La présente contribution reprend l’une des trois interventions pensées dans le cadre de la conférence marchée1 de la journée d’étude du 11 juin 2022. Centrée sur l’invention de la montagne vosgienne par les productions cartographiques modernes, la communication originale et sa mise en application sur les sentiers des crêtes ont en elles-mêmes constitué une riche expérimentation heuristique autour du dialogue nourri entre les cartes et les terrains de moyenne montagne. Autant que les « Godillots2 » d’Antoine de Baecque dans ses essais d’« histoire marchée », qui mettent en évidence la matérialité des terrains de l’historien et de ses intermédiaires, les sources cartographiques – tous supports confondus – gagnent à être considérées dans l’éclairage que ces documents apportent sur le rapport pluriel qu’entretiennent les sociétés modernes avec les montagnes, leurs environnements et leurs représentations. De façon générale, toute réflexion portée sur la cartographie du massif vosgien gagne à être insérée dans la riche historiographie qui caractérise l’étude de l’acte cartographique. Les productions de Numa Broc, par exemple, ont tôt mis en évidence l’intérêt porté par les géographes modernes aux espaces de montagne3. Les approches théoriques et matérielles de la cartographie, particulièrement celles développées depuis les années 1990, ont incité à une prise en considération plus vaste de l’objet cartographique, de ses fondements et de ses enjeux au sein d’un rapport à l’espace en pleine recomposition4. Les problématiques soulevées par l’histoire ont dès lors pu offrir une forme de résonnance aux travaux des anthropologues, qui à travers le sujet des représentations proposent de questionner les rapports des sociétés anciennes et modernes à l’espace, à l’environnement, au monde5. La montagne perd dès lors son caractère uniforme. Elle devient un objet sensible sur lequel sont transposés plusieurs rapports à l’espace, plusieurs projets vis-à-vis de l’environnement. La carte produite dans un but scientifique ne devient donc qu’une expression de la montagne parmi d’autres.
En tant qu’exercice destiné à questionner l’épistémologie des sciences humaines et sociales autour des paradigmes environnementaux, l’un des temps forts de l’organisation de la conférence marchée a ainsi consisté en la production de la carte d’itinéraire. Cette dernière devait s’imposer comme un medium capable de proposer, de spatialiser et de rendre compréhensible en un coup d’œil un itinéraire à la fois accessible, praticable sur un temps donné et en mesure de rassembler un nombre suffisant de points d’intérêt pour répondre aux problématiques abordées par les trois intervenants. La tâche revient à l’organisateur le plus proche physiquement du site retenu, dans la mesure où l’acte cartographique devait nécessairement s’accompagner d’une approche de terrain : repérer les sentiers et itinéraires de substitution, chronométrer un parcours prenant son départ au col de la Schlucht pour rejoindre le sommet du Hohneck. La carte produite, aussi élémentaire soit-elle, construit ainsi à l’échelle d’un massif et à destination des acteurs d’une manifestation scientifique un rapport singulier entre l’espace, le temps et un environnement à saisir ; rapport qui est ancré dans les fondements d’une approche réticulaire6, dont la pratique gagne à être questionnée au sein d’une longue histoire de la géométrisation des espaces de montagne. Cette approche peut ainsi être perçue comme le produit d’une relation plus ancienne avec les sommets vosgiens, héritée de la géographie et de la cartographie moderne. C’est l’existence de ce trait d’union, entre d’un côté la construction cartographique d’une représentation moderne de la montagne, et de l’autre son legs fixé aujourd’hui dans la pratique contemporaine d’un milieu protégé, qui s’impose à l’œil de l’historien de l’environnement et qui gagne à être disséquée. Comment les recompositions – y compris contemporaines – de l’acte cartographique renvoient-elles à une série de mutations du rapport à l’espace et à l’environnement de montagne des sociétés occidentales, dans le cas des Hautes-Vosges ?
Fig. 1. Plan de l’itinéraire de la conférence marchée
Source : geoportail.gouv.fr / IGN. Usage documentaire et non commercial libre de droits. Plan : Jean-Baptiste Ortlieb. CC BY-NC-SA. 2022.
Cette problématique pose autant la question du rapport à l’espace, que celle des temporalités de l’acte cartographique qui, depuis l’époque moderne, a construit et inventé autour d’une série de normes et de conventions un environnement assimilé aujourd’hui à un espace dit « de montagne », considéré comme « naturel ».
Construction et première géométrisation par la carte d’un espace de montagne (xiiie‑xvie siècle)
Le fondement même de l’acte cartographique est nourri d’un rapport particulier à l’espace et aux environnements, autant représentés qu’ils sont en réalité construits par et pour les sociétés qui les côtoient, plus encore par et pour les administrations qui les gouvernent. Pour Jean-Marc Besse :
les cartes traduisent et portent des intentions vis-à-vis des territoires : intentions de connaissance, de description, mais aussi de transformation. Les cartes en ce sens, sont les expressions de projets vis-à-vis du territoire. […] Mais les cartes agissent aussi sur la société où elles sont produites. Elles interviennent dans des situations sociales, culturelles et politiques, en diffusant une certaine interpré-tation de ce que doit être la réalité, territoriale en particulier7.
