Plus de vingt ans après sa première parution en japonais, en 1991, l’ouvrage de Koyoma Shizuko a enfin fait l’objet d’une publication en anglais. Celle-ci donne accès au public occidental à un travail que l’on peut qualifier de pionnier dans son domaine et dont l’objet, tout autant que la méthode d’analyse auquel celui-ci est soumis, se trouve encore aujourd’hui au centre des enjeux thématiques et méthodologiques des études sur le genre. De fait, cette publication en anglais, de surcroît réalisée en Europe, donne l’occasion de mettre l’accent sur les riches études sur le genre depuis longtemps développées en Asie, ce que l’auteur lui-même souligne dans la préface à l’édition anglaise en rappelant que, certes dans une perspective qui ne serait plus la nôtre aujourd’hui, les travaux académiques japonais consacrés à la question des femmes sont souvent antérieurs à leurs équivalents européens, puisqu’ils s’inscrivent dans une préoccupation qui remonte à la période précédant la Seconde Guerre mondiale.
L’objet de l’ouvrage est l’étude de l’idéal comportemental connu sous le nom de ryōsai kenbo, la « bonne épouse et sage mère », dans lequel sont censées être éduquées les jeunes filles.
Dès le premier chapitre du livre, l’auteur met en évidence que cette « tradition » constitue en réalité une rupture avec les normes éducatives précédemment enseignées durant la période Edo. En effet, dans les textes éducatifs connus sous le nom de Jokunsho, c’était surtout la dévotion aux futurs mari et belle-famille qu’on s’attachait à inculquer, en vertu du fait que, dans la société féodale japonaise, la jeune mariée doit considérer la belle-famille comme plus importante que la sienne. Le changement fondamental s’effectue autour de la notion de maternité, très largement absente des textes éducatifs antérieurs, et qui prend tout son sens à l’époque Meiji, dans le cadre de la construction d’un État fort dont l’objectif est de rénover en profondeur le pays afin de lui permettre de rattraper son retard supposé sur l’Occident. Ainsi, l’enfantement d’un nouveau Japon doit passer tout d’abord par l’avènement d’une génération de femmes compétentes en matière de maternité.
Dans le second chapitre, K. Shizuko étudie en conséquence les implications de ce nouveau modèle de ryōsai kenbo à la fin du xixe et au début du xxe siècle dans la réflexion sur le système éducatif. Un discours sur l’éducation des jeunes filles voit le jour, notamment à partir du lancement de la revue Jogaku Zasshi, « Le magazine des femmes », en 1885. Les publications locales vont alors fleurir, mais aussi l’engouement pour les ouvrages étrangers jugés pertinents sur le sujet, de sorte que, malgré le siècle et demi qui les sépare, l’Émile de Rousseau est publié la même année, 1897, que Child Culture d’Annah Withall Smith.
Dans un sens, on assiste à la découverte de la mère comme pièce maîtresse dans le processus d’éducation des futurs sujets de l’empereur. Il fallait donc en finir avec une « éducation domestique » périmée mais aussi intégrer les jeunes filles dans un système scolaire plus à même de réorienter leur ligne de conduite vers des modèles comportementaux utiles à la société, dans le contexte plus général, comme le dit l’auteur en citant Morita Nobuko, de « la restructuration de la famille dans le cadre de la modernité et de l’établissement de l’État-nation » en vertu de laquelle les enfants, outre qu’ils sont la possession de leurs parents, sont intégrés à un système éducatif national (p. 71).
Sur les bases précédemment posées, l’historien analyse dans une troisième partie les grands changements qui vont avoir lieu dans la seconde décennie du xxe siècle. Il s’agit tout d’abord de ce qui va être appelé le « problème de la femme », ou fujin mondai, dans un contexte où une série d’événements mettent clairement en évidence que les anciennes frontières du genre sont en train de se déplacer. Les écrits occidentaux promouvant la libération féminine tels ceux de John Stuart Mill ou August Bebel sont publiés tandis que les jeunes filles diplômées de l’enseignement secondaire sont de plus en plus nombreuses. De fait, l’évolution de la répartition des sexes dans l’accès à l’éducation, dans le cadre d’un effort général en la matière lui-même impressionnant, est proprement spectaculaire puisque, si en 1910 les filles représentent 50 372 étudiants contre 121 777 garçons, en 1920 elles sont 115 859 contre 177 117, et en 1930, 334 023 contre 345 508 (p. 78). En outre, de plus en plus de femmes de la classe moyenne entrent à cette époque sur le marché du travail pour entreprendre une « carrière ».
Ces mutations suscitent en 1918 et 1920 des débats autour de la question de « la protection de la maternité », au cours desquels des notions telles que l’activité salariale des deux membres du couple dans la famille, l’épanouissement personnel des femmes et, face à elles, l’idée de préservation et d’amélioration de la race ou de mission reproductive des femmes dans la société sont discutées. Surtout, dans le cadre d’un pays qui depuis la fin des années 1860 s’attache à imposer sa place face aux nations occidentales et qui surprend grandement celles-ci en défaisant les forces de la Russie en 1905, l’exemple de la Première Guerre mondiale et du rôle décisif que vont y jouer les femmes par leur activité à l’arrière va fortement contribuer à changer les perspectives sur leur fonction au sein de la société. « La guerre repose sur le pouvoir des femmes afin d’assurer un glorieux succès, et plus la guerre s’étend sur le long terme, plus grandit l’importance des femmes » sera-t-il ainsi affirmé dans un rapport du Comité Spécial d’Investigation Militaire en avril 1917 (p. 91).
