En guise de propos liminaire…
Si « la frontière a dévoré l’histoire de France » selon Fernand Braudel (1986-1987), quelques considérations générales ne sont pas inutiles :
- Le terme de frontière viendrait de l’adjectif (au masculin) « frontier » (« qui fait front ») du XIVe siècle. À partir de 1315, la forme substantivée « frontière » remplace le terme de « marches ».
- Jusqu’à la Révolution, les traités de délimitation des frontières étaient très rares. Il y a actuellement 323 frontières entre États, représentant 250 000 kilomètres de frontières dans le monde.
- Aujourd’hui, la Cour internationale de justice (CIJ) définit la frontière comme étant « la séparation entre souverainetés étatiques ». La frontière renvoie donc à la notion d’État. À la mondialisation des échanges répond le besoin de territorialisation… De ce point de vue, le fleuve-frontière constitue d’abord une délimitation, synonyme de protection !
- Les frontières fluviales (fleuves-frontières) font partie des frontières terrestres.
Tout comme les chaînes de montagnes, les cours d’eau ont, depuis des siècles, servi à délimiter les zones d’influence, puis les espaces de souveraineté, jusqu’à la délimitation des États. Il n’est donc pas étonnant qu’il y ait autant de fleuves et de rivières qui constituent des frontières dites naturelles, depuis les fleuves les plus emblématiques (le Rhin) jusqu’à de simples ruisseaux comme la Keyl qui sépare la France du Luxembourg sur quelques kilomètres. Wikipédia recense pas moins de cent-sept cours d’eau qui constituent, au moins sur une certaine longueur, une ligne de frontière1.
Pendant longtemps, les militaires ont vu dans les fleuves un obstacle naturellement difficile à franchir, donc une bonne protection contre tout envahisseur. Ainsi, lors de la négociation du traité de Versailles (1919), les plénipotentiaires français ont âprement défendu la « frontière au Rhin », de Bâle à la Belgique, pour prémunir la France et notamment l’Alsace, de toute invasion allemande à l’avenir… Vingt ans après, le franchissement du Rhin n’a pas posé de problème particulier aux troupes allemandes !
Aujourd’hui, avec les progrès techniques, cette conception de la « frontière naturelle » a-t-elle encore un sens ? Faut-il douter de l’opportunité des frontières fluviales ? Dans l’histoire contemporaine, on a pu mesurer à maintes reprises combien un fleuve pouvait marquer un abîme politique, une frontière idéologique. Marquant la frontière entre l’Allemagne et la Pologne, l’Oder et la Neisse l’ont largement illustré à propos des deux blocs. Mais, paradoxalement, les fleuves ne constituent pas forcément une frontière naturelle, car les populations établies de part et d’autre constituent souvent un bassin économique unique : c’est le cas du Rhin entre l’Allemagne et la Suisse.
1. Le fleuve : de la frontière naturelle à la frontière juridique
Le fleuve-frontière entre deux États riverains est aussi qualifié de « fleuve contigu » (Keller, 2010). Pendant longtemps, les militaires en ont déduit une limite stratégique et les souverains une limite politique, au même titre qu’une chaîne de montagnes2. Mais un fleuve ne s’impose pas aussi naturellement qu’il y paraît comme la ligne de frontière… sinon il n’y aurait pas eu les guerres entre la France et l’Allemagne, il n’y aurait pas autant d’États divisés. Lorsque le fleuve devient effectivement la ligne de frontière acceptée par les États riverains, se pose alors la question de la délimitation des États (1.1.) puis celle de la gestion du fleuve-frontière (1.2.).
1.1. La délimitation entre les États par les fleuves-frontières
Elle se fait selon des méthodes qui peuvent être cumulatives sur le même fleuve.