Si dans un sens, l’acte cartographique contribue au même titre que d’autres documents administratifs (terriers, listes de lieux, vues) à transformer et aménager les territoires, leur environnement et leur pendant subjectif – le paysage8 –, dans un autre sens les cartes ont la particularité de véhiculer une image nouvelle du territoire, capable de modifier les représentations et le rapport des sociétés à leur environnement et aux imaginaires associés. Au cours du passage à l’époque dite moderne9, ce processus accompagne l’affirmation et l’extériorisation d’une nouvelle idée de « Nature », autrement dit l’émergence d’un « mode d’identification » que Philippe Descola qualifie de naturaliste, structurant la mondiation qui s’y rapporte en Europe à partir de la période moderne10. L’ensemble de ces éléments participe à la progressive déconstruction d’une perception ancienne de la montagne et de ses sommets, qui a dominé en Occident au cours de la période médiévale autour notamment d’un imaginaire fondé sur la peur d’un espace associé aux dangers11.
Spatialiser l’espace montagnard vosgien
Le corpus cartographique disponible pour l’historien qui s’intéresserait à la perception géographique du massif des Vosges peut s’étendre du bas Moyen Âge jusqu’aux outils les plus récents – notamment la cartographie 3D – mis à la disposition des pratiquants et des professionnels des territoires de montagne12. Toutes ces productions ont notamment eu à se confronter, par différents moyens, à la transmission – et ici encore la construction – de l’idée de verticalité13 et d’une « 3e dimension14 » particulièrement caractéristique des espaces montagnards. La célèbre table de Peutinger, copie datée du xiiie siècle d’une carte des réseaux routiers du Bas-Empire romain, accorde un traitement très particulier au massif vosgien. La figuration de ce dernier, le plus souvent considérée comme un ajout postérieur à la carte antique, se fonde sur la qualification de « Silva Vosagus », sans aucune référence écrite ou graphique à un quelconque relief15. Or, c’est justement ce rapport à l’altitude que l’histoire environnementale cherche aujourd’hui à mieux saisir, voire à « relire16 », en prenant en compte les données produites par d’autres disciplines, y compris les « sciences de la nature », et en les confrontant aux archives.
Le recours à l’outil cartographique, dans le but de répondre à une nécessité de représentation du territoire, ne s’impose pas ex tempore. Il paraît difficile de fixer une frontière stricte entre des pratiques anciennes de l’espace, parfois qualifiées de « médiévales » lorsqu’elles seraient antérieures à la résurgence de la cartographie ptoléméenne, et un monde moderne porté par l’affirmation d’une nouvelle matrice géométrique. La mise en carte du massif vosgien suit, comme pour les autres espaces de montagne17, une chronologie plus longue d’un rapport changeant des sociétés à leurs environnements. C’est en cela que la carte en tant que nouvel outil d’administration peut être considérée comme une source à privilégier pour saisir les mutations à l’œuvre, dans la mesure où la production de ces documents vient concrètement accompagner l’évolution des représentations de la montagne qui s’opèrent entre la fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne. Une étape préalable pour ces espaces de montagne – particulièrement ceux qualifiés aujourd’hui de « haute montagne » et les sommets associés à l’inaccessible – a consisté en une profonde métamorphose des imaginaires, capable de progressivement déconstruire l’image d’une montagne crainte, quand elle n’est pas « interdite », héritée des représentations médiévales ou plus anciennes. Cette progression reste cependant lente au cours de la période, et s’opère par divers moyens en fonction des populations concernées. À titre d’exemple, la carte dite des « hautes de chaumes » de Thierry Alix, produite au cours de la décennie 1570 à destination du duc de Lorraine, qualifie encore le sommet du Rothenbachkopf de « roche dangoy[sse]18 ». Le sommet est situé à proximité d’un col, lui aussi représenté sur la carte, et réputé particulièrement dangereux en période hivernale19. Les sources figuratives modernes permettent pour leur part de situer la définitive transformation du rapport à la montagne – pour l’ensemble des populations – avec l’avènement d’une vision romantique, populaire et « pittoresque » des Vosges dans les dernières décennies du xviiie siècle, à l’image des « vues » de l’artiste François Walter20.
Le recours concret à la cartographie s’impose néanmoins dans sa capacité à répondre aux besoins d’une administration nouvelle des territoires, et notamment des territoires de montagne21. Les cartes modernes s’appuient sur une tradition bien ancrée d’administration et de mise par écrit de l’espace, plus généralement de « géométrie mentale du territoire22 ».
Fig. 2 : (2a) À gauche, « La roche dangoy[sse] » (Rothenbachkopf), détail de la carte des hautes Chaumes de Thierry Alix, vers 1578, AD54 ; (2b) à droite, détail du « Lac Noir », extrait des Vue pittoresques de l’Alsace de François Walter, 1785
Source : (2a) Archives départementales de Meurthe-et-Moselle, B 617 no 1. gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale universitaire de Strasbourg, NIM01637 : <https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10201318p>. Utilisation non commerciale libre de droits.