Conséquemment le ryōsay kenbo va être l’objet d’une profonde reconfiguration, qui fait l’objet du long quatrième et avant-dernier chapitre du livre. L’auteur y étudie attentivement comment l’intégration des femmes au sein du système éducatif va être totalement repensée en vue de laisser à celles-ci une ample marge de manœuvre pour intégrer l’enseignement supérieur et de la sorte, de « cultiver des mères et des femmes capables d’élever des citoyens bons, forts, sages et intelligents » comme le déclare Naruse Jinzō dans un article de novembre 1918 intitulé « Le besoin d’une éducation supérieure pour les femmes » (p. 103). La forme à donner à cette éducation supérieure va faire logiquement question, notamment autour de la problématique de la mixité des classes et surtout celle des contenus, qui pourraient être spécifiquement féminins ou non. Mais ces débats n’empêchent pas l’éducation supérieure des femmes de connaître des avancées décisives, notamment à partir de l’organisation par l’Association Impériale pour l’Éducation, la Teikoku kyōikukai, d’une Conférence pour la Promotion de l’Éducation Supérieure des femmes en avril 1922. Notons d’ailleurs que, suite à des voyages d’observation effectués en Europe et aux États-Unis, l’éducation physique féminine est développée à cette époque, il est vrai en étant souvent justifiée par le besoin du pays d’avoir de futures mères fortes et en bonne santé.
En amont de la question de l’éducation supérieure, c’est toute l’activité domestique qui est repensée. Le mode de vie traditionnel est alors dénoncé comme un frein majeur au plein développement des capacités féminines et à la libération de temps utile à d’autres activités. On remet ainsi en cause l’architecture des logements et même le port du kimono. Surtout, l’activité domestique doit devenir une science permettant de rationaliser le temps de travail et les dépenses, dans la mesure où le bon fonctionnement et la prospérité du foyer sont la source du développement national (p. 117). Conséquemment, la science exacte et la science domestique se trouvent renforcées dans le curriculum du cycle secondaire. Dès lors, le ryōsai kenbo change totalement de nature et surtout, d’objectifs. Il intègre désormais l’expectative que les femmes, à côté de leur fonction de bonnes épouses et de mères dévouées, doivent cultiver leur esprit et travailler en dehors du foyer.
Finalement, dans un cinquième et dernier chapitre, l’auteur reprend l’itinéraire parcouru au cours de son étude à travers l’analyse de l’évolution du concept de ryōsai kenbo dans les manuels de morale publiés tout au long de la période. On peut ainsi clairement distinguer une première phase dans la production des manuels de morale utilisés dans l’enseignement secondaire jusqu’en 1911, durant laquelle on assiste progressivement à la remise en cause de l’obéissance inconditionnelle au mari et à la belle-famille tandis que l’activité au sein du foyer est de plus en plus appréhendée dans la perspective du bénéfice national. Mais la possibilité du travail salarié des femmes n’est pas encore prise en compte. Durant une seconde phase, de 1912 à 1920, le travail fait massivement son entrée au sein des considérations développées dans les manuels de morale. Enfin, au cours d’une troisième phase se déroulant de 1921 à 1932, sont entérinés les changements de la structure du foyer, désormais appréhendé comme un « havre » de bonheur et d’harmonie plus que comme un espace d’obligations. Le travail vient alors naturellement constituer le corrélat de cette vie épanouie tandis que « la nature unique » des femmes est mise en exergue.
L’étude de Koyama Shizuko nous semble ainsi fondamentale dans la mesure où elle se trouve à la croisée de plusieurs axes de réflexion particulièrement féconds. En effet, ce travail nous informe tout à la fois sur le processus de modernisation à marche forcée entrepris par le Japon dans le cadre d’une thématique restreinte, mais néanmoins hautement révélatrice. En outre, de par son point de départ, il participe de l’enrichissement de la réflexion sur la notion d’invention des traditions, extrêmement opérationnelle dans le cadre d’une approche historiciste et constructiviste de la notion de genre.
On pourrait cependant regretter deux choses. En premier lieu, et ceci d’autant plus que l’ouvrage est finalement assez court, l’auteur aurait pu enrichir sa réflexion en confrontant davantage l’évolution du ryōsai kenbo et des débats qu’il suscite au surgissement dans les années 1920 des modern girls ou modan gāru, des jeunes femmes désireuses d’adopter le mode de vie et les valeurs de leurs homologues occidentales et qui, elles aussi, suscitent de nombreux débats au sein de la société japonaise. Et puisqu’on évoque un phénomène qui s’est développé de façon simultanée en divers endroits du globe, il aurait été très profitable de développer davantage la perspective comparative, tout au moins dans un cadre régional. Que se passe-t-il à ce moment-là en Chine, elle aussi « traditionnellement » soumise à un modèle très prégnant de « bonne femme, sage mère », ou encore en Thaïlande, dont les souverains successifs depuis la seconde moitié du xixe siècle se sont eux aussi attachés à réformer rapidement leur pays en vue de réduire l’écart avec les nations occidentales ?
Mais puisque le livre de Koyama Shizuko est publié dans le cadre de la collection intitulée The Intimate and the Public in Asian and Global Perspectives, et que son éditeur en chef n’est autre que l’éminente sociologue de l’Université de Kyoto Emiko Ochai, profondément engagée dans cette voie comparatiste, gageons que ce travail suscitera bientôt des émules qui le compléteront dans une perspective transnationale.