Je tiens à remercier la personne à l’origine du rapport anonyme sur cet article ainsi que Léa Renard et Martin Herrnstadt pour leurs commentaires perspicaces sur la première version de cet article.
Qu’est-ce que l’histoire globale à l’ère de l’anthropocène1 ? Dans un ouvrage récent, Dipesh Chakrabarty appelle à un « tournant planétaire » de l’historiographie qui2, explique-t-il, devra succéder au « tournant global » dont il fut jadis l’un des acteurs3. Toute l’historiographie moderne, et l’histoire globale avec elle, s’est construite selon lui sur une séparation entre le temps de l’histoire humaine et le temps de l’histoire naturelle, qui nous empêche de penser la condition terrestre. Au « monde » de la circulation des marchandises et des personnes, il conviendrait d’opposer la « planète », vue comme extériorité non humaine et comme habitat.
Mais dans une critique récente de ces analyses, l’historien des sciences Christophe Bonneuil met en doute l’hypothèse – qu’il prête à l’auteur de Provincialiser l’Europe – d’une « radicale nouveauté de notre face à face avec la planète4 ». Loin d’avoir précédé ou empêché une prise de conscience de la condition terrestre, trop vite attribuée à l’époque récente, la mondialisation se serait construite avec elle. Afin de le montrer, il propose d’envisager une histoire des « régimes de planétarité » depuis le xvie siècle. Par ce terme, il s’agit d’envisager l’ensemble des dynamiques économiques ou politiques, des savoirs scientifiques, des affects ou encore des dispositifs d’intervention visant un « bon usage » de la planète dans son entièreté, de la stratosphère à la lithosphère5.
Un tel programme soulève de nombreuses questions. Comment, afin d’éviter l’anachronisme, évaluer l’importance réelle de ces anciens savoirs-pouvoirs « planétaires » au regard d’autres savoirs et conceptions contemporaines de la terre ? Comment en mesurer, par exemple, les effets réels sur les différentes logiques territoriales à différentes échelles ? À partir de quelles sources conviendrait-il enfin de mener cette recherche, et selon quelle chronologie ? En prenant l’exemple du Bureau du cadastre, entre 1791 et 1802, je voudrais suggérer que la Révolution française fut un moment important dans la constitution d’un nouveau régime de savoirs sur la « terre », vue à la fois comme une planète sphérique, comme un sol délimité ou un ensemble de localités, et enfin comme un lieu de commerce entre les peuples du monde6.
Si cette dimension du cadastre révolutionnaire n’a guère été identifiée, y compris dans les travaux sur l’histoire globale de la Révolution7, c’est peut-être en raison de l’occultation relative dont il a fait l’objet à partir de l’Empire. Afin de justifier leurs efforts pour le redéfinir comme un document fiscal et comme un complément du Code civil de 1804, les auteurs du cadastre napoléonien ont reproché à l’entreprise révolutionnaire de s’être dispersée entre de multiples tâches mal reliées entre elles et de n’avoir pas été capable de se concrétiser sur le terrain : l’enquête serait restée dans des bureaux, à l’état de projet8. Il s’agit d’un mythe, en partie perpétué dans l’historiographie, qui occulte l’ampleur des opérations réalisées ainsi que la richesse des réflexions et des débats sur la nature du cadastre. Car pendant la Révolution, l’enquête cadastrale n’était pas de nature purement fiscale9. Elle se donnait pour objectif de mieux connaître non seulement le territoire communal et national, mais aussi la place de la République sur la terre, conçue à la fois comme « planète » et comme « monde ».
La Révolution et la planète
La constitution d’un « cadastre » – terme à la définition incertaine – était demandée dans de nombreux cahiers de doléances rédigés en amont des États Généraux de 1789. En mettant fin aux injustices liées à la répartition de la contribution foncière, ce cadastre devait contribuer à résoudre la crise du crédit public en renforçant l’adhésion à l’impôt. Mais on lui attribua bien vite d’autres fonctions.