Ces cartes, tout en s’engageant dans une forme de continuité, s’imposent comme un renouvellement graphique à partir duquel va progressivement se fixer une grammaire. La carte s’ancre ainsi dans une forme d’héritage avec des formes plus anciennes de représentation de l’espace : listes de lieux, vues et listes administratives. Dans les Vosges, un rapport très construit à l’espace montagnard et aux environnements d’altitude apparaît par exemple déjà dans l’urbaire (terrier) de la vallée basse de Saint-Amarin, produit en 1550 par l’abbaye de Murbach. Y sont décrites les « crêtes » qui délimitent selon le phénomène de la fonte des neiges (« Schneesmeltzin ») les biens des abbés23. Cette délimitation traditionnelle des territoires de montagne, par bassins versants, s’observe particulièrement bien en altitude où ce repère – et celui de la ligne de crête – est le plus souvent préféré aux délimitations par cours d’eaux. À partir du xvie siècle, ce mode localement ancré de découpage du territoire rencontre, à l’occasion d’un premier redéploiement de l’espace vosgien par les cartes, l’héritage nouvellement exhumé de la dialectique géographique antique fondée sur la méthodologie géométrique de Ptolémée. L’essor de l’imprimerie, particulièrement dans la région rhénane, contribue alors à grande échelle à « transformer l’image du globe terrestre, et plus généralement les représentations de l’espace24 ».
Un premier tournant cartographique
C’est au sein de cette dynamique générale que la montagne vosgienne est mise en carte par les célèbres représentants du « collège de Saint-Dié », Martin Waldseemüller et Matthias Ringmann. Dans le cadre d’une entreprise de réédition de la géographie de Ptolémée25, commandée par le duc René II de Lorraine et engagée au cœur même du massif, la montagne vosgienne fait l’objet de plusieurs figurations, jouant essentiellement le rôle d’une frontière représentée comme un obstacle. Cette représentation entretient une forme de tradition manuscrite médiévale pour les espaces d’altitude, représentés sous la forme d’amas de « pains de sucre » ou de « taupinières ». Ces figurés vont d’ailleurs s’imposer pour un temps avec le développement de la gravure sur cuivre26.
Sur la carte de Lorraine produite en 1508 par le binôme déodatien, le massif vosgien rehaussé de vert permet bien, d’un côté, de signaler une démarcation nette entre la Lorraine (« Lotharingia vastum regnum ») et l’Alsace (« Alsatiae P[ars] »). D’un autre côté, contrairement à la table de Peutinger, les auteurs de la carte de Lorraine ne se contentent plus de représenter la montagne comme une barrière linéaire. Ils s’appuient sur un figuré de surface qui occupe 30 % du territoire représenté. Par ailleurs, les Vosges n’apparaissent plus comme une entité unique représentée en un seul bloc : le figuré de relief est innervé par de longues et profondes vallées, au sein desquelles se déploient des cours d’eau, des villes – dont Saint-Dié – et des villages. Plusieurs vallées du versant alsacien sont également représentées sur la carte de 1508, et permettent de mettre en évidence l’existence de connexions par les cols entre les deux versants. À l’exception de quelques choix figuratifs, on retrouve les mêmes objectifs sur la carte du Rhin supérieur produite pour le même corpus en 1513, qui met cette fois en avant le versant oriental du massif vosgien (« Vosagus Mons ») et la Forêt-Noire (« Nigra silva »).
Fig. 3 : Édition de la carte de Lorraine produite par Martin Waldseemüller et Mathias Ringmann, 1508
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Cartes et plans, GE DD-2043 : <https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b55008231w/f292.item>. Utilisation non commerciale libre de droits.
La moyenne montagne cartographiée par Waldseemüller et Ringmann n’est plus monobloc, elle dispose d’une double identité : celle des bas, les vallées habitées strictement figurées et associables à l’ager ancien, et celle des hauts, les sommets et leurs versants qui font l’objet d’un traitement de masse grossier et que l’on associera à la marge du saltus, voire à la sauvagerie de la sylva. À moins que cette figuration binaire n’apporte une première pierre à la progressive affirmation d’un espace vu de l’extérieur, où commence à se construire l’existence d’une fracture entre la « Culture » des vallées, et la « Nature » des sommets.
