Sortant de l’aspect purement topographique et architectural du site archéologique du Saint-Mont (88) qui requérait la fouille comme principale méthode d’investigation1, le projet AGER vise, par le biais des méthodes archéogéographiques et géoarchéologiques, à comprendre l’incidence qu’eurent sur le paysage les structures de commandement qui s’y sont succédées (castrum tardo-antique ou proto-mérovingien, abbaye paléochrétienne, prieuré médiéval et moderne) jusqu’à la Révolution. Plus largement, la question se posait de savoir si, au contact des Vosges cristallines et gréseuses, sur ce secteur de moyenne montagne au relief contrasté, la forêt du Fossard qui s’est développée après la disparition des glaciers, vers le dixième millénaire avant notre ère, a subi depuis le Néolithique les mêmes alternances de défrichements et de reprises que d’autres2. Au cours du premier millénaire, reste-t-elle un espace réservé aux activités cynégétiques des puissants ou, au contraire, n’est-elle impactée, comme le laissent supposer les hagiographies, qu’à partir du viie siècle, par l’activité des moines défricheurs ? L’abbaye y a-t-elle développé de nouveaux modèles de gestion du sol ? L’ermitage fondé au viie siècle par l’évêque de Metz Arnould, à l’écart de l’abbaye et au cœur de la forêt du Fossard, a-t-il contribué au peuplement du massif, ce que suggère la mention, au xiie siècle, d’un vicus Arnulphi ?
Autant d’interrogations qui, grâce à l’approche pluridisciplinaire mêlant géologie, géomorphologie, botanique, pédologie, histoire et archéologie, devraient trouver des éléments de réponses susceptibles de favoriser la comparaison avec des situations semblables. Dans l’état actuel des connaissances, en effet, si l’on se fonde sur les quelques indices archéologiques acquis souvent sans méthode, rien n’autorise à conclure à une occupation dense de ce massif ni à sa mise en valeur avant la croissance démographique du xvie puis du xviiie siècle.
Pour pallier ces carences documentaires, les indispensables prospections archéologiques pédestres, longues et fastidieuses – le repérage en milieu forestier, pour des questions de visibilité, ne pouvant s’opérer qu’en hiver, lors du repos végétatif –, sont guidées par une cartographie LiDAR (Light etection and ranging) qui présente cet avantage de pouvoir créer, malgré la canopée, un modèle numérique de terrain (MNT) permettant d’observer les moindres microreliefs, naturels ou anthropiques, souvent imperceptibles sur le terrain. Cette méthode est apparue comme la plus efficace, la plus rapide et la plus pertinente pour répondre aux besoins de la démarche archéogéographique, laquelle s’appuie sur les documents planimétriques pour questionner la dynamique des réseaux viaires, des trames parcellaires et des paysages, mais aussi, dans la mesure du possible, sur des sondages archéologiques ciblés.
Le massif du Fossard
Entre nature…
Au sud-ouest de la montagne vosgienne, le massif du Fossard, d’orientation générale NO-SE, occupe la bande médiane d’un triangle défini, au nord, par l’axe routier (D11) Épinal-Gérardmer, et, au sud, par la vallée de la Moselotte, entre ses points de jonction avec la Cleurie et la Moselle. Il dessine un polygone irrégulier, de 15 km sur 15 dans sa plus grande distance nord-sud (de Docelles à Saint-Étienne-lès-Remiremont) et est-ouest (de Jarménil au Tholy) délimité par un réseau de cours d’eau qui, avec la Vologne et ses affluents, le Barba, le Scouet et le Noir-Rupt, constitue la principale convergence de vallées des Vosges moyennes et méridionales (fig. 1). Il est partagé entre une zone cristalline entaillée de vallons profonds et hérissée de « têtes » qui culminent à une altitude de 700 à 800 m (les Têtes du Payée, des Sots, des Fournelles, des Cuveaux, de la Violle, du Houssot, de la Charmotte…), un plateau gréseux subhorizontal, au nord, et des versants pentus qui déclinent de 300 m en moyenne sur une distance au plus d’un kilomètre et demi, vers les fonds de vallées. Ces reliefs ont subi l’action des glaciations successives du Quaternaire qui laissèrent derrière elles une série de moraines de retrait dans les vallées, et, au sommet, une moraine meuble sur une moraine indurée avec des formations périglaciaires dont d’énormes blocs de grès délogés3 longtemps considérés comme des mégalithes du Néolithique.