Le 8 mai 1790, le principe d’une réforme universelle des poids et mesures est adopté par la Constituante. À l’Académie des sciences, Borda, Condorcet, Lavoisier et Tillet composent la toute nouvelle Commission des poids et mesures chargée, en lien avec les savants d’autres pays, de fixer les nouvelles unités de mesure. Bien vite, cet objectif prend une coloration philosophique en se justifiant d’intentions universalistes. Le 26 mars 1791, l’Assemblée nationale déclare solennellement sa volonté de « choisir une unité qui, dans sa détermination, ne renferme rien ni d’arbitraire, ni de particulier à la situation d’aucun peuple sur le globe10 » : une mesure véritablement universelle, et non impérialiste, qui serait le préalable au cosmopolitisme et à la paix perpétuelle que promettait la révolution en cours.
Au moment où il accède à ses fonctions de directeur du Bureau du Cadastre, Gaspard de Prony en anticipe déjà toutes les retombées. Les travaux de mesure de la Méridienne de Dunkerque à Barcelone, que les astronomes Delambre et Méchain s’apprêtent à démarrer, auront de multiples implications sur les opérations du cadastre, sur le terrain comme pour la mise à l’échelle cartographique11. Dès octobre 1791, l’ingénieur des Ponts et Chaussées insiste sur l’importance de la géodésie, compagne indispensable des États modernes qui en ont besoin pour « la navigation, le commerce, l’agriculture, la répartition des impôts, les moyens d’attaque et de défense d’un royaume ». C’est pourquoi « la description géographique et particulière de chaque état devrait naturellement suivre et compter les grandes mesures qui embrassent l’ensemble du globe12 ».
Si le cadastre révolutionnaire est adossé à une connaissance de la sphéricité de la terre, son objectif reste la connaissance fiscale. Mais là encore, le contexte politique contribue à en élargir les intentions. Pour Prony, le cadastre doit être d’emblée conçu comme un document statistique. Sa confection offrira une « occasion bien favorable de se procurer une foule de connaissances utiles, qui ont une connexion plus ou moins immédiate avec son objet », telles que la topographie souterraine, la géographie hydraulique, mais aussi l’étude démographique, économique et morale de la population13.
La Révolution redéfinit en profondeur la nature de l’enquête cadastrale. Celle-ci ne désigne plus seulement les opérations de description et de mesure sur le terrain, menées au moyen de planchettes, boussoles et graphomètres, et la consultation des propriétaires et élus locaux pour évaluer les revenus des parcelles14. Elle suppose désormais des opérations de calcul nouvelles et complexes, mobilisant mathématiciens et astronomes, ainsi qu’une réflexion nouvelle d’économie politique et de géographie.
Ces ambitieux projets auraient pu en rester au stade des intentions impossibles à mettre en œuvre par une administration composée, jusqu’à l’automne 1793, de seulement six personnes. Mais tout change à partir de l’an II. Après avoir été rattaché à différents services, le Bureau du cadastre se voit installé en 1795 au cœur du pouvoir républicain, à proximité de l’École polytechnique15. Il est doté d’un personnel important – 76 employés à la fin de la Convention thermidorienne – et d’immenses ressources documentaires.
Mais il y a une contrepartie. Avec ces moyens inédits, le Bureau ne devra pas se contenter de la seule « confection du cadastre » ; il devra aussi rendre divers services aux autres administrations. Ce tournant est bien décrit dans un mémoire du 14 juillet 1794 :
La description territoriale de la France qu’on avait d’abord conçue comme un simple cadastre, vient d’être envisagée sous un aspect plus général par le comité de salut public […]. Ce comité a pensé que la mesure géométrique de la terre serait une connaissance bien stérile si l’on n’y réunissait celle de ses richesses et de ses produits et des ressources qu’elle offre à l’industrie tant dans son intérieur qu’à sa surface. Son plan réunit l’économie à la facilité de l’exécution car lorsqu’on s’occupera de la topographie générale et des grandes opérations géographiques sur le terrain il sera plus aisé et moins dispendieux de mener de front les descriptions minéralogiques, celles des productions extérieures.16
À partir de 1794, le Bureau élabore diverses cartes des routes, voies navigables, de l’hydrographie et du nivellement et constitue une vaste collection de cartes, livres et matériaux géographiques. Il devient progressivement un centre de renseignement pour les administrations et pour les savants. Sous le Directoire, il est rattaché non pas au ministère des Finances mais au ministère de l’Intérieur : sa fonction savante en même temps qu’administrative est ainsi confirmée. C’est d’ailleurs à ces tâches d’utilité générale qu’est consacrée la plus grande partie de ses fonds17.
