Le constat avait été posé par Georges Bischoff : « les Vosges restent un objet historique mal identifié1. » De fait, depuis l’œuvre fondatrice de Pierre Boyé2, les productions historiques consacrées au massif vosgien ne manquent pas. Les historiens et érudits se sont d’abord et essentiellement engagés dans une mise en récit des vallées, parfois des versants, le plus souvent dans leur prolongement des entités régionales : la Lorraine à l’ouest, l’Alsace à l’est3. Au mieux le massif et sa crête sont-ils devenus, au prisme de la « frontière », un espace de « rencontre », parfois de « conquête »4. Jamais ou presque, jusqu’à la fin du xxe siècle, la moyenne montagne et son environnement n’ont été observés comme un espace à part entière, un objet d’étude en soi, du moins sous la plume « classique » de la discipline historique. Le renouvellement est venu d’un nouvel essor du dialogue pluridisciplinaire : depuis le champ de l’histoire des forêts proposé dans les années 19905, jusqu’aux approches géohistoriques engagées à l’initiative des géographes6. Le colloque « Vivre dans la montagne vosgienne au Moyen Âge », organisé à Gérardmer et à Munster en septembre 2012, posait un premier jalon, en réunissant les représentants de diverses disciplines7.
Grâce à l’élan acquis de ce premier rapprochement, une nouvelle génération de chercheurs et de chercheuses en sciences humaines et sociales est aujourd’hui amenée à questionner cet espace de montagne, à se positionner autour d’un champ commun de recherche. En faisant du massif un objet d’histoire environnementale, en l’insérant dans une perspective environnementaliste, il devient possible d’engager les Vosges dans les paradigmes portés non seulement par l’histoire, mais plus généralement par les humanités environnementales8. Les différentes disciplines qui s’insèrent dans l’histoire et les humanités environnementales se sont, depuis plus de deux décennies, engagées dans un questionnement profond des épistémologies, en prenant l’environnement pour objet. Au-delà du seul aspect pluridisciplinaire, la montagne devient un objet interdisciplinaire, voire transdisciplinaire. Le partage et l’intégration des données issues de leurs différentes méthodologies, ainsi que le dépassement des fractures entre sciences de la « nature » et sciences « humaines », engagent l’histoire, la géographie, l’archéologie dans un questionnement inédit du rapport disciplinaire à la source. L’histoire des Vosges, si elle repose toujours sur une étude rigoureuse des archives, gagne plus que jamais à prendre en considération la matérialité de l’objet « montagne » et l’ensemble des données qui l’éclairent et mettent en évidence la densité de ses acteurs. De fait, les humanités environnementales ne se contentent pas d’un simple réaménagement des objets et thèmes de recherche. Elles proposent un véritable changement de paradigme, au cœur duquel se situe l’étude des rapports sociaux qui entourent les espaces. Alors que la gestion d’une vaste partie du massif dépend respectivement depuis 1975 et 1989 des parcs naturels régionaux des Vosges du Nord et des Ballons des Vosges, il convient de rappeler la place fondamentale qu’ont occupée les études des parcs états-uniens dans la constitution initiale de l’approche environnementaliste9.
En tant qu’objet historique désormais identifié, le massif vosgien entre pleinement en résonance avec les études consacrées à d’autres massifs de haute comme de moyenne montagne. Si les Alpes10 ou les Pyrénées11 ont pu constituer une forme de matrice, les massifs de moyenne montagne s’imposent comme des terrains d’étude particulièrement prolifiques, à l’image des Appalaches de John Edward Davis12, et de divers massifs européens13. Le présent dossier propose d’inscrire les différentes contributions dans un examen du temps long, propre à questionner les différents régimes de temporalités des acteurs et des réseaux dans lesquels ils évoluent. Les problématiques soulevées dans les territoires de montagne relèvent tantôt d’enjeux locaux, tantôt d’un contexte intégrant des espaces plus vastes. L’étude d’un massif de montagne s’impose ainsi autour d’une question d’échelle. Le cadre retenu peut être celui de la microhistoire, qui a longtemps dialogué avec l’échelon de l’histoire régionale, mais l’approche environnementale incite à dépasser les cadres humains et administratifs pour mieux les questionner, en s’inscrivant dans le renouvellement d’une approche capable de dépasser la frontière des « Cultures », face à la « Nature »14. Pour reprendre les mots d’Edmund Burke :
[…] comme la perspective de l’histoire du genre, l’approche environnementale ne se coule pas facilement dans les sous-disciplines de l’histoire. […] [L]a perspective environnementale ouvre, non seulement de nouveaux territoires de recherche, mais elle modifie notre compréhension de l’émergence du monde moderne. L’histoire environnementale a développé son propre vocabulaire et ses méthodes15.
Ces perspectives ont inspiré un nouvel élan à la recherche interdisciplinaire sur l’histoire des environnements de montagne, élan dans lequel s’inscrit ce numéro de la revue Source(s).
C’est précisément pour donner forme et initier le dialogue autour de ces différents enjeux que s’était tenue, le 11 juin 2022, la journée d’étude « Les Vosges à l’heure des humanités environnementales. Espaces de montagne, perspectives et enjeux16 ». L’idée de produire un dossier pour la revue Source(s) est née lors de cette manifestation scientifique, organisée dans le cadre de la première édition du « Printemps de l’histoire environnementale » engagé par le Réseau interuniversitaire de chercheurs en histoire environnementale (RUCHE). En proposant de donner la parole aux jeunes chercheurs et jeunes chercheuses issus de différentes disciplines, la rencontre proposait de mettre en lumière le renouvellement scientifique et épistémologique à l’œuvre autour de l’objet « Vosges ». Ce renouvellement a notamment pris forme avec la résolution d’organiser cette journée loin des campus, dans un lieu proche des sites d’étude : le col de la Schlucht, depuis lequel a notamment pu se tenir une conférence marchée17.
