Au bout de cinq années d’écriture entre Uppsala, Stockholm, Varsovie, Paris et Clermont-Ferrand, Michel Foucault soutient à 35 ans sa thèse de doctorat sur l’Histoire de la folie, s’installant dès lors et irrémédiablement dans une attitude critique vis-à-vis des institutions. En consacrant le troisième numéro de la revue à un chercheur hors-normes des sciences humaines et sociales, qui n’a eu de cesse de mettre en péril les limites du savoir et ce jusqu’à sa mort, nous pouvions nous attendre à retrouver son verbe et sa verve parmi les propositions reçues.
À commencer par la fine critique du dispositif de réinsertion du système pénal contemporain que nous propose Victor Fontaine. L’article revient en premier lieu sur le concept de discipline comme un ensemble de techniques liées à des formes politiques et économiques d’une société donnée. En ce sens, la notion de discipline est replacée dans une archéologie foucaldienne qui s’est intéressée notamment aux différents modes de gouvernement des sociétés pour exercer le pouvoir sur les sujets sociaux. À partir de cette analyse, V. Fontaine montre que le couplage actuel sécurité/réinsertion se distancie des techniques disciplinaires. La gouvernementalité libérale se situe moins dans une logique de correction que dans une logique de neutralisation de conduites individuelles définies comme un risque pour l’ordre social. Dans cette configuration, les programmes de réinsertion ont pour objectif d’évaluer la dangerosité attribuée à un individu en le contraignant à s’auto-discipliner et se penser comme entrepreneur d’une liberté.
Ce trouble entre assujettissement et subjectivation constitue en un certain sens la lie du questionnement que poursuit Matthieu Fontaine à travers une déconstruction de l’aveu, acte tissant un lien subtil entre le statut complexe du sujet, le discours de vérité et les relations de pouvoir ; « s’il suppose toujours la soumission à un certain pouvoir, il est inséparablement l’occasion du surgissement d’un contre-pouvoir ». En partant d’une lecture historique de l’aveu, de l’Antiquité à la période moderne, l’article en déplie les traits logiques fondamentaux avant de conclure sur la manière dont le sujet peut résister à ses exigences protéiformes et les causes qui le poussent à passer à l’aveu.
C’est précisément à la résistance que Kaveh Dastooreh consacre son article. En partant de la lecture foucaldienne du sujet et de la liberté, il y décline cinq formes de résistances dans l’œuvre de Foucault : la transgression littéraire, résistance à l’ordre discursif ou rationnel ; la pratique de l’intellectuel spécifique, critique du jeu des institutions apparemment neutres et indépendantes ; les formes multiples de contre-pouvoir, luttes transversales et immédiates qui cherchent à combattre la soumission du sujet aux autres ; l’éthique minimale, une attitude limite à l’épreuve de la réalité et de l’actualité, fondamentalement partielle et locale ; et la pratique de la philosophie autrement, qui s’articule avec les modifications créatrices des formes de la subjectivité et accepte le défi d’une véritable invention de soi.
Valérie Pérez s’appuie sur l’Émile de Rousseau et se propose d’étudier les relations complexes entre éducation et manifestations de vérité : elle pose ainsi la question de l’éducation comme acte alèthurgique. Les analyses de Foucault consacrées aux relations entre pouvoir et manifestation de la vérité permettent d’éclairer le rôle du gouverneur de l’Émile comme acteur essentiel investi d’une fonction alèthurgique. À travers l’œuvre de Foucault, V. Pérez analyse le processus de transformation du gouverneur de son statut de sujet qui détient le pouvoir à celui de sujet qui sait ou connaît la vérité.
Enfin, à la force d’un développement métaphorique de l’hétéropie, notamment à la lumière des deux derniers cours de Foucault, Le gouvernement de soi et des autres (1983) et Le courage de la vérité (1984), Olivier Crocitti nous met en garde contre une lecture devenue « à la mode » de l’œuvre et des concepts foucaldiens. En réinsufflant le décalage dans la pensée du chercheur, en distinguant l’hétérotopie de l’utopie, la dystopie, la contre-utopie et l’anti-utopie, en affirmant la vérité enthousiaste comme seul principe devant guider l’intellectuel ou le chercheur, cet article nous rappelle, s’il le fallait, la fraicheur et l’actualité des concepts de l’auteur déconstructiviste.
