Introduction : du Soninké (Wangara) au Jula
Dans un ouvrage paru en 2013, l’historien français François-Xavier Fauvelle fait remarquer à propos des acteurs du commerce africain médiéval :
Les vendeurs rencontrés dans les terminaux sahéliens par les marchands islamiques sont eux-mêmes des intermédiaires. Ils ont un nom : les Wangara, d’abord un groupe ethnique de la lisière du Sahel, puis dans les siècles suivants une classe professionnelle de négociants qui se répand dans tout l’Ouest africain et que l’on retrouvera sous différentes désignations collectives jusqu’à celles de Dioula aujourd’hui.1
Depuis toujours, la distinction entre l’ethnie et la profession tient lieu de fil d’Ariane à la production des connaissances à propos des identités en Afrique de l’Ouest et particulièrement en milieu malinké, notamment ses Jula, dont l’histoire a été abondamment documentée2. Si le voyageur arabe Al Idrisi (1154) a été le premier à mentionner le « pays de l’or » sous le nom de Wangara, et Ibn Battuta (1353-1354) – autre voyageur arabe – le premier à identifier le pays avec les commerçants, il appartiendra aux voyageurs portugais du début du xvie siècle de parler de « race » à propos des Wangara3 qui font du commerce entre Djenné et les mines d’or du Sud4. Le chroniqueur soudanais Mahmoud Kati lui fit écho près d’un siècle plus tard en nuançant pour sa part cette ethnicisation de l’identité wangara :
Si vous demandez quelle différence il y a entre Malinké et Ouangara, sachez que les Ouangara et les Malinké sont de même origine, mais que Malinké s’emploie pour désigner les guerriers, tandis que Ouangara sert à désigner les négociants qui font le colportage de pays en pays.5
Nous avons ainsi, grâce aux textes portugais et arabes, les linéaments d’une grille d’analyse de l’Afrique par sociétés individualisées où se mêlent différents niveaux de lecture ou de représentation des sociétés africaines. Ces fameux Wangara, qui se signalent à l’attention des voyageurs portugais et arabes dans le contexte de l’apogée de l’empire soninké du Ghana, constituent selon moi une ramification de ce groupe ethnique connue pour son goût pour l’activité marchande. Si au cours des siècles suivants – notamment la période de l’émergence du Mali (xiiie-xve siècle) – le terme « wangara » est toujours utilisé, il tend cependant à être éclipsé par une autre notion, celle de « dioula » que l’on rencontre dans les textes sous différentes formes : djoula, dyula, dioula, juula, diula, jila, julietto, dioura, jula. Ce florilège de graphies, dont le choix de l’une ou de l’autre n’est jamais expliqué, rend compte de la porosité de la question de l’identité jula. On retient toutefois que les trois grandes graphies usitées sont dioula (la graphie française), dyula (que l’on rencontre le plus souvent dans les textes des auteurs de tradition anglo-saxonne) et jula (pour les arabisants). Aussi ces différentes graphies informent-elles sur les influences étrangères qui ont construit cette catégorie africaine connue pourtant en langue autochtone malinké sous le nom de Jagokêla. Ma préférence pour la graphie jula découle de ma conviction que le terme est d’origine arabe, comme je tente de le démontrer plus loin. Sans doute la formation du peuple dioula doit remonter aux premières migrations soninké vers le Dienneri avant même la formation de l’éphémère royaume du Ouagadou6. Ce point de vue de Louis Tauxier, comme celui de la plupart des administrateurs et missionnaires coloniaux français du xixe siècle, suggère que les Jula sont d’origine soninké7. Une mention du voyageur arabe Ibn Battouta montre de surcroît qu’au xive siècle le nom de Wangara servait déjà à désigner la classe commerçante des mandingues : les Dioulas8. À l’opposé de la plupart des travaux consacrés aux acteurs du commerce, Marie Perinbam pense que Wangara est un simple dialecte jula9, ce qui est contesté par Andreas W. Massing qui précise que Wangara n’est pas un dialecte mais un groupe ethnique distinct qui a précédé la formation de la communauté des commerçants jula10. Pour ajouter à la confusion, l’administrateur français Paul Marty souligne que les Dioulas proviennent assurément de la même souche que les Soninké, mais qu’ils se sont séparés d’eux avant que ces derniers aient été modifiés par leur contact dans le nord du Sahel avec les Judéo-Syriens et un groupe que l’ethnographe et administrateur colonial Maurice Delafosse nomme en 1912 « les Maures11 ». La recherche d’une souche orientale aux Soninké, fruit de fantasmes de quelque observateur européen, nous le savons maintenant, repose sur quelques soupçons vite transformés en certitudes scientifiques. Alfred Le Châtelier (Figure 1) faisait remarquer à ce propos qu’