1.1.1. Les méthodes de délimitation : la frontière sur le fleuve… ou dans le fleuve
Les systèmes de délimitation ont évolué au fil des siècles. Jusqu’au XVIe siècle, le principe était celui du condominium. La frontière consistait en une double ligne le long des rives. Le fleuve se trouvant entre les deux lignes était considéré soit comme res communis (zone de souveraineté conjointe), soit comme zone neutre. Il subsiste aujourd’hui encore de rares exemples qui concernent des cours d’eau secondaires, par exemple entre les Pays-Bas et l’Allemagne ou entre le Luxembourg et l’Allemagne (sur la Moselle). Cette méthode nécessite systématiquement l’accord des États riverains pour toute décision concernant le cours d’eau. Elle va également à l’encontre de la conception moderne de frontière : une seule ligne et non pas une double ligne de part et d’autre d’une bande d’eau partagée.
La limite « à la rive » est une autre technique de délimitation. La frontière se situe alors sur l’une des deux rives, laissant le cours d’eau tout entier à la souveraineté de l’un ou de l’autre des États : c’est le cas du Doubs entre la France et le canton de Bâle-Campagne ou du fleuve Sénégal entre la Mauritanie et le Sénégal. En matière de droit, il faut alors définir la « rive ». Est-ce la ligne marquée par les basses eaux ou les hautes eaux ? La limite « à la rive » présente en tout cas l’inconvénient d’exclure l’un des deux États de la gestion du fleuve.
La limite sur « la ligne médiane » semble aujourd’hui la plus logique. C’est la ligne dont chaque point est équidistant des points les plus proches sur les deux rives du cours d’eau. Cette méthode a été retenue par la France et l’Allemagne pour fixer la frontière sur la Sarre, ou encore par l’Autriche et la Suisse pour fixer la frontière sur l’Inn. La ligne médiane est facile à représenter à l’œil nu et on peut la tracer facilement sur une carte à grande échelle. Si un fleuve change de tracé, il est aisé de rectifier la ligne médiane. Cette dernière a cependant un inconvénient : elle considère certes la largeur, mais ni la profondeur, ni le volume (important en cas d’ouvrages hydroélectriques). La ligne médiane ne prend pas non plus en considération la navigation : le chenal de navigation peut se trouver exclusivement d’un côté de la ligne.
La méthode du thalweg3, quant à elle, prend en compte les impératifs de la navigation fluviale. Elle a été utilisée pour la première fois dans le traité de Lunéville du 9 février 1801 dont l’article 6 dispose : « le thalweg du Rhin sera désormais la limite entre la République française et l’Empire germanique ».
Il y a deux conceptions du thalweg : le chenal navigable et la ligne des grandes profondeurs. La question est celle de la délimitation des souverainetés autant que celle de la liberté des communications et des transports.
Une seule méthode a-t-elle vocation à s’imposer aujourd’hui ? Certains auteurs considèrent que sur les cours d’eau navigables, la règle générale est de retenir le thalweg, tandis que sur les cours d’eau non navigables, la règle générale la plus admise est celle de la ligne médiane. Il n’y a, cela dit, ni de règle générale, ni de coutume qui aurait force juridique. Ce sont les États riverains qui décident, souverainement et d’un commun accord, de la méthode à retenir, donc de la frontière. La seule règle coutumière est l’interdiction du recours à la force. Si un État devait recourir à la force pour établir sa frontière, il serait fautif dans le litige international qui en serait la conséquence.
Lorsqu’un pont enjambe un fleuve-frontière, se pose à la fois la question de la souveraineté et celle de la propriété. Pour fixer la frontière sur le pont, il faut d’abord fixer la frontière sur le fleuve. Si la frontière est fixée par la ligne médiane ou le thalweg, la frontière sur le pont se situe dans le prolongement vertical de cette frontière fluviale. Lorsque le traité ne le spécifie pas, c’est le milieu du pont qui est retenu.
