autre civilisation font les mêmes choses au nom d’autres idéaux, cela nous révolte et nous appelons cela de la sauvagerie. Si nous sommes sincères, nous ouvrons finalement les yeux sur nos propres actes et nous les voyons tels qu’ils sont, dépouillés d’excuses, sans carapace morale ni religieuse, actes de violence et d’injustice devant Dieu et les hommes. Il faut entendre parler ici Michel Scott de la situation des Noirs et des Indiens dans l’Afrique du Sud ! Et il faut voir les Indiens d’ici qui ont célébré leur indépendance, qui ont proclamé leur république seulement l’autre jour (le 26 janvier 1950), qui ont une civilisation parmi les plus anciennes du monde. Michel Scott, délégué au W.P.M., pasteur anglais, a consacré sa vie au problème de l’Afrique du Sud67. Il a renoncé au mariage et a fait de la prison. Il faut aussi entendre parler le professeur américain Tom Johnson68 de la situation des noirs en Amérique du Nord. Noir lui-même, il parle avec la voix et l’enthousiasme d’un tribun69 !

Quand je me suis sentie mieux, j’ai été à la prison des femmes, dans la section réservée aux femmes musulmanes kidnappées (abducted) par les Hindous et qui viennent d’être rendues au Pakistan. J’écrirai un petit rapport là-dessus dès mon retour70. Dans l’infirmerie, il y avait d’un côté les femmes « abducted », de l’autre les vraies prisonnières, les unes et les autres avec des enfants dans les bras, sur le lit ou par terre.

Aux Indes, les petits enfants sont pris avec leurs mères dans les prisons. Une femme sans enfant regardait devant elle dans le vide. Elle avait tué. Très longue condamnation. Une autre avait un bébé dans les bras et était condamnée à un mois de prison. Elle voulait revoir son pays, les parents restés de l’autre côté, et elle avait passé la frontière sans papiers !

Dans l’hôpital de « Ganga Ram », en plein soleil sur une terrasse, j’ai vu des femmes hindoues que les Musulmanes allaient rendre, et qui attendaient les dernières formalités. Je leur ai parlé un peu, quelques phrases, et on m’a traduite. J’ai parlé de la sympathie du monde entier pour elles, de mes vœux pour leur retour, des misères de l’Europe, des réfugiés et des gens déplacés ; elles ont souri, leurs yeux se sont allumés d’une flamme nouvelle et elles ont joint les deux mains à la hauteur de leur bouche, comme le font les Hindous pour saluer.

Enfin j’ai visité la vieille ville, un filet serré de petites rues étroites, un bazar perpétuel avec de grandes étendues de ruines, de maisons brûlées par les Hindous avant leur départ.

J’ai vu une mosquée toute recouverte d’or, une autre en couleur au milieu de petites maisons à terrasses très hautes. Le soleil allait se coucher, la rue grouillait, les terrasses étaient pleines d’enfants tenant des ficelles avec des cerfs-volants, le grand jeu de l’Inde, et les cerfs-volants et les corbeaux peuplaient le ciel.

J’ai aussi vu le fort, un fort rouge comme celui d’Agra et de Delhi, grande construction par un empereur musulman, et une immense mosquée un peu plus petite que celle de Delhi mais qui révèle un empire musulman très puissant. Au loin, on voyait des tombes musulmanes dans la campagne ; celles des empereurs étaient entourées de murailles, de terrasses, de minarets et de splendides jardins. J’ai été voir les plus belles ! Une de ces tombes est restée inachevée. Commencés avant la mort de l’impératrice, les travaux ont été arrêtés après sa mort, car cette impératrice poétesse avait écrit des vers avant de mourir ; elle demandait une grande simplicité et renonçait même à la lampe allumée sur sa tombe, pour que les insectes ne s’y brûlent pas les ailes et vivent ! Les jeunes filles sentimentales vont pleurer sur sa tombe.

Pays étrange où les mouches sont respectées et où les hommes meurent comme des mouches. Ils meurent de faim, de misère, de manque de soins et d’hygiène tandis que les vaches se promènent satisfaites et souvent repues (pas toujours, car il y en a qui montrent tous leurs os), et les temples sont couverts d’argent, d’or et de diamants !

Dans ce pays où la mort est acceptée plus que partout ailleurs comme une chose très naturelle, les cérémonies funèbres sont tellement différentes les unes des autres !

Les Hindous incinèrent leurs morts et répandent leurs cendres aux lieux sacrés. À Calcutta près du temple de Kahli, il y a un espace entouré d’un mur, mais les portes sont ouvertes et les gens vont et viennent ; les uns y transportent des corps, d’autres y ramassent des cendres, d’autres y apportent du bois. J’ai vu là plusieurs bûchers et plusieurs corps attendant leur tour. Souvent la figure des cadavres est découverte, leurs yeux sont ouverts et ils ont l’air d’attendre comme ils ont attendu pendant leur vie, tranquillement et passivement.