Le Bureau est notamment en charge d’une opération importante et prestigieuse, la « vérification du toisé du territoire français » et la compilation des états de population et recensements existants18, présentés comme des préalables nécessaires au « plan d’organisation du cadastre de la République19 ». Lors de la première séance publique de l’Institut, le 4 avril 1796 (15 germinal an IV), Gaspard de Prony lit un mémoire dans lequel il présente les travaux de ses collaborateurs pour aboutir à un toisé exact de la superficie du pays par département, et la meilleure approximation possible de la population française (voir Figure 1)20. Le discours, qui consiste essentiellement en un exposé de méthode, est accompagné de deux tableaux et d’une carte.
Figure 1. – Première séance de l’Institut, séance publique tenue le 4 avril 1796 dans la salle des Caryatides au Palais du Louvre
On aperçoit au premier plan les cinq membres du Directoire, chefs du pouvoir exécutif.
Gravure datée de 1801, dessin d’Abraham Girardet et gravure de Pierre-Gabriel Berthauld. Musée Carnavalet, G.23663.
Un autre investissement majeur de l’administration cadastrale est le calcul de la connaissance des temps, en lien avec le Bureau des longitudes. Afin de se conformer aux divisions angulaires centigrades adoptées par la Commission des poids et mesures, de nouvelles tables logarithmiques et trigonométriques étaient nécessaires21. Celles-ci devaient notamment faciliter une multiplicité de calculs pour une diversité d’administrations publiques, mais aussi plus généralement le calcul de la « connaissance des temps » essentielle à la navigation et au commerce22. En mars 1795, le Comité d’instruction publique sollicite le Bureau du cadastre pour faire calculer de telles tables à l’usage des élèves de l’école normale de l’an III. Puis, transformant son administration en véritable manufacture de calculateurs, Prony se voit confier, le 20 juillet suivant, la confection de nouvelles grandes tables trigonométriques et logarithmiques destinées à devenir officielles23. Ayant vocation à remplacer les tables constituées depuis le xviie siècle, elles ont pour objectif de devenir un instrument de calcul universel. Tout au long de l’année 1795, Prony met l’essentiel des forces du Bureau du cadastre dans leur fabrication24. Après cette date, il faudra encore beaucoup de travail pour la vérification des erreurs – une tâche qui se poursuit jusqu’en 1798 au moins25.
Cette dimension savante du Bureau est encore renforcée à partir du printemps 1797. Le 21 mai, la commission des finances du Conseil des Anciens, par la voix du député Laffon-Ladébat, lance une offensive contre le Directoire en l’accusant de retarder la nécessaire réforme financière. Son rapport est accompagné d’un mémoire de Prony dans lequel ce dernier propose un plan pour terminer le cadastre en dix ans : mais encore faudra-t-il disposer des moyens nécessaires, avertit-il26. Les effets semblent immédiats. Dès le 29 mai (décret du 10 prairial an V), les fonctions du Bureau du cadastre sont élargies et ses fonds augmentés pour atteindre 600 000 F pour l’année (loin des 46 500 F accordés au 1er janvier 1793).
