Introduction
L’historiographie de l’écrit épistolaire a pu considérer les émotions, caractéristiques de l’expression d’une singularité, absentes des correspondances, qui seraient régies par des conventions contrariant l’expression de la subjectivité. La correspondance familiale de Louis de Beer invite à réinterroger l’association entre émotions, confidences, subjectivité et singularité, tout comme, par conséquent, l’opposition entre émotions et conventions.
Louis de Beer est né en 1777 à Ribeauvillé dans une famille protestante et noble. Envoyé à Paris en 1798 pour régler des affaires familiales, il en profite pour s’instruire et bientôt, l’ambassadeur Alquier l’engage comme secrétaire particulier. Il le suit à Munich, Madrid et Naples où il devient secrétaire d’ambassade en 1805. En 1806, Talleyrand le nomme gouverneur de sa principauté de Bénévent où Louis de Beer demeure jusqu’en 1815. Cette longue mobilité a généré une correspondance entre le jeune administrateur et sa famille dont 185 lettres ont été conservées1.
La correspondance de Louis de Beer permet de montrer que l’expression des émotions (ce terme étant ici entendu dans un sens large recouvrant les états de troubles, d’agitation, mais aussi les sensations et les sentiments), même circonstanciée et mesurée, est au service de la constitution du personnage épistolaire, c’est‑à‑dire de la mise en scène de l’épistolier par lui‑même dans ses lettres. En cela, l’expression des émotions appartient au rituel même de la correspondance, dont le but est de combler l’absence. Se concentrer sur ce qui est écrit plutôt que s’interroger sur ce qui fut éprouvé permet de comprendre qu’à l’aide du discours des émotions, le scripteur construit – consciemment ou non – son personnage épistolaire, dont la fonction toute sociale est de rapprocher les épistoliers.
La correspondance, source et objet d’étude pour une histoire des émotions
Depuis une vingtaine d’années, les renouvellements de l’histoire culturelle ont modifié l’étude des correspondances en n’en faisant plus seulement une source pour éclairer d’autres objets, mais un objet d’histoire lui‑même (Dauphin, Lebrun‑Pezerat et Poublan, 1995). Toutefois, étudier une correspondance familiale au regard de l’histoire des émotions ne va pas de soi. Au sein même des familles, un rituel et des règles propres sont à observer et le code socio‑culturel de civilité en vigueur au moment de l’écriture doit être respecté (Bardet et Ruggiu, 2005 : 76). C’est pourquoi l’historiographie observe souvent une tension entre les conventions et les contraintes d’un côté, et la créativité, la spontanéité, la singularité des individus, caractérisées notamment par l’expression des émotions, de l’autre. L’enjeu d’une correspondance familiale, a priori loin de l’expression du for intérieur, est bien d’assurer la cohérence et les intérêts du groupe et de combler l’absence, de sorte à maintenir l’existence de la famille dispersée. Mireille Bossis parle à cet égard de « handicap » de la lettre qui, par son « évidence informative » et sa « banalité instrumentale », relève davantage de la corvée que de l’exercice de créativité (Bardet et Ruggiu, 2005 : 73). De plus, les lettres d’une correspondance familiale contrarient le tête‑à‑tête propice à la confidence : elles peuvent être écrites à plusieurs mains, lues à plusieurs voix, recopiées, transmises, publiées, dans un va‑et‑vient consensuel entre l’individu et le groupe (Dauphin, Lebrun‑Pezerat et Poublan, 1995). Or, les conditions de réception des lettres influent sur leurs contenus ; on n’écrit pas de la même façon à son destinataire particulier quand on sait – ou suppose – que la lettre va être transmise ou lue à plusieurs personnes.
Pourtant, si les règles de bienséance et de partage des lettres ont pu censurer l’expression des émotions des épistoliers, la lecture des lettres de Louis de Beer montre qu’elles n’en sont pas absentes. La correspondance familiale de ce jeune administrateur permet de questionner à nouveau la place de l’expression des émotions dans le discours épistolaire, pour essayer de comprendre la part du dicible et celle de l’indicible, et la stratégie que l’expression des émotions servait. Prendre la correspondance pour objet d’étude et les émotions comme grille d’analyse permet d’éviter certaines difficultés sur lesquelles achoppe souvent l’histoire des émotions, notamment la tension entre l’écrit et l’éprouvé.