Si la propagation des cartes imprimées contribue largement à renouveler le rapport aux environnements de montagne27, ces documents continuent de cohabiter avec une pratique manuscrite qui répond essentiellement à des fins administratives. La réalisation de la carte perspective de Thierry Alix, dont l’élaboration avait dans un premier temps été engagée à la demande du duc de Lorraine Charles III par le géographe Mercator, puis par l’anversois Hans van Schille28, a finalement été produite dans la seconde moitié des années 1570 par le président de la Chambre des comptes de Lorraine qui lui a donné son nom29. D’une figure à l’autre, le projet de représenter une partie des Vosges lorraines a été considérablement repensé et recomposé en fonction des projets successifs et des bagages très différents qui séparent les deux géographes de métier et les attentes exprimées par l’administrateur Alix30. Plusieurs données géographiques nouvelles apportées par ce dernier dans le document final sont intégrées dès 1594 dans une carte imprimée de la Lorraine, produite par Bouguereau31. L’édition manuscrite de ce panorama à la gouache (92 × 62 cm) intervient à un moment charnière, alors que les ducs de Lorraine s’octroient face aux abbesses de Remiremont les pleins droits sur le secteur dit des « hautes chaumes », c’est-à-dire la crête qui s’étend du col du Bonhomme jusqu’au Ballon d’Alsace. La réalisation de cette carte du secteur, produite à l’issue d’un dénombrement complet de la région, vient acter la prise de possession par le duché du territoire, de ses biens et de ses ressources. Le document représente l’ensemble des chaumes qui désormais dépendent exclusivement de l’administration ducale, ainsi que leurs secteurs périphériques. La démarcation selon les bassins versants reste importante, comme le précise l’encadré situé en contrebas du Hohneck : « Tout ce qui porte eau de deca est notoirement de Lorraine. Et de delà du Val de Monstier [Münster] ». Une attention particulière est accordée à la représentation de l’hydrographie, des villages, des chemins et passages stratégiques, des places militaires. Les ressources font l’objet d’un inventaire géographique, avec un effort particulier accordé aux sources des principaux cours d’eau32, aux bois (masse forestière33), aux pâturages d’altitude (figurés et nommés), ou encore à la mine « nouvellement découverte » à côté du lac de Lispach. On retrouve dans ce projet tout l’enjeu de contrôle de l’acte cartographique mis au service du souverain, comme le propose Alice Ingold :
Tracer une carte, faire l’inventaire des ressources d’un espace ont ainsi constitué des actions, qui, au même titre que celles de labourer, semer, couper du bois ou récolter, visaient à défendre des droits ou à recouvrir des droits disputés sur des territoires et leurs ressources34.
Si la « révolution cartographique » du xvie siècle défendue par Jean Starobinsky a su accompagner un « extraordinaire enrichissement de l’idée de monde35 », elle pose dans le même temps les bases de nouveaux modes de représentation des espaces de montagne qui contribueront à la territorialisation de ces derniers. Le geste herméneutique que déploient les cartographes du xviie siècle affirme le lien étroit qui lie désormais l’acte cartographique à l’affirmation des États ; lien pour lequel la montagne peut tantôt prendre le rôle de barrière frontalière stricte, tantôt celui d’un argument unitaire mis au service d’un projet d’expansion territoriale. De la même manière, le massif vosgien a tour à tour pu être relégué aux bordures de la carte – et du territoire qu’il délimite, occasion pour laquelle son caractère vertical et ses sommets ont fait l’objet d’une mise en valeur par les géographes, ou bien le massif a pu faire l’objet à l’inverse d’un aplanissement graphique, destiné à répondre à l’élaboration d’un discours centré sur des revendications territoriales dans la région. Le premier cas peut être illustré par la carte que dresse en 1656 Nicolas Sanson de l’ancien territoire des Leuques (1656)36. Il fait des Vosges une limite stricte et ancienne en renforçant significativement la figuration du relief et en accordant une rare précision à la situation et à la figuration de plusieurs sommets qu’il nomme, ce qu’il est le premier à faire pour une carte imprimée à l’échelle régionale. L’idée, même marginale, de l’existence d’une « frontière naturelle » commencerait ici à apparaître progressivement37. Le second cas, dans lequel les cartographes chercheraient à l’inverse à minimiser le caractère frontalier et vertical de la crête vosgienne, apparaît clairement dans la production du graveur du roi Melchior Tavernier, qui publie en 1642 une « carte de l’ancien royaume d’Austrasie38 ». Dans un contexte de fin de guerre de Trente Ans, ses choix graphiques répondent au discours déployé dès les cartouches et ornements du document destiné à légitimer une extension territoriale du royaume de France : le massif vosgien n’y est pas nommé et le figuré choisi pour représenter le relief contribue à décontenancer la région d’un caractère montagnard qui pourrait altérer l’idée de l’existence d’une continuité territoriale du comté de Champagne jusqu’au Rhin. Un demi-siècle plus tard et à la veille du traité de Ryswick, le géographe Jean-Baptiste Nolin reproduit encore ces choix graphiques pour élaborer une carte en phase avec la politique générale de Réunions engagée par Louis XIV39. La carte s’impose ainsi comme un medium qui n’est jamais neutre, porteur de sens et toujours mis au service du discours de son commanditaire.
La carte comme instrument de domination : inventaire et aménagement des environnements de montagne (xviie‑xviiie siècle)
À mesure que s’affirme le pouvoir des États et de leurs administrations, la démocratisation du recours à la carte nourrit une spécialisation et une multiplication de ses usages. Les « sciences du territoire40 » se spécialisent au cours du xviiie siècle, et leurs pratiques cartographiques avec elles. L’acte cartographique est marqué par une normalisation des modes et des pratiques de relevé et de figuration qui achève une géométrisation du monde engagée au cours de la première modernité. Les cartographes et topographes amenés à parcourir le massif disposent désormais de formations et de bagages spécifiques, propres à une lecture différenciée de la montagne mise en carte en fonction des finalités qu’ils projettent sur elle. La montagne cartographiée devient dès lors plurielle.