Le Bureau du cadastre est désormais responsable de la mesure de la Méridienne ainsi que de la triangulation des départements annexés, auxquels s’ajouteront, après le traité de Campo Formio, le 18 octobre 1797, les départements de la rive gauche du Rhin. Il est aussi en charge d’un nouveau « Dépôt de géographie de l’intérieur27 ». Conçu comme la principale collection de cartes civiles et documents géographiques à l’usage des administrations, ce dernier regroupe des livres et des cartes non seulement de France, mais aussi du monde entier28. Le Dépôt de géographie devient un centre documentaire d’une grande importance, vers lequel les demandes affluent de toutes parts29. Entre décembre 1798 et août 1800, ce sont environ 300 sollicitations officielles qui sont consignées au registre du Dépôt30. Mais les demandes viennent également des savants privés. En septembre 1797, par exemple, une demande parvient au Bureau par l’intermédiaire du ministère : le géographe Dupain-Triel veut réaliser un atlas du commerce intérieur et extérieur, et un autre de la navigation31. Pour y parvenir, il veut pouvoir utiliser les collections et renseignements disponibles au Bureau du cadastre.
Trois géographes éminents sont employés pour travailler dans les collections du Dépôt. Nicolas Desmarets, ancien membre de l’Académie des sciences et inspecteur des manufactures, est l’une des grandes figures de la géologie. Il y travaille sur les volcans d’Auvergne, sur lesquels il réalise plusieurs cartes. Pascal-François-Joseph Gosselin, ancien membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres né en 1751, travaille avec les dessinateurs du Bureau à l’élaboration de cartes sur la géographie des Anciens (voir Figure 2). Quant à Jean-Denis Barbié du Bocage, ancien élève de Bourguignon d’Anville, il est chargé des cartes en caractères arabes sur lesquelles les compétences sont fort rares.
Figure 2. – Système géographique d’Eratosthène par Gosselin, 1803
Gosselin avait déjà publié une Géographie des grecs analysée ; ou Les systèmes d’Eratosthènes, de Strabon et de Ptolémée comparés entre eux et avec nos connaissances modernes en 1790. Ératosthène, astronome et géographe grec, connu pour ses travaux sur la mesure de la terre, dirigea la bibliothèque d’Alexandrie sous le règne de Ptolémée III, vers le milieu du iiie siècle avant notre ère. Le travail cartographique de Gosselin sur cet auteur accompagne la campagne d’Égypte.
BnF, département des Cartes et plans, GE D-12445. Disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8491948s.
Du travail de bureau à l’enquête de terrain
L’historiographie a beaucoup insisté sur l’échec supposé du Bureau, qui échoua à initier l’enquête cadastrale au niveau des communes, sections et parcelles. Dans une étude minutieuse, le sociologue Jean-Louis Peaucelle va jusqu’à décrire une situation de détournement des missions et d’affectation des moyens à des buts non officiels. Les rapports de Prony, dans lesquels il tentait de justifier les délais dans la confection du cadastre, auraient eu pour fonction de rassurer ses tutelles, mais dissimulaient ses intentions réelles. L’ingénieur des Ponts et Chaussées n’aurait jamais cru à la possibilité d’une évaluation rigoureuse du produit net. C’est pourquoi, au lieu de s’y consacrer, il aurait privilégié la constitution des grandes tables logarithmiques et trigonométriques32.
Il est vrai que c’est vers ce projet que Prony avait réorienté les premiers élèves-géographes. Pendant l’été 1794, quelques jours après la chute de Robespierre, le Comité de salut public avait lancé un concours pour en recruter 25 à 50 afin de les former à cette entreprise33. Comme l’école des poudres de l’an II, et comme l’école normale de l’an III, l’objectif était de les faire venir dans la capitale pendant plusieurs mois, puis de les renvoyer chez eux34. Le cadastre du « département de Paris » devait servir d’école d’application et de modèle pour des opérations qu’on répliquerait ensuite dans les départements. Malheureusement, seuls 17 élèves montèrent à la capitale à un moment où le Bureau, qui manquait d’instruments mathématiques, n’était pas prêt pour leur formation35. Soucieux d’avancer la constitution de ses « grandes tables », Prony décida alors de les transformer en calculateurs.