Dans un coin, près du mur, un jeune homme presque nu était en train de dormir, le bras replié sur sa tête. Étonnée du choix de l’endroit pour un repos tranquille, je me suis approchée de lui. Il dormait profondément, mais du dernier sommeil, du sommeil des morts ! C’était un pauvre ! Personne n’avait été là pour lui mettre un collier de bambou. Il gardait, mort, la position du vivant, la position du sommeil ou de la souffrance, et il attendait lui aussi mais sans avoir l’air d’attendre. Il attendait son tour. Il serait le dernier des derniers.

Douceur, gentillesse de l’Hindou qui faisait son devoir d’hôte et qui expliquait à une étrangère la cérémonie funéraire de sa femme, content de parler de sa religion, de sa foi, de toutes ces vies futures qui le rapprocheront du Dieu en qui elles se fondent !

À Bombay, j’ai vu un des centres d’incinération le long d’un grand boulevard, derrière un mur qui, du côté de la rue, est recouvert de grandes affiches de cinéma. J’ai vu toute la cérémonie pour l’incinération d’un corps brahmane. Le prêtre, pressé, initiait le parent le plus proche du mort à des prières et à des gestes mystérieux. Le pauvre homme avait de la peine à suivre le prêtre et n’y comprenait rien, tout en se prêtant docilement à tout ce que celui-ci voulait lui faire faire. Il ne souffrait même pas, il accomplissait un rite pour un vieil oncle célibataire.

Un peu plus loin, on préparait le bûcher pour une femme enveloppée d’un sari rouge, signe de mariage, et dans un coin, la famille attendait autour d’un autre mort décédé par accident. L’attente était longue ; on avait été demander à l’employeur de l’argent pour acheter le bois. Sans argent, pas de bois ; sans bois, pas de bûcher.

Derrière un autre mur tout proche du premier, il y avait les tombes des Mahométans. Une folle, les yeux hagards et les cheveux défaits, raclait avec ses ongles la terre sur une tombe.

Toujours à Lahore, West Pakistan.

Une jeune fille de Kimaird College, Indienne musulmane de l’Afrique du Sud est venue me voir dans ma chambre. J’ai eu ainsi quatre visites d’élèves, car je leur avais fait une petite conférence et un courant de sympathie s’était établi. Elle m’a raconté sa vie. Elle avait été fiancée très jeune à un cousin qu’elle n’aimait pas (ici on se marie souvent à des cousins pour ne pas changer de caste, et il est curieux que les enfants soient normaux). Elle était venue d’Afrique à Bombay avec son père pour le mariage. Sa future belle-mère qui mariait son fils unique l’avait reçue avec les coutumes d’ici, fleurs, etc. Il s’agissait d’un mariage très riche. On était venu prendre les mesures pour la commande des bijoux. Les bijoux jouent un grand rôle dans ce pays. Puis des hommes, des amis comme le veut la coutume, sont venus pour fixer la date du mariage. La fille était désespérée ; elle s’était enfermée dans sa chambre avec des livres de Gandhi et de Tagore et pendant quatre-vingt-douze heures, elle avait refusé par une chaleur torride toute boisson et toute nourriture. Après quatre-vingt-douze heures, son père était venu lui dire qu’elle continuerait ses études et le mariage était rompu ! Miss McNair, la directrice du College, m’a raconté qu’une autre jeune fille, fiancée à un garçon hindou, a été dégoûtée par ce garçon qui avait exigé une magnifique auto comme cadeau de ses futurs beaux-parents. La coutume exige un cadeau de prix, mais le garçon avait acheté l’auto et envoyé la facture. Au milieu du mariage, au milieu de la cérémonie du feu, quand les mariés font sept tours autour de la flamme, le fiancé s’est arrêté et a réclamé un supplément d’argent. La famille s’est émue, on l’a calmé, et la cérémonie devait continuer quand la jeune fille a déclaré que si le fiancé se conduisait ainsi au cours du mariage, que ferait-il après ? Elle a refusé de continuer la cérémonie.

La femme s’émancipe et il y a maintenant des couples qui se choisissent. Il y a des gens qui disent que les mariages arrangés étaient généralement heureux car la femme n’attendait pas grand-chose de la vie, tandis que l’amour est exigeant. Que dire ? J’aime encore mieux l’amour exigeant, même au risque d’être déçue !

Et que dire des femmes devenues veuves avant la consommation de leur mariage ? Fillettes dont la cérémonie nuptiale a été célébrée dans l’enfance, bien avant de quitter le domicile paternel, petites veuves prématurées, condamnées non seulement au célibat mais au veuvage, c’est-à-dire au deuil perpétuel et à la soumission au père ou au frère, vie mutilée et dépendante…

Cela aussi commence à changer et on commence à concevoir le remariage de la veuve-enfant, et même de la vraie veuve qui a vécu avec son mari. La transition est douloureuse, difficile. Des femmes courageuses essayent de rompre les barrières des coutumes anciennes et de faire face aux critiques et aux malentendus.