en Afrique, où d’une part nos connaissances ethnographiques et ethnologiques sont très bornées, où, de l’autre, la confusion des nationalités est extrême, on s’exposerait à des erreurs multiples en attribuant une signification trop précise à quelques constatations isolées.12
La matrice soninké qui génère les identités wangara et jula me semble plausible en raison de l’antériorité historique de la première sur les secondes. Ousmane Oumar Kane, politologue et islamologue sénégalais, pense d’ailleurs que les Wangara sont des locuteurs du soninké à l’origine13. À supposer que les termes « soninké », « wangara » et « jula » ne recouvrent pas la même réalité historique, le métier de colporteur qui leur est commun autorise en revanche le glissement sémantique par lequel un terme normalement utilisé pour désigner une communauté voisine peut en venir – souligne Jean Bazin – à signifier une spécialisation professionnelle14. C’est ainsi que le terme « wangara » vient à signifier jula, comme le suggèrent certains auteurs15. Cette notion (jula) qui s’est imposée au fil des âges comme le marqueur d’une identité polaire a cependant sa propre histoire.
Figure 1. – Le pays Mandé au xixe siècle
Alfred Le Châtelier, L’islam en Afrique occidentale, Paris, G. Steinheil, 1899, p. 80, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5784368r/f89.item.
L’histoire d’un nom
Si l’on doit à l’anglais Richard Jobson – comme le suggère Abdoulaye Bathily – la première mention écrite du terme « jula » en 1623 dans son récit d’exploration en Gambie16, il reste que le terme est loin d’être inconnu en pays Mandé avant cette date. Dans son ouvrage consacré au griot mandingue, Drissa Diakité fait remarquer que dès le xiiie siècle le terme « jula » s’applique aux chasseurs. On disait kala jula car ils étaient toujours en déplacement à la poursuite du gibier17. Dans sa thèse consacrée aux Soninké du Gadiaga sur les rives du fleuve Sénégal, Abdoulaye Bathily souligne que :
Chez les Soninké, le terme jula évoque une activité que l’on conduit d’une localité ou d’un pays à un autre. Il est synonyme du terme jala qui ne s’emploie plus aujourd’hui que dans les noms composés. Ainsi le tagan-jaala est-il le forgeron qui quitte son lieu de résidence pour séjourner temporairement dans un autre lieu où il fabrique et vend des outils ou des armes. De même le miran-jaala, se dit du tisserand travaillant dans les mêmes conditions. L’émergence d’un groupe d’individus spécialisés dans les échanges et ne participant pas à la production proprement dite a dû donner le terme jula.18
Maurice Delafosse laisse entendre en revanche que les « Dioulas eux-mêmes revendiquent ce mot comme l’appellation propre de leur tribu ou peuple », ajoutant qu’il signifie « du fond de la souche », c’est-à-dire « ceux qui sont de noble origine, qui n’ont pas été altérés par des immixtions de sang étranger19 ». Louis Tauxier s’oppose avec justesse à cette grille d’analyse de Delafosse sur la base de ses propres enquêtes, à savoir une collecte de sources orales recueillies auprès de certaines populations jula de Côte-d’Ivoire :
Je crois que tout ceci est très sujet à contestation. J’ai interrogé bien des Dyoulas sur la signification de leur nom et aucun ne m’a jamais donné l’étymologie « du fond de la souche » que donne ici M. Delafosse après Binger. L’almamy de Bondoukou, comme le représentant des Dioulas du Barabo, disent que leur nom signifie marchand, colporteur, et qu’on leur a appliqué ce nom usuel parce qu’ils se livrent en effet au colportage.20
Pour aller plus loin que Tauxier, je m’interroge à propos de l’espace géographique auquel appartiennent ces Dyula dits « purs ». Si nous pouvons voir ici une auto-construction identitaire dont Delafosse se fait l’écho, il reste que les va-et-vient au fondement de l’idée même de la julaya et le métissage engendré par les situations de contact entre jula voyageurs et peuples autochtones rendent illusoire toute idée de pureté identitaire dans un espace ouest-africain aux frontières ouvertes depuis longtemps. Par ailleurs, la multiplicité des trajectoires jula et les nuances intrinsèques à cette communauté rendent peu plausible toute idée d’homogénéisation à leur propos. Une autre