Mais, après cet épisode, il ne cessa d’agir pour faciliter le démarrage des opérations de terrain36. Peu après la loi du 22 octobre 1795 (30 vendémiaire an IV), qui annonçait une nouvelle école de géographe, Prony réorganise le Bureau en deux classes : la « classe intérieure » qui se consacre aux opérations de calcul dans les bureaux, et la « classe extérieure » qui travaille « en campagne37 ». Tout au long de l’année 1796, il prépare la formation des futurs élèves en lien avec la levée des plans du département de la Seine qui n’avait pu être effectuée l’année précédente38. Lorsque l’école des géographes voit enfin le jour, début 1797, il apparaît que le nombre des élèves sera trop faible pour permettre de lancer tout de suite un tel travail. Alors qu’il faut travailler à l’extension des grands triangles de la carte de Cassini aux départements annexés, il est difficile de trouver un personnel suffisant pour démarrer les opérations au niveau des communes. En mars 1798, Prony s’efforce alors d’obtenir la réintégration des élèves désignés sur concours après l’été 179439.
Il faut attendre 1799 pour que le projet d’un cadastre-modèle du département de la Seine soit effectivement relancé grâce à l’arrivée à Paris de Jean-Joseph Tranchot. Né en 1752 dans le nord-est de la France, ce fils de charpentier a d’abord été employé comme cartographe pour la triangulation de la Corse, avant de prolonger son travail en Sardaigne et en Toscane, entre 1788 et 1791, puis d’accompagner Pierre Méchain pour son enquête sur la Méridienne à partir de 1792. La présence au Bureau du cadastre de ce géographe chevronné s’explique par la reconfiguration administrative du 29 mai 1797, qui place le calcul de la Méridienne sous sa surveillance. Dans un premier temps il ne s’agissait que de s’occuper du traitement des employés40. Mais avec la fin des travaux de mesure, Tranchot se voit confier le cadastre du Département de la Seine. L’objectif n’a pas changé depuis l’été 1794 : il s’agit d’en faire un modèle pour les autres départements. Le 8 février 1799 (20 pluviôse an VII), il est officiellement chargé de cette mission, accompagné de deux aides41.
Dans un mémoire daté du 26 décembre 1798, l’ingénieur en expose les principes et les modalités concrètes. Le cadastre doit être « une description détaillée et raisonnée de tous les objets propres à faire connaître le terrain et sa valeur ». « On aura dans la nouvelle mesure de l’arc du méridien de Dunkerque à Barcelone », écrit-il, « d’excellentes données pour former le canevas » du plan topographique, puis pour le subdiviser en triangles de premier et de second ordre. Mais l’essentiel du travail réside dans la description des localités. Il faut donner aux géographes des instructions afin de leur mettre « devant les yeux les choses essentielles à noter sur chaque division de territoire42 ». Selon son modèle de tableau, Tranchot demande aux experts de remplir dans ce dernier diverses « observations relatives aux règnes animal, végétal et minéral » ainsi qu’« aux éléments, l’air, la terre et les eaux » (voir Figure 3) : « ces éléments combinés au degré propre aux productions du sol, font la bonté de la terre ; ainsi que la suppression ou l’altération de l’un d’eux en fait la mauvaise qualité. » Certaines conditions affectent la valeur d’un terrain, par exemple lorsqu’une terre manque d’eau ou si elle en a trop, si son relief est accidenté, si elle bénéficie d’une exposition excessive ou insuffisante au vent ou au soleil, etc.
Ces considérations reviennent à donner aux « plans de masse » une importance inédite. Alors que ces cartes ne servaient traditionnellement qu’à préparer la constitution des plans parcellaires, l’ingénieur les dote d’une fonction statistique nouvelle. Les plans doivent mettre en valeur à la fois la construction physique du terrain (plaines, montagnes, rivières, etc.), les genres de culture par classe de revenus, mais aussi le nombre d’habitants et leur occupation.
Figure 3. – Topographie du plan géodésique numéroté 13
Cet extrait montre le modèle de questionnaire construit par Tranchot et imprimé à la fin de l’an VII pour décrire les communes du département de la Seine43. On y trouve la description de la section 6 du plan de Vitry, qui couvre 37 hectares de terres labourables et près de 6 hectares de vignes (« Les Jolivettes », « Les Saguets », etc.), tous de première classe, ainsi qu’une petite carrière à plâtre. De gauche à droite sont abordés les noms des lieux-dits, les genres de culture, les superficies, qualités de sol et nombre de propriétaires. Puis, sur la page de droite, les valeurs, puis des observations, d’abord sur les règnes animal, végétal et minéral, puis sur les éléments (air, terre et eau).
