Longtemps, l’architecture du xixe siècle souffrit de l’indifférence des historiens d’art. En ce qui concerne la France, il fallut attendre la destruction des Halles de Victor Baltard à Paris au début de l’année 1972, puis les projets de destruction de la Gare d’Orsay, pour qu’une réelle prise de conscience de la valeur et de l’intérêt de cette production fédère le milieu de l’histoire de l’architecture1 avant de gagner le grand public. Cette désaffection touchait également l’architecture alsacienne du xixe siècle, qui portait en elle un défaut supplémentaire, celui d’avoir été élevée alors que la région était allemande. Matérialisation monumentale d’une blessure encore vive, le Palais du Rhin fut menacé de destruction en 19572.
Ces dernières années, l’architecture du xixe siècle des régions annexées au Reich allemand après le traité de Francfort suscite un intérêt grandissant, pour ne pas dire, un réel engouement. En témoignent, par exemple, l’inventaire en cours du patrimoine bâti de la Neustadt par le Service de l’inventaire du patrimoine de la région Alsace conduit par Marie Pottecher3, conservatrice et chef du Service de l’inventaire du patrimoine d’Alsace, et le projet de recherche « Métissages, Architecture, Culture » (MéTACULT), conjointement dirigé par Anne-Marie Châtelet, professeure d’Histoire et de culture architecturales à l’École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg et Wolfgang Brönner, professeur émérite de l’Université de Mayence, qui bénéficie d’un financement de l’Agence nationale de la recherche (ANR) et de la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG4). Parallèlement à ces projets scientifiques, le souci de valorisation de ce patrimoine particulier se révèle dans l’ambition des villes de Metz et Strasbourg de voir classées au patrimoine mondial par l’UNESCO leurs extensions urbaines de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle5, ou encore, dans l’actuelle révision du secteur sauvegardé de Strasbourg6… De manière exemplaire ici, recherche scientifique et politique patrimoniale se rejoignent autour d’un sujet commun, et cette communauté d’intérêt prouve l’actualité du sujet, sinon son intérêt.
Définir les besoins de la recherche
Encourager les recherches sur l’architecture et l’urbanisme des xixe et xxe siècles dans les territoires annexés d’Alsace et de Lorraine contribue à une meilleure compréhension de ce patrimoine et, par ricochet, offre des arguments sur lesquels les politiques culturelles locales pourront s’appuyer. Sans devenir une recherche appliquée, la recherche sur l’histoire architecturale et urbaine de l’Alsace se justifie à l’Université de Strasbourg (UdS), non seulement par la proximité des œuvres étudiées et des éventuels fonds d’archives, mais également par l’intérêt qu’un tel patrimoine peut revêtir pour la connaissance et la mise en valeur d’une culture locale. Partant du constat que ce domaine de recherche n’était certes pas vierge, mais que les travaux menés étaient épars, issus qu’ils sont de diverses institutions strasbourgeoises (Mémoires de maîtrise, de DEA, de Master et thèses de doctorat des instituts d’Histoire contemporaine, d’Histoire d’Alsace, d’Histoire de l’art, pour la Faculté des sciences historiques de l’UdS ; Faculté de Géographie ; Mémoires de recherche de l’École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg [ÉNSAS]…), mais également de diverses institutions allemandes, il a semblé nécessaire de pouvoir faire un bilan aussi exhaustif que possible de cette littérature scientifique d’une grande richesse mais qui, en raison de sa dispersion géographique, demeurait difficilement accessible et donc insuffisamment exploitée.
À côté de ces travaux scientifiques, d’autres documents méritaient eux aussi d’être répertoriés. Véritables mines d’informations originales pour quiconque travaille sur l’architecture des xixe et xxe siècles, la presse spécialisée qui se développe dans la seconde moitié du xixe siècle en Europe est une source incontournable dont le dépouillement systématique, bien que laborieux, est une étape obligée pour appréhender non seulement les réalisations mais également le milieu professionnel ou encore le contexte théorique dans lesquels celles-ci ont été élaborées7. En raison de l’histoire particulière de la région alsacienne, s’est imposée l’idée de réunir les références des articles parus tant dans la presse française que dans la presse allemande. L’ambition de saisir le temps long dans lequel s’inscrit tout projet architectural – de sa genèse à sa réception – a conduit à retenir des publications de nature très variée. De la publication de la tenue d’un concours en vue de la réalisation d’un édifice public dont les revues spécialisées se font généralement l’écho, à la critique de l’édifice finalement élevé, dont la presse quotidienne généraliste peut rendre compte, l’éventail des informations récoltées peut s’avérer particulièrement éclairante pour le chercheur en histoire de l’architecture.