tentative de définition de la notion de jula vient d’Yves Person, dont les travaux sur les Jula sont devenus des classiques. Selon ce spécialiste, l’étymologie du mot « paraît assez simple si on la cherche dans la racine dyo qui évoque une périodicité régulière. Le Dyula serait celui qui fréquente régulièrement (les marchés)21 ». Si l’hypothèse est juste, la démonstration que fait l’auteur sur l’origine du mot, qui serait issu de la racine dyo, est en revanche peu convaincante. Admettons que dyo soit un mot d’origine mandingue, il désignerait dans ce cas une des sociétés d’initiation (à la vie d’adulte et aux rites sacrés de la société bambara) en pays bambara, comme le reconnaît d’ailleurs volontiers Yves Person22. C’est vers d’autres horizons, me semble-t-il, qu’il faut regarder. Mon hypothèse suggère une influence de la culture arabe dans la fabrication de l’objet Jula. L’histoire des relations entre le monde arabo-berbère et le Bilad al-Sudan (« le pays des Noirs ») dans le cadre des pratiques commerciales de longue distance est suffisamment attestée23 pour que mon hypothèse fasse sens. Au demeurant, les notions de circulation, d’interaction, l’interculturel et le transcontinental s’invitent désormais dans l’univers de l’historien du fait colonial – et même des périodes antérieures au moment colonial –, suscitant une impression de proximité des mondes et une fluidité des circulations. L’historien est donc invité à être attentif aux connexions entre les mondes (Afrique, Asie, Europe, Amérique)24. Un de mes compatriotes, Yaya Konaté, a rédigé il y a quelques années un article dans lequel il souligne que, selon des mandingophones – dont plusieurs arabisants –, dioula provient du terme arabe جول [al jûl] qui est un dérivé du terme جولة [jawla] de l’arabe classique qui signifie « tournée25 ». Je partage son point de vue sur ce point. Jawla, selon mon hypothèse, a dû finalement donner « jula » par élision, expression par laquelle les Arabo-berbères désignèrent probablement leurs partenaires commerciaux du Bilad al-Sudan26. Néanmoins, ma divergence avec Yaya Konaté porte sur l’objet désigné jula. Konaté croit en effet trouver la faille en poursuivant que « tout au long de [ses] recherches, tous [ses] enquêtés traduisaient le terme “jula” par “commerçant”, qui est en l’occurrence l’activité principale et majeure de ce peuple ». De plus, « en arabe, poursuit-il, le mot “commerçant” est désigné par le terme التاجر [atâjir] qui a pour pluriel التجار [atijâr]. Le commerce est quant à lui désigné par التجارة [atijâra]27 ». L’erreur que commettent Konaté et la plupart des spécialistes de la question jula, selon moi, est de considérer que le terme définit stricto sensu l’activité commerciale qui serait ainsi l’apanage des seuls jula, alors que ce serait l’inverse – de sorte que la lecture binaire jula/malinké tombe sous le sens. Plus que l’activité de négoce, c’est l’idée de va-et-vient dans leurs activités de colporteurs que renferme en effet le terme jula. Sous ce rapport, je suis plus proche de Claude Meillassoux lorsqu’il affirme que l’appartenance ethnique n’est, en aucune manière, déterminante dans le cadre de l’exercice du négoce28. Dans son plaidoyer pour une réunification du Sénégal et de l’Algérie sous la bannière du commerce, l’explorateur français Louis Noir pense trouver la solution grâce aux « Maures » Trarzas, ce grand peuple essentiellement caravanier et colporteur, dont les Dioulas (colporteurs) sont innombrables entre le Soudan et le Maroc, établissant ainsi les relations commerciales entre les deux pays. Jula désigne ici le « Maure » Trarza qui s’occupe du commerce. C’est faute d’avoir peu perçu cette plasticité de la notion jula que l’ethnographie coloniale de la fin du xixe siècle, emmenée par Louis Gustave Binger et bien d’autres, s’est trouvée empêtrée dans ce qu’Olivier Kyburz appelle les complications soudanaises au sujet des catégories ethniques et leur lecture difficile29. Cette difficulté résulte du placage d’imaginaires occidentaux sur des univers de sens autochtones en Afrique et ailleurs, ayant leurs propres canons culturels forgés et remaniés au cours de l’histoire. Le débat « jula = ethnie ou métier ? » qui a agité le milieu des administrateurs coloniaux et autres ethnologues, anthropologues ou historiens à la fin du xixe siècle, s’inscrit donc dans la continuité d’une grammaire de la distinction coloniale avec ses approximations, ses prétentions et ses contradictions.