Je ne sais pas si dans un pays comme le nôtre, le rapt des femmes, comme celui qui a été pratiqué au moment de la guerre civile entre Hindous et Musulmans, aurait été possible. Chez nous en temps de guerre, les femmes sont violées mais laissées sur place. Là-bas, en plein xxème siècle, les femmes ont été emportées chez l’ennemi. L’Inde et le Pakistan se sont créés et les femmes se sont trouvées séparées de leur famille par une frontière.

Passivité de la femme effrayée, soumise, habituée à souffrir et à obéir à un homme qu’elle ne connaît pas. Comme je vous l’ai dit plus haut, les femmes kidnappées sont de tous les âges, veuves, mariées, mères, jeunes filles, enfants même. Parfois elles sont séparées de leurs enfants, parfois quelques enfants sont restés avec le père et d’autres ont suivi la mère, parfois tous les enfants sont avec la mère et d’autres enfants viennent s’ajouter aux premiers enfants considérés illégitimes, étant d’une autre religion et maintenant d’un autre pays. Les femmes volées ne restent pas toujours avec le même homme. Il y en a qui ont été vendues et même plusieurs fois.

Le travail de Mridula Sarabhai est très délicat. Comment retrouver toutes ces femmes et les rendre aux camps adverses ? Comment établir une législation qui permette cette recherche ? Des villes et des villages entiers ont émigré ailleurs pendant la période terrible de la guerre civile, avant la séparation de l’Inde et du Pakistan. Comment retrouver les membres épars de familles dispersées, terrorisées, passives, subissant en silence leur « carma » ? Les femmes volées souvent désirent rester où elles sont, effrayées du changement, redoutant le pire, craignant le mépris de leur mari, du vrai, et l’étroitesse de leur famille et de la société. Elles acceptent souvent des subterfuges, de faux certificats de mariage, des certificats de conversion antérieurs à l’époque des enlèvements, et tout un filet de mensonges, de faux papiers, de fausses preuves qui compliquent la situation.

D’une manière générale, quand la femme est finalement retrouvée, elle est presque toujours reconnue par sa famille et souvent même les enfants illégitimes sont acceptés. C’est alors seulement que, libérée de la peur, elle manifeste sa joie et parle des souffrances de la captivité. Mais que d’étapes, que de difficultés pour en arriver là ! En novembre 1949, l’Inde avait rendu au Pakistan 12 478 femmes, et le Pakistan en avait rendu 6 251 (total 18 729).

Et cela ne représente qu’une partie des souffrances produites par la séparation de l’Inde et du Pakistan. Il faut ajouter les problèmes de réfugiés, de destructions, les fous, les mutilés, les morts, et surtout, ce qui est très important aux Indes, le trouble de conscience. Cela a été en grande partie une guerre de religion à une époque et au sein d’un peuple où ces conflits ne se concevaient plus, où l’âme de l’Inde vibrait à l’enseignement de Gandhi, et où des frères devenus ennemis après leur séparation se sont trouvés devant une liberté acquise mais gâchée, devant le cadavre de celui qui aurait dû être le père de l’Inde unie, pacifiée, heureuse, de celui qui avait prêché et vécu la non-violence jusqu’à sa mort violente.

1 L’immigration indienne en métropole est non négligeable depuis les années 1930. Elle s’est amplifiée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale

2 L’ouvrage date de 1934. Gregg s’était rendu en Inde dès 1920. C’était le deuxième titre que ce philosophe américain consacrait à la pensée de Gandhi

3 Magda Peters, épouse du peintre Eugen Yoors, incarnait le pacifisme catholique au sein de l’IFOR. Elle s’était signalée comme les époux Trocmé par l

4 Martin Niemöller est l’une des plus importantes figures du protestantisme allemand de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre. Opposant au nazisme

5 Basée à Lausanne, Suisse contemporaine parut en effet de 1941 à 1949 et cessa sa publication. C’était une revue politiquement très avancée pour la

6 Voir supra, § 10-11, les éclaircissements donnés dans la présentation, ainsi que Mary Post Abbott et alii (dir.), Historical Dictionary of the

7 Le pasteur Henri Roser (1899-1981) était membre fondateur du MIR, comme André Trocmé, et il présida plus tard l’organisation. Objecteur de

8 Les grands enjeux de la discussion constitutionnelle avaient été le sort qu’il convenait de faire aux états princiers (cf. aussi infra, p. 189, le

9 La langue indienne étant si compliquée pour nous, il se peut qu’il y ait quelques erreurs dans l’orthographe des noms propres (note de Magda Trocmé

10 Phénomène souvent vérifié dans la dynamique des mouvements d’opposition, et spécialement accentué dans le cas de l’Inde. La répression britannique

11 Prasad (1884-1963) était enseignant et avocat. Il avait participé à la lutte pour l’indépendance depuis les années 1920 et fait plusieurs fois de

12 Les premiers gouvernements indiens comptaient des femmes. R. Amrit Kaur, comme le précise Magda, était de famille princière et d’éducation

13 Manilal Gandhi (1892-1956), dont le combat politique se situa surtout en Afrique du Sud, où il mourut, et Devdas Gandhi (1900-1957), qui travailla

14 Surnommé Rajaji, il porta en fait ce titre pendant la période précédant l’indépendance où Mountbatten céda sa place de gouverneur général à un « 

15 Le Gouverneur lui-même m’a envoyé plus tard une magnifique photo.

16 Surnommée Mirabehn par le Mahatma lui-même (en référence à la servante dévouée de Krishna, Meera Bai), elle était née Madeleine Slade, en 1892

17 Rishikesh, que Magda Trocmé orthographie à tort « RikHishesh » est en effet un grand centre d’études védiques et de méditation, où sont

18 disent les Hindous.

