L’ouvrage1 commenté a d’autant plus sa place dans ce numéro thématique des Cahiers du GEPE qu’Henri Boyer, l’un des deux co-auteurs, participait au colloque strasbourgeois Langues minoritaires : quels acteurs pour quel avenir ? de novembre 2019 et y a illustré la revivification « commerciale » de l’occitan par une présentation engagée et inspirante. L’édition de cet ouvrage est très soignée, marque de fabrique de Lambert Lucas, éditeur de linguistique en langue française, ouvert à la sociolinguistique comme aux rééditions des grands textes des sciences du langage. Il offre un cadre idéal pour ce recueil dont les chapitres procèdent par adjonctions qui éclairent progressivement la redynamisation d’une langue que la quatrième de couverture annonce pourtant comme « en voie de disparition ».
Les deux auteurs, appartenant à l’Université de Montpellier, ont pour terrain l’Occitanie en tant que région administrative française ; ils y interrogent les liens entre l’imposition déjà ancienne de la francophonie et la possibilité de survie ou « revitalisation » – terme dont ils se distancient en raison du flou qu’ils lui voient – de la langue locale, l’occitan ou le francitan, ce dernier étant l’appellation de la variété régionale d’un français hybridé par l’occitan. Ce n’est pas dans l’espace éducatif, qui a déjà fait l’objet de nombreuses études, qu’est envisagée la possibilité du renouveau, mais dans l’espace économique. Contrairement cependant à la dichotomie traditionnelle qui verrait l’école répondre à des enjeux patrimoniaux et identitaires, et l’économie à des enjeux politiques et utilitaires, l’ouvrage cherche à montrer que l’instrumentalisation de la langue à des fins économiques sert également l’objectif identitaire. Ce phénomène, souvent appelé « commodification » par calque de l’anglais, est désigné par les auteurs sous le terme de « marchandisation » : processus qui « consiste à utiliser (à instrumentaliser en quelque sorte) la langue-culture dominée “minorée/minoritaire” via une patrimonalisation discursive » (p. 12).
L’ouvrage débute par des rappels théoriques de notions de la sociolinguistique française – rappels dont on regrettera que certains se trouvent en fort longues notes de bas de page –, et ne fait qu’un bref retour sur l’histoire de l’imposition du français, qui a mis à mal l’usage de l’occitan local : autrefois langue commune, la variété est à présent langue de réseaux, et parlée essentiellement par des locuteurs à la loyauté linguistique d’airain, en général des militants. Les auteurs précisent dans l’introduction et ce premier chapitre ce qu’ils entendent par patrimonalisation, minoration et minorisation, actes glottopolitiques ou loyauté langagière, dont ils ont une compréhension vigoureuse.
Le deuxième chapitre s’attache à la situation contemporaine de l’occitan en France, qualifiée de « singulière et paradoxale », et propose une analyse sans concession des ratés de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Il oppose aux politiques linguistiques de « par en haut », au nombre desquelles comptent les entraves mises par le système éducatif officiel à l’enseignement immersif en occitan, les politiques linguistiques de « par en bas », ou ascendantes, issues des associations, de petits organes de presse, ou de particuliers dans leurs annonces, qui s’efforcent de « résister […] à l’unilinguisme français » (p. 31).