Territorialisation et enjeux économiques
Pour Dominique Margairaz, il existe deux domaines « dans lesquels la carte paraissait devoir s’imposer comme un outil de connaissance et de gestion indispensable : la réforme fiscale et l’encadastrement des paroisses, et la rationalisation de la gestion forestière41 ». L’essor cadastral moderne fournit aux administrations un outil uniformisé capable de visualiser dans l’espace les droits et les activités qui se déploient sur un territoire. Sur le versant oriental du massif, l’intendant d’Alsace Jacques Pineau de Lucé engage en 1759 la constitution d’un cadastre pour la province destiné à répondre à une réforme du régime fiscal local42. Si l’on se penche sur ce corpus, on notera que les « plans de finages » consacrés aux secteurs de montagne se distinguent des plaines dans le traitement qui leur est accordé, sans pour autant qu’apparaissent des références explicites au relief. Là où la plaine est marquée par la réalisation d’une multitude de plans produits à l’échelle des différentes communautés, aux bans généralement peu étendus, ce sont des plans de plus grande dimension qui permettent le plus souvent de saisir l’organisation des cantons des communautés montagnardes, aux limites toujours associées aux lignes de crêtes des sommets alentour. Certaines de ces communautés peuvent ainsi faire l’objet d’un traitement à l’échelle d’une vallée entière, comme dans le cas des vallées de la Thur (Saint-Amarin) et de la Fecht (Münster)43. Dans un cas comme dans l’autre, une dichotomie apparaît clairement entre d’un côté le traitement des vallées autour desquelles s’articulent les plans, où les arpenteurs cherchent à saisir de manière fine l’existence de maillages parfois complexes qui lient les différents cantons, et de l’autre côté la représentation des pentes et des sommets où sont figurées de vastes superficies dominées par les bois et les pâturages. Les plans de finage trahissent ainsi dans le traitement juridique accordé aux secteurs de montagne l’existence d’un intérêt porté d’abord sur les bas des vallées plutôt que sur les hauts, autrement dit sur les espaces où se concentrent l’essentiel des communautés d’habitants, leurs activités – favorisées par des terrains plats, et aux parcellaires nécessairement plus complexes. Les hauts, eux, restent vus et traités depuis ces bas, au sein de représentations héritées du saltus, portion de la terre que les sociétés n’occupent que par intermittence. La montagne vosgienne, au prisme du cadastre de l’Intendance, se démarque par exemple par la sur-représentation des bois communaux : ils occupent près de 65 % de la superficie cartographiée pour la haute vallée de la Thur, quand la part des pâturages d’altitude qui coiffent les sommets s’élève à 8 % de l’espace figuré44. Ces indices sont d’ailleurs les principaux éléments utiles pour lire, en négatif, l’existence d’un relief et par extension l’orientation des vallées. Les instructions conservées pour la réalisation du corpus cadastral ne prévoient aucune prise en compte de la topographie du terrain dans sa production finale45. À l’exception des minutes, où les pentes sont rapidement relevées, seuls quelques exemplaires des plans définitifs portent de rares marques de hachurages au crayon – postérieurs pour la plupart – dans le but de signifier la présence de reliefs ou de certains sommets.
Fig. 4. Pour le secteur du Frankenthal (Hohneck, versant Stosswihr) : (4a) à gauche, extrait du premier corpus « Plan des Forêts de la ville et dépendance de Munster au Val de St Grégoire » de 1749 (no 11) ; (4b) à droite, extrait du second corpus « Plans et procès-verbal des forêts de la ville et dépendance de Munster au Val St Grégoire » de 1756
Source : (4a) Archives municipales de Munster, DD45, no 11 ; (4b) Ibid., DD45 add. Publié avec l’aimable autorisation des Archives municipales de Munster.
Il n’en va pas de même pour d’autres types de productions, consacrées à l’inventaire des ressources de montagne. À la suite de la réforme de Colbert de 1669, la mise en lumière des enjeux de la gestion des forêts et de la ressource ligneuse devient pour les administrations provinciales l’occasion d’initier la production de plusieurs corpus cartographiques. Dans les Vosges comme ailleurs, le xviiie siècle est marqué par une production cartographique croissante consacrée aux bois à l’échelle locale46. L’un des cas les plus remarquables dans l’étude des représentations des Hautes-Vosges, en tant que massif de montagne, demeure celui du double relevé d’arpentage des forêts de la ville et de la communauté de Munster. En 1749 puis en 1758, deux recueils de plans consacrés au même territoire sont produits à la demande de l’intendance d’Alsace, le premier par une équipe d’arpenteurs locaux, le second sous l’autorité d’un inspecteur principal des ponts et chaussées47. À moins de dix années d’intervalle, les deux productions adoptent des méthodes bien distinctes pour le traitement cartographique du relief. Dans le premier cas, l’équipe d’arpenteurs locaux n’accorde que peu d’importance à la dimension verticale (aucune indication des pentes, sommets nommés sans distinction graphique) impliquant une nécessaire connaissance préalable du terrain pour être en mesure d’exploiter le document. Le caractère montagnard reste cependant marqué par la figuration de plusieurs escarpements en perspective, sous la forme par exemple d’aiguilles rocheuses, dans le but de relever le caractère inaccessible de certains cantons. Les dessinateurs du document se confrontent dans ce rapport à la troisième dimension aux limites de leur maîtrise de la vue zénithale, qui s’impose alors dans la pratique cartographique. Plusieurs éléments de faune, voire des représentations de figures humaines, complètent ce tableau peu commun d’une approche fondée sur des représentations vernaculaires du massif vosgien. Dans le second cas en revanche, les choix graphiques opérés sous l’égide de l’inspecteur des ponts et chaussées s’attachent à un usage méthodique de codes stricts utilisés pour figurer le relief. Cette maîtrise d’une grammaire géographique désormais dominante facilite la lecture de l’environnement et des éléments sur lesquels les auteurs des plans de cantons cherchent à mettre l’accent48 : un hachurage linéaire représente les déclivités générales du terrain, un hachurage circulaire met pour sa part en évidence la situation des points culminants utilisés comme repères à la délimitation des parcelles, etc. Deux pratiques de la cartographie et deux visions du territoire se côtoient ainsi dans le cadre de cette double production : l’une ancrée dans les imaginaires locaux de la montagne mais désormais jugée obsolète, l’autre engagée par une administration centrale qui s’impose comme l’un des moteurs du développement d’une méthodologie dominante, par extension de la construction d’une image uniformisée des espaces de montagne.