19 Une mention qui montre que le journal de Magda Trocmé est repris et mis au propre pendant les étapes ou les moments creux de son périple

20 Il s’agit d’une congrégation italienne fondée au tout début du xixe siècle par Maddalena di Canossa, et surtout développée à l’origine en Vénétie

21 sœurs du couvent où j’ai fait mes études secondaires à Florence.

22 « function » = réception officielle.

23 Une « rickshaw », c’est une bicyclette tirant une petite voiture à deux places, comme nous en avions en France pendant la guerre. Cela a remplacé

24 Le « mile » anglais mesure 1,609 km.

25 = 453 grammes.

26 Neveu d’André – fils de Maurice et Marguerite Trocmé, attaché commercial à l’Ambassade de France.

27 Sur Horace Alexander, voir supra, § 8-9.

28 taudis.

29 balayeurs de rues.

30 Mulk Raj Anand (1905-2004) est en effet considéré comme un des maîtres de la littérature indienne moderne. Il avait déjà en 1950 une grande

31 Charles Freer Andrews (1871-1940) : un missionnaire anglican arrivé en Inde en 1904, qui devint l’ami de Gandhi et partagea nombre de ses combats

32 Études élémentaires de base.

33 Plus tard élu premier président de la République de l’Inde.

34 D’après les renseignements obtenus à la bibliothèque de Swarthmore (Peace Collection), il y a eu 68 délégués internationaux et 53 Indiens.

35 Magda elle-même parlait parfaitement le français, l’italien et l’anglais et se débrouillait en allemand… Mais il est vrai qu’elle refusa toujours

36 Formulation qui mérite évidemment qu’on s’y arrête : comme dans le reste des notes (destinées à ses enfants, mais en partie reprises, presque sans

37 Le citoyen du monde.

38 Gustav et Milla Kars étaient des juifs viennois qui avaient quitté l’Autriche en 1938 après l’Anschluss et s’étaient rencontrés en Inde. Ils

39 Le pasteur Henri Roser, un autre délégué français.

40 École secondaire quaker près de Philadelphie où Jacquot a passé un an.

41 Jan Buskes (1899-1980), pasteur et théologien hollandais, était connu pour son engagement antimilitariste et anticolonialiste. Il prêchait à la

42 Ici, Magda suggère quelque chose qui renvoie à sa position d’observatrice et de déléguée du congrès pacifiste, mais aussi à sa personnalité de

43 service.

44 Peu de leaders pariaient alors sur la viabilité du Pakistan, scindé en deux entités territoriales très éloignées l’une de l’autre. Le Pakistan

45 Sur le féminisme indien, voir supra, § 19.

46 Sur la question du tracé des frontières et le problème des réfugiés, voir l’introduction, supra, § 15. Dans une perspective humanitaire, Magda

47 Jasimuddin (1903-1976) est surnommé « le poète rural » au Bangladesh, du fait de l’écho du folklore des campagnes dans toute son œuvre. Il collecta

48 Fonctionnaire de l’État.

49 Des conques.

50 Sur ce thème, voir l’introduction, supra, p. 167 sq.

51 Le Mahàtmà fut assassiné en décembre 1948 [en janvier 1948].

52 Qui sera élu président.

53 La Réconciliation entretenait des liens avec ce mouvement né en 1920 en Suisse et qui avait pris des ramifications internationales au cours des

54 Nelly aux États-Unis.

55 La première fois que j’ai trouvé cela sous mes pas, je l’ai contourné et on m’a dit : « Non, c’est pour vous, marchez dessus, c’est en votre

56 Ces dessins se font aussi avec des pétales de fleurs.

57 Certes, le capitalisme n’a pas toujours existé – mais les guerres ont toujours été, et sont encore « des questions de biftecks ».

58 Il y a aussi une foi politique, et même des fois politiques… et tant d’autres !

59 Issue d’une riche famille d’industriels, Mridula Sarabhai (1911-1974) avait été une active membre de l’aile féminine du Parti du Congrès. Très

60 En effet, Mirra Alfassa (1878-1973) était restée à Pondichéry auprès du maître yogi, philosophe et poète Sri Aurobindo. Son second mari Paul

61 Kimaird ou Krimaird. L’orthographe de ce nom n’est pas claire [il s’agit de Kinnaird College, fondé à Lahore en 1913 par des missionnaires

62 On m’avait en effet promis que je serais logée dans une famille musulmane.

63 Près d’Assise : nom d’une église et d’une magnifique terrasse où st François d’Assise a écrit son « Cantico delle creature ».