« Genèse et réception de l’architecture et des formes urbaines dans une région frontalière (1850-1950) »
Saisissant l’opportunité de l’appel à projet « problématiques régionales » lancé en 2010 par la Maison interuniversitaire des Sciences de l’Homme-Alsace (Misha), j’ai déposé avec Alexandre Kostka, professeur à l’UFR des Langues et sciences humaines appliquées à l’UdS, un projet intitulé « Genèse et réception de l’architecture et des formes urbaines dans une région frontalière (1850-1950). Une histoire croisée franco-allemande ». Retenu, le projet a ainsi pu bénéficier d’un petit budget de fonctionnement pendant deux années8 et de l’appui logistique et informatique de la MISHA. Constitué des deux axes, « Genèse » que je conduisais, et « Réception », mené par Alexandre Kostka, le projet a permis la constitution de deux équipes autour d’un même sujet. L’axe « Genèse » s’est construit en étroite collaboration avec Anne-Marie Châtelet et Christiane Weber, enseignante au Karlsruher Institut fur Technologie (KIT). Ce projet, qui, dès son origine, s’inscrivait dans une dynamique pédagogique de formation à la recherche, a en outre offert à de jeunes chercheurs – issus de l’Institut d’histoire de l’art comme de l’ÉNSAS – la possibilité d’acquérir une première expérience professionnelle grâce à des contrats de vacation qui ont pu être établis. Trois étudiantes de l’Université ont ainsi bénéficié successivement de contrats au cours de leur cursus de Master d’histoire de l’art, de l’architecture et du patrimoine : Lucie Mosca, Anaïs Vilvaux et Sophie Barthel. Ce fut également le cas de Shahram Hosseinabadi, Marion Freymann et Amandine Diener, tous trois étudiants de l’École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg.
L’équipe de l’axe « Genèse », constituée d’enseignants et d’étudiants, s’est donc donné pour objectif de réaliser une base de données pour laquelle le savoir-faire du service informatique de la Misha en ce domaine serait mis à contribution. Actuellement en cours de constitution, la base de données intitulée « Architecture et formes urbaines dans une région frontalière depuis 1850 » est un outil destiné à encourager et faciliter la recherche dans le domaine architectural et urbain. L’aire géographique qu’elle prend en compte est celle de l’Alsace (départements actuels du Haut-Rhin et du Bas-Rhin). Chronologiquement, elle s’intéresse à une période au cours de laquelle la région connut une histoire particulièrement mouvementée et changea à plusieurs reprises d’aire d’influence culturelle et politique principale. Ceci explique non seulement que les acteurs rencontrés – architectes, ingénieurs, entrepreneurs, commanditaires… – soient français et allemands, mais également que les réalisations aient suscité l’intérêt de la presse spécialisée des deux côtés du Rhin et, enfin, que les chercheurs actuels travaillant sur l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme de cette région soient eux-mêmes issus des deux pays frontaliers.
La banque de données hébergée par la Misha se différencie principalement de celle actuellement en cours de réalisation par le Service de l’inventaire du patrimoine, non seulement par la nature différente des informations que l’on peut trouver dans chacune d’entre elles, mais également par les cadres chronologique et géographique, qui ne sont pas communs. La base de données constituée par le Service de l’inventaire du patrimoine renseignera l’ensemble des bâtiments élevés sur le territoire de la Neustadt. Les deux bases de données sont cependant complémentaires dans la mesure où de nombreux articles référencés dans la base bibliographique concernent des immeubles élevés sur le territoire de la Neustadt. La base bibliographique met en lumière la médiatisation de ces immeubles référencés par le Service de l’Inventaire. À terme, des interrogations croisées de ces deux bases seront donc très riches d’enseignements.
Une banque de données en cours de constitution
Après avoir déterminé le type de documents que nous souhaitions répertorier dans la base de données, il s’est avéré nécessaire de réfléchir à la manière de mettre en valeur ces données afin d’offrir aux futurs utilisateurs de la base les moyens les plus efficaces d’y puiser une information complète et utile9. Une méthodologie rigoureuse dans le recueil des informations contenues dans les documents répertoriés doit être suivie sous peine de rendre inutilisable l’outil finalement constitué. C’est notamment dans ce cadre que des listes déroulantes ont été mises au point pour certains champs, ce qui évite les fautes de frappe qui provoquent la perte d’information.
Puisque les documents que nous souhaitions répertorier étaient des documents imprimés (articles de revues anciennes et travaux scientifiques), les champs habituels, nécessaires à une base de données bibliographiques se sont imposés : auteur(s) et titre de l’article ou du mémoire de recherche, date et lieu de parution etc. Dans la mesure où cette base de données est destinée à servir d’outils à la recherche en histoire de l’architecture, d’autres champs ont paru indispensables. Par-delà les références bibliographiques, c’est le contenu même de ces documents imprimés que nous souhaitions renseigner afin de faciliter les recherches ultérieures. Dès lors, se sont imposés les champs relatifs aux acteurs (nom, prénom, date de naissance et de décès) et aux œuvres que mentionnent articles anciens et travaux universitaires. Avant même d’identifier l’édifice lui-même (par son adresse précise10, notamment), le désigner par la typologie à laquelle il appartient a semblé utile. Sa date de construction doit également être relevée dans la mesure où elle peut différer de la date de parution de l’article qui en fait mention. En ce qui concerne les acteurs (architectes, entrepreneurs, ingénieurs, commanditaires), outre leur nom, il s’est avéré nécessaire de préciser le rôle que l’article ou le mémoire scientifique leur attribuait. Une même personne peut en effet, jouer des rôles différents au sein d’une même œuvre architecturale ou en fonction du chantier considéré. De tels champs permettront, à terme, de retracer une carrière, de mettre en lumière des réseaux… Ils alimenteront donc de futures monographies de personnalités incontournables pour le milieu de la construction en Alsace.