Les conventions, productrices d’une expression particulière des émotions
Les conventions qui régissent les comportements au sein d’une famille à la fin du 18e siècle engendrent une expression particulière d’émotions mais ne la bride pas. On remarque dans la correspondance qui nous intéresse un discours de la mesure, de la modération, soit les idéaux édictés par les manuels épistolaires et les codes sociaux en général, en vigueur au sein même des familles. La lettre produit un jeu de miroir entre les correspondants, elle est un lieu où l’on se construit une identité grâce à l’écriture : il s’agit donc de faire bonne figure. L’idéal de mesure est souvent rappelé par Louis de Beer lui‑même :
Le temps et les distractions que me donnent les affaires, ont apaisé mon affliction ; (…) C’est je crois ce qui convient à des hommes fermes de caractère (À son frère, 13 mai 1809).
Les caractères vifs ne se trouvent pas bien des ménagements qui sont utiles à l’égard des hommes posés et profonds (À son frère, 16 décembre 1809).
Érigée en principe, la mesure est l’occasion d’exprimer des émotions qui sont immédiatement dissipées, voire niées et critiquées. C’est une part importante de la place des émotions dans la correspondance familiale : exprimer quelque chose sous une forme négative reste une manière de l’exprimer.
La mesure et la modération qui encadrent la pratique épistolaire sont saisissables dans la forme même des documents. En mars 1809, Louis de Beer apprend par une lettre de son frère que leur père est décédé. Il ne l’a pas vu depuis près de dix ans et il était son principal correspondant. La lettre par laquelle il répond à son frère suite à ce décès est l’une des mieux écrites de la correspondance, au sens graphique du terme. Certes, les lettres de Louis de Beer sont toujours lisibles, mais semblent souvent rédigées dans l’empressement, ce que suggèrent les ratures et les ajouts ; l’écriture occupe toute la page, marges comprises, contrairement à ce que dicte l’idéal de clarté [Fig. 1 : Lettre du 23 nivôse an 12]. Au contraire, la lettre suivant la mort du père est sans rature, respecte les marges, les interlignes et est très bien écrite [Fig. 2 : Lettre du 6 avril 1809]. On n’y trouve pas de signe apparent d’émotion : ni bavure d’encre, ni trace de larmes. Toutefois, cela ne signifie pas nécessairement absence d’émotion. La comparaison des lettres entre elles montre que d’ordinaire, Louis de Beer écrit plutôt dans l’empressement. Ici, la forme du document indique qu’il l’a rédigé dans le calme, avec modération et rigueur ; peut‑être cette lettre a‑t‑elle fait l’objet d’un brouillon avant d’être recopiée. Toute mesurée dans sa forme, elle peut représenter aussi bien le signe d’une absence d’émotion, que celui de la démonstration d’un grand contrôle de soi, dû à une puissante émotion. L’absence apparente d’émotion peut être vue comme le masque social que fait porter l’épistolier à son personnage épistolaire, qui se doit de faire bonne figure.
Les conventions suscitent une expression particulière des émotions lorsqu’elles sont énoncées dans le cadre d’un détournement de ces mêmes conventions. Roger Chartier parle à ce sujet d’émotions « euphémisées », dissimulées par un « langage qui ose peu » et une « sociabilité qui demande beaucoup » (Dauphin, Lebrun‑Pezerat et Poublan, 1995 : 13). Il faut savoir les chercher, souvent en creux. On trouve ainsi plusieurs procédés de la part de Louis de Beer pour contourner les conventions :
À de plus heureux et de plus tranquilles moments donc, mon cher papa, le plaisir de vous embrasser (À son père, 12 germinal VII).
Le procédé d’écriture est double. Louis de Beer utilise le conditionnel et l’implicite pour exprimer ses émotions. En effet, les termes d’ « heureux » et de « plaisir » sont bien écrits, mais comme s’ils n’étaient pas éprouvés, ou seulement au conditionnel, ce qui semble autoriser l’écriture des émotions. De plus, en parlant de son plaisir au conditionnel, Louis de Beer, exprime en creux et de manière implicite son malheur actuel, « réel » : si le plaisir est remis à plus tard, c’est que le moment n’est pas heureux. La tournure positive et pleine d’espoir de cette phrase prévient cependant de tout caractère pathétique et respecte l’idéal de modération. Un autre procédé pour contourner les conventions et exprimer ses émotions consiste à se présenter comme le jouet d’une instance supérieure à celle ayant édicté les règles de bienséance :
J'ai aussi des chagrins, et de plus d'une sorte, mais nous ne sommes pas les maîtres du destin (À son père, 15 vendémiaire XII).