Ethnie ou métier ? À chacun son jula
Devant l’ampleur de la confusion à propos des Bambara, Jean Bazin, qui leur a consacré un article fort érudit, conclut quelque peu dépité : « À chacun son Bambara30. » La similitude est frappante avec le cas des Jula, d’ailleurs inséparables des Bambara31. La forgerie ethnographique coloniale de la fin du xixe siècle invente un ensemble de comparaisons pour construire la figure du Jula. « Sorte de Juifs d’Afrique occidentale » pour l’ethnologue Charles Le Cœur en 192732, les Jula sont aussi comparés aux Levantins et aux Lombards33, sans doute en raison de leur profession de commerçant. Le fonctionnalisme géographique sert également de lieu de construction de l’identité jula. Sous ce rapport, la géographicité – terme que j’emprunte aux géographes Denis Retaillé et Elian Guillas34 – inclut et dépasse l’ethnicité comme pour signaler l’expansion à projection régionale des Jula. Sous la plume du géographe Maurice Zimmermann, qui rapporte les résultats d’expéditions de deux voyageurs français à la fin du xixe siècle, les « sauvages Dioulas » du Mandé méridional – « l’un des peuples de la forêt [ivoirienne]35 » – ne sont à confondre ni avec « les Mandés Dioulas, race commerçante habitant les environs de Kong, ni avec les Dioulas, colporteurs ordinaires du Soudan36 ». Dans la continuité de la description de l’identité jula au miroir de l’ethnographie coloniale française, le voyageur Henri d’Ollone invite à faire la différence entre « Dioulas du Soudan français et ceux de Kong, foyer d’origine de nos anciens porteurs », également à distinguer des « Dioulas ou Dans de l’Est du Cavally37 ». Mais les Jula participent également eux-mêmes à la définition de leur identité, qui se construit au fil des siècles par opposition à d’autres communautés voisines. Ce qu’ils entendent par « Bambara » varie selon le contexte. Pour tous ceux qui se veulent avant tout des commerçants et des musulmans, qu’ils soient jula ou marka, sur les bords du Niger ou aux confins de la forêt, les Bambara sont d’abord des paysans idolâtres38. Ce qui signifie par le jeu d’une lecture à rebrousse-poil qu’eux-mêmes se définissent comme des commerçants et des « proies du croissant », c’est-à-dire de l’islam. Mais là encore les identités sont loin d’être figées car elles se redéfinissent constamment. On peut devenir Bambara parce qu’on boit de la bière et devenir jula parce qu’on entreprend de faire du commerce. Il y a des Bambara qui se « dioulaisent » en changeant progressivement de religion, de langue, de patronyme, d’occupation territoriale, etc.39. L’écrivain libertaire Georges Deherme rapporte en 1908 l’anecdote suivante, recueillie lors d’une mission auprès du gouverneur général de l’AOF : « À propos des Somonos : à Ségou, ils se disent Soninké, à Dembela, ils s’avouent Bambara40. » Au miroir d’une sociologie soudanaise nourrie et transformée par de telles identités plurielles, savoir si le terme jula désigne une ethnie ou un métier me semble être une question réductrice. Elle offre pourtant à la fin du xixe siècle de quoi nourrir une grammaire de la distinction coloniale. L’ouvrage de Louis Gustave Binger, fruit de sa grande randonnée entre le Niger et le Golfe de Guinée (1887-1889) et publié en 1892, fait office de bréviaire pour le monde colonial français. Dans cet ouvrage, Binger laisse entendre que :
Dans nos possessions du Sénégal et du Soudan français, on a pris l’habitude de désigner les marchands sous le nom générique de dioula ; c’est une appellation impropre et qui ne peut qu’amener la confusion dans une relation de voyage. Le mot dioula sert à désigner une partie très importante de la famille Mandé et n’implique en aucune façon l’obligation de s’occuper de commerce : nous ne l’emploierons donc que lorsqu’il s’agira de désigner des gens de cette race.41