Faute d’un budget suffisant et pour ne pas refaire un travail déjà largement amorcé par diverses institutions, soutenues en cela par une politique européenne de numérisation volontariste11, la base de données que nous établissons actuellement regroupe seulement des références bibliographiques, et non le format pdf de l’article ou du texte scientifique lui-même12. À terme, nous souhaitons intégrer à chacune des fiches concernées, un lien vers les sites proposant des versions numériques des documents référencés (parmi ces sites, Gallica et celui de la Cité de l’architecture et du patrimoine sont incontournables pour notre sujet). À l’heure actuelle, les fiches de la base de données conservent un champ dans lequel est précisé le lieu de conservation – et de consultation – du document répertorié.
Si la nature des informations devant figurer dans chacune des fiches de la base a fait l’objet d’une lente maturation, l’utilisation de celle-ci a également été réfléchie. Pour une recherche à la fois efficace et précise, la possibilité de croiser les champs d’interrogation a été prise en compte.
Premiers résultats et pistes de recherches
Pour marquer la fin de l’aide octroyée par la Misha, le 22 février 2013, s’est tenue une journée d’étude intitulée « Étudier l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme à Strasbourg et en Alsace » qui a réuni un certain nombre des acteurs qui ont participé à la création de la base de données. Cette journée a été l’occasion de tirer les premières leçons de cette expérience. Sur les 91 titres de revues de langue française repérés13, 11 ont été dépouillés dans leur intégralité14. Volontairement et afin d’offrir dès maintenant un regard complexe sur l’architecture et l’urbanisme alsaciens, les revues dépouillées sont aussi bien des revues nationales que des revues locales, par définition plus loquaces au sujet de réalisations moins prestigieuses que des édifices publics officiels. À ces références issues de revues françaises, sont également associées des références d’articles parus en langue allemande15 dont la sélection a été réalisée sous la direction de Christiane Weber par l’Institut d’Histoire de l’architecture du KIT16. Les références issues de 53 revues spécialisées de langue allemande sont d’ores et déjà présentes dans la base de données.
Les mémoires (de maîtrise, de DEA, de Master) et les thèses de doctorat portant sur l’architecture et l’urbanisme en Alsace issus des différentes Facultés de l’UdS (Histoire, Géographie, Droit et Médecine17) ainsi que les mémoires réalisés à l’École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg (Projet de fin d’études : PFE ; Travail personnel de fin d’études : TPFE ; mémoires de recherches) ont également été répertoriés de manière systématique. La base de données, qui sera bientôt accessible aux chercheurs via le site de la Misha, est aujourd’hui riche d’un peu plus de 1 400 occurrences dont 585 concernent des travaux d’étudiants de l’université ou de l’école d’architecture.
S’il mérite d’être confirmé une fois le dépouillement global achevé, un constat s’impose, qui va à l’encontre de la réalité du milieu local de la construction. Alors que ce dernier est marqué par une certaine continuité des acteurs au-delà des ruptures historiques18, les changements successifs de frontière ont un impact réel sur l’information diffusée par la presse contemporaine. Entre 1861 – date de parution de l’article le plus ancien actuellement répertorié – et 1894, les articles relatifs à l’architecture ou à l’urbanisme en Alsace paraissent quasiment exclusivement en Allemagne. À partir de 1894, quelques rares articles correspondant à notre sujet ont été repérés dans la revue Construction moderne. À partir de 1919, on assiste à un renversement profond : désormais, les articles recensés sont très majoritairement français.
Plus ponctuellement, ce dépouillement, qui ne concerne qu’un nombre encore restreint des revues listées, a déjà permis de confirmer l’intérêt de quelques opérations locales ambitieuses dont la presse contemporaine s’était assez largement fait l’écho en en diffusant l’image bien en dehors des frontières régionales. La Cité Ungemach, élevée sur les plans de Paul de Rutté, Paul Sirvin et Joseph Bassompierre à partir de 1923, est de celles-là. Déjà, des réalisations qui n’avaient pas été détectées jusqu’alors se font remarquer. C’est le cas de certains immeubles élevés par l’architecte Tim Helmlinger au début des années 1930, dont la presse nationale française n’hésitait pas à souligner la ressemblance avec les tendances architecturales contemporaines de l’École de Paris. Cette personnalité du milieu architectural alsacien n’a, à ce jour, fait l’objet d’aucun travail universitaire. Son œuvre semble pourtant mériter que l’on s’y intéresse de plus près… N’est-ce pas déjà là une justification suffisante de la constitution d’une telle base de données ?