Dans tous les cas, le riche corpus cartographique destiné à spatialiser les ressources répond d’abord à une logique de valorisation et de rationalisation de richesses locales désormais qualifiées de « naturelles ». La ressource ligneuse n’est alors pas la seule à être inventoriée et cartographiée : l’arpentage des pâturages d’altitude (les fameuses « chaumes »)49, mais encore l’exploitation et la connaissance des gisements miniers – au tournant du xixe siècle, cherchent à normaliser l’utilisation de ces ressources, en fixant notamment dans l’espace la question des droits d’usage et de leur réévaluation.
Maîtriser la marche militaire et aménager le territoire
Parmi les grands centres de formation et de promotion de la cartographie, les institutions militaires ont pu largement contribuer à l’uniformisation des modes mathématiques de représentation de l’espace50. Monique Pelleter fait ainsi de la cartographie militaire « l’un des faits majeurs de l’histoire du xviie siècle51 ». Il faut cependant attendre le xviiie siècle pour que soient menées les premières grandes campagnes manuscrites chargées de mettre en carte la topographie du massif vosgien à une échelle utile pour les états-majors. Ces productions se sont avérées importantes pour la prise en compte de la verticalité des environnements de montagne. Pour Stéphane Gal :
L’expérience militaire de la montagne et sa prise en compte stratégique purent contribuer à forger une pensée en trois dimensions dans la manière même de pratiquer la guerre. Une nouvelle vision panoramique se dessina, qui put participer directement à la genèse d’une définition plus « visuelle » du pouvoir politique52.
Fig. 5. Le relief relevé au lavis pour le massif du Grand Ballon, extrait de la carte des Vosges depuis Belfort jusqu’à Landau sous la direction du général d’Arçon, 1785
Source : numistral.fr / Bibliothèque nationale universitaire de Strasbourg, Ms.3.918 (détail) : <www.numistral.fr/ark:/12148/btv1b10224761s/f2.item>. Licence ouverte (Etalab).
Pour le versant occidental du massif, la carte dite des Naudin – du nom de l’atelier versaillais qui l’a produite autour de la décennie 1730 – s’impose comme un document majeur53. Seules les cartes numérotées 50 et 51 permettent de documenter, à l’échelle 1/28800, la construction militaire des Hautes-Vosges. Le relief y est largement mis en évidence grâce au recours généralisé à la projection horizontale et à l’usage d’un estompage au lavis. Une analyse par géolocalisation du document, en recourant au logiciel QGIS, révèle néanmoins les limites auxquelles sont encore confrontés les ingénieurs cartographes quant à la figuration et à la quantification de l’altitude lorsqu’il s’agit de cartographier les « hauts ». Dans les régions de montagne, on peut en effet relever l’existence d’un écart entre la faible distorsion des zones de vallées, et la plus grande altération dans la précision des sommets et des espaces d’altitude. Les Naudin entretiennent néanmoins l’idée importante, sinon d’une frontière naturelle, d’une limite naturelle fixée suivant la ligne de crête principale du massif, entre le duché de Lorraine et le royaume de France.
Pour la seconde moitié du xviiie siècle, la campagne produite sous l’autorité de Le Michaud d’Arçon, ingénieur en chef de l’école de Mézières, témoigne pour sa part d’un intérêt tout particulier pour les espaces frontaliers de moyenne montagne, depuis le Jura jusqu’aux Vosges. Trois ensembles peuvent être pris en compte. Le corpus le plus dense est celui de la carte au 1/14400 « des Frontières Est de la France54 ». La carte au 1/92000 « des Vosges depuis Belfort jusqu’à Landau » offre pour sa part une vision globale du versant oriental du massif55. Le canevas géodésique documente les étapes de production de ces cartes56. Conservés dans différents fonds d’archives, ces trois documents permettent de mettre en lumière le traitement inédit accordé aux espaces de moyenne montagne dans la production de Le Michaud d’Arçon, lui-même originaire et familier de ces environnements57. On le voit par exemple au cœur de la campagne engagée en 1781, lorsque les équipes de dessinateurs sont amenées à modifier et faire évoluer leur méthode de représentation du relief au lavis. La technique employée jusque-là et au cours de la première phase de la campagne qui se tient dans le Jura avait conduit à un estompage de l’encre après un an seulement, autrement dit à la perte d’informations jugées essentielles à la bonne compréhension du relief et donc à la maîtrise militaire des espaces de montagne58. Le canevas géodésique permet de son côté de mettre en évidence le rôle central qui a pu être accordé à plusieurs sommets vosgiens dans la méthode de relevé. Les nombreuses lignes de visée représentées depuis les sommets dans la matrice conservée valorisent la situation de différents points culminants du massif, plus tard mis en évidence à partir de figurés ponctuels dans les deux productions finales, et le tout malgré l’absence de méthodes permettant de relever l’altitude absolue des sommets. Ce sont ces productions topographiques destinées à un usage militaire qui, les premières, accordent le même effort de précision aux sommets et aux vallées dans la construction cartographique du territoire de montagne.
