Le réchauffement des températures moyennes à la surface du globe est un phénomène aujourd’hui incontestable et sans précédent depuis l’apparition de l’espèce humaine1. Estimé à 0,95-1,20 °C entre les périodes 1850-1900 et 2011-20202, il entraîne de graves conséquences, en particulier sur les systèmes agricoles3. Deux types d’actions sont entreprises pour y répondre : l’atténuation, qui consiste à réduire les émissions de gaz à effet de serre et donc à s’attaquer à la cause du changement climatique, et l’adaptation4. Cette dernière a pour objectif de « limiter les dommages ou d’exploiter les opportunités5 » du changement climatique. Elle a longtemps été critiquée et jugée secondaire dans les « pays du Nord6 », mais l’aggravation des conséquences du changement climatique entraîne progressivement une prise de conscience de la nécessité de s’adapter, y compris dans les pays a priori les moins menacés7. Or, se fait sentir un manque de données sérieuses, issues de la recherche sur les déterminants des stratégies d’adaptation, en particulier à l’échelle locale8. Pour la filière viticole, les processus de décision sont insuffisamment étudiés9, alors que son caractère pérenne, dans une logique de monoculture, la place parmi les plus vulnérables et ayant les plus forts besoins d’anticipation10.
Cette contribution s’appuie sur la comparaison comme outil permettant de compléter les recherches existantes, en offrant une méthode de compréhension des processus d’adaptation. Nous nous appuyons sur le cas des vignobles alsacien (France), badois et palatin (Allemagne, à l’est et au nord de l’Alsace), très similaires du fait de leur situation « symétrique11 » de part et d’autre du Fossé rhénan et des types de vins produits. Ces territoires sont en revanche séparés par une frontière administrative, qui implique de potentielles disparités réglementaires et/ou culturelles. Des entretiens semi-directifs ont été menés en 2021 avec des producteurs et autres acteurs de la filière (17 en France et 10 en Allemagne ; fig. 1), afin de comparer les stratégies d’adaptation et leurs déterminants. L’analyse des convergences et divergences a mis en évidence des facteurs partagés mais aussi spécifiques à chacun de ces trois vignobles.
Méthodologie de l’enquête
Les acteurs enquêtés sont essentiellement des producteurs, au nombre de 20. L’objectif étant d’identifier des pratiques d’adaptation et d’analyser leurs déterminants, ils ont été choisis sur la base des pratiques déjà adoptées et de leur sensibilité aux questions environnementales. Les articles de presse professionnelle et régionale ont permis d’identifier les premiers acteurs et le panel a été complété par une méthode « boule de neige » consistant à demander en fin d’entretien des contacts de collègues jugés intéressants. Cette manière de procéder induit nécessairement un échantillon peu représentatif des viticulteurs de ces régions (cela n’étant pas l’objectif), comme en témoigne une forte représentation de domaines labellisés en agriculture biologique ou biodynamie (tab. 1). Il est néanmoins très diversifié, tant en termes de taille que d’ancienneté dans la profession, ce qui devrait faire ressortir différents freins et leviers à l’adaptation.
Les entretiens auprès de producteurs ont été complétés par des entretiens réalisés auprès d’acteurs professionnels du conseil ou de la recherche en agriculture. Le tout a été complété par des données statistiques, permettant une analyse qualitative et quantitative à l’échelle locale et régionale.
Fig. 1 : Localisation des vignobles et des entretiens
Source : Georhena, Occupation du sol du Rhin Supérieur, 2018 ; <https://geoportal.georhena.eu/geonetwork/srv/fre/catalog.search#/metadata/c0ccbf45-2620-4bde-93f8-869558e51d7e>. Sans restriction d’usage. GADM maps and data, <https://gadm.org/data.html>. Utilisation non commerciale libre de droits. DAO : Gaël Bohnert. CC BY-NC-SA.