Ce qui ne l’empêche pas de noter plus loin que le « dioula est en général musulman ; il ne s’occupe que de commerce, d’industrie et de culture42 ». En 1912, dans son livre sur le Haut-Sénégal-Niger, Maurice Delafosse, récusant cette grille conceptuelle qui réduit l’identité jula à celle de commerçant, ose la comparaison avec « le nom des Auvergnats qui a été longtemps chez nous synonyme de “porteur d’eau” et celui des Savoyards synonyme de “ramoneur” et sans plus d’exactitude43 ». Cette ethnicisation de l’identité jula s’insère dans le processus classique de catégorisation – et en particulier d’invention – des catégories ethniques44 que Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo ont invité à déconstruire dès 198545. Les affirmations de Delafosse et de Binger ont cependant soulevé des critiques dans le monde des administrateurs coloniaux de la fin du xixe siècle. Louis Tauxier, par exemple, reproche à Binger d’utiliser « Mandé-Dyoula et non Dyoula dans son grand ouvrage46 ». En disant « Mandé-Dyoulas, poursuit Tauxier, Binger a voulu affirmer catégoriquement que les Dyoulas étaient des Mandé, mais en fait les Dyoulas ne se désignent pas eux-mêmes sous le nom de “Mandé-Dyoulas” mais sous celui de Dyoulas47 ». À mon avis, ceci est une attaque infondée de Binger de la part de Tauxier, « Mandé-Dyoula » ne signifiant pas une assignation ethnique mais géographique pour tenir compte de la grande dispersion des communautés jula en Afrique de l’Ouest. On pourrait utiliser parfaitement les noms composés comme Kong-Jula, Bobo-Jula, Dagari-Jula, Mandé-Nord et Mandé-Sud pour signifier la provenance géographique de telle ou telle autre communauté jula. Sous la plume de Benquerey, commandant du cercle de Bondoukou (nord-ouest de la Côte-d’Ivoire), jula tient à la fois de la « race » et de la profession :
Le commerce est assez actif dans la région et, comme je l’ai déjà dit, presque tout entier entre les mains des dioulas. Il semble superflu, je crois, d’insister sur l’aptitude commerciale de cette race. Presque tout le commerce de l’Afrique occidentale ou tout au moins du centre de cette région est fait par des indigènes de cette tribu, à tel point que dans toute cette partie de l’Afrique le mot « Dioula » est devenu synonyme de commerçant.48
Au Mali, en Guinée et en Gambie, territoires originels des Malinké, le terme jula est en revanche strictement employé lorsqu’il s’agit de désigner un commerçant ; tandis que mes enquêtes de terrain au cours des quinze dernières années au nord de la Côte-d’Ivoire montrent que la perception du jula est différente en fonction des localités : « ethnie » chez les gens de la métropole commerciale et religieuse de Kong, « commerçant » à Odienné, à l’autre bout du pays. La provenance géographique, comme je le mentionne plus haut, est ainsi un levier fondamental dans la construction de l’identité jula. Elle nous sort de l’ancienne arène discursive « jula = ethnie ou métier ? », finalement sans fondement aux yeux de Jean Bazin. Au lieu de poursuivre l’interminable débat « Juula, nom de peuple ou nom de métier ? », dit Bazin, mieux vaudrait se demander si Juula désigne, partout et toujours, n’importe quel commerçant. À Segu, par exemple, Juula est un commerçant « du sud » (comme les marchands de colas) ; un Maraka est un commerçant « du nord », en relation commerciale surtout avec les « Maures » (pour les esclaves, tissus, céréales…). Autrement dit, dans ce contexte, les signifiés Juula/commerçant ne se recouvrent pas entièrement49. C’est ce qui a conduit naguère Yves Person, bien conscient de la plasticité du terme et de la labilité de l’identité jula, à préciser que :
À l’est du Bandama et du Bagoé, en Côte-d’Ivoire et en Haute-Volta, il [le terme dyula ou jula] possède un sens ethnique désignant les noyaux musulmans et commerçants de langue malinké qui forment un groupe culturellement bien homogène en dépit d’origines très diverses. Ils s’opposent aux cultivateurs païens. Mais sur le Haut-Niger, où les Malinké forment le fond du peuplement, dyula possède un sens purement professionnel. On se fait dyula quand on commence à faire du commerce. Effectivement […] Samori est devenu dyula, mais ce mot définit son métier et non son origine.50