Avec un taux de boisement de 20 % supérieur à celui de « la montagne-forêt » vosgienne4, ce relief est boisé à 80 % de sa superficie. Les essences y sont diversifiées, dans un environnement majoritairement de résineux, mais avec une belle présence résiduelle de feuillus – de l’ordre de 15 % – très inférieure toutefois à ce que laissent supposer les registres de martelage pour les xvie-xviiie siècles5.
Ce manteau forestier, d’environ 8 000 ha, est inégalement réparti entre chacune des onze communes qui se partagent le massif. Il relève juridiquement de trois statuts – domanial, communal et privé – qui tirent leur origine, sans doute au Moyen Âge, du cantonnement6, c’est-à-dire de l’attribution pour une durée illimitée d’un droit d’usage sur une partie de la forêt aux communautés d’habitants7 par leurs seigneurs, c’est-à-dire l’abbaye de Remiremont en indivision avec le duc de Lorraine, depuis qu’il en obtint l’avouerie au milieu au xie siècle8.
Séparées, au centre du massif, par le ruisseau de la Suche, les forêts domaniales du « Grand » et du « Petit Fossard », respectivement de 865 et 479 ha, couvrent aujourd’hui une superficie supérieure de 120 ha à celle fournie par un procès-verbal d’arpentage de 1754. Elles contenaient alors 6 007 arpents, soit 1 225 ha « compris les grands et petits chaumes dans lesquels il ne se trouve aucun pied de bois et qui contiennent, le grand chaume 270 arpents (55 ha) et le petit 80 arpents (16 ha) ». Cette forêt, précise l’acte, qui énumère les essences qui la composent, appartient au roi et au chapitre de Remiremont par moitié et est coupée en deux parties. Lors de son abornement, en 1761, en exécution d’un arrêt rendu par le duc de Lorraine, la surface forestière ne comptait plus que 1 189 ha. Le premier canton, de 3 779 arpents et quatre omées (771 ha) était délimité par 295 bornes ; le second, de 1 905 arpents six omées (389 ha), par 263 bornes. Les métairies enclavées dans cette forêt avaient également été bornées9.
… et culture
En fait, on ne sait rien de l’histoire de ce massif avant sa première mention au xive siècle10 mais l’on peut aisément admettre, compte tenu de sa position proche de la Moselle et des axes naturels de communication que constituent les vallées qui l’entourent, qu’il fut, comme l’ensemble des forêts vosgiennes au temps de Pline l’Ancien, exploitée pour ses pins qui comptaient déjà parmi les plus estimés dans la charpenterie de marine pour la confection de mâts11.
Sans doute, ainsi qu’en témoignent quelques artéfacts découverts plus ou moins fortuitement depuis le xixe siècle, fut-elle déjà fréquentée par des chasseurs-cueilleurs de la fin du Paléolithique ou du Mésolithique12 sitôt la disparition des glaciers, voire colonisée, partiellement au moins, par des agriculteurs du Néolithique ou des pasteurs-agriculteurs-carriers13 comme ceux qui, jusqu’au iiie siècle de notre ère, s’observent encore par quelques vestiges d’habitats dans les Vosges du Nord14 (fig. 2). Sans doute aussi fut-elle parcourue par l’aristocratie franque qui en avait fait, depuis le vie siècle, un de ses terrains de chasse privilégiés15. Au ixe siècle, en tous cas, sa position entre Remiremont et un éventuel relais de chasse que les Carolingiens auraient eu à Champ(-le-Duc), se prête à cette activité. Ces forestis dont le terme semble désigner, à partir du viiie siècle16, un bois relevant du fiscus, sont laissés à la charge de forestarii. Ces gardes-forestiers avant l’heure, sans doute choisis parmi la population indigène, reçoivent, en 822, de Louis le Pieux, des privilèges particuliers17 qu’ils conservent jusque dans la seconde moitié du xve siècle, lorsque le duc de Lorraine instaure, pour l’ensemble de son État, une véritable administration forestière confiée à un gruyer général. Au siècle suivant, vers 1550, il crée des gruyers locaux, spécifiquement dans le massif vosgien, en raison du développement que connaît dans cette région l’industrie du bois liée aux exploitations minières et salicoles, aux verreries et aux fonderies. Leurs archives, notamment celles de la gruerie d’Arches pour le massif forestier du Fossard, renseignent sur ces activités autant que sur les droits d’usage accordés aux communautés d’habitants18 dont les noms sont, sauf exception, fixés avant 150019.