Tab. 1 : Caractéristiques des acteurs enquêtés
Acteur | Type | Pays | Surfaces de vigne (en ha) |
Modes de commercialisation |
Activités de diversification |
Label | Ancienneté dans la profession et perspectives |
VFP1 | salariée | FR | 15 | 100 % en bouteilles ; 70 % d’export, restaurants et particuliers (au caveau et livraison) | gîte | AB | fin de carrière |
VFP2 | salariée | FR | 45 | 100 % bouteille ; 20 % d’export, restaurants, cavistes, particuliers (dont vente au caveau) | musée | en conversion AB | début de carrière |
VFP3 | exploitante | FR | 12 | 100 % bouteilles ; principalement aux particuliers (dont vente au caveau), un peu d’export | AB, Demeter | fin de carrière | |
VFP4 | exploitant | FR | 3,9 | majoritairement en bouteilles ; cavistes et restaurants notamment parisiens, un petit peu de raisins au négoce | aucune | en conversion AB | début de carrière, reconversion professionnelle |
VFP5 | exploitant | FR | 10 | 100 % bouteilles ; 60-70 % à l’export, particuliers (caveau et expédition), cavistes, quelques restaurants | arboriculture (3 ha) | AB | fin de carrière, reprise par le fils |
VFP6 | exploitant | FR | 19 | raisins à deux coopératives | petit activité de négoce | HVE | milieu de carrière ; conversion AB en réflexion |
VFP7 | salarié | FR | 15-16 | 100 % bouteilles ; 70 % export | aucune | AB, Demeter | milieu de carrière |
VFP8 | exploitant | FR | 20 | 100 % bouteilles ; ⅓ au caveau, ⅓ expéditions en France et pays limitrophes, ⅓ export lointain | arboriculture (6 ha) | AB, Demeter | début de carrière |
VFP9 | exploitant | FR | 65 | 100 % bouteilles ; 50 % export, cavistes, restaurants, caveau | AB | ||
VFP10 | exploitant | FR | 32 | 95 % bouteilles, 5 % vin en vrac ; 50 % particuliers (caveau et expéditions), cavistes, 8‑10 % export, quelques restaurants et supermarchés | aucune | HVE, Terra Vitis | milieu de carrière |
VFP11 | exploitant | FR | 10 | 50 % bouteilles ; 95 % caveau, un peu d’expéditions aux particuliers, de cavistes et restaurants ; 50 % raisins vendus à une coopérative et un négoce | grandes cultures (30 ha), asperges (< 1 ha) | HVE, partiellement AB | milieu de carrière ; objectif de passer intégralement en AB dans les prochains 5‑10 ans |
VFP12 | exploitant | FR | 17 | 100 % bouteilles ; 45 % aux particuliers (caveau et expéditions), 30 % à des restaurants, 25 % export | aucune | HVE, en conversion AB | |
VFP13 | exploitant | FR | 12 | 100 % bouteilles ; particuliers (caveau et expéditions), cavistes, restaurants, supermarchés, export | aucune | AB | début de carrière |
VFC1 | conseiller | FR | |||||
VFC2 | conseillère | FR | |||||
VFC3 | chercheur | FR | |||||
VFC4 | chercheur | FR | |||||
VAP1 | salarié | DE | 30 | 100 % bouteilles ; principalement restaurants, un peu supermarchés et particuliers | aucune | Fair N Green | milieu de carrière ; conversion bio en réflexion |
VAP2 | exploitant | DE | 35 | 100 % bouteilles ; 35-40 % cavistes, 30‑35 % restaurants, le reste au caveau | aucune | conversion bio et Demeter | début de carrière ; restaurant en construction |
VAP3 | exploitant | DE | ? | 100 % bouteilles ; 90 % aux particuliers (caveau et expédition) | aucune | Bioland | fin de carrière |
VAP4 | salarié | DE | 65 | 100 % bouteilles ; 30 % aux particuliers, 30 % négoce, 20 % supermarchés, 20 % restaurants | aucune | Demeter | |
VAP5 | exploitant | DE | 12 | 100 % bouteilles ; 90 % aux particuliers, 10 % au négoce | restaurant | Bioland | fin de carrière |
VAP6 | exploitante | DE | 7,5 | ⅓ bouteilles, ⅔ de raisins en cave coopérative ; particuliers (caveau et expéditions), quelques restaurants et cavistes | grandes cultures (50‑60 ha selon nos estimations), arboriculture (1,5 ha), petit élevage (bovins, ovins, caprins, porcins, poules) | Naturland, EcoVin, Demeter | fin de carrière ; pas de repreneur |