ENPC, MS 2150.
On peut voir dans cette première esquisse l’une des origines des plans par « masse de culture » ou « nature de culture » qui furent élaborés entre 1802 et 1806 sous la responsabilité du ministère des Finances, alors que le Bureau du cadastre n’existe plus44. En y élaborant une nouvelle image économique de la terre, certains espèrent non seulement rétablir la confiance dans la répartition de l’impôt entre les communes et les départements, mais aussi conforter le crédit de l’État face à l’ennemi anglais45. Le cadastre n’est pas seulement un document géodésique qui dit la place de la France sur la planète, c’est aussi un instrument dans la lutte globale entre les puissances nationales.
La République dans le monde
En l’an VIII, le cadastre de la Seine est une nouvelle fois laissé en plan46. La topographie du plan géodésique de Vitry-sur-Seine et les procès-verbaux supplémentaires l’accompagnant devaient servir de modèle aux autres communes. Mais ils sont abandonnés avant même d’avoir été datés et signés et que l’ensemble des informations aient pu y être reportées47. Alors que de nombreuses données sont indiquées précisément, comme les superficies ou les qualités de sol, certaines informations essentielles manquent encore : pour la section 2, par exemple, le volume d’eau produit par la fontaine enclose dans la manufacture de boutons (une ancienne abbaye devenue bien national et affermée) n’est pas indiqué. Les procès-verbaux ne sont ni datés, ni signés, et les noms des « citoyens experts indicateurs » désignés par la commune ne sont pas mentionnés. La bascule de l’enquête géodésique à l’enquête communale n’a pas eu lieu.
Le Bureau du cadastre était devenu, à partir de 1793, une priorité nouvelle. Depuis mai 1797, il s’était vu confier des responsabilités élargies et disposait d’une ligne budgétaire attitrée dans chaque loi de finance. Mais après la loi du 30 septembre 1797, dite « banqueroute des deux tiers » ou « liquidation Ramel », Prony voit ses fonds réduits et il est contraint de diminuer considérablement le nombre de ses employés48. Comment dès lors accomplir des missions qui, elles, n’ont pas changé ? Jusqu’à l’abolition du Bureau, en 1802, c’est par le manque de moyens que Prony ne cessera de justifier la lenteur à passer aux opérations de terrain au niveau des communes.
Alors qu’il rapporte pour la commission des finances au Conseil des Cinq-Cents, en octobre 1798, le député de la Seine François Aubert tente de justifier cette lenteur. Les événements révolutionnaires ont profondément changé la face du territoire. La guerre civile, extérieure et maritime, a désorganisé le commerce et les infrastructures de transport qui sont, à l’agriculture et au commerce, « ce que sont dans les corps vivants les artères conducteurs du sang et de tous les principes de la vie ». Alors qu’un cadastre a besoin de s’appuyer sur des éléments pérennes, la révolution et la guerre ont fait du territoire une entité éminemment plastique :
Le cadastre, pour lequel il faudrait beaucoup de dépenses et beaucoup d’années, serait à peine terminé, qu’il faudrait le recommencer. Supposons qu’il eût été fait pendant les premiers temps de la révolution, n’est-il pas évident qu’il serait aujourd’hui suranné quant à l’estimation des produits, seule partie intéressante d’un cadastre ?49
Alors même que l’utilité à court terme du cadastre est mise en doute, la présence des géographes est demandée dans les départements annexés qu’il faut rattacher aux grands triangles de la carte de France. C’est d’ailleurs le relevé géodésique des départements de la rive gauche du Rhin qui occupe Tranchot à partir de 180150. La présence de géographes est aussi jugée prioritaire au sein de deux expéditions destinées à renforcer la puissance globale de la France : l’expédition d’Égypte qui, en 1798, doit entraver l’accès de l’Angleterre à l’Inde et, en 1800, l’expédition Baudin qui doit établir les Français dans les terres australes51.