L’habitat, dispersé, était constitué de fermes et de granges rattachées à un hameau, chef-lieu d’une vaste paroisse. C’est le cas, au Moyen Âge, de Saint-Étienne avec son église éponyme, d’Eloyes avec son église à l’Assomption, de Celle avec son église dédiée à Saint-Amé et de Docelles avec son église Saint-Valbert et son annexe Saint-Jean-Baptiste de Cheniménil qui ne figure pas encore au pouillé de 1402. Annexe de Docelles, la paroisse Saint-Claude de Tendon, fut, quant à elle, créée en 1707 à partir d’une chapelle existante.
Le xvie siècle, dit-on, fut celui de la colonisation du massif20, ce que semble confirmer l’examen des sources comptables des états qui tirent alors le maximum de profit des forêts de haute futaie transformées en bois de mines et en charbon pour les fonderies. Ces besoins auxquels s’additionnent ceux d’une croissance démographique avérée21 lorsqu’elle n’était pas enrayée par les épidémies endémiques, se traduisent, en montagne, par l’ouverture de clairières de défrichement et la construction de granges qui constitueront rapidement des noyaux de peuplement22.
C’est dans ce contexte que le duc de Lorraine autorise, en 1557, Florent Aubert à bâtir une demeure entre Jarménil et Cheniménil23 ; c’est dans ce même contexte également que la communauté des Arrentès24 Saint-Joseph fut probablement créée. Érigée en paroisse en 1663 avec une église construite au lieu-dit Le Tholy, mentionné une première fois en 1517 lors de la création d’une verrerie25, cette communauté, qui comptait alors 97 granges, est détachée des paroisses voisines de Docelles, Vagney, Saint-Amé et Gérardmer.
Cette forêt pour laquelle on ne dispose d’aucun élément historique tangible sur l’exploitation de ses ressources et sa mise en valeur avant la fin du xve siècle, continue d’être exploitée quelques temps encore, au xixe siècle26, période où elle atteint son minimum forestier, avant d’être soumise à une déprise agraire, lente d’abord, puis largement accélérée sous les Trente Glorieuses. La forêt regagne alors du terrain pour finalement donner l’impression, en raison de la cicatrisation progressive des trouées multiples27, qu’elle a toujours été continue.
Des cartes et des plans anciens au service de la dynamique paysagère
Les premières cartes à petite échelle
L’histoire s’écrivant aussi avec des cartes, celles représentant, à relative petite échelle, le duché de Lorraine de la fin du xvie siècle et du début du xviiie siècle, montrent que dans ce secteur de moyenne montagne, la couverture forestière varie de l’une à l’autre, ce qui peut être lié aux techniques de représentation. Quoi qu’il en soit, les cartes les plus anciennes d’Ortelius, de Tassin ou de Jansonius, laissent à penser que le sud du massif du Fossard est relativement peu boisé. Celles réalisées à partir de 1725, à la demande du duc de Lorraine, par son géographe Didier Bugnon ont pour avantages de représenter les espaces agricoles. L’extrait de sa « carte du diocèse de Toul, dans les parties méridionales des duchez de Lorraine et de Bar avec parties des diocèses et des districts adjacents », est à cet égard explicite ; la forêt, bien visible au nord du Saint-Mont dans le secteur dit du Morthomme, fait place, sur le plateau gréseux au sud de la Vologne, à des champs ou des prairies en lanières représentés par un jeu de crayonné (fig. 3).
La carte des Naudin, en dépit de graves défauts d’exactitude géométrique, présente les mêmes avantages. Réalisée entre 1728 et 1739, elle permet de distinguer sans effort d’imagination, grâce à une utilisation pertinente des couleurs, les vallées des reliefs et les forêts des terres agricoles. En clair, elle offre une topographie satisfaisante du territoire avec ses routes et ses chemins jalonnés de ponts, croix, et piloris, ses formes de peuplement et la manière dont le massif est exploité. Dans le Fossard, la forêt qui domine ne recouvre pas, ou que très partiellement, les versants largement mis en culture, les fonds de vallées réservés aux prairies et le plateau septentrional, entre Tendon, Xamontarupt et Docelles massivement mis en culture. L’habitat y est diffus, régulièrement espacé, mais plus dense en bordure des vallées périphériques ; il est parfois signalé par un toponyme, qui évoque, dans quelques cas, une activité autre qu’agricole (La Perrière, le Fourneau, la Forge, le Moulin). Autant de données objectives qui permettent de se faire une idée de l’anthropisation de ce secteur forestier de moyenne montagne, dans la première moitié du xviiie siècle, et de la nature de son exploitation.