La statistique coloniale est une strate supplémentaire dans la construction de l’identité jula comme catégorie ethnique, malgré l’impossibilité ou l’imprécision de la mesure en raison de l’extrême mobilité de ces commerçants africains. Je prends pour exemple les statistiques fournies par l’administrateur du cercle de Sikasso désireux, en 1906, de comptabiliser les affiliations de ses administrés aux deux confréries maghrébines (la Qadriya et la Tijaniya) : « Dioulas affiliés à la Tijaniya (25) ; Dioulas affiliés à la Qadriya (2 570), 20 familles ; Sikasso (150) Dioulas et Peulhs, 800 Markas et Dioulas à Bougoula51. » Cette énumération, forcément aride et au caractère imprécis, transforme en identité ethnique une catégorie conçue par les populations elles-mêmes comme désignant le commerçant en leur sein. Quelques années plus tard, c’est le lieutenant Picard qui croit savoir que la circonscription de Banfora (colonie de la Haute-Volta) comprend 6 000 personnes de « race dioula52 ». Au milieu du xxe siècle, Jacques Richard-Molard se livre au même exercice et produit les chiffres suivants : « environ 160 000 Dioulas, partagés entre le Soudan (30 000) sur Sikasso, la Côte-d’Ivoire (dont 18 000 sur Bouaké) et la Haute-Volta (22 000 sur Ouahigouya, 15 000 sur Bobo-Dioulasso, etc.)53. » Je suis pour ma part acquis à l’idée qu’au questionnement initial « jula = ethnie ou métier ? » doit être substituée l’affirmation « jula = ethnie et métier » pour tenir compte de l’hétérogénéité des sociétés africaines passées et présentes, notamment celle des Malinké. Il faut également considérer, avec Serge Gruzinski, que chaque être est doté d’une série d’identités, ou pourvu de repères plus ou moins stables, qu’il active successivement ou simultanément selon les contextes54. En procès d’expansion au-delà de leurs territoires d’origine afin de gagner les rivages du golfe de Guinée, les Jula auront besoin d’une identité qui transcende les frontières dans le cadre de leurs pratiques commerciales de longue distance : ce sera l’islam.
Le facteur religieux : le modèle islamo-jula
Ce que j’appelle modèle islamo-jula est l’intrication entre la foi et la profession, de sorte que l’islam devient une identité du commerçant jula. Dans leurs pérégrinations dans tout l’Ouest africain, l’islam devint ainsi une sorte de sésame pour les Jula en même temps qu’il scellait la confiance nécessaire entre partenaires commerciaux venant d’espaces écologiques différents. La longue distance créa ainsi ce que Fahad Ahmad Bishara appelle une « géographie de l’obligation55 » ou « grammaire de l’obligation » chez Francesca Trivellato56. L’islam, souligne à ce propos Claude Meillassoux, est un code (une gestuelle, des mots de passe) qui permet aux croyants, et surtout ceux que leurs affaires obligent à voyager, de se reconnaître entre eux par la prière et de s’épargner mutuellement la mise en captivité. Le salam – la prière canonique musulmane – conquiert l’espace et le pacifie au profit des croyants affairistes ou pieux57. Porteurs de sel, et à la recherche de l’or et de la kola, les commerçants musulmans développent grâce à leur réseau marchand des liens culturels, économiques et sociaux avec la zone forestière comprise entre la Côte-d’Ivoire et le Nigeria, zones productrices de ces deux biens économiques. La foi musulmane leur servit alors de signe distinctif, faisant ainsi apparaître l’identité religieuse comme socle du commerce interculturel, comme le montre l’analyse des Tarikhs des Diaby58. L’objectif étant de garder le monopole du commerce interculturel et de rester conforme à la pratique suwarienne59 d’une forme de coexistence qui permet aux Jula d’opérer en terre d’incrédulité (c’est-à-dire non musulmane) sans porter atteinte à leur identité musulmane distincte60.