VAP7 | exploitant | DE | 7,5 | ⅓ bouteilles, ⅔ de raisins en cave coopérative ; particuliers (caveau et expéditions), quelques restaurants et cavistes | grandes cultures (50‑60 ha selon nos estimations), arboriculture (1,5 ha), petit élevage (bovins, ovins, caprins, porcins, poules) | Naturland, EcoVin, Demeter | fin de carrière ; pas de repreneur |
VAC1 | conseiller | DE | |||||
VAC2 | conseillère | DE | |||||
VAC3 | chercheur | DE | |||||
VAC4 | conseiller | DE |
Des stratégies d’adaptation similaires témoin de la prédominance des contextes pédoclimatiques locaux
Les viticulteurs rencontrés partagent des stratégies d’adaptation, mais les déclinent à travers des pratiques très diversifiées. Ainsi, tous les producteurs enquêtés poursuivent l’objectif d’améliorer la structure des sols et leur taux de matière organique afin, notamment, de favoriser l’infiltration et la rétention de l’eau et ainsi amortir les excès et déficits de précipitations. Pour y parvenir, ils enherbent leurs vignes, mais avec divers modes de gestion. Certains enherbent totalement les parcelles, d’autres seulement un rang sur deux, d’autres encore ne désherbent que le cavaillon12. Certains fauchent, d’autres aplatissent le couvert avec un « rouleau faca13 ». L’enherbement est parfois naturel et spontané, mais des viticulteurs sèment également des mélanges d’espèces sélectionnés.
Cette diversité de pratiques est présente aussi bien du côté français que du côté allemand, et c’est davantage à une échelle locale qu’apparaissent les différences, en fonction, notamment, de la topographie, comme l’explique ce viticulteur :
Le problème chez nous du rouleau faca, c’est que l’herbe couchée, s’il pleut derrière, c’est ultra casse-gueule, à cause de la pente […] Donc c’est trop dangereux dans les pentes les plus raides. Par contre dans les pentes plus douces, 25 % et en dessous, là le rouleau faca est plus intéressant […] Honnêtement on serait dans des conditions différentes, on passerait plutôt un rouleau faca je pense, plutôt qu’un fauchage. Ça me paraît une méthode plus efficace pour gérer les problèmes de stress (VFP12).
Comparer les différents contextes locaux permet ainsi de comprendre que pour chacun d’entre eux, les stratégies d’adaptation reposent sur les mêmes principes, ce qui incite à généraliser la pertinence de ces principes dans la majorité des situations rencontrées dans la région.
Si la comparaison à l’échelle locale a ici permis d’expliquer les variations techniques de l’enherbement, du fait, notamment, de la topographie, la mise en regard de la France et de l’Allemagne permet de comprendre comment et pourquoi d’autres stratégies d’adaptation ne se développent pas davantage et sont donc moins répandues.
Une réglementation plus ou moins permissive de part et d’autre de la frontière
Certaines pratiques d’adaptation telles que le recours à l’irrigation ou à la plantation de nouveaux cépages diffèrent de part et d’autre du Rhin. En effet, alors que les cépages traditionnels et la typicité des vins qui en sont issus sont menacés par le changement climatique14, certains viticulteurs allemands se tournent vers des cépages plus méridionaux, mieux adaptés à un climat estival plus chaud et plus sec. L’un d’entre eux explique par exemple avoir introduit Sauvignon blanc, Merlot, Cabernet franc, Syrah, Chenin blanc, Tempranillo, Malbec, Tannat, Grenache et Mourvèdre, car il observe que « les températures, ou les conditions microclimatiques, sont déjà trop chaudes pour les Pinots ». En Alsace, plusieurs viticulteurs voudraient faire de même, mais ne peuvent le faire sans sortir de l’AOP :
Pour l’instant on est contraints par l’appellation. Si je change de cépages, je ne suis plus dans l’appellation AOC Alsace. Je me retrouve en vins de pays ou vins de France. Donc ça c’est pas du tout le but, c’est pas du tout l’objectif ni l’envie (VFP10).