Cette mise en valeur de la montagne vosgienne par les États passe également par l’engagement de grands aménagements sur les espaces d’altitude. À partir du xviiie siècle, ces projets font régulièrement appel à la carte comme outil d’analyse du terrain, capable de projeter les constructions en amont de leur réalisation. La construction de la route frontalière permettant l’accès au sommet du Ballon d’Alsace (1 247 m) représente certainement l’exemple le plus important par son envergure et les moyens qui y ont été consacrés. Le projet est engagé en 1753 par l’intendant Jacques Pineau de Lucé, et le premier tracé de la route est ouvert dès l’année 1756. Malgré plusieurs travaux supplémentaires pour en améliorer l’accessibilité, l’utilité de cette route est rapidement remise en question en raison notamment des conditions difficiles de la traversée du massif par cet itinéraire59. Parmi les documents préparatoires conservés, un plan général à l’échelle 1/530360 permet de mettre en lumière l’importante déclivité de l’ouvrage à l’origine destiné à ouvrir un nouvel axe commercial entre la haute vallée de la Moselle et la région de Belfort, à destination de la Suisse. Le projet porte cependant un but tout autant symbolique et politique : le sommet du Ballon correspond alors toujours à la frontière entre le royaume de France et le duché de Lorraine. L’enjeu est d’y affirmer la prédominance du roi de France sur la crête vosgienne61. Suivant une logique identique à la « fontaine de la duchesse » du xvie siècle chez Thierry Alix, la construction de la route du Ballon est adjointe d’un projet de monumentalisation de la source de la Savoureuse. Une fontaine imposante, dont seuls des plans et dessins préparatoires ont été conservés, doit marquer le point culminant de la route à quelques mètres du passage de la frontière. Mal adapté aux conditions hivernales du sommet, le monument est rapidement démonté, mais le programme déployé reste marqué d’une grande portée symbolique associée à l’un des points culminants de la région. Sur un obélisque central flanqué d’un dauphin, l’inscription latine suivante annonçait aux voyageurs qui entraient ou quittaient le territoire : « Ici Louis domine (imperat) les rochers et les torrents. Voyez ! Des pierres jaillissent des fontaines, et de la montagne une route62 ». Le discours sous-jacent à l’aménagement moderne du Ballon d’Alsace vient ainsi achever le projet de domination de la « Nature » porté par deux siècles d’affirmation cartographique des pouvoirs sur les territoires d’altitude du massif vosgien, désormais modelés au service des États et par leurs administrations63.
Perspectives contemporaines et mise en carte touristique des sommets vosgiens
Comme nous l’avons évoqué pour le tournant des xviiie et xixe siècles avec les œuvres de François Walter, l’essor des productions pittoresques témoigne de l’émergence d’une ultime étape dans le renouvellement des représentations de la moyenne montagne. Sur ces espaces désormais ouverts à un public extérieur aux vallées en quête de « Nature », sont portés des discours qui posent les bases d’un nouvel imaginaire de la montagne dont nos sociétés sont les actuelles héritières. Les cartes, à nouveau, ont joué et jouent encore ce rôle de projecteur, dans l’espace, d’un discours de montagne récréative. Si les cartes militaires précisent au cours des xixe et xxe siècles la topographie du massif et engagent toujours de nouveaux aménagements – l’héritage le plus important dans les Hautes-Vosges demeure la construction de la route des crêtes –, l’essor moderne de l’encyclopédisme porte encore dans le massif une importante inertie taxonomique incitant les botanistes, notamment, à parachever le classement des espèces locales au sein d’une posture définitivement naturaliste. La « Nature » des sommets vosgiens est ainsi dépeinte, par exemple, par des figures scientifiques originaires du massif comme Jean-Baptiste Mougeot et Frédéric Kirschleger64. Pour une tentative de mise en carte de la flore vosgienne, il faut cependant attendre 1893 et la publication du Guide du botaniste au Hohneck et aux environs de Gérardmer. La singularité de l’ouvrage est de proposer « une carte en deux couleurs des escarpements du Hohneck », destinée à localiser les sites d’observation des végétaux décrits dans l’étude65. Produite à l’échelle 1/5250, la carte en question propose non seulement une vision naturaliste du massif (figuration en rouge des isoplèthes d’altitude, mention de la végétation, des ruisseaux, des sites de cumul des dernières neiges, etc.), mais elle évoque aussi les nouveaux enjeux et les nouvelles pratiques qui se côtoient sur les crêtes. Est ainsi représentée la frontière franco-allemande, avec ses différentes bornes et leurs numéros, mais également les réseaux de sentiers anciens et nouveaux qui parcourent la crête66. Surtout, la singularité de la carte dite « de Brunotte » repose sur le fait qu’elle propose, pour la première fois, de figurer et de situer avec précision les différents couloirs des cirques du Frankenthal et du Wormspel. Ces détails topographiques n’avaient jusqu’alors jamais été représentés et distingués avec une telle précision, pas même par les cartographes militaires. Les auteurs de la carte caractérisent chacun des couloirs et escarpements en fonction de leur accessibilité, de l’importance de la pente, et témoignent ainsi du développement d’une nouvelle pratique : l’alpinisme67.