Les trois chapitres ultérieurs portent des titres parlants : 3. L’occitan dans le commerce : pourquoi ? ; 4. L’enquête ECO OC (le sigle, qui signifie « L’occitan face au marché », est celui du projet de recherche dirigé par les auteurs entre 2017 et 2020) ; 5. L’occitan et le marché : hypothèses. L’enquête ECO OC est constituée d’un corpus de dénominations d’entreprises, d’observations dans les marchés et foires et d’entretiens semi-dirigés avec des petits entrepreneurs ayant occitanisé leur enseigne ou les noms de leurs fabrications, en appelant par exemple leurs pâtes alimentaires Camba de blat, ce qui signifie « jambe de blé ». Cette enquête récente, qui cible l’occitanophilie des dénominations de produits et noms de commerce, intègre dans sa réflexion des résultats et publications antérieures de l’un ou l’autre auteur·e. Cette occitanophilie apparaît à travers le développement des étiquettes plurilingues, dont la réception pragmalinguistique serait dynamisante, même si l’on fait abstraction d’une hybridation réciproque des variétés présentes dans la région ou d’une présentation séparée matériellement sur l’affichette ou l’enseigne. Les reproductions d’étiquettes de bouteilles, d’enseignes de restaurants et de cartes de la grande région montrant la variation du pourcentage d’entreprises utilisant un désignant en occitan suivant les micro-régions (p. 59), les assez longs extraits d’entretiens agrémentent des chapitres très digestes, dont le principe interprétatif reste un fil conducteur implicite. Nous le formulerions ainsi : l’image (au sens de représentation mentale) projetée par ces étiquettes contenant un pourcentage variable d’occitan est de l’ordre de la majoration : en tant qu’outil stratégique commercial, la langue a aux yeux des dirigeants d’entreprise qui l’utilisent une influence censément positive sur les décisions des acheteurs. Par un mécanisme induit (main invisible à la Rudi Keller2 ?), elle comblerait des attentes identitaires régionales, et l’augmentation numérique de ces micro-actes glottopolitiques qu’accomplissent les petits entrepreneurs montrerait une perception de plus en plus positive de l’occitan.
Le cinquième et dernier chapitre précède un mot de la fin qui n’en est pas un, une bibliographie et des annexes comportant aussi bien le codage des entretiens que d’anciens articles des auteurs sur ce sujet : celui d’H. Boyer date de 1984, celui de C. Alén Garabato de 2007. Le chapitre se termine sur la louange optimiste de cette patrimonialisation dynamique, opposée à une patrimonalisation atone, qui serait celle des occurrences de langue régionale que sont les plaisanteries, expressions figées et usages dans les banquets (p. 103-104)… Cet anathème porté sur d’autres usages de langue minorée a laissé dubitative une recenceuse qui a déjà assisté à des elsasser owe ou à des soirées de théâtre dialectal, bruissantes d’interactions inter et intra-générationnelles, de rires, d’utilisation multi- et plurilingue, dans lesquelles ce qui se passe dans les pauses est au moins aussi important que ce qui se passe sur scène : l’épithète « atone » paraîtrait alors bien sévère devant le plaisir des locuteurs et récepteurs. La trivialité des objets de culture s’efface devant le prétexte communicationnel qu’ils représentent pour les locuteurs de parlers régionaux, une bulle et un petit domaine certes, mais dans lequel sont renversées les hégémonies linguistiques habituelles. En l’absence d’étude de l’effet comparatif des pratiques commerciales ou socio-culturelles sur le maintien ou la dynamique de la langue minorée, il semble difficile de louer les premières et de dénigrer les secondes.
De façon générale, même si la perspective des auteurs de l’ouvrage est d’abord une perspective sociolinguistique, divergeant probablement de la perspective commerciale des fabricants et vendeurs des produits, la fonction que la langue peut jouer dans la construction identitaire de la marque est bien perçue : elle s’origine de l’imaginaire de la communauté linguistique et exerce la fonction d’un repère récurrent de patrimonalisation. En revanche, le livre n’interroge pas les conséquences pragmalinguistiques de mini-textes commerciaux en une langue autre que le français majoritaire : non qu’un effet-barrière soit vraisemblable, entre l’apposition sur l’objet même et la compréhension plurilingue qui sera celle d’un locuteur du français envers cette autre langue romane, on n’envisagera guère d’incompréhension ou de recul devant l’inhabituel. On pourrait même supputer une signifiance particulière des micro-textes occitans, dont le contenu indirectement accessible et la formulation non totalement transparente, du fait qu’elle se donne à découvrir plutôt qu’à voir (Cadeddu, Huynh-Quan-Chiêu, 2019 : 218), s’inscrira plus fortement dans la conscience du découvreur, et augmentera la connivence ou le plaisir. Bref, sans que le texte ne dise les choses avec cette franchise, l’occitan serait un bon argument publicitaire, parce que saillant, et langue et culture se retrouveraient dans cette boucle rétroactive entre sphère économique et locuteurs régionaux (Kahn, 2010 : 165).