Ce trait idéologique a traversé les âges, comme a pu le constater Ivor Wilks, enquêtant il y a quelques années auprès de savants jula en Côte-d’Ivoire, au Ghana et au Burkina Faso, se réclamant de El Hadj Salim Souaré61, cette figure spirituelle ouest-africaine dont l’existence remonte probablement au xve siècle. La segmentation ethno-économique était contrebalancée par l’identité professionnelle et religieuse trans-ethnique fournie par l’islam, qui facilitait la coopération et renforçait leur rôle professionnel spécialisé. Suivant le modèle développé au Soudan, les Jula étaient partout accueillis par les autorités locales comme des partenaires commerciaux, des conseillers, des « fabricants de charmes » tout en restant à l’écart, dans des quartiers ou des villes séparés62. Au début du xviiie siècle en Sénégambie, par exemple, il existait des centaines de villes et de villages de ce type, parfois appelés « villes de marchands » (juulakunda en malinké), plus souvent morikunda ou villes musulmanes, ce qui était à peu près la même chose dans une société où « musulman » était synonyme de « commerçant63 » car la foi musulmane portée en bandoulière par les Jula était un facteur d’intégration dans des sociétés perçues comme étrangères mais acquises à l’islam. Cela est d’autant plus vrai que le réseau commercial jula, qui reliait la zone de langue mandé du Sahel et de la savane à la Haute-Gambie et au Kaabu, comprenait des clercs Jakhanké qui servaient les communautés musulmanes qui s’étaient développées dans les établissements commerciaux le long de ces routes commerciales.
Ces marabouts, ou bixirins, selon la suggestion de Peter Mark, servaient également à faire du prosélytisme auprès des populations locales64. Mark cite à l’appui de sa démonstration André Donelha qui, en 1625, décrit leur rôle et indique clairement qu’ils étaient présents dans tous les grands établissements commerciaux de la côte, de l’empire wolof au Sénégal jusqu’au Rio Grande65. Dans son maître-livre Corail contre diamants, Francesca Trivellato observe le même phénomène où l’on voit comment la logique du cosmopolitisme communautaire aide à comprendre l’ampleur des efforts matériels et symboliques consentis par les juifs sépharades de Livourne pour garder le plus longtemps possible le contrôle des organes de gouvernement de la communauté66. Peut-on conclure à une universalité de ce modèle ? Pour l’heure, je reste encore trop incertain à ce propos pour y apporter une réponse tranchée. Il reste en revanche que la constitution d’un monopole commercial mobilise les éléments de fabrication d’une conscience communautaire.
Conclusion
L’expérience jula à l’œuvre dans cet article tient en échec l’essentialisme ethnique qui serait une donnée immuable à propos des catégories africaines. Entre self-fashioning (façonnement de soi) – formule qu’emprunte Sanjay Subrahmanyam à Stephen Greenblatt67 – et intrications entre le local et le global, mon analyse montre que l’identité jula se lit au miroir de multiples regards et d’imaginaires construits dans des contextes et des espaces différents. C’est pourquoi il faut déconstruire, à l’invitation de George Steinmetz, « l’écriture du diable », entendue comme le discours ethnographique précolonial (c’est-à-dire tout discours, texte ou image qui prétend représenter la culture ou le caractère d’une population donnée) qui contient habituellement, de façon plus au moins implicite, un programme portant sur la régulation à venir des cultures non européennes68. L’intérêt de la démarche de Steinmetz réside par exemple dans le lien qu’il établit entre le discours ethnographique et les modes de gouvernements coloniaux69, en ce qui concerne particulièrement le xixe siècle. L’ethnicisation et la fragmentation extrême des communautés africaines en général procédaient de la nécessité d’un classement administratif colonial pour une politique de gouvernance coloniale d’essence coercitive et prédatrice. Ainsi donc, la puissance coloniale française pouvait tirer profit des contrées qu’elle a confisquées par la violence, grâce à une cartographie de leurs ressources humaines, de leurs aptitudes intrinsèques et de leur histoire.