64 Pincée.

65 Tragédie représentée de façon poignante dans le film récent intitulé « Gandhi » (note de 1992).

66 La boucle du ceinturon des soldats nazis portait bien les mots « Gott mit uns ! »

67 Ce pasteur anglican (1907-1983) avait habité dans l’un des pires townships de Johannesburg, travaillé auprès des Indiens en résistance passive à

68 Tom Johnson et sa femme Dolores ont quitté les États-Unis peu après la Deuxième Guerre mondiale. Tom est devenu professeur au Collège Cévenol, et

69 Dolores et Tom Johnson sont décédés respectivement en 2007 et 2009. Tom Johnson était de New York et sa femme originaire de l’Alabama, mais ils s’

70 Pour un mouvement tel que le MIR, c’était bien évidemment un des aspects les plus dérangeants de la séparation d’entre l’Inde et le Pakistan.

Notes

1 L’immigration indienne en métropole est non négligeable depuis les années 1930. Elle s’est amplifiée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, tout comme d’ailleurs celle en provenance des Caraïbes (West Indies). Les Indiens et Pakistanais présents sur le sol britannique occupent surtout des emplois peu qualifiés dans le secteur industriel mais aussi dans le secteur tertiaire (personnel hospitalier, postiers, etc.). Dès 1962, la législation fut durcie pour décourager ces transferts de population (Commonwealth Immigrants Act).

2 L’ouvrage date de 1934. Gregg s’était rendu en Inde dès 1920. C’était le deuxième titre que ce philosophe américain consacrait à la pensée de Gandhi. Sa réflexion sur la non-violence et sur la « simplicité volontaire » comme règle de vie permettant d’assurer l’harmonie entre les hommes fit de lui un pionnier de ce qu’on appelle aux États-Unis la social philosophy. Il est considéré comme l’un des tout premiers inspirateurs de Martin Luther King et du mouvement des droits civiques.

3 Magda Peters, épouse du peintre Eugen Yoors, incarnait le pacifisme catholique au sein de l’IFOR. Elle s’était signalée comme les époux Trocmé par l’aide fournie en Belgique pendant la guerre pour cacher des juifs, des réfractaires et des objecteurs de conscience.

4 Martin Niemöller est l’une des plus importantes figures du protestantisme allemand de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre. Opposant au nazisme au sein de l’Église confessante, il apparaissait après 1945 comme une très grande autorité morale. Jusqu’à sa mort en 1964, il se mit au service du pacifisme, en particulier dans le domaine du désarmement nucléaire.

5 Basée à Lausanne, Suisse contemporaine parut en effet de 1941 à 1949 et cessa sa publication. C’était une revue politiquement très avancée pour la Suisse d’alors. Elle défendit courageusement une ligne de résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. René Bovard (1901-1983) avait travaillé en 1945 au service d’information du Comité International de la Croix-Rouge mais il se fit surtout connaître comme journaliste et intellectuel dans l’immédiat après-guerre par son opposition au service militaire (d’après sa notice signée Doris Jakubec dans le Dictionnaire historique de la Suisse, en ligne : <http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F16029.php>).

6 Voir supra, § 10-11, les éclaircissements donnés dans la présentation, ainsi que Mary Post Abbott et alii (dir.), Historical Dictionary of the Friends (Quakers), Lanham (MD), The Scarecrow press, 2003.

7 Le pasteur Henri Roser (1899-1981) était membre fondateur du MIR, comme André Trocmé, et il présida plus tard l’organisation. Objecteur de conscience depuis l’époque de l’occupation de la Ruhr, en 1923, il avait été emprisonné pour insoumission en 1939. Il voyagea inlassablement après-guerre en faveur de la cause de la paix dans les pays de l’Est ou du Sud.

8 Les grands enjeux de la discussion constitutionnelle avaient été le sort qu’il convenait de faire aux états princiers (cf. aussi infra, p. 189, le développement sur les « problèmes de la réorganisation de l’Inde »), et la préservation ou non de l’appartenance au Commonwealth : dans les deux cas, la forme républicaine de l’Inde indépendante semblait peu compatible, mais des compromis furent trouvés, notamment sur le second point.

9 La langue indienne étant si compliquée pour nous, il se peut qu’il y ait quelques erreurs dans l’orthographe des noms propres (note de Magda Trocmé, ci-après en italiques).

10 Phénomène souvent vérifié dans la dynamique des mouvements d’opposition, et spécialement accentué dans le cas de l’Inde. La répression britannique a été particulièrement étendue aux cadres de tout rang du mouvement nationaliste pendant les années du second conflit mondial (où la préservation de l’Inde était un enjeu stratégique fondamental pour lutter contre l’Axe en Asie), afin d’étouffer l’audience du mouvement Quit India, orchestré par Gandhi. C’est naturellement l’effet inverse qui a été atteint.