L’intérêt de la carte de Cassini est moindre. Commencée à partir de 1750, pour répondre aux exigences de Louis XV soucieux de mieux connaître son royaume, cette première véritable carte géométrique, établie par triangulation, est, avec un réseau de chemins plus lacunaire, des reliefs médiocrement représentés et les masses forestières aux contours flous, plus imprécise que la précédente. Ainsi, dans sa partie représentant le massif du Fossard, la forêt semble en effet avoir gagné du terrain contrairement à ce que laissent à croire les données historiques, les habitats sont moins bien marqués, en dépit de microtoponymes plus nombreux, notamment dans la zone forestière où seuls « l’ermitage Saint-Arnould » et le « Saint-Mont » sont signalés sur la carte des Naudin. Y sont donc indiqués : l’église du vieux Saint-Amé, fraîchement reconstruite au lieu-dit « Lanol dit Saint-Amé », tout un ensemble de granges, dont celle de Sainte-Sabine, du Grimouton, de la Suche, et, sur le ruisseau « de la Borne Martin » marquant la limite septentrionale du « Petit-Fossard », la Grange de Blancmoutier, dont le nom n’est pas sans évoquer l’existence d’un lieu de culte disparu28.
Les plans terriers et d’arpentage
Les Archives départementales des Vosges conservent nombre de cartes forestières qui ont motivé, en 1997-1998, une belle exposition sur le thème « du bois dont on fait les Vosges. Une histoire de la forêt vosgienne29 ». Quelques-unes concernent le Fossard à des échelles différentes, d’un terroir, d’un domaine et d’une parcelle (fig. 4). Elles procèdent toutes d’une même démarche, celle d’un inventaire visant à poser et stabiliser des limites en les situant, parfois, dans un contexte environnemental plus général, ou à en garder la mémoire dans la perspective juridique de régler des contentieux30.
« Le plan de la forêt du Fossard », est à cet égard riche en enseignements. Dessiné en 1767 à la demande du duc de Lorraine et du chapitre des dames nobles de Remiremont, il fixe les limites entre ce vaste domaine forestier, par rapport aux bois périphériques relevant des communautés villageoises, et par rapport aux terres enclavées mises en cens. Il en donne le nombre et les noms, renseigne sur la nature des sols boisés ou en culture, positionne les chemins qui le traversent et les croix qui les bordent. Surtout, il lève le doute sur l’appartenance de terrains que d’autres, communautés ou particuliers, revendiquent (fig. 5).
La carte topographique « des bois appartenans au prieuré du Saint-Mont près Remiremont », dressée en 1777, relève du même principe : visualiser sur le papier des limites à ne pas transgresser, et en partie, matérialisées sur le terrain par un bornage. Cette vue planimétrique sur laquelle le relief se confond avec l’écrin forestier, offre toutefois quelques détails utiles à l’historien-archéologue quant à la topographie ambiante et au contexte environnemental et architectural du prieuré du Saint-Mont dans la seconde moitié du xviiie siècle.
Le dernier document, contemporain des deux autres, est de facture toute différente. Il s’agit d’une « vue d’oiseau » caractéristique des chorographies qui servent
à représenter au vif les lieux particuliers, sans s’amuser à mesures, proportions, longitudes, latitudes, ny autres distances cosmographiques : se contentant de montrer seulement à l’œil, le plus près du vif qu’elle peut, la forme, l’assiette et les dépendances du lieu qu’elle dépeint […]31
Le sculpteur, auteur de ce plan, vers 1770, rend compte picturalement de l’espace clôturé à acenser, situé dans un environnement plutôt hostile où la roche prédomine.
Les documents planimétriques du xixe siècle
Plus près de nous, le cadastre napoléonien apporte lui aussi son lot d’informations pour la compréhension de l’organisation ancienne du territoire et de la gestion du sol. En effet, établi pour recenser les immeubles bâtis et non bâtis d’un territoire communal en vue d’une répartition équitable de l’impôt sur la propriété foncière32, il constitue aussi un authentique état d’ancienneté des paysages, des parcellaires, des chemins et des noms de terroirs qu’il livre, si l’on admet, comme Robert Fossier l’a fait à la suite de Marc Bloch33 et de Gabriel Fournier34, « qu’aucune rupture profonde ne nous sépare des temps antiques, qu’aucune non plus n’isole le Moyen Âge du xxe siècle35 ». Pour l’heure, la numérisation et la consultation des planches cadastrales des onze communes concernées – 70 au total – a permis de recenser près de 1 300 lieu-dits qui renseignent sur l’environnement géographique – reliefs, situation, forme des terres, nature des sols, végétation ambiante – mais également sur la vie rurale – institutions, propriétaires, mesures, type d’exploitation, métiers ruraux, lieux habités, nature et fonction des constructions, types d’agglomération, espaces ou lieux cultuels, voies et chemins36.