L’échec du cadastre de la Seine s’explique largement par le fait que les forces du Bureau sont alors absorbées par les enjeux internationaux : il faut contribuer à rééquilibrer l’Europe et affaiblir l’Angleterre. C’était pourtant la nature même du cadastre révolutionnaire que de ne pas se limiter à constituer un outil fiscal, afin de l’articuler à un projet de géographie permettant une nouvelle connaissance, aussi bien des communes et des départements français, que de toutes les parties du monde. Loin de n’être qu’un vœu pieux ou une rhétorique creuse, il se manifestait dans les décisions politiques, les priorités budgétaires et les décisions qui structurent l’administration cadastrale.
Dans une lettre écrite depuis Alexandrie, le 11 juillet 1800 (22 messidor an VIII), à l’un de ses anciens professeurs de l’école des géographes52, Jean-Baptiste Corabœuf évoque sa situation d’exil. Le désir de rentrer à Paris de ce géographe du cadastre (et proche collaborateur de Jacotin à la carte d’Égypte) est d’autant plus vif qu’il a appris que Prony était devenu directeur de l’École des ponts et chaussées : ce changement « n’aura pu se faire sans en opérer un dans notre établissement, et l’ignorance où nous sommes de l’organisation établie dans notre institution, est un motif assez puissant pour que nous désirions notre retour53 ». Alors que les troupes françaises sont à la merci des Anglais et que les routes maritimes sont coupées, il dit son chagrin de renoncer à l’espoir de revoir bientôt son pays : « le temps que nous passons loin de notre patrie est perdu, puisqu’il n’est point utilisé, et qu’il ne peut l’être. »
Afin de convaincre son professeur qu’il est temps de rentrer, Corabœuf présente le bilan des travaux de la commission des arts : « vous conviendrez qu’on a fait tout ce qu’il était possible de faire54. » La géographie de l’Égypte est « une des parties les plus complètes de la commission » : la détermination astronomique des lieux a permis de rectifier de nombreuses erreurs et de confirmer le différentiel du niveau de la mer Rouge et de la Méditerranée. L’Égypte moderne a fait l’objet de nombreux travaux sous le rapport des mœurs et du gouvernement. On a aussi une connaissance complète des monuments de l’ancienne Égypte : on en a dessiné les sculptures qui témoignent non seulement de sacrifices aux divinités, de combats, d’entrées triomphales, mais aussi des procédés de l’agriculture, de la pêche et de la navigation. On a trouvé de multiples sépultures et rouleaux de papyrus parmi les « manuscrits les plus anciens du monde ». On a enfin trouvé deux zodiaques sculptés indiquant l’état ancien du ciel55 :
Mais ce qu’on a trouvé de plus remarquable et de plus intéressant pour l’histoire de ce peuple célèbre, ce sont deux zodiaques, l’un sculpté au plafond d’un péristil à Emé, l’autre au grand temple de Dendera. […] La comparaison qu’on peut faire de ces deux zodiaques remonte à des temps bien reculés. L’époque de la construction des temples auxquels ils appartiennent, et ce sont en même temps des témoignages frappants de la connaissance qu’avaient les anciens Égyptiens du phénomène astronomique, la précision des équinoxes.56
Corabœuf indique bien ici sa familiarité avec les idées du député Charles-François Dupuis, dont l’Origine de tous les cultes, publié en l’an III (1794-1795), avait fortement marqué les élites du Directoire à la recherche d’une nouvelle forme de religion civile57. Dupuis prétendait rapporter chaque religion à un culte agraire et astral. Pour le montrer, sa méthode consistait à restituer l’état du ciel correspondant à cette époque. Le signe de la Vierge, dans l’évangile de Mathieu, est le point à l’horizon oriental vers lequel se déplacent les Rois mages, qui sont les prêtres de Mithra, quand ils vont rendre hommage au Christ58. Mais pour s’en rendre compte, il faut lire ce texte en se mettant sous les yeux une image du ciel tel qu’on le voyait à Jérusalem à cette époque59. En appui à sa démonstration, Dupuis fait une analyse des douze signes du zodiaque qui entourent la figure de la Vierge sur le portail du Temple de la Raison, ancienne l’église Notre-Dame sous laquelle on avait retrouvé en 1726 un temple à Isis60 (voir Figure 4).