Qu’elles soient menées à des fins d’étude naturaliste ou simplement sportive, ces nouvelles pratiques de la montagne sont donc elles aussi inscrites progressivement sur les cartes. Ces dernières témoignent de leur existence autant qu’elles favorisent leur développement et permettent d’encadrer leur visibilité. Ainsi, les alpinistes de la région connaissent bien aujourd’hui ces mêmes couloirs du Hohneck, auxquels ont été assignés différents noms au cours du xxe siècle, parfois ancrés dans un imaginaire historique et médiéval (couloirs du grand et du petit Dagobert). Au même moment, le développement de sports d’hiver plus accessibles au grand public s’accompagne une fois encore d’un nouvel imaginaire de la montagne, toujours plus abordable. La création des premiers ski-clubs à la fin du xixe siècle, puis des premières stations dans les années 1930, a pu être dynamisée dans un premier temps par le développement frontalier du tourisme dans les Vosges. La mise en image de ces nouvelles pratiques s’accompagne de la production de nouveaux types de documents cartographiques, parmi les plus singuliers : les « plans des pistes68 ». Les premiers panoramas de domaines skiables, produits dans les années 1930, sont largement emprunts de l’image romantique de la montagne popularisée au siècle précédent. Cette tradition picturale invite à remettre en avant le caractère vertical d’espaces de plus en plus aménagés pour la pratique du ski de loisir. Cette nouvelle modélisation de la montagne, qui consacre un retour à la perspective cavalière dans un but avant tout esthétique, devient celle sur laquelle se développent les imaginaires du tourisme hivernal qui connaît son grand essor en France dans la seconde moitié du xxe siècle. Ces imaginaires sont précisément ceux que les modèles de stations de sports d’hiver cherchent aujourd’hui à entretenir, c’est-à-dire l’idée d’espaces d’altitude représentatifs d’une nature vierge, emprunte de l’esprit de la « Wilderness69 », offerte à la contemplation des pratiquants par un développement de l’accessibilité. Ces représentations sont celles qui font aujourd’hui l’objet d’importants débats : la question de leur renouvellement est devenue l’enjeu majeur de la transition engagée pour répondre aux impératifs des dérèglements climatiques. Une série d’acteurs et les administrations de l’État sont aujourd’hui sollicitées pour penser la production d’un nouvel imaginaire de la montagne et de sa spatialisation, à l’instar de la rénovation du col de la Schlucht, qui avait pu accueillir la journée d’étude du 11 juin 2022.
Conclusion
Les représentations véhiculées et construites par l’acte cartographique ont largement contribué à l’édification moderne et naturaliste du massif vosgien en tant qu’entité montagneuse, particulièrement dans le secteur des Hautes-Vosges et pour les sommets qui y gagnent une nouvelle identité à la fois économique, juridique, administrative et militaire. De son caractère géographique initial engagé dans la géométrisation des espaces sommitaux et des frontières, jusqu’à ses multiples spécialisations destinées à appuyer les discours des États, la carte a toujours eu pour rôle de construire un dialogue entre un environnement et les pratiques que les sociétés projettent sur celui-ci. Aux fondements de l’acte cartographique demeure l’échange qui se noue entre la carte et le terrain. Il engage alors les questions de conventions, de leur compréhension, et de normes que l’on voit progressivement se construire, parallèlement à de nouveaux imaginaires qui se fixent sur les espaces de montagne. Pour les Vosges comme pour d’autres territoires, la carte moderne, produit de la « Culture », devient l’un des media privilégiés de l’extériorisation du concept de « Nature » et de l’inventaire économique de ses « richesses70 ». Ce processus est l’un des fondements historiques du conditionnement de la montagne et des sommets en objets géographiques « naturels », tantôt familiers, tantôt lointains, destinés à être conquis par la main de l’homme.
Contemporaine du double processus de constitution et de circonscription des disciplines scientifiques, qui rejoue la grande fracture instituée entre « sciences de la nature » et « sciences humaines », la spécialisation de l’acte cartographique au cours de la seconde modernité71 se fait l’écho des enjeux épistémologiques actuels de l’interdisciplinarité. Sous ses supports les plus récents, du système d’information géographie (SIG) à la modélisation d’une troisième dimension essentielle à la compréhension des phénomènes liés aux espaces de montage, la carte gagne plus que jamais à s’imposer comme un medium de prédilection sur lequel transposer les échanges disciplinaires et le dialogue spatialisé que proposent aujourd’hui les humanités environnementales. Son usage à l’occasion de la conférence marchée de juin 2022 a pu en faire, une fois encore, la démonstration.