Passé la difficulté d’interprétation – nombre de microtoponymes résultant d’une transcription phonétique plus ou moins heureuse du vocabulaire vernaculaire – on constate, sans tomber dans le détail de l’analyse, que la plupart des toponymes formés d’un seul déterminant ou doublés d’un déterminatif37, sont, pour deux tiers d’entre eux, des indicateurs anthropo-ethnographiques ; le dernier tiers renseignant sur le cadre naturel. L’association de cette base de données toponymiques avec les planches digitalisées (fig. 6) du cadastre devrait faciliter la réalisation de cartes thématiques (microtoponymes forestiers, nature et utilisation des sols, taille et forme des parcelles…) indispensables à une compréhension fine du secteur étudié38. Une telle entreprise n’étant pas encore réalisée au niveau national, trop compliquée à mettre en œuvre sur de grandes surfaces en raison de la précision, à la parcelle, de cette source39, le choix a été fait d’entreprendre la digitalisation40 des soixante-dix planches, en faisant ressortir, dans un premier temps, les lignes de force du parcellaire, c’est-à-dire les reliefs, les espaces boisés, les cours d’eau, les chemins, et les grands ensembles toponymiques.
La carte de l’État-major réalisée entre 1818 et 1866, à l’échelle du 1/40 000 sur la base des plans cadastraux, renseigne sur la couverture forestière française à un moment où elle est à son minimum historique. Le relief y est restitué par un éclairage en lumière zénithale et un jeu de hachures tracées dans le sens des pentes dont la densité nuit à l’esthétique de la carte et à une vision d’ensemble satisfaisante. Elle donne néanmoins une image satisfaisante du réseau de voies de communication et de la répartition des habitats et apparaît, de ce fait, comme le document le plus adéquat pour une cartographie de l’usage ancien des sols41, ce qui a motivé, au niveau national, sa numérisation et son géoréférencement.
Étude archéogéographique du secteur méridional du Fossard : apports des données LiDAR
Stratégie d’enregistrement numérique
Les données LiDAR du Fossard (134 km²) ont été acquises le 5 décembre 2018, à une saison bénéficiant de l’absence de feuilles des peuplements caducifoliés et d’un faible encombrement du sol par les strates herbacées et arbustives. Au total, 73 bandes de vol ont été acquises d’une largeur comprise généralement entre 550 et 650 m, avec un taux de recouvrement de 55 % sur l’ensemble du massif, qui atteint 65 % pour le Saint-Mont et le Morthomme. Cela a permis d’obtenir un nuage de points d’une densité « sol » de 10,2 pts/m² compatible avec un usage archéologique, mais qui est néanmoins à relativiser par son anisotropie42. Pendant longtemps, l’exploitation de telles données microtopogaphiques en archéologie s’est organisée autour de la production d’images faisant ressortir les singularités de la topographie du terrain. Or, les MNT créés à partir des nuages de points acquis, et les images qui en sont dérivées ne suffisent pas pour analyser et interpréter de façon optimale un territoire43. Pour cela, l’enregistrement des formes mises en évidence et leur compilation en relevés cartographiques permettent de mieux appréhender leur distribution spatiale, d’en nuancer la perception de leur organisation et, par conséquent, de contribuer, partiellement au moins, au renouvellement des connaissances lorsque le secteur d’étude a déjà été prospecté44. Ainsi, l’édification d’une stratégie d’enregistrement est indispensable dans le cadre de la réalisation d’acquisitions LiDAR sur de vastes superficies45. Elle passe par la mise en œuvre d’un référentiel pour permettre une meilleure analyse des vestiges, des aménagements forestiers, des anomalies topographiques et géomorphologiques et faciliter la distinction entre chaque type46. Quatre étapes sont nécessaires dans cette démarche47 : l’application de traitements de visualisation ; la familiarisation avec le sujet et les données ; l’élaboration d’un protocole de digitalisation ; la validation et la caractérisation des structures. Ce préalable méthodologique a permis de bien différencier les étapes de l’acquisition LiDAR aéroportée à des fins archéologiques et des pré-traitements du prestataire (classification, création du MNT, etc.), au travail de cartographie.