Trois thématiques structurent ce dossier composé de sept contributions. Il s’ouvre sur l’appropriation du massif comme lieu de vie et lieu de passage. Pierre-Yves Ancelin et Charles Kraemer présentent le projet AGER qui étudie l’occupation du massif du Fossard entre les viie et xviie siècles, grâce notamment à la cartographie LiDAR. La présence de terrassements agricoles, d’aménagements hydrauliques et de fronts de taille est révélée par leur travail qui, dans un dialogue mené avec des archives, atteste de l’occupation ancienne du plateau de Saint-Arnould. Georges Bischoff s’intéresse pour sa part aux mobilités des populations locales dans le massif au tournant des périodes médiévale et moderne. Son étude permet de remettre en question l’image donnée par les autorités et les voyageurs. Il révèle que le paysage vosgien est non seulement ouvert et densément peuplé, mais également marqué par des circulations importantes des habitants des vallées. Lucie Wissenberg, quant à elle, se penche sur les modalités d’occupation des sommets pastoraux à la période moderne, à travers l’étude archéologique de deux marcairies (fermes d’estive) de la chaume du Rossberg. L’architecture des bâtiments met en lumière une transition dans les pratiques au tournant des xviie et xviiie siècles.
La mise en regard de ces approches, entre fouilles archéologiques, études cartographiques et sources historiques, permet de mettre en évidence les modalités d’occupation du massif. Lieu de vie, lieu de travail, lieu de production et de circulation : l’aménagement du massif et les usages des populations qui l’occupent rendent compte des dynamiques propres à une montagne habitée.
Le deuxième axe regroupe deux contributions issues d’une « conférence marchée ». Le format atypique avait pour objectif de rapprocher le propos de l’expérience corporelle et sensorielle de la marche, et de confronter les représentations cartographiques au terrain18. La tradition de la conférence marchée est surtout développée outre-Rhin. Chez nos voisins allemands, elle a même donné naissance à une discipline : la Spaziergangswissenschaft (« promenadologie »), qui place les perceptions corporelles et esthétiques au centre de la méthode de travail19. Cependant, force est de constater que ce courant, s’il a intéressé quelques urbanistes et géographes français20, n’a pas trouvé beaucoup de résonance au sein des humanités environnementales, en particulier en histoire. Les contributions issues de cette conférence marchée s’attachent à historiciser pour l’espace vosgien la catégorie de « montagne », catégorie exogène à cet espace et aux populations locales.
Jean-Baptiste Ortlieb se penche ainsi sur la cartographie du xvie au xviiie siècle, qui traduit non seulement des rapports de pouvoir entre différents acteurs sur les territoires, mais révèle également un système cohérent de perception du monde. L’environnement est dès lors approprié, réifié, ce qui modifie profondément les imaginaires qui lui sont rattachés. Claire Milon étudie la naissance et l’implantation du Club Vosgien entre 1872 (année de fondation) et 1914. À travers la pratique d’un loisir, des randonneurs issus des élites urbaines modèlent l’environnement du massif et déploient des logiques d’appropriation, tant matérielles que symboliques.
Le troisième temps de notre réflexion s’attache à questionner l’idée d’un patrimoine « naturel ». L’article de Jean-Pierre Husson propose une approche sensible de la géohistoire du massif, comme un « spectacle des contraires » entre ce que l’on a souvent désigné comme une « montagne à vaches » et les précipices des Hautes-Vosges. Alexandre Lauverjat, enfin, revient sur l’épisode du dépérissement des forêts attribué aux pluies acides qui frappa le massif forestier vosgien au cours des années 1980. Il expose ce phénomène à la croisée des enjeux politiques, environnementaux, techniques, sociaux et culturels.
Ces deux contributions permettent de percevoir l’importance des émotions dans la perception du massif par ses acteurs et ses actrices. Les relations affectives définissent elles aussi l’espace tel qu’il est perçu et vécu au quotidien.
Dans la rubrique « Autour d’une source », Georges Bischoff se penche sur l’enquête de 1521 qui a porté sur la « frontière » des Hautes-Vosges. Il questionne par ce biais les enjeux des temporalités et de la mémoire dans le rapport des habitants et habitantes du massif avec leur environnement. En inscrivant le massif dans une matérialité et une réalité quotidienne, et en particulier à l’intérieur de relations de voisinage, l’auteur montre la familiarité des montagnes pour la population vosgienne, malgré l’obstacle des langues.
Les deux contributions à la rubrique « Varia » sont, elles aussi, directement liées à la thématique du dossier. Sébastien Stumpp présente un aspect essentiel du massif au xxe siècle : le développement du ski. Son travail met à l’honneur les sources imprimées permettant de comprendre les enjeux de diffusion de cette pratique en Alsace avant la Première Guerre mondiale. Gaël Bohnert propose quant à lui une réflexion sur la méthode comparative qu’il emploie, dans le cadre d’une thèse en géographie, pour analyser les mesures d’adaptation mises en œuvre face au changement climatique dans les vignobles alsacien, badois et palatin, situés de part et d’autre de la frontière franco-allemande. En mettant en évidence des freins à l’adaptation, il souligne tout l’intérêt d’une comparaison transnationale.