En effet, l’AOC Alsace n’autorise que 9 cépages15, contre 63 dans l’AOP badoise16 et 121 dans l’AOP palatine17 qui offrent donc beaucoup plus de possibilités d’adaptation.
Or, très peu de producteurs s’essaient à la commercialisation hors AOC, du fait du conservatisme des consommateurs et du manque à gagner entre un vin AOC Alsace et un vin de France18. Il existe certes quelques exceptions19, rares, certains jugeant le cahier des charges trop contraignant et anachronique face aux évolutions climatiques. En effet, entre 2000 à 2008, près de 99 % des vins d’Alsace ont été commercialisés sous AOP20. L’appellation structure ainsi complètement le marché du vin alsacien, et en sortir est perçu comme un risque commercial majeur :
La question des cépages, c’est clairement une histoire d’image et de cahier des charges […] Derrière il y a un objectif commercial, d’être sous une marque Alsace […] La plupart sont sous le schéma AOC […] ça ne facilite pas les changements (VFC3).
Dans le pays de Bade, la part des vins hors AOP représente également moins de 2 % de la production21, mais l’appellation n’est pas évoquée comme une contrainte : « L’Allemagne est maintenant assez libérale. On peut donc changer à volonté (VAC1) ». Il apparaît ainsi que la frontière sépare deux cadres géolégaux différents, qui conditionnent les stratégies d’adaptation.
Néanmoins, les demandes pour autoriser d’autres cépages dans l’AOC Alsace sont encore timides, car derrière la question réglementaire, c’est bien celle de l’image et de la commercialisation qui est en jeu. Beaucoup de viticulteurs expriment ainsi une peur de perdre en typicité en cas de changement de cépages, et par conséquent de rencontrer des difficultés à se différencier sur un marché fortement concurrentiel :
En Alsace, les viticulteurs voudraient quand même rester plus ou moins spécialistes des vins blancs, d’Alsace. Parce que bon, c’est quand même notre spécificité […] C’est bien beau de mettre de la Syrah, mais maintenant si tout le monde met de la Syrah… (VFP1).
Je pense que ce n’est pas la solution. Il vaut mieux qu’on adapte nos cépages en les retardant, en retardant la précocité, et rester sur une identité, que de vouloir faire de la syrah […] pour avoir bossé dans le Languedoc, ils le font déjà très bien (VFP6).
Les quelques cépages listés dans l’AOC sont ainsi perçus comme une caractéristique essentielle d’identité et de typicité des vins d’Alsace. À l’inverse, en Allemagne le choix des cépages ne conditionne pas forcément la typicité du vin. Par exemple, ce viticulteur explique même qu’il a introduit du Chenin blanc pour remplacer le Riesling, car le premier devient mieux adapté, pour produire les mêmes types de vin :
Si vous prenez le Chenin blanc, cela pourrait être pour cette région un remplacement idéal au Riesling, qui est généralement aussi très traditionnel ici, dans l’Ortenau, mais pour qui il fait déjà trop chaud […] parce qu’il a une acidité assez forte qui se conserve et reflète très bien la minéralité, comme le Riesling le fait aussi (VAP1).