Dans le cadre de cette étude, le choix s’est porté sur la création de trois images dérivées du MNT, réalisées sur Arcmap 10.348 : l’ombrage et l’ombrage multidirectionnel, comme techniques naturelles et intuitives permettant de se familiariser avec les données49 ; l’indice de pente choisi pour la simplicité de son utilisation et parce qu’il n’altère pas les contours des anomalies microtopographiques50 ; l’indice de position topographique (TPI) afin d’obtenir des informations sur la concavité des microformes et des macroformes51. Ces images ont parfois été combinées en les superposant par transparence. Pour chaque type d’anomalie topographique repérée, des informations morphométriques (longueur, largeur, diamètre) et archéologiques (pierrosité, vérification sur le terrain, datation) ont été enregistrées dans une table attributaire en fonction du type de vecteur choisi pour le représenter (ponctuel ou linéaire). La validation du protocole a été réalisée par croisement documentaire et par prospections pédestres. Pour les époques les plus récentes, certaines cartes et plans anciens ont été intégrés à un SIG (Système d’information géographique) sous Arcmap 10.3. Un des principaux intérêts est d’obtenir un aperçu des découpages territoriaux et de l’occupation des sols à certaines époques, voire du rapport anthropologique à l’espace étudié52.
Des résultats
L’enquête cartographique conduite sur le secteur Saint-Mont-Saint-Arnould/Morthomme a été réalisée sur une superficie de l’ordre de 7,5 km²53 (fig. 7). Elle a permis le repérage de près d’un millier d’excavations, la plupart, de très petites dimensions, pouvant correspondre à des chablis consécutifs à des vents violents. Il est également possible que certaines de ces signatures morphologiques résultent d’artefacts numériques causés par l’absence de retour d’onde, lors de l’acquisition LiDAR54. Outre ces signatures ponctuelles qui restent à préciser, la cartographie numérique a permis d’identifier une quarantaine de carrières, quatre structures d’habitats, mais aussi près de 85 km de formes linéaires s’apparentant à des voies de communication (sentiers, chemins, routes) ; cinq kilomètres d’épaulements terreux ou pierreux, trois de levées et une vingtaine de fossés d’origine naturelle ou anthropique. Ce dernier type, d’une profondeur assez faible, servait au drainage et, plus rarement, à la délimitation de deux parcelles. Enfin, la lecture de la cartographie LiDAR a mis en évidence, dans tout ce secteur, une vingtaine de kilomètres de fractures naturelles (failles, diaclases) d’échelle décamétrique à hectométrique, qui découpent localement le substratum rocheux en blocs. Elles résultent des pressions tectoniques, varisques pour un tiers et alpines pour le reste, respectivement d’orientation ouest/est et nord-ouest/sud-est55, et traduisent deux phases de l’histoire géologique et géomorphologique du massif montagneux56.
Concernant la quarantaine de sites d’extraction, tous visités, les critères retenus pour leur validation sont la présence de fronts de taille, généralement de forme concave lorsque regardés en plan, d’amas ou de terrasses d’éclats pouvant parfois atteindre des volumes considérables et modifier la topographie (fig. 8) et de pavés ou de blocs taillés pour les extractions de roches résistantes comme le granite (fig. 9). Un doute subsiste toutefois pour quinze d’entre eux qui pourraient n’être que des affleurements rocheux encadrés d’éboulis naturels. Tous sont des exploitations à ciel ouvert que l’on retrouve sur l’ensemble du secteur étudié avec néanmoins quelques zones de plus forte concentration (fig. 7). Leur ampleur est fonction des techniques d’extraction anciennes ou contemporaines, de l’escoude et du coin aux technologies mécanisées. Peu morphogènes lorsqu’elles sont artisanales, de l’ordre de la microforme pas forcément décelable sur le LiDAR, elles peuvent considérablement modifier la forme des affleurements et le paysage, lorsqu’elles sont industrielles. En plus de l’étendue des travaux et des traces d’outils ou d’engins, l’ancienneté d’une exploitation peut également se déduire du niveau de développement du sol et de la densité de végétation. Cette reconquête végétale susceptible de masquer les indices lithiques rend nécessaire une prospection plus fouillée. En dehors d’un petit mur en pierres sèches perpendiculaire à un front de taille et d’un soutènement à une terrasse d’éclat (fig. 8), aucun de ces sites d’extraction ne présente de traces visibles des structures bâties (habitat temporaire, forge, écuries pour les animaux de trait, etc.) indispensables au fonctionnement de la carrière. Leur édification en matériaux périssables explique peut-être l’absence de telles annexes dont l’existence pourrait toutefois se déduire, comme dans certaines carrières, de petites surfaces aplanies, excavées ou non, de l’ordre de 20 à 30 m².