Effectivement, l’utilisation de noms de marques et de textes publicitaires en occitan pour accompagner les produits du terroir ne déroge probablement pas aux besoins communicatifs tout en satisfaisant les préférences linguistiques des consommateurs ayant une tendresse pour la langue minorisée. L’étiquette en occitan ne provoque aucune hésitation sur le choix de langue pour l’interaction : le produit reste mutique, et l’acheteur n’a pas à dialoguer avec lui. Elle ne demande pas d’effort particulier : le produit reste identifiable par sa forme même, comme le paquet cartonné de pâtes ou la bouteille sombre. Aucun inconvénient ne vient restreindre l’intérêt pittoresque et patrimonial d’une étiquette en occitan ou francitan sur une bouteille de vin local. Le lecteur pourrait d’ailleurs regretter que le potentiel sémiotique de l’ensemble du produit ne soit pas davantage commenté, car les aspects visuels jouent un rôle important dans la réception par l’acheteur potentiel, comme le précise Choremi pour des produits de luxe (2010 : 302). C’est d’autant plus regrettable que de multiples illustrations (34) accompagnent le texte et que, sans être des produits de luxe, les aliments et autres services concernés (enseignes de boutiques ou noms de lieux touristiques) se situent dans un segment de consommation supérieur.
Le sociolinguiste qui s’interroge sur le potentiel dynamisant d’un tel micro-acte se projettera à l’étape ultérieure, celui du signal qui passe entre le vendeur et l’acheteur à cette occasion : est-ce qu’acheter les pâtes ou la bouteille munie d’une telle étiquette peut être compris comme un encouragement à une interaction en occitan/francitan, et que se passerait-il si l’un des deux interlocuteurs ne le maîtrise pas ? L’interaction se transformerait alors en un conflit entre des normes cognitives et des normes de politesse, que Uriarte et Sperlich (2016 : 218-219) décrivent comme un problème de coordination qui se résout de façon systématiquement défavorable à l’usage de la langue minorée : ce type de situation n’en amènera pas une augmentation. En revanche, si l’acquisition de ce type de produit ne déclenchait pas une telle inférence, elle n’aurait alors pas de conséquence positive sur la quantité d’interactions en langue minoritaire, et donc guère d’effet revivificateur. Mais ce lien de cause à effet n’est pas envisagé par le texte, qui s’intéresse plus aux dynamiques d’imaginaires qu’à leurs résultats quantifiables.
L’ouvrage, qui méandre entre considérations théoriques et illustrations d’étiquettes alimentaires, remarques micro-sociolinguistiques et développements sur les idéologies langagières, éclaire un lecteur qui ne connaîtrait pas le champ. La brièveté du texte présente l’avantage de la synthèse efficace et l’inconvénient de n’emporter que partiellement la conviction. Certains développements, interrompus aussitôt qu’entamés, laissent le lecteur averti sur sa faim, et la bibliographie est un peu sélective pour qui connaît la grande productivité de la sociolinguistique de langue française. Les illustrations (noir & blanc), les extraits d’interviews en rendent la lecture facile et agréable. On regrettera peut-être l’absence d’une conclusion générale, qui permettrait de croiser chacune des observations émises et d’élargir ainsi le champ d’horizon, dont le balisage est bien entrepris par l’ensemble des questionnements posés au fil des petits chapitres. Mais les « braises » de l’écriture – pour réemployer une image utilisée par l’informateur qui fournit le mot de la fin (p. 106) : « les braises sont là / il faut souffler dessus / il faut les réactiver » – emportent le lecteur et le persuadent que patrimonialisation et loyauté vont de pair : la langue régionale peut réaliser un meilleur consensus sur la désirabilité du produit et donc galvaniser les énergies, commerciales comme peut-être langagières.