Je suis d’une gaîté que j’ai souvent de la peine à modérer, et qui ne va pas toujours bien avec ma figure de 36 ans et ma tête chauve, mais qu’y faire, sic voluere dii2 (À son père, 3 fructidor X).
Le procédé d’écriture, encore une fois, est double. Il consiste d’abord à exprimer des émotions sur le ton de celui qui, conscient des règles qu’il transgresse, avoue une faute. Le ton de l’aveu est créé grâce au balancement induit par les « mais » qui annoncent une excuse. Les émotions sont exprimées comme si la faute avouée était pardonnée. Deuxièmement, le personnage épistolaire apparaît sans contrôle sur ses émotions, dictées par des instances supérieures que sont le destin et les dieux. Cela excuse et permet l’expression des émotions.
Enfin, le code socio‑culturel laisse la place aux émotions qui soutiennent les intérêts de la famille. En se rapportant à l’attachement au groupe familial, le discours des émotions se trouve légitimé. Dès lors, il consiste à évoquer « ce que la correspondance a vocation à résorber », c’est‑à‑dire la douleur de la séparation (Chauvard et Lebeau, 2006 : 102). Le malheur des membres de sa famille est une justification et une des raisons pour lesquelles Louis de Beer exprime la souffrance dans ses lettres :
Vous vous trompez, mon cher papa, si vous croyez qu’il soit possible que vos chagrins ne troublent point ma vie. Ils la rendent triste et inquiète (À son père, 4 nivôse XIII).
Mon Dieu, mon cher Papa, que vous me donnez de chagrin, par vos inquiétudes ! (À son père, 20 vendémiaire XIII).
Je déclare sur mon âme, que la disposition où je vous vois à chacune de vos lettres trouble ma vie, et me navre le cœur (À son père, 6 ventôse XIII).
Sur un ton pathétique et lyrique, l’expression réciproque de la souffrance de l’autre qui fait souffrir participe d’une stratégie – même inconsciente – propre à maintenir le lien affectif dans l’éloignement. Ainsi, l’expression des émotions semble permise si celles‑ci sont en lien avec l’attachement familial. Elle contribue alors à modeler les positions entre les individus (Deluermoz, Fureix, Mazurel et Qualdi, 2013), ce qui plaide en faveur de la thèse défendue par l’historiographie, notamment allemande, des ego‑documents, selon laquelle ceux‑là correspondent moins à l’affirmation de l’individu qu’ils ne sont un acte social (Jancke et Ulbrich, 2005).
L’expression des émotions, un rituel de l’écriture épistolaire
La correspondance de Louis de Beer a permis de montrer que les codes socio‑culturels régissant les relations entre individus autorisaient l’expression d’émotions implicites ou mesurées, voire exaltées dans le cadre de la famille. Au‑delà, il semble que l’expression des émotions appartienne au rituel même de l’écriture épistolaire (dans le cadre d’une correspondance familiale en tout cas) et donc ne saurait en être absente.
La correspondance familiale répond à un triple objectif : manifester son appartenance à une communauté soudée ; transmettre des informations en vue de la réussite collective ; rendre la famille constamment présente par les services demandés, les commissions à faire, etc. (Chauvard et Lebeau, 2006 : 9). Pour atteindre ces buts, les membres de la famille doivent maintenir un échange prolongé et continu de lettres : c’est le pacte épistolaire (Dauphin, Lebrun‑Pezerat et Poublan, 1995). L’expression est calquée sur la formule de « pacte autobiographique » forgée par Philippe Lejeune (Lejeune, 1975). Le pacte établi entre les épistoliers consiste en l’utilisation – consciente ou non, explicite ou non – de procédés rhétoriques pour « obliger » leur interlocuteur à répondre et à maintenir l’échange continu et régulier de lettres. À la lecture de la correspondance de Louis de Beer, nous formulons l’hypothèse que l’expression des émotions permet de remplir le pacte épistolaire. Exprimer son plaisir à la réception d’une lettre par exemple, encourage le correspondant à écrire : « Votre lettre, mon cher père m'a fait un sensible plaisir » (À son père, 21 novembre 1791). Souvent, le plaisir est exprimé quand Louis de Beer apprend une guérison, une naissance, mais aussi quand la lettre qu’il reçoit est accompagnée d’un petit envoi de provisions ou contient une nouvelle particulière. Finalement, lire l’autre est un plaisir en soi, presque indépendamment de ce qui est écrit :
Mais au milieu du plaisir de t'écouter des yeux, je sens quelquefois une impatience de te revoir, que j'ai de la peine à calmer (À son frère, 19 brumaire 8).