1.1.2. La délimitation de la frontière franco-allemande dans les zones aménagées du Rhin
La France et l’Allemagne ont signé le 13 avril 2000 un accord afin de délimiter la frontière dans les zones aménagées du Rhin. La délimitation générale de la frontière sur le Rhin relève initialement d’un traité de délimitation datant de 1925 et d’une convention particulière sur l’aménagement du Rhin entre Bâle et Strasbourg de 1956. Le traité de 1925 retient le principe de l’axe du thalweg, alors que la convention de 1956 retient, quant à elle, le principe de la ligne médiane. Le traité du 13 avril 2000 remplace, entre Vogelgrün et Beinheim, le principe du thalweg par celui de la ligne médiane. Cette dernière a en effet le mérite d’être fixe. Le choix de la ligne médiane fixe permet en définitive de déterminer lequel des deux États exerce sa souveraineté à un endroit précis, donc aussi lequel des deux États est responsable, notamment en cas de pollution accidentelle du Rhin4.
Toutefois, deux portions de fleuve sur la partie franco-allemande restent régies par la méthode du thalweg : entre les kilomètres 222 et 174 d’une part, et au-delà du kilomètre 335, sur dix-huit kilomètres. Ces exceptions s’avèrent nécessaires par souci de réalisme : lorsqu’il y a des îles ou îlots sur le fleuve, la méthode de la ligne médiane aboutit le plus souvent à les couper en deux alors qu’avec la méthode du thalweg, ils sont nécessairement situés d’un côté ou de l’autre dudit thalweg.
1.2. La gestion des fleuves-frontières
Elle a exigé la création d’un organisme international spécialisé se différenciant de la simple conférence diplomatique. Il s’avère en effet que les simples relations diplomatiques sont insuffisantes pour résoudre les problèmes pratiques qui peuvent surgir. C’est la raison pour laquelle un organisme fonctionnel de type « commission fluviale » s’impose. Mais l’existence de ces commissions fluviales pose la question de leur structuration et de leurs attributions.
1.2.1. Les commissions fluviales
L’aménagement et la gestion des fleuves frontières doivent être assurés par une administration internationale spécialisée. Il en existe pour les fleuves européens (notamment pour le Danube), mais aussi sur d’autres continents. Ainsi, en 1889, a été instituée une commission qui gère le Rio Grande (appellation américaine), également appelé Rio Bravo (appellation hispanique) ; ce fleuve marque la frontière entre les USA et le Mexique sur plus de deux mille kilomètres, jusqu’à son embouchure dans le golfe du Mexique. Cette commission existe toujours sous l’appellation de « water commission »5.
Selon le cas, les commissions fluviales ont des pouvoirs élargis à caractère réglementaire et juridictionnel ou sont de simples organismes à vocation opérationnelle, chargés de faire fonctionner les services fluviaux. À cet égard, il convient de distinguer :
- les commissions opérationnelles, dites techniques : elles ont généralement pour but de gérer les ressources hydro-électriques. Elles sont donc essentiellement composées de techniciens, c’est-à-dire d’ingénieurs. Leur composition est nécessairement paritaire, les deux États sont représentés à égalité.
- les commissions technico-administratives : elles ont des pouvoirs plus larges que les commissions purement techniques. Elles peuvent être compétentes en matière de régularisation du cours du fleuve, de décompte de travaux, d’entretien des chenaux et des ouvrages d’art, etc. Elles ajoutent une compétence administrative et financière à la compétence technique.
- les commissions à fonction normative et/ou juridictionnelle. Elles exercent des fonctions administratives, financières, techniques qui constituent leur socle de compétence, mais aussi des fonctions réglementaires, voire juridictionnelles. Elles peuvent en effet être compétentes pour régler les litiges relatifs à l’utilisation du fleuve (par exemple le détournement ou la rétention d’eau par un État en amont).
Les États se déterminent par rapport à la qualité de leurs relations. Mais, quel que soit le type de commission retenu, il y a des questions de fonctionnement à définir, notamment les règles de majorité et le caractère contraignant ou non des décisions de la commission pour les États. Dans un cadre bilatéral, il est d’usage courant d’exiger que les décisions soient prises à l’unanimité : le consensus prime. Dans un cadre multilatéral, la règle la plus courante est celle de la majorité qualifiée, car l’unanimité créerait un droit de véto. Enfin, en ce qui concerne le caractère contraignant des décisions administratives ou juridictionnelles de ces organismes, les statuts constitutifs prévoient, s’il y a lieu, de les valider par une procédure interne à chaque État ou par un accord intergouvernemental.