Les quelque 6 km répartis en 134 linéaments d’épaulement, autrement dit des talus longitudinaux réalisés perpendiculairement à la pente, servent à la délimitation des espaces terrassés. On distingue deux types : les épaulements terreux et les épaulements pierreux. Les premiers correspondent à une élévation de terrain constituée de matériaux terreux endogènes dont la constitution varie en fonction des secteurs. Ils sont plus sujets à l’érosion et sont moins perceptibles sur le terrain – voire pas du tout – que les seconds. Ceux-ci sont entièrement composés d’éléments lithiques fréquemment contrebutés par un mur de soutènement externe. À noter que leur signature morphologique, en plan et de profil, ne traduit qu’exceptionnellement cette différence de résistance.
Les levées se définissent morphologiquement par une élévation de terrain linéaire. Elles peuvent être composées de remblais terreux ou, dans de nombreux cas, de murs constitués de pierres sèches ; le secteur en compte près de 4 km qui délimitent des parcellaires administratifs, cadastraux ou pastoraux (fig. 10). Certaines bordent des voies, d’autres pourraient avoir une destination défensive à l’instar des structures relevant du système d’enceintes du Saint-Mont57 si l’on admet qu’il s’agit bien d’une fortification. Sur le terrain, la présence de nombreuses bornes en pierre et autres marquages picturaux disposés à intervalle régulier acte ainsi la correspondance entre certaines limites parcellaires et murs cartographiés.
Les fossés, enfin, se répartissent en deux groupes : les présumés naturels et les anthropiques. Les premiers, qui s’apparentent hypothétiquement à des chenaux d’écoulement, se développent sur près de 20 km, soit 77,5 % de la longueur cumulée de l’ensemble. Quant à ceux aménagés dont l’origine anthropique est avérée (rectitude), ils ont pour principale fonction le drainage des eaux stagnantes afin de bonifier les sols ; plus rarement celle de limites cadastrales. Dans ce cas les excavations sont généralement plus larges et évasées.
Un focus sur l’espace Saint-Arnould
Ce secteur dont le nom évoque le lieu où l’évêque de Metz éponyme, contemporain de Romaric fondateur de la première abbaye romarimontaine, aurait, au viie siècle, établi un ermitage et une léproserie, est une première fois mentionné dans une charte du xiie siècle58. Il est associé au terme vicus qui pourrait alors traduire la présence d’un habitat, peut-être dispersé. C’est là, en tout état de cause, que se situent quatre ruines identifiées par la cartographie LiDAR – malgré une signature morphologique parfois difficiles à décrypter59 – qui correspondent à des exploitations agricoles signalées encore sur les documents planimétriques du xixe siècle. C’est là, d’ailleurs, sur une superficie de l’ordre de 10 ha, que se trouvent la moitié des linéaments de type épaulements terreux recensés, soit presque 2 000 m, l’autre moitié étant dispersée dans les 7,5 km² prospectés (fig. 11).
Au regard des caractéristiques topographiques et pédologiques, ce site qui prolonge topographiquement le fjell (plateau d’origine glaciaire) sommital du secteur sud du Fossard et se différencie du Morthomme dont la moitié méridionale se déprime rapidement vers le Saint-Mont60, semble, en effet, parfaitement adapté pour une mise en valeur agricole. Il est peu accidenté, présente de faibles variations d’élévation (quelques dizaines de mètres au plus) sur une pente douce (inférieure à 10°), sans affleurements rocheux notables. C’est là aussi que les brunisols, bien développés et équilibrés remplacent les rankosols rajeunis en permanence et acides61.
La deuxième date concernant ce site que l’histoire nous fournit est 153862, année où il est fait mention d’une chapelle à Saint-Arnould ; une troisième et dernière, 1763, où il est question de réparations faites à la chapelle et à l’ermitage, structures qui figurent bien sur le plan de la forêt du Fossard dressé pour le compte du duc de Lorraine et de l’abbesse de Remiremont en 1757. Elles s’observent encore sur le plan forestier de 1806 mais ont disparu sur le plan cadastral de 1829. La prospection guidée par une anomalie topographique à peine décelable au LiDAR a toutefois permis d’identifier le lieu sur une plateforme ouverte vers l’occident, en bordure d’un ruisselet barré par un possible aménagement hydraulique (fig. 12).