Contrairement à l’Alsace où le cépage est déterminant, l’accent est donc davantage mis sur les caractéristiques organoleptiques finales du vin. Changer de cépage apparaît alors moins risqué commercialement. De plus, il est courant de rencontrer des producteurs allemands proposant deux gammes de vins : l’une basée sur les cépages « traditionnels », majoritaires de leur région, et une gamme plus « atypiques » mettant à l’honneur d’autres cépages. Une différence, cette fois culturelle, apparaît ainsi dans l’importance accordée aux cépages. Ce résultat est paradoxal, dans la mesure où la culture viticole française repose sur la dénomination du lieu, quand, dans la culture viticole germanique, que l’on retrouve en Alsace comme héritage historique, l’indication porte sur le cépage. Le vignoble alsacien peut être considéré comme une hybridation de ces deux cultures, puisque la mention des cépages est une particularité par rapport aux autres vignobles français22 et empruntée aux pratiques allemandes. L’importance accordée aux cépages en Alsace est un des éléments de construction de l’identité des vins alsaciens, lui permettant de se différencier du reste de la France, notamment par ses cépages germaniques tels que le Riesling, tout en favorisant une dynamique commerciale collective du nord au sud de l’Alsace. À cette situation se rajoute vraisemblablement la crainte de rentrer en concurrence avec les vignobles du sud de la France en cas d’introduction de cépages tels que la Syrah, car les vins alsaciens sont globalement plus chers que les vins du Languedoc par exemple23.
Le même contraste réglementaire apparaît pour l’irrigation, l’AOP allemande étant beaucoup plus permissive. En effet, elle ne contient aucune restriction, contrairement à l’AOP alsacienne qui la proscrit totalement, hormis dans les jeunes plantations avant que ces dernières n’entrent en production. Le cas de l’irrigation est intéressant car il est très débattu24 et, dans leurs argumentaires, beaucoup d’Alsaciens se réfèrent directement aux pratiques outre-Rhin : « Vous traversez le Rhin, vous allez du côté allemand là, de l’autre côté du Rhin […] ils ont de l’irrigation (VFC1) ». Contrairement à la question des changements de cépages, la perte de typicité est une crainte moins présente en cas de recours à l’irrigation. De ce fait, la pression est plus intense pour faire évoluer le cahier des charges de l’AOP Vin d’Alsace, identifié comme la principale contrainte par certains : « Après ça dépend du cahier des charges. Moi j’aimerais bien irriguer mais je n’ai pas le droit (VFP2). » Pourtant, l’irrigation pose aussi une question d’image : « irriguer c’est souvent signe d’excès de production, de baisse de qualité (VFC1). » Mais, à l’inverse de l’utilisation de nouveaux cépages, si l’irrigation était autorisée en Alsace, sa mention sur l’étiquette n’irait pas de soi, n’étant pas non plus imposée en Allemagne. Le consommateur, très conservateur et constituant un réel frein au changement, ne pourrait donc pas savoir si la vigne a été irriguée, ce qui peut expliquer une moindre crainte des producteurs quant aux répercussions sur leurs ventes.
Finalement, la frontière crée une juxtaposition de cadres réglementaires et culturels actuels et hérités qui conditionnent les adaptations possibles. Cependant, la comparaison permet aussi de relativiser ces différences et d’enrichir la compréhension des déterminants qui conditionnent les pratiques d’adaptation.
L’apport de la comparaison pour relativiser les freins réglementaires
La comparaison peut aider à dépasser les discours parfois simplificateurs de certains viticulteurs alsaciens sur les cépages et l’irrigation.
L’Allemagne sert ainsi parfois de référence dans l’argumentaire exigeant l’autorisation de l’irrigation. Cependant, cette dernière n’est finalement que très rarement utilisée par les producteurs allemands. La proportion du vignoble badois irrigué serait ainsi bien inférieure à 10 % (VAC3). Sur les dix viticulteurs allemands rencontrés, seuls deux avaient, très récemment, installé des systèmes d’irrigation automatisés ; et uniquement dans des jeunes vignes non encore productives, pratique autorisée également en France, pour rappel. Sans système automatisé, le vignoble est arrosé manuellement pied par pied, avec de l’eau transportée dans des citernes :
Nous allons donc chercher de grandes quantités d’eau avec un grand camion-citerne, avec lequel nous transportons l’eau, et nous la donnons aux vignes […] Mais c’est très laborieux (VAP6).