Voilà une des phrases de la correspondance qui a l’envergure de celle d’un grand épistolier et qui appelle une lecture littéraire du texte. On assiste à un mélange des sens, entre l’ouïe qui permet d’entendre et la vue qui permet de lire. Par cette métaphore (la transformation des yeux en oreille, du texte en parole), Louis de Beer tente de résoudre la rupture entre écrit et oral. Le discours sur le plaisir de recevoir des lettres est un discours sur l’impuissance des lettres qui ne permettent pas de communiquer comme si les individus se faisaient face. Mais paradoxalement, le discours sur l’impuissance de la lettre noircit la page et permet à la lettre d’exister : il remplit donc le pacte épistolaire.
L’accusé de réception est un lieu privilégié de la mise en œuvre de ce pacte, propice à l’expression du plaisir de recevoir mais aussi de l’inquiétude provoquée par l’absence de lettres :
Mon cher Charles, j’ai été un peu inquiet de ton long silence. Je craignais que la pauvre Maman eût eu quelque maladie, ou que j’eusse éprouvé le second grand malheur de mon absence, celui de la perdre, comme j’ai perdu mon père, sans pouvoir consoler ses derniers moments. Me voilà rassuré, grâce à ta lettre du 14 février (À son frère, 12 mars 1813).
L’accusé de réception est ici mis en scène, longuement attendu par le lecteur, comme Louis de Beer a longuement attendu la lettre du 14 février. Il aurait pu commencer par se dire rassuré, ce qu’il ne fait pas. Il développe les raisons de son inquiétude qui, fondées ou non, attribuent une tonalité pathétique voire tragique au propos et visent, consciemment ou non, à faire culpabiliser son frère Charles de n’avoir pas écrit, et donc à le faire écrire. L’expression des émotions contribue bien au maintien de l’échange de lettres.
Deuxièmement, les émotions participent de la construction du personnage épistolaire et en cela appartiennent au rituel propre à la correspondance. L’épistolier confère une unité au désordre ou au hasard des évènements qu’il a vécus et opère donc des (re)constructions par la mise à l’écrit. Via la lettre, il est à la fois narrateur de sa propre vie et personnage de son récit. Le personnage épistolaire a pour fonction d’atténuer la frontière de l’écrit en se rendant présent à l’autre. Nous émettons l’hypothèse que l’expression des émotions participe de la constitution du personnage épistolaire. Peu importe ce qu’il a vraiment ressenti, elles le rendent vivant et présent au destinataire.
En effet, c’est bien le propre des aventures du personnage que d’être lues par autrui. Se mettre en scène c’est donc se montrer au destinataire, se faire voir. Selon Michel Foucault, la lettre rend le scripteur présent à celui auquel il s’adresse, non seulement par les informations qu’il lui donne mais aussi par une sorte de présence « immédiate et quasi‑physique » (Foucault, 1994 : 425). La lettre est une manière de se donner au regard du destinataire. L’accusé de réception en est le lieu très propice : « J'ai reçu, mon cher papa (…) votre lettre du 26 du mois passé. Je l'ai ouverte en tremblant (…) » (À son père, 23 ventôse 12). Ici, Louis de Beer se met en scène recevant une lettre de son père. Il ne décrit pas directement l’émotion mais l’expression physique de l’émotion. Le corps est mis en avant, montré, ce qui permet au scripteur de se rendre visible et presque présent « physiquement » (ou du moins mentalement mais dans une représentation physique particulière) au destinataire. Ceci est encore plus net dans cet exemple :
Mon cher Charles, j’ai reçu hier ta lettre du 9 mars, avant d’avoir fini de dîner. Quelles qu’aient été tes précautions, comme je souffre beaucoup des nerfs depuis quatre mois, toute constance m’a manqué, et j’ai failli étouffer, jusqu’à ce que les larmes se fussent fait jour. Elles m’ont en effet soulagé, mais elles ne cesseront pas de sitôt. (…) Je te laisse pour pleurer à mon aise (À son frère, le 6 avril 1809).