1.2.2. La Commission centrale de navigation sur le Rhin (CCNR)
Avant même sa consécration par le Congrès de Vienne en 1815, le traité de « l’octroi du Rhin » entre la France et le Saint Empire romain germanique du 15 octobre 1804 a consacré l’existence d’une organisation fluviale internationale et le principe de la liberté de navigation sur le Rhin. L’organisation devait initialement unifier les octrois (taxes de circulation) qui étaient prélevés tout au long de la partie navigable du Rhin. Ces octrois correspondaient à des redevances servant à financer les chemins de halage utilisés par la batellerie pour remonter le fleuve. L’organisation était également compétente pour régler les litiges nés de l’application des octrois. Le Congrès de Vienne a transformé cette organisation en Commission centrale de navigation sur le Rhin (CCNR)6. Les octrois ont alors été progressivement supprimés pour respecter la liberté de navigation. La commission est devenue progressivement plus normative, réglementant entre autres le transport des matières dangereuses, etc. L’acte de Mannheim de 1868 a posé le principe de la gratuité de la navigation sur le Rhin et celui de la liberté pour la circulation commerciale. Il a réglementé la présence des bâtiments militaires sur le fleuve (la Marine nationale disposait d’une vedette de surveillance sur le Rhin jusqu’en 1963). Il convient de noter qu’après l871, la France n’a plus fait partie de la commission : elle a perdu sa frontière rhénane après la défaite de Sedan. En 1919, la France a réintégré la CCNR et le siège de celle-ci a été transféré à Strasbourg. La commission va alors entreprendre de lourds travaux de canalisation du Rhin supérieur. L’Allemagne quittera l’institution en 1936 et n’y reviendra qu’en 1950.
La CCNR a servi de modèle à la gestion d’autres fleuves internationaux, y compris au-delà de l’Europe. Aujourd’hui, la CCNR cherche à favoriser le fret fluvial interconnecté (du Rhin au Main ou au Danube). Elle fait la promotion du caractère écologique de la navigation rhénane et du haut degré de sécurité de la navigation.
2. Le fleuve : du bon voisinage entre États riverains à la coopération efficace entre collectivités territoriales
Entre États riverains d’un fleuve-frontière, les relations peuvent être bonnes, auquel cas la coopération est le plus souvent économiquement fructueuse et diplomatiquement positive. En revanche, si les relations sont dégradées, elles peuvent même devenir belliqueuses.
2.1. Du « bon voisinage »7 à la guerre de l’eau entre États
L’assemblée générale de l’ONU a adopté, le 21 mai 1997, une convention sur le droit d’utilisation des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation. Le principe retenu est celui de l’égalité des droits et des devoirs des États riverains. Aucun État n’est prioritaire sur un autre et la souveraineté territoriale est limitée dans l’intérêt de tous. La notion d’utilisation a fortement évolué entre le traité de Versailles, qui n’envisageait que la navigabilité, et la convention de 1997, qui considère le fleuve comme un ensemble hydrographique, ce qui englobe l’usage agricole, industriel et domestique.
2.1.1. Le principe du bon voisinage
Issu d’un principe général du droit international public, le bon voisinage suppose le respect de la souveraineté des autres États riverains, le règlement pacifique des conflits et l’esprit de coopération.
L’esprit de coopération se manifeste notamment par la construction de ponts, comme il ressort des trois exemples suivants :
- La France partage avec le Brésil pas moins de sept-cent-trente kilomètres de frontière fluviale et le fleuve Oyapock matérialise cette frontière. En visite au Brésil en 1997, le Président Chirac avait émis l’idée d’un pont sur l’Oyapock pour relier la Guyane française à la province de l’Amara, État fédéré du Brésil. Finalement, l’accord bilatéral n’a été signé qu’en 2005. En 2008, les présidents Lula et Sarkozy se rencontrent et jurent que le pont sera inauguré avant la fin de leur mandat respectif. La construction du pont a été achevée en 2011, mais l’inauguration n’a eu lieu qu’en 2017. La France a dépensé vingt-cinq millions d’euros représentant sa contribution, mais le pont n’est pas utilisable par des voitures ou des camions, le Brésil n’ayant pas aménagé de route accédant au pont (il manque un tronçon routier de cent kilomètres)8 !