Des sondages archéologiques entrepris en octobre 2021 et en septembre 2022, ont permis de découvrir un mur dans lequel fut retrouvée une pierre de grès gravée d’une croix – peut-être celui de la chapelle – et, à ses abords immédiats, un ensemble de substructions, que les artefacts mis au jour ne permettent pas de dater antérieurement à la seconde moitié du xviie siècle.
Conclusion
Pratiquement, cette recherche qui porte sur le massif forestier du Fossard (étymologiquement : dépression, creux, vallon défriché par brûlis et mis en culture) délimité, entre Remiremont au sud et Épinal au nord, par les vallées de la Moselle, de la Moselotte, de la Vologne et de quelques autres cours d’eau annexes, trouve sa place dans une réflexion régionale qui vise à appréhender, toutes périodes confondues, les modalités mises en œuvre par les populations montagnardes pour gérer ces environnements contraignants. À l’instar des milieux forestiers prospectés à l’aide d’un LiDAR, une quantité importante de données, majoritairement inédites, a été obtenue sur les quelque 8 km² qui constituent la pointe méridionale du Fossard, soit environ 5 à 6 % de l’emprise totale du LiDAR réalisé pour ce projet de recherche. L’inventaire a été réalisé à partir d’une stratégie d’enregistrement basée sur l’utilisation raisonnée des traitements de visualisation et élaborée autour d’un protocole de digitalisation.
La densité notable de vestiges archéologiques et autres traces des occupations humaines anciennes montre à quel point ces secteurs, aujourd’hui densément boisés, avaient été anthropisés, parcourus, exploités pour leurs roches, leurs bois, leurs sols ; elle corrobore ainsi la thèse d’un degré élevé d’anthropisation du Saint-Mont et de ses abords immédiats. Son versant occidental en particulier, aux pentes les plus douces, comporte des vestiges d’anciennes mises en valeur caractérisées par un système d’enceintes. De même, le promontoire de Saint-Arnould, qui constitue un site propice à une implantation humaine en raison de sa faible déclivité et de son sol riche, comporte les traces d’un ancien système de terrasses agricoles et d’aménagements hydrauliques. Tous ces éléments font ressortir l’utilisation opportune du relief et des caractéristiques du cadre naturel. Concernant les anomalies naturelles, l’exploitation du LiDAR a également permis de déceler les grandes discontinuités participant en cela à l’amélioration des connaissances en vue d’une cartographie géomorphologique.
Toutefois, l’absence de certaines structures sur les MNT rappelle que le LiDAR ne se suffit pas à lui-même. Bien que très enrichissantes à bien des égards, les cartographies ne fournissent qu’une vue en plan à un moment donné. Cette absence de point de vue diachronique incite à donner de l’épaisseur au temps et rappelle que les investigations de terrain et documentaires sont primordiales. L’inventaire des anomalies topographiques rencontrées, objectif principal de cette première étape, est un prérequis à une mise en valeur scientifique plus poussée des informations topographiques acquises et amenées à se généraliser sur l’ensemble du Fossard.
La présence de terrassements agricoles, d’aménagements hydrauliques et de front de taille plaide assurément pour une occupation du plateau de Saint-Arnould. Ces observations donnent donc du corps à ce que l’on pouvait déduire de quelques archives et cartes planimétriques anciennes, de la présence de brunisols propices à l’agriculture et de quelques fermes en activité jusque dans les premières décennies du xxe siècle. La question de leur origine et de celle des terrasses agricoles qui les accompagnent reste toutefois en suspens. Datent-elles du xvie siècle, lors de la dernière conquête des forêts vosgiennes ? Du xiie siècle quand les archives nous fournissent la mention d’un vicus Arnulifi ? Du viie, lors de la fondation d’une léproserie par l’évêque Arnould, lui-même, contemporaine de la fondation du monasterium Habendum à l’origine de la ville de Remiremont ? D’un peu après, comme ce fut observé sur le versant alsacien ? Ou bien avant encore ? Les sondages entrepris dans ce secteur, sur un petit bâtiment dont il ne reste que quelques assises, n’ont, pour l’heure, livré aucun artefact antérieur au xviie siècle.
Cette recherche qui se veut résolument pluridisciplinaire en impliquant géologues, pédologues, botanistes, historiens, géohistoriens et archéologues, reste donc à poursuivre sur la plus grande partie du massif du Fossard, pour lequel on dispose déjà de données encourageantes qui permettront des réponses à ces questions.