Du fait du travail considérable que cela représente, cela explique que seuls les jeunes plants soient arrosés, sachant que, du fait d’un moindre enracinement, leur survie est directement menacée par un manque d’eau :
Mais c’est seulement les trois premières années que nous devons être derrière. Quand les vignes sont plus âgées, ce n’est plus aussi dramatique […] Le problème est que les vignes fraîchement plantées sont peu enracinées dans le sol. Elles ont besoin de beaucoup d’eau. Et nous avons aussi planté ici des vignes longues, des vignes hautes tiges, et elles sont encore fragiles. La première année, elles en ont besoin. Elles ne doivent pas subir de stress hydrique, alors nous devons le faire ponctuellement (VAP6).
Autrement dit, malgré la différence réglementaire, les pratiques d’irrigation sont similaires de part et d’autre de la frontière. Le discours présentant les contraintes réglementaires comme le seul frein apparaît donc réducteur, car il occulte les difficultés rencontrées en Allemagne. Or, du fait de la similitude des vignobles alsaciens et badois et de leur symétrie25 de part et d’autre du Fossé rhénan, les mêmes contraintes s’appliqueraient à la majorité du vignoble alsacien. En effet, le premier obstacle réside dans le travail nécessaire, ce qui est accentué par la topographie (pente forte26), la configuration du parcellaire et les difficultés d’accès qui en découlent. À cela s’ajoute l’accès à l’eau, qui dépend aussi en premier lieu de l’altitude et de la nature du sous-sol, la nappe phréatique n’étant accessible qu’en plaine et les collines sous-vosgiennes, où s’épanouit la vigne, étant plutôt sèches. L’eau doit ainsi être transportée : « car nous n’avons pas non plus d’approvisionnement en eau dans les vignes (VAP6) ». Ainsi, même lorsqu’un système automatisé a été installé, il reste nécessaire de transporter l’eau pour l’alimenter :
Mais il faut toujours amener l’eau dans les vignobles jusqu’à la parcelle, dans une citerne, des citernes, et la raccorder ensuite au réservoir. Il n’y a donc pas de conduite fixe dans les vignobles, mais il faut toujours amener l’eau dans les vignobles (VAP1).
Même automatisée, l’irrigation reste donc très chronophage et coûteuse.
De plus, le contexte économique alsacien est également difficile :
Quand le prix moyen de la bouteille d’Alsace c’est 4 € […] Alors bon nous on est un domaine qui vend un peu plus cher, mais on n’est pas non plus au prix des bouteilles d’Hermitage ou de Côtes-Rôties. On est entre 10 et 15 € en gros. Donc même à ces prix-là c’est difficile d’appliquer certaines méthodes très coûteuses (VFP12).
Irriguer le vignoble alsacien serait ainsi économiquement difficile pour de nombreuses exploitations, ce qui est d’ailleurs souligné par certains de ses acteurs : « ce n’est pas faisable partout (VFC1) ».
Le discours présentant la contrainte réglementaire comme la seule barrière à l’irrigation occulte donc les disparités territoriales. Si elle peut être profitable à certaines exploitations, de grande taille, avec un parcellaire adapté, situées en plaine et valorisant bien la production, elle ne serait certainement pas généralisable et les vignobles de plaine sont plutôt en régression du fait de la pression foncière dans un territoire aussi densément peuplé que l’Alsace. Une autorisation risquerait, de plus, d’accroître les inégalités entre viticulteurs.
La comparaison permet aussi de relativiser les différences observées dans l’adoption de cépages méridionaux. En effet, malgré la souplesse du cahier des charges, ceux-ci restent relativement marginaux en Allemagne. Ainsi, dans le pays de Bade, cinq cépages occupent plus de 88 % des surfaces en blancs, et le Pinot noir représente à lui seul près de 84 % des surfaces en rouges27. Les vignobles alsaciens et badois sont finalement assez similaires sur ce point. Les cépages plantés par VAP1 pour s’adapter aux températures plus élevées ne représentent que 7 % de l’encépagement badois pour le Sauvignon blanc, 0,3 % pour le Merlot, 0,05 % pour la Syrah et 0,03 % pour le Cabernet franc. Chenin blanc, Tempranillo, Malbec, Tannat, Grenache et Mourvèdre n’apparaissent pas dans les statistiques, regroupés sous l’étiquette « autres cépages », dont la somme fait moins de 0,5 %.