- Le pont Pflimlin sur le Rhin, au sud de Strasbourg : il est entré en service en 2002, au terme d’une procédure qui a passablement duré. Les premiers entretiens franco-allemands sur le sujet ont eu lieu en 1959, le site a été choisi en 1980, le tracé a été validé en 1984. Il a fallu s’entendre sur les compétences, les obligations respectives ainsi que sur le financement (accord de 1996). C’est un accord du 10 juin 1953 qui régit les ponts routiers fixes sur le Rhin. La compétence est celle des États : la France d’un côté, le Land du Bade-Wurtemberg de l’autre (l’État fédéral a délégué la compétence technique au Land). La clé de financement a été négociée : la France a supporté 55 % du coût (incluant les fonds de concours de la Région et du département du Bas-Rhin). Au regard de la procédure très lourde appliquée au pont Pflimlin, la procédure a été considérablement allégée pour la passerelle piétonne dite Mimram9 entre Strasbourg et Kehl.
- La ligne de l’Oder et de son affluent la Neisse a été fixée comme ligne de démarcation entre l’Allemagne et la Pologne en juillet 1945 (conférence de Potsdam)10. À cette démarcation provisoire aurait dû succéder un traité de paix entre l’Allemagne et la Pologne, qui n’a jamais été signé. Avec la division de l’Allemagne, la ligne Oder-Neisse est devenue encore plus emblématique. La République fédérale d’Allemagne (Allemagne de l’Ouest) avait toujours refusé de la reconnaitre, car elle entérinait l’emprise soviétique. Un premier pas a été franchi en 1970 lorsque l’Allemagne de l’Ouest a accepté de ne pas recourir à la force pour recouvrer ses frontières d’avant la guerre. Puis, en 1990, elle a unilatéralement renoncé à toute revendication territoriale en Pologne. C’était un préalable à la réunification. Le 16 décembre 1991, le Bundestag a ratifié le traité sur le tracé de la frontière germano-polonaise et le traité de « bon voisinage ».
2.1.2. La guerre de l’eau
L’accès à l’eau est devenu un enjeu stratégique (par exemple dans le cas du Jourdain). Le véritable enjeu actuel est celui de la rétention d’eau par un État. C’est notamment le cas du fleuve Rio Colorado (qui n’est pas un fleuve-frontière) qui alimente trente-cinq millions de riverains côté américain, au point de ne plus laisser d’eau pour les riverains en aval, côté mexicain (Vogel, 2016). Il faut y ajouter les relations diplomatiques dégradées entre le président Trump et son homologue mexicain. Les Américains retiennent l’eau du fleuve en amont avec de nombreux barrages, notamment pour satisfaire les besoins en eau de la Californie et de l’Arizona. Les vives tensions entre les deux riverains viennent naturellement de l’immigration clandestine massive, mais aussi de cette guerre de l’eau : on est très loin d’une relation d’égal à égal entre les deux États. Une relation du fort au faible ne favorise pas l’égalité en droits et en devoirs.
2.2. La coopération efficace entre collectivités de part et d’autre du fleuve-frontière11
Le Rhin est le symbole même des affrontements historiques et sanglants entre la France et l’Allemagne. Il a symbolisé le retranchement des États derrière la frontière du fleuve. L’accord de Karlsruhe de 1996 a permis la création d’institutions opérationnelles de coopération entre collectivités de part et d’autre du fleuve.
2.2.1. Les institutions de coopération
Le partage du Rhin supérieur entre l’Allemagne, la France et la Suisse a encouragé la création d’initiatives et d’institutions de coopération qui sont de véritables laboratoires pour une construction juridique qui effacerait la frontière.