11 Prasad (1884-1963) était enseignant et avocat. Il avait participé à la lutte pour l’indépendance depuis les années 1920 et fait plusieurs fois de la prison. Il fut ministre de l’Agriculture en 1946. À la présidence de l’Inde, il s’imposa en se plaçant au-dessus des luttes de partis et obtint sa réélection en 1957.

12 Les premiers gouvernements indiens comptaient des femmes. R. Amrit Kaur, comme le précise Magda, était de famille princière et d’éducation européenne, puisque convertie au protestantisme, un choix relativement peu fréquent parmi les élites indiennes. Voir sur ce sujet l’introduction, supra, § 19.

13 Manilal Gandhi (1892-1956), dont le combat politique se situa surtout en Afrique du Sud, où il mourut, et Devdas Gandhi (1900-1957), qui travailla avec son père en Inde et fit plusieurs séjours en prison avant de devenir un journaliste célèbre.

14 Surnommé Rajaji, il porta en fait ce titre pendant la période précédant l’indépendance où Mountbatten céda sa place de gouverneur général à un « national ». Le titre de gouverneur général allait disparaître après la proclamation de la République, en 1950. Rajaji (1878-1972) fut parmi les leaders indépendantistes l’un des plus intimes avec Gandhi. Il s’opposa vivement à Nehru pour sa politique économique, et finit par animer une formation dissidente du Parti du Congrès.

15 Le Gouverneur lui-même m’a envoyé plus tard une magnifique photo.

16 Surnommée Mirabehn par le Mahatma lui-même (en référence à la servante dévouée de Krishna, Meera Bai), elle était née Madeleine Slade, en 1892, dans la vieille aristocratie (son père était contre-amiral). Venue au gandhisme par l’intermédiaire de Romain Rolland, elle était arrivée en Inde en 1925 et avait participé à tous les épisodes de la lutte nationaliste. Elle plaida la cause de l’indépendance auprès des élites politiques britanniques, et prit part à la conférence de Londres en 1931. Son dévouement lui valut d’être emprisonnée, en 1932-1933 (dans le cadre de la répression du mouvement de Non-Coopération), et avec Gandhi lui-même à Pule entre 1942 et 1944. Après l’indépendance, elle lança en effet des fermes expérimentales dans différents ashrams, avec le soutien gouvernemental. Elle ne devait rentrer en Europe qu’en 1959. Elle s’installa à Vienne où elle mourut en 1962. Il s’agit probablement ici de l’ashram Pashulok, proche de Rishikesh, dans le Nord de l’Inde, au débouché de l’Himalaya.

17 Rishikesh, que Magda Trocmé orthographie à tort « RikHishesh » est en effet un grand centre d’études védiques et de méditation, où sont traditionnellement implantés de nombreux temples. La description de l’ashram où l’on développe l’étude du yoga sous la direction d’un « saint » local est en droite ligne de cette spécialisation du district, qui fut très visité dans les années 1960 et 1970 par des Occidentaux (jusqu’aux Beatles). Le Gange y débouche de sa vallée himalayenne, dans un paysage grandiose.

18 disent les Hindous.

19 Une mention qui montre que le journal de Magda Trocmé est repris et mis au propre pendant les étapes ou les moments creux de son périple indo-pakistanais, mais qu’il n’est pas exactement tenu au fil de l’eau.

20 Il s’agit d’une congrégation italienne fondée au tout début du xixe siècle par Maddalena di Canossa, et surtout développée à l’origine en Vénétie et Lombardie avant de s’exporter dans le monde. On parle aussi des « Figlie della Carità ». Proches de nos propres « filles de la charité » (i.e. nos sœurs de Saint Vincent de Paul), elles se vouaient surtout au secours aux malades et aux enfants abandonnés, ainsi qu’à l’instruction élémentaire.

21 sœurs du couvent où j’ai fait mes études secondaires à Florence.

22 « function » = réception officielle.

23 Une « rickshaw », c’est une bicyclette tirant une petite voiture à deux places, comme nous en avions en France pendant la guerre. Cela a remplacé les petites voitures tirées par un homme. Celles-ci existent encore pour les endroits escarpés, pour les cérémonies et les malades – et à Calcutta il y en a en quantité.

24 Le « mile » anglais mesure 1,609 km.

25 = 453 grammes.

26 Neveu d’André – fils de Maurice et Marguerite Trocmé, attaché commercial à l’Ambassade de France.

27 Sur Horace Alexander, voir supra, § 8-9.

28 taudis.

29 balayeurs de rues.

30 Mulk Raj Anand (1905-2004) est en effet considéré comme un des maîtres de la littérature indienne moderne. Il avait déjà en 1950 une grande notoriété dans son pays et en Europe, où il avait fréquenté les écrivains du groupe de Bloomsbury et bien connu Picasso. En fait, il n’était rentré définitivement en Inde qu’en 1946, après vingt ans de va-et-vient démarrés pour ses études supérieures à University College (Londres) et à Cambridge. Il était effectivement considéré en 1950 comme un compagnon de route du communisme, d’où le fait que Magda le dise « mal vu ». Coolies est son deuxième roman et date de 1936.