Les différences réglementaires et culturelles concernant les cépages doivent donc être relativisées, puisque ceux-ci sont majoritairement les mêmes qu’en Alsace, à l’exception du Müller-Thurgau. Les principaux autres – Pinot gris, Pinot blanc, Chasselas, Riesling et Pinot noir – figurent parmi les cépages alsaciens28 : 24 % de l’encépagement en blanc en Alsace pour le Pinot blanc et le Riesling, et 18 % pour le Pinot gris. Le Pinot noir est le seul cépage rouge présent en Alsace, et le Chasselas est également inscrit dans le cahier des charges.
Sur le papier, il existe donc une différence, puisque certains cépages présents en Allemagne sont absents en Alsace, car empêchés par le cahier des charges, mais comme pour l’irrigation, le rôle de la réglementation doit par conséquent être relativisé tout comme celui de la différence culturelle : en effet, le principal frein rencontré par les viticulteurs allemands pour changer de cépages concerne la commercialisation. La plupart d’entre eux expliquent en effet n’avoir aucune difficulté technique dans la conduite de la vigne avec les nouveaux cépages, mais peiner à trouver des clients :
Du point de vue de la culture, c’est merveilleux. C’est parfait. Mais c’est très difficile à vendre […] Le client allemand est très axé sur les cépages. Il préfère boire du monocépage, comme cela sonne si bien en français. Il prend du Pinot gris, du Chardonnay ou du Pinot blanc, ou du Pinot noir, ou du Chasselas. Mais ils ne veulent pas de Johanniter et ne s’intéressent pas au Bronner ou à l’Hélios (VAP4).
Même si la typicité du vin ne repose pas autant sur le cépage qu’en France, en tout cas telle qu’elle est définie dans les cahiers des charges, la même importance est donc accordée aux cépages par les consommateurs, qui plus est à des cépages communs. De part et d’autre du Rhin, on a les mêmes goûts et les mêmes pratiques viticoles, mais les vins ne traversent pratiquement pas la frontière. Par certains aspects, une culture viticole commune est donc partagée, mais celle-ci n’est pas définie de la même manière : réglementairement en Alsace ; directement par les choix des consommateurs en Allemagne, dans une approche plus libérale. En fin de compte, l’approche comparative montre que ces deux logiques distinctes aboutissent au même résultat : seuls certains cépages « typiques » dominent.
Conclusion
La démarche comparative permet tout d’abord de faire apparaître la convergence de nombreuses stratégies d’adaptation entre France et Allemagne. Les viticulteurs mobilisent une grande diversité de moyens à l’échelle locale, ce qui montre la prédominance des facteurs locaux dans la faisabilité des différentes pratiques, mais permet aussi en partie de généraliser les principes à suivre pour l’adaptation des vignobles de la région.
L’intérêt majeur de la comparaison dans cette étude réside dans une meilleure compréhension des freins à l’adaptation, résultants de processus plus complexes qu’il n’y paraît. En effet, confronter les discours des producteurs alsaciens à la situation allemande a permis de relativiser certaines explications et de les enrichir par d’autres pistes qui n’auraient probablement pas été envisagées.
Nous espérons avoir montré l’intérêt d’une démarche comparative pour comprendre les déterminants de l’adaptation au changement climatique. Plus encore, nous soulignons l’utilité de mener celle-ci selon une approche multiscalaire et transnationale, afin de s’assurer de bien identifier les facteurs qui pourraient ne pas être visibles à une échelle uniquement locale ou régionale. Enfin, le poids des consommateurs montre également que les stratégies d’adaptation au changement climatique doivent être envisagées dans le cadre d’un système incluant, informant et responsabilisant tous les acteurs d’une filière.