Ce cas est extrême puisque Louis de Beer vient d’apprendre la mort de son père. Il offre néanmoins un exemple parfait de mise en scène. Le personnage est installé dans un décor temporel (pendant le dîner), puis les effets des émotions sur le corps du personnage sont exprimés, le rendant vivant, visible à son destinataire. La dernière phrase bouleverse le continuum temporel puisqu’au moment où Charles lira « je te laisse », Louis de Beer aura fini de pleurer depuis longtemps. La mise en scène du scripteur dont l’écriture serait interrompue par les larmes est très intéressante car Louis de Beer fait comme s’il s’interrompait dans une conversation orale, en direct. Rien n’empêchait le scripteur de pleurer et de terminer sa lettre plus tard ; le destinataire n’en aurait rien su. Ainsi, terminer la lettre de cette manière participe d’une stratégie d’écriture. Celle‑ci n’est pas à comprendre comme une connotation sournoise mais plutôt comme un art de coordonner des actions pour atteindre un but, sans que ce cheminement ou ce but soit nécessairement conscient. Ainsi, l’expression des émotions semble sous contrôle et adressée différemment en fonction des destinataires. Louis de Beer écrit à son frère : « Il s’en faut que je sois heureux, quoique j’écrive chez nous » (À son frère, 5 brumaire 7). « Chez nous » désigne probablement son père. On peut supposer que Louis de Beer écrit à son père qu’il est heureux pour le rassurer et ne pas le faire souffrir. Dès lors, il est difficile d’interpréter ce type d’assertion :
Ne croyez pas (…) que je sois triste et malheureux. Je suis au contraire d'une gaîté que j’ai souvent de la peine à modérer (À son père, 3 fructidor 10).
Ces propos invitent à se détourner du questionnement sur la « sincérité » de ce qui est écrit, qui ne permet pas d’aller très loin dans la réflexion, notamment parce que nos moyens de vérifier la concordance entre le vécu et l’écrit sont nuls. La confrontation des lettres entre elles encourage plutôt à considérer les émotions du point de vue des pratiques de l’écrit. Dans la correspondance familiale, l’expression des émotions est pensée en fonction du destinataire et sous contrôle. Le personnage épistolaire est donc bien une construction, une manière de se faire voir, et dans ce dispositif, l’expression des émotions s’impose comme un ressort capital.
On pourrait pousser plus loin la figure du personnage épistolaire en disant qu’il ne s’agit pas seulement de se rendre présent à son destinataire mais aussi d’agir sur lui. L’expression des émotions dans la correspondance vise à dépasser la frontière de l’écrit en suscitant l’émotion de l’autre. L’écrit est une action sur le destinataire et même une interaction :
Cependant j’en viendrai à bout3 : je te le promets. Col tempo e colla pazienza, si mette nel culo a una mosca4. Ris bien, et efface cela (À son frère, 22 brumaire XI).
La mention « efface cela » indique que Louis de Beer sait qu’il va à l’encontre de l’idéal de modération, au point qu’il craint que quelqu’un d’autre que son frère lise sa plaisanterie. Le fait que Charles ne l’ait pas effacée peut laisser supposer qu’il ne partageait pas les craintes de son frère, soit parce qu’il cachait les lettres, soit parce qu’il ne craignait pas de blâme. Quoi qu’il en soit, Louis de Beer essaye de faire rire son destinataire et donc d’agir sur lui en écrivant noir sur blanc la réaction prévisible du lecteur. De plus, en prévoyant sa réaction, il montre qu’il écrit en visualisant son destinataire en train de le lire. L’émotion (le rire) est donc non seulement la caractéristique principale par laquelle il imagine son destinataire, mais encore l’élément déclencheur d’un processus de représentation mentale par lequel, grâce à l’écriture et grâce à l’expression des émotions, le destinataire est rendu présent à l’esprit du scripteur au moment où il écrit.
Conclusion
La correspondance familiale est bien un lieu d’expression du sentir, du ressentir. Les codes socio‑culturels produisent un discours où les émotions sont exprimées pour être modérées. Mais régulièrement, des entorses sont faites à ces codes qui ne sauraient brider totalement l’expression des émotions. Celle‑là se voit même légitimée, encouragée lorsque la famille est concernée. C’est alors l’expression de la souffrance qui est le plus souvent mise en valeur, car la dispersion des individus composant la famille ne saurait leur faire ressentir légitimement autre chose. Si ce n’est lorsqu’ils s’envoient des lettres. L’expression du plaisir de la réception participe alors pleinement du pacte épistolaire.
En exprimant ses émotions à travers le personnage épistolaire, le scripteur se rend visible, présent mentalement à son destinataire ; de même, l’épistolier agit sur son destinataire en prévoyant et en écrivant les réactions supposées qu’il aura à la lecture de ses lettres. Il opère une construction mentale où le destinataire lui apparaît visible. L’expression des émotions est alors le vecteur privilégié pour se rendre présent à l’autre et rendre l’autre présent à soi‑même. Elle appartient donc pleinement au rituel propre de la correspondance qui vise à combler l’absence.