Figure 4. – Détail du portail de Notre-Dame
Dans Charles-François Dupuis, Planches de l’Origine de tous les cultes, Paris, Agasse, 1794-1795 (an III), no 18.
L’intérêt d’un membre de l’administration du cadastre pour les géographies célestes du passé n’a rien d’incongru. Au sein du Dépôt de géographie, son collègue Gosselin s’occupait ainsi à un travail érudit dont l’un des résultats, en 1803, fut la publication de cartes figurant les représentations du monde d’Ératosthène, Strabon et Ptolémée. Le Bureau du cadastre ne s’est pas seulement consacré à construire des savoirs objectifs sur une terre conçue comme surface plane à découper pour en tirer une richesse. Il a aussi été le véhicule d’un projet de géographie républicaine et anti-anglaise, capable d’universalisme tout en « provincialisant l’Europe » par la reconstruction de visions du monde éloignées du Paris révolutionnaire, dans l’espace comme dans le temps. Assurément, les géographes républicains instrumentalisaient la science égyptienne. Mais il convient de distinguer leur entreprise savante d’une vision postérieure qui situera systématiquement les astronomies grecques et européennes au-dessus des astronomies orientales61.
*
Dans son célèbre ouvrage sur les conditions d’une paix perpétuelle, Emmanuel Kant désigne la conscience de la « sphéricité de la terre » comme l’un des fondements essentiels du cosmopolitisme62. Si cette remarque illustre une pensée singulière, dont on peut aujourd’hui mesurer la cohérence chez ce philosophe-géographe63, elle témoigne aussi plus généralement d’une politisation de l’idée de planète durant la décennie révolutionnaire. L’adoption du calendrier républicain avait inscrit, au cœur de la vie administrative et économique française, un temps astral également célébré par des fêtes républicaines et théophilanthropiques64. Inséparable de ces préoccupations civiques, s’ajoutait une anxiété nouvelle sur les dangers de la domination anglaise sur les mers, sur l’équilibre européen, mais aussi sur la fragilité des équilibres physiologiques et la santé d’une planète parfois assimilée à un être vivant65.
Il convient de placer le cadastre au sein de ce nouveau régime de planétarité. Loin d’être un simple document fiscal, il s’adossait à la réforme des poids et mesures, au calcul de la Méridienne et de la connaissance des temps, et fabriquait une image de la richesse territoriale destinée à restaurer le crédit de l’État, non seulement aux yeux des Français, mais également des nations étrangères. Il en découlait au moins deux implications pour l’enquête cadastrale. D’abord les opérations géodésiques occupaient une place désormais centrale, excluant les géomètres trop éloignés des institutions parisiennes, et renforçant l’importance du travail des calculateurs, travail de cabinet complémentaire du travail de terrain. Ensuite, la frontière entre l’enquête cadastrale et l’enquête statistique plus générale devenait très poreuse. Les savants républicains, sous l’impulsion de l’Institut national des sciences et des lettres, ne mènent plus sous le Directoire qu’une seule et même enquête dont l’objet est à la fois local et universel, général et singulier – une science « universaliste » se fondant sur la connaissance des singularités.
Tel est peut-être le régime de planétarité républicain qui, esquissé pendant la décennie révolutionnaire, et notamment sous le Directoire, fut remplacé par d’autres perspectives globales sous l’Empire. Si le cadastre participe d’un « bon usage » de la planète, sous la Révolution, c’est moins comme instrument pour en modifier les équilibres matériels, que comme image à la fois géométrique et économique de la place qu’y occupe la France révolutionnée et révolutionnaire. Aussi l’échec du Bureau du cadastre à passer à l’enquête de terrain au niveau des communes est-il tout relatif : il n’est que l’autre facette d’une entreprise autrement plus ambitieuse, celle d’une géographie à la fois physique et humaine, planétaire et mondiale.