31 Charles Freer Andrews (1871-1940) : un missionnaire anglican arrivé en Inde en 1904, qui devint l’ami de Gandhi et partagea nombre de ses combats en Afrique du Sud et en Inde, s’investissant particulièrement pour encourager la syndicalisation des travailleurs indigènes. Proche du Social Gospel, il s’éloigna de Gandhi pendant la Première Guerre mondiale, en se refusant à approuver le recrutement de soldats dans l’Empire, mais participa avec lui à la conférence de Londres en 1931. Il mourut à Calcutta. C’est l’un des pacifistes les plus connus du xxe siècle dans le monde anglophone.

32 Études élémentaires de base.

33 Plus tard élu premier président de la République de l’Inde.

34 D’après les renseignements obtenus à la bibliothèque de Swarthmore (Peace Collection), il y a eu 68 délégués internationaux et 53 Indiens.

35 Magda elle-même parlait parfaitement le français, l’italien et l’anglais et se débrouillait en allemand… Mais il est vrai qu’elle refusa toujours avec constance de se considérer comme une intellectuelle : elle se voyait elle-même dans l’action et l’engagement, non dans la pensée abstraite.

36 Formulation qui mérite évidemment qu’on s’y arrête : comme dans le reste des notes (destinées à ses enfants, mais en partie reprises, presque sans changement, dans le bulletin Cahiers de la Réconciliation), Magda se montre excessivement modeste et ne revendique aucun « statut » ni aucune compétence particulière. Elle ne se laisse nullement impressionner par les attentions qu’on lui montre et ni persuader par l’intérêt dont elle est l’objet (dont témoignent par exemple ses causeries à la radio) qu’elle est elle-même une personnalité importante. C’est à son insu, en quelque sorte, qu’elle est constituée en « experte » par l’expérience de cette délégation au World Pacifist Meeting, où ses interlocuteurs la valorisent pour elle-même – et non comme un simple truchement de son époux, ainsi qu’elle paraît ici l’affirmer.

37 Le citoyen du monde.

38 Gustav et Milla Kars étaient des juifs viennois qui avaient quitté l’Autriche en 1938 après l’Anschluss et s’étaient rencontrés en Inde. Ils devaient rentrer en France peu de temps après. Je n’ai pas pu déterminer dans quelles conditions le fils d’un premier mariage de Kars avait enseigné à l’École Nouvelle Cévenole.

39 Le pasteur Henri Roser, un autre délégué français.

40 École secondaire quaker près de Philadelphie où Jacquot a passé un an.

41 Jan Buskes (1899-1980), pasteur et théologien hollandais, était connu pour son engagement antimilitariste et anticolonialiste. Il prêchait à la radio et à la télévision.

42 Ici, Magda suggère quelque chose qui renvoie à sa position d’observatrice et de déléguée du congrès pacifiste, mais aussi à sa personnalité de femme déterminée et active. La séparation des deux sociétés à laquelle elle fait allusion n’était rompue, au temps du colonisateur britannique, que par un petit nombre de témoins sans préjugés.

43 service.

44 Peu de leaders pariaient alors sur la viabilité du Pakistan, scindé en deux entités territoriales très éloignées l’une de l’autre. Le Pakistan oriental devait faire sécession en 1971 pour devenir le Bangladesh.

45 Sur le féminisme indien, voir supra, § 19.

46 Sur la question du tracé des frontières et le problème des réfugiés, voir l’introduction, supra, § 15. Dans une perspective humanitaire, Magda Trocmé insistera particulièrement dans son compte rendu sur certains des aspects des violences et des transferts de population de 1946-1947 : les structures d’accueil mises en place pour les déracinés (ravitaillement, logement, scolarisation, etc.), et le problème des femmes hindoues ou musulmanes raflées, violées et kidnappées par des fanatiques de l’autre confession, dont les deux nouveaux États cherchaient à organiser la restitution à leurs familles d’origine.

47 Jasimuddin (1903-1976) est surnommé « le poète rural » au Bangladesh, du fait de l’écho du folklore des campagnes dans toute son œuvre. Il collecta plus de dix mille chansons populaires et laissa une œuvre considérable. Enseignant à l’Université de Dacca jusqu’en 1944, il venait d’intégrer le ministère de l’Information du nouveau Pakistan.

48 Fonctionnaire de l’État.

49 Des conques.

50 Sur ce thème, voir l’introduction, supra, p. 167 sq.

51 Le Mahàtmà fut assassiné en décembre 1948 [en janvier 1948].

52 Qui sera élu président.

53 La Réconciliation entretenait des liens avec ce mouvement né en 1920 en Suisse et qui avait pris des ramifications internationales au cours des années 1930 sous le nom de Service Civil International. Il s’agissait de chantiers proposant une alternative au service militaire, d’où l’intérêt que manifestèrent les pacifistes et les objecteurs de conscience. Aux États-Unis, en 1941, la FOR, la WRL, les anabaptistes et les quakers réussirent à obtenir du gouvernement Roosevelt la création d’un Civilian Public Service du même genre (voir supra, § 14).