Dans l’espace du Rhin supérieur, il y a tout ce qui sépare : la langue, l’histoire, la situation de l’emploi, etc. Il y a aussi tout ce qui rapproche : une culture partiellement commune et le franchissement du Rhin qui fait partie du quotidien de 40 000 travailleurs frontaliers, très majoritairement dans l’industrie. La région métropolitaine du Rhin supérieur a vocation à réunir périodiquement les autorités locales et régionales de l’espace concerné pour valider les orientations des quatre piliers qui constituent les axes d’approfondissement de la coopération : politique, économie, science et recherche, société civile.
Par ailleurs, la conférence franco-germano-suisse du Rhin supérieur est une instance de concertation, avec une présidence tournante. Elle est composée de représentants de l’État français, du Bade-Wurtemberg, de la Rhénanie-Palatinat, de la Région Grand Est, des conseils départementaux du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, des cantons suisses de Bâle-Ville, de Bâle-Campagne, du Jura et de Soleure.
Les institutions opérationnelles ont évolué du Groupement local de coopération transfrontalière (GLCT) spécialement institué dans le cadre de l’accord de Karlsruhe, jusqu’au Groupement européen de coopération transfrontalière (GECT, forme instituée par un règlement européen du 5 juillet 2006)12. Le véritable moteur des initiatives est le programme de financement Interreg (6 milliards d’euros pour la période 2014-2020). L’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau en est une illustration13.
Les GLCT et GECT sont des institutions publiques, plus précisément des établissements publics, qui fonctionnent selon les règles françaises des syndicats mixtes ouverts. Néanmoins, de nombreuses actions de coopération sont menées sur de simples bases conventionnelles entre collectivités territoriales14.
2.2.2. La coopération universitaire : EUCOR
C’est un GECT créé en 2016 pour intensifier la coopération entre les cinq universités du Rhin supérieur : Karlsruhe, Strasbourg, Fribourg, Mulhouse et Bâle. L’idée est de développer un seul campus de part et d’autre du Rhin, sur trois États et par l’apport des cinq universités citées. Jusqu’à la Renaissance, le latin était la langue commune dans les universités rhénanes, facilitant la mobilité des étudiants. Par la suite, les langues nationales ont rendu la mobilité plus exceptionnelle. Dans les années 1970, l’université de Bâle a pris l’initiative de réunir les recteurs et présidents des cinq universités, donnant naissance à la « Conférence des recteurs et présidents des universités du Rhin supérieur », préfiguration d’Eucor.
Eucor a la particularité d’être un GECT entre universités et non entre collectivités territoriales : la structure facilite la mobilité des 115 000 étudiants du Rhin supérieur et cofinance de nombreux programmes de recherche faisant collaborer des laboratoires et centres de recherche du réseau avec des universités extérieures. Le cas du Rhin ne peut certes pas être généralisé, mais il peut servir d’exemple, de laboratoire.
En définitive, le fleuve-frontière représente la notion de frontière par excellence : de part et d’autre de l’eau, tout est différent, de l’autorité politique et administrative jusqu’à la langue, la culture, pour une grande partie. Et pourtant, pour les riverains immédiats, qu’ils soient d’un côté ou de l’autre, le fleuve est aujourd’hui nourricier, il crée une communauté d’intérêts, voire de destin.
Le Rhin fait indéniablement partie de ces fleuves frontières où l’empreinte de l’Histoire est particulièrement présente : des déchirements des XIXe et XXe siècles jusqu’aux perspectives qu’offre aujourd’hui l’espace appelé communément « région trinationale du Rhin supérieur ». Avec six millions d’habitants, le Rhin supérieur cumule les atouts : une économie florissante, un concentré de technologies de pointe dans les entreprises de part et d’autre du Rhin, un réseau d’universités unique par son niveau d’excellence, mais aussi un patrimoine naturel, paysager et architectural tout à fait exceptionnel. À la fois bassin de vie partagé entre trois États et marché du travail dynamique, l’espace transfrontalier du Rhin supérieur est un formidable terrain d’expérimentation et d’innovation, tout en gardant comme valeur cardinale l’héritage de l’humanisme rhénan.