Les articles qui fondent notre rubrique varia poursuivent à leur manière les questions qui n’ont cessé d’habiter Michel Foucault : les aléas du sujet face aux questions identitaires, l’articulation entre le scientifique, le politique et l’économique, ainsi que la soumission à l’autorité – sous la forme de la figure paternelle.
Richard Solti nous invite à relire le concept de « mythe personnel » à partir d’une recherche sur la reconversion professionnelle des militaires lorsqu’ils quittent leurs corps d’armée. Ces militaires perdent le statut de héros qui s’est sacrifié pour la nation et sont contraints de chercher une nouvelle identité professionnelle. Le concept de mythe personnel, issu de la psychologie du développement anglo-saxonne, est alors mobilisé pour comprendre la manière dont les individus s’appuient sur leurs ressources internes (mémoire et affects verbaux ou non-verbaux) et dépassent les crises ou les transitions importantes propres à leur histoire de vie. L’auteur s’appuie notamment sur les travaux du psychologue Dan Mc Adams pour présenter et définir les principaux éléments théoriques qui organisent le « mythe personnel ». Cet article permet également de saisir le développement de ce concept, à partir des différents âges de la vie et des multiples ajustements biographiques opérés par l’individu pour reconstruire son histoire personnelle.
Cécile Bréhat tente d’approcher le plus aigu, là où se conjuguent progrès scientifique et médical, pouvoir politique et considérations économiques. En partant du constat que les limites de la réanimation néonatale sont différentes non seulement d’un continent à l’autre mais également d’une époque à l’autre, l’auteur pose la question des fantasmes en jeu, tant pour l’équipe médicale que pour les parents, à l’endroit d’un supposé droit de vie et de mort sur un bébé encore à naître, ou encore à vivre : « comment peut mourir celui qui n’a pas encore vécu ? » À partir de l’analyse des entretiens qu’elle a menés avec des femmes enceintes hospitalisées pour menaces d’accouchement prématuré dans un service de grossesses à risques, C. Bréhat cerne les contours d’une clinique particulière de la modernité.
Enfin, à partir des reconfigurations complexes de la société et de la culture en Colombie depuis l’ère coloniale, Jaime Andrès Quintero Gaviria pose les enjeux liés à la violence, l’autorité et la protection au sein de la famille. La structure sociale colombienne est tributaire de la rencontre entre culture et religion espagnoles et traditions des indigènes amérindiens et des esclaves africains. La figure d’un père fort et protecteur à l’instar du colon se mêle à celle des « pères sociaux » qui prennent le relais après l’indépendance, en même temps que s’impose le modèle de la famille patriarcale dans le pays. Les violences du père envers femmes et enfants sont alors considérées comme des actes justes et moraux. L’importance qu’accorde le 20e siècle à l’éducation et au bien-être des enfants change les pratiques mais peine à entamer la représentation sociale du père, tributaire des mythes et croyances populaires. C’est ce que démontre l’auteur à travers l’analyse d’entretiens de familles dites maltraitantes et de professionnels de la protection de l’enfance.
Dans un entretien accordé à Claude Bonnefoy en 1968 et publié aux Éditions de l’EHESS, Michel Foucault nous livre que c’est en écrivant sa thèse qu’il découvre « le plaisir d’écrire ». En offrant un espace de publication aux doctorants et jeunes docteurs en sciences humaines et sociales, c’est à ce plaisir d’écrire, à sa découverte et à son partage, qu’invite la revue Strathèse.
Nous remercions particulièrement les personnes suivantes pour leurs expertises :
Pr. Bernard Golse, université Paris Descartes,
M. Fernando Carvajal Sanchez, université de Genève,
M. Juan Matas, université de Strasbourg,
Mme Sarah Schimchowitsch, université de Strasbourg.