54 Nelly aux États-Unis.

55 La première fois que j’ai trouvé cela sous mes pas, je l’ai contourné et on m’a dit : « Non, c’est pour vous, marchez dessus, c’est en votre honneur, pour vous seule ! »

56 Ces dessins se font aussi avec des pétales de fleurs.

57 Certes, le capitalisme n’a pas toujours existé – mais les guerres ont toujours été, et sont encore « des questions de biftecks ».

58 Il y a aussi une foi politique, et même des fois politiques… et tant d’autres !

59 Issue d’une riche famille d’industriels, Mridula Sarabhai (1911-1974) avait été une active membre de l’aile féminine du Parti du Congrès. Très proche de Nehru, elle avait aussi été l’une de personnes les plus engagées pour tenter de faire cesser les massacres inter-confessionnels en 1947.

60 En effet, Mirra Alfassa (1878-1973) était restée à Pondichéry auprès du maître yogi, philosophe et poète Sri Aurobindo. Son second mari Paul Antoine Richard (1874-1967), épousé en 1911, avait alors rompu avec elle pour rentrer en Europe. Surnommée « Mère » dans son ashram, elle prit la suite d’Aurobindo, qui mourut en 1950, et laissa une œuvre spirituelle très abondante. Elle fut également à l’origine de la fondation d’Auroville, en 1968 : cette « communauté internationale », préparant un nouvel âge de l’humanité, suscita un enthousiasme débordant dans les années 1970.

61 Kimaird ou Krimaird. L’orthographe de ce nom n’est pas claire [il s’agit de Kinnaird College, fondé à Lahore en 1913 par des missionnaires américains, qui fut la première université féminine dans l’Inde coloniale].

62 On m’avait en effet promis que je serais logée dans une famille musulmane.

63 Près d’Assise : nom d’une église et d’une magnifique terrasse où st François d’Assise a écrit son « Cantico delle creature ».

64 Pincée.

65 Tragédie représentée de façon poignante dans le film récent intitulé « Gandhi » (note de 1992).

66 La boucle du ceinturon des soldats nazis portait bien les mots « Gott mit uns ! »

67 Ce pasteur anglican (1907-1983) avait habité dans l’un des pires townships de Johannesburg, travaillé auprès des Indiens en résistance passive à Durban, et vécu auprès des travailleurs agricoles dans le Transvaal, autant dire qu’il n’était pas vraiment persona grata chez les nationalistes sud-africains. Sa présence au congrès de 1949 est donc un signe très fort. Son film Civilization on Trial in South Africa consacré à la tribu des Hereros eut un certain écho, dans le monde anglophone. Avec quelques quakers comme l’Anglaise Agatha Harrison, ou un autre pasteur anglican, Trevor Huddleston, et aussi grâce à la plate-forme lancée en 1948 par le chanoine John Collins, Christian Action, l’affaire de l’attribution du territoire des Hereros, puis plus généralement le problème des relations raciales en Afrique du Sud, finirent par être portés devant les Nations Unies. Le gouvernement Malan empêcha finalement les chefs hereros de se rendre à Paris en 1951 à l’invitation de la commission des trusteeships de l’ONU. Scott milita ensuite pour le désarmement avec les antinucléaires britanniques tels que Bertrand Russell.

68 Tom Johnson et sa femme Dolores ont quitté les États-Unis peu après la Deuxième Guerre mondiale. Tom est devenu professeur au Collège Cévenol, et Dolores bibliothécaire. Ils sont devenus français et vivent encore en France en retraités (note de 1992).

69 Dolores et Tom Johnson sont décédés respectivement en 2007 et 2009. Tom Johnson était de New York et sa femme originaire de l’Alabama, mais ils s’étaient connus en Californie. La première rencontre de Tom Johnson et d’André Trocmé eut lieu fin 1945, à une conférence de la Reconciliation à San Francisco. Il vint dès 1947 enseigner l’anglais au Chambon (où à la même époque travaillait aussi Paul Ricœur) et il y resta plus d’un demi-siècle. Ils ne prirent pas la nationalité française contrairement à ce qu’écrit Magda, mais leurs enfants furent binationaux et restèrent vivre en France comme eux.

70 Pour un mouvement tel que le MIR, c’était bien évidemment un des aspects les plus dérangeants de la séparation d’entre l’Inde et le Pakistan.

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Référence papier

Magda Trocmé, « Parmi les disciples de Gandhi : journal d’une pacifiste aux Indes (octobre 1949-février 1950) », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 8-9 | 2016, 185-267.

Référence électronique

Magda Trocmé, « Parmi les disciples de Gandhi : journal d’une pacifiste aux Indes (octobre 1949-février 1950) », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [En ligne], 8-9 | 2016, mis en ligne le 22 septembre 2023, consulté le 23 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=310